Plan de relance européen : attention aux incohérences

Jérôme Creel (OFCE & ESCP Business School) [1]

Le 27 mai dernier, la Commission européenne a proposé la
création d’un nouvel instrument financier, Next Generation
EU
, doté de 750 milliards d’euros. Reposant sur plusieurs piliers, il
serait notamment accompagné d’un nouveau dispositif pour favoriser la relance
d’activité dans les pays les plus touchés par la crise du coronavirus, en sus
du Pandemic Crisis Support adopté par le Conseil européen en avril 2020. Ce
nouveau dispositif intitulé Recovery and Resilience Facility serait doté de 560
milliards d’euros, soit peu ou prou le même montant que le Pandemic Crisis
Support. Le Recovery and Resilience Facility s’en distingue cependant
doublement : d’une part, par le fait qu’une partie de son budget donnera
lieu à des transferts plutôt qu’à des prêts ; d’autre part, par son
horizon temporel, bien plus long.



Le Pandemic Crisis Support (et les outils complémentaires
adoptés en même temps, voir Creel,
Ragot & Saraceno, 2020
) consistait exclusivement en prêts et les gains
nets que pouvaient en retirer les Etats membres étaient par définition
faibles : les prêts européens permettaient une réduction de charges
d’intérêt pour les Etats soumis à des taux d’intérêt de marché élevés. Le gain
pour l’Italie, gravement touchée par la crise du coronavirus, était de l’ordre
de 0,04 à 0,08 % de son PIB (il n’y a pas de faute de frappe !).

Au titre du Recovery and Resilience Facility, les Etats
membres de la zone euro se partageraient 193 milliards d’euros de prêts et 241
milliards d’euros de transferts, soit au total 78% des montants alloués (le
reste ira aux Etats de l’Union européenne non membres de la zone euro). Les
prêts produiront des gains nets faibles aux Etats membres (les économies sur
les écarts de taux, les fameux spreads),
tandis que les transferts produiront des gains plus considérables puisqu’ils ne
seront pas assujettis à un remboursement, sinon via l’augmentation entre 2028
et 2058 des contributions au budget européen (si des ressources propres n’ont
pas été créées ou augmentées d’ici là). A court terme, en tout cas, les
transferts perçus sont des gains nets pour les bénéficiaires : ils
n’auront besoin ni d’émettre une dette ni de payer des charges d’intérêt sur
cette dette.

Exprimés en pourcentage du PIB de 2019, les gains nets dus
aux transferts sont loin d’être négligeables (tableau 1)[2] :
9 points de PIB pour la Grèce, 6 pour le Portugal, 5 pour l’Espagne et 3,5 pour
l’Italie. Vu la chute du PIB attendue en 2020, ils sont plus importants encore.
Le volontarisme de la Commission est donc clairement visible.

Pour autant, ces transferts n’ont pas vocation à être
mobilisés dans le court terme. La Commission européenne a beau jeu de vouloir
que les montants alloués soient dépensés au plus vite, en 2021, 2022 et en tout
cas avant 2024. C’est ce qu’elle nomme le « front-loading » : ne
pas remettre à demain ce qu’on pourrait faire aujourd’hui. Sauf que la clé de
répartition des dépenses de transferts au cours du temps est un peu en
contradiction avec ce principe (tableau 2). Les engagements de transferts
seraient concentrés en 2021 et 2022, mais les paiements effectifs seraient
prévus plus tardivement : moins d’un quart d’ici 2023, la moitié en 2023 et
2024, le solde au-delà. Un tel décalage est fréquent : il faut un peu de
temps pour concevoir un projet d’investissement et pour s’assurer de sa
conformité avec les ambitions numériques et d’économie bas-carbone de la
Commission européenne.

Du coup, les transferts aux Etats membres vont mettre un peu
de temps à être effectivement versés (tableau 3) et ceux le plus en difficulté
devront être résilients avant de bénéficier des fonds de relance et… de
résilience. Cela semble contradictoire. Il faudra ainsi attendre 2022 en Grèce
et au Portugal et 2023 en Espagne et en Italie pour percevoir effectivement
autour d’1 point de PIB chacun. Cela correspondra à 3 milliards d’euros pour la
Grèce, 2 pour le Portugal, et 14 pour l’Espagne et l’Italie respectivement. A
titre de comparaison, l’Allemagne, la France et les Pays-Bas recevront alors
respectivement 5, 7 et 1 milliards d’euros, soit entre 0,2 et 0,3 pourcent de
leur PIB.

On imagine les cris d’orfraie des représentants des pays frugaux (Autriche, Danemark, Pays-Bas, Suède) à propos de ces dépenses immenses qui récompensent les pays non vertueux. Qu’ils se rassurent : on est encore loin de la gabegie !


[1] Ce texte
est paru dans Les
Echos
le 23 mai 2020, sans les tableaux.

[2] La règle
de répartition des transferts entre pays figure dans le document COM(2020) 408
final/3 du 2 juin 2020. Elle dépend pour chaque pays de la taille de sa
population, de l’inverse du PIB par habitant par rapport à la moyenne de
l’UE-27, et de l’écart de son taux de chômage sur 5 ans par rapport à la
moyenne de l’UE-27. Afin d’éviter une trop forte concentration des transferts
dans quelques pays, des limites ad hoc
sont imposées sur ces trois critères. A titre d’exemple, l’Allemagne recevra 7%
des transferts, la France 10%, l’Espagne et l’Italie 20% respectivement.