Un repli sans précédent des banques de la zone euro

par Anne-Laure Delatte, CNRS, OFCE, CEPR, chercheure invitée à Princeton University.

Un petit pas supplémentaire a été fait le mois dernier vers une union bancaire dans la zone euro lorsque la Commission européenne a présenté sa proposition sur le Fonds de résolution unique bancaire[1]. Alors que les observateurs reconnaissent généralement que les 55 milliards d’euros de ce fonds restent une goutte d’eau dans l’océan, nous montrons dans une étude récente que les banques de la zone euro sont de plus en plus isolées du reste du monde (Bouvatier, Delatte, 2014 [2]). En réalité, la fragmentation bancaire à l’intérieur de la zone euro que l’union bancaire est censée corriger n’est qu’une face de la désintégration internationale des banques européennes.

En 2013, les flux de capitaux transfrontaliers ne représentaient que 40 % de leur niveau de 2007 et la plus forte baisse de l’activité touchait les prêts bancaires internationaux. Le graphique 1 montre l’évolution des créances à l’étranger par les banques de 14 pays vis-à-vis de leurs partenaires et distingue ces données selon que les banques appartiennent à la zone euro ou non.[3]

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Nul doute que la crise financière mondiale a donné un sérieux coup d’arrêt aux activités bancaires : en 2008, les créances internationales ont diminué de manière significative, puis elles sont restées à ce niveau inférieur. Cependant, la situation agrégée cache deux évolutions contraires. Certes, les activités internationales des banques situées hors de la zone euro ont été durement touchées en 2007 mais elles sont reparties rapidement sur leur tendance ascendante par la suite. Au contraire, l’activité hors zone euro des banques situées dans la zone euro n’a cessé de décroître. En 2012, les banques de la zone euro réalisaient ainsi 40 % de l’activité bancaire internationale contre 56 % en 2007. En résumé, les données brutes suggèrent :

(1)    un repli massif des banques situées en zone euro et

(2)    une interruption seulement temporaire de l’activité des banques situées hors zone euro.

A quel point ces évolutions différenciées peuvent-elles s’expliquer par des conditions économiques différentes entre la zone euro et le reste du monde ? Les pays européens ont en effet été confrontés à une série de crises depuis 2008 (la crise financière, puis la crise des dettes souveraines) et, aujourd’hui, la zone euro est l’une des rares régions où la croissance n’a pas repris. En même temps, la décennie précédente s’est traduite par une forte augmentation de l’intégration bancaire en zone euro. S’agit-il donc juste d’une correction ? De plus, quelles différences entre l’intégration des banques de la zone euro et le reste du monde ? Pour répondre à ces questions, nous avons construit une mesure originale de l’intégration bancaire internationale. Notre mesure se base sur un modèle statistique de l’activité bancaire qui permet d’isoler les frictions et les facteurs variables dans le temps[4]. Nous en avons extrait les tendances temporelles par zone géographique, ce qui nous permet de mesurer à chaque date où en est l’activité bancaire par rapport aux prédictions du modèle. L’ensemble des graphiques 2 a-d tracent nos mesures.

Graphe2_post10-12

Tout d’abord, il est frappant de constater que, après la crise financière de 2008, toutes les tendances concernant la zone euro sont en baisse (graphiques 2-a, 2-b et 2 c) contrairement à celle qui concerne le reste du monde (graphique 2-d). Ensuite, on constate que seules les banques de la zone euro subissent un processus de désintégration (la courbe est en-dessous de l’axe des abscisses sur les figures 2-a et 2-b). Au contraire, l’exposition à des créances de la zone euro des banques situées hors de la zone euro est précisément au niveau prédit par le modèle (figure 2-c). En d’autres termes, l’implication des banques non-européennes en zone euro a diminué, mais il s’agit d’une correction de l’excès de 20 % observé avant la crise et non d’un repli. En revanche, les banques de la zone euro ont massivement réduit leur exposition internationale à l’intérieur et à l’extérieur de la zone euro, avec un niveau inférieur de plus de 30 % aux prédictions du modèle. Ainsi, le ralentissement économique en zone euro depuis 2008 n’est pas suffisant pour expliquer le retrait massif des banques (puisque nos estimations tiennent compte de ce ralentissement). Plus important encore, cette baisse va bien au-delà de la correction et constitue une désintégration marquée. Autrement dit, la fragmentation bancaire à l’intérieur de la zone euro n’est qu’une face d’un processus de désintégration globale des banques de la zone euro.

Enfin, le graphique 2-d, qui trace la situation dans le reste du monde, souligne une différence étonnante : non seulement l’intégration bancaire n’a jamais diminué, mais, au contraire, la tendance est plus forte après la crise. En d’autres termes, la baisse des activités bancaires, observées en 2008 dans les données brutes, était entièrement due à des frictions temporaires.

Partant de ces observations nous pouvons donc tirer les enseignements suivants. Tout d’abord,  nos estimations suggèrent que les banques de la zone euro auraient perdu de façon permanente des parts de marché au niveau mondial. Ensuite, il est frappant de constater que l’intégration bancaire obtenue grâce à l’Union monétaire a été totalement effacée au cours des dernières années. En d’autres termes, la liste des bénéfices tirés de la monnaie unique se réduit, tandis que les coûts ne cessent d’augmenter. Enfin, nos résultats sur le désengagement massif des banques de la zone euro vis-à-vis du reste du monde suggèrent que l’Union bancaire, quoique cruciale pour compléter la monnaie unique, ne suffira pas pour résoudre les défis bancaires de la zone euro.

 


[1] “Europe bancaire: l’Union fait-elle la force ?” Céline Antonin et Vincent Touze, Note de l’OFCE, n°46, 18 novembre 2014.

[2] Vincent Bouvatier et Anne-Laure Delatte (2014), “International Banking: the Isolation of the Euro Area”, Document de travail OFCE.

[3] Parmi ces 14 pays, 7 appartiennent à la zone euro : Autriche, Belgique, Allemagne, Espagne, France, Italie et Pays Bas. Les 7 autres pays sont le Canada, la Suisse, le Danemark, le Royaume Uni, le Japon, la Suède et les Etats-Unis.

[4] Plus précisément, nous avons suivi la démarche de Portes et Rey (2005) qui ont été les premiers à estimer des équations de gravité pour étudier les déterminants l’activité financière. Voir Portes, R. et H. Rey (2005), « The determinants of cross-border equity flows ». Journal of International Economics 65(2), 269-296.




Angela : sois malheureuse dans une alliance heureuse !

par François-Xavier Faucounau, Ségolène Guinard, Ivon Lalova, François Petitjean et Emmanuelle Rica (étudiants à HEC) [1]

Pas d’euro-bonds « tant que je serai en vie », avait déclaré la Chancelière allemande en juin dernier. Sa réélection, le 22 septembre, renforce l’opposition allemande à l’émission par la BCE d’euro-obligations, titres qui permettraient de mutualiser la dette des différents Etats de la zone euro, de la Grèce à l’Allemagne. Ces coups de sang médiatiques masquent pourtant des initiatives qui ressemblent à s’y méprendre à des tentatives de mutualisation de dettes européennes.En 2012, une expérimentation sur les project bonds a été lancée par la Commission européenne sur la base de 230 millions d’euros. Or ceux-ci peuvent constituer un outil efficace de la politique de cohésion de la zone et un pas vers une intégration croissante.

Certains font des project bonds des « bébés euro-bonds »[2]. En fait de rejetons de la mutualisation de la dette, il s’agirait plutôt d’emprunts souscrits en commun par les États membres de la zone euro auprès d’investisseurs privés. Ces ressources financières seront investies dans des projets visant à l’amélioration des infrastructures, des transports, de l’approvisionnement énergétique et des technologies de l’information et de la communication. La responsabilité du bon remboursement de ces project-bonds demeure aux mains de la Commission. Bien que la souscription collective rende ces bonds semblables aux euro-bonds, la finalité des dépenses est pré-définie dans le cas des Project bonds alors qu’elle serait destinée à financer les dépenses publiques au sens large pour les euro-bonds.

Par ailleurs une mutualisation de fonds provenant des membres de la zone européenne a déjà été utilisée au plus fort de la crise. En effet, le Mécanisme de stabilité européen (MES), décidé à la suite de la crise grecque en décembre 2010 et entré en vigueur en octobre 2012, a créé une institution capable de lever des fonds sur les marchés financiers. Sa dotation devrait atteindre 700 milliards d’euros d’ici 2018, chaque pays membre contribuant au prorata de son PIB. Cet outil, accouché dans la douleur après deux ans de tractations, n’échappe pas aux critiques adressées aux euro-bonds : une crise prolongée pourrait conduire les marchés à attaquer la solidarité européenne en essayant de « faire sauter la banque », largement financée par l’Allemagne et la France.

Pourtant émettre des obligations au niveau européen permettrait de rendre la dette des pays en crise plus liquide et d’engager une vraie réflexion sur l’équilibre des budgets nationaux et le rôle de la Banque centrale européenne.

Les opposants, dont Jens Weidmann, Président de la Bundesbank s’est fait le porte-parole, redoutent la perte de souveraineté. Certes, mutualiser la dette des Etats membres conduirait à une responsabilité budgétaire partagée entre les Etats, et donc à un droit de regard de l’ensemble de l’Union lors de l’établissement du budget national. Mais, la souveraineté nationale n’a-t-elle pas déjà été entamée – comme en témoigne la situation du Portugal et de la Grèce soumis à des restructurations pour obtenir un financement ?

Derrière cet argument se cache, en fait, la considération de l’intérêt particulier des Etats.

Pourquoi augmenter le prix de son financement en aidant des pays périphériques ? Pourquoi impliquer d’autres Etats dans les décisions d’un Etat souverain ? Par civisme et conviction européenne !  Car comme nous enseigne Thucydide dans son récit de La Guerre du Péloponnèse… au Ve siècle avant J.C. : « une [union] sert mieux les intérêts de ses membres en étant d’aplomb dans son ensemble, que prospère en chacun de ses membres individuellement, mais chancelant collectivement. Un [pays] peut voir sa situation prendre un cours favorable : si son [alliance] va à la ruine, il n’en est pas moins entraîné dans sa perte ; tandis que malheureux dans une [alliance] heureuse, il se tire beaucoup mieux d’affaires ».

 

 

 

 


[1] Ce texte a été rédigé sous la direction d’Anne-Laure Delatte dans le cadre du cours « Macroéconomie mondiale » de la majeure Alter Management d’ HEC.

[2]   Expression empruntée à « Eurobonds, project bonds, … qu’est-ce que c’est ? », 23 Mai 2012, Lemonde.fr




Chypre : un plan bien pensé, un pays ruiné…

par Anne-Laure Delatte et Henri Sterdyniak

Le plan qui vient d’être adopté sonne le glas du paradis bancaire chypriote et met en application un nouveau principe de résolution de crise dans la zone euro : les banques doivent être sauvées sans argent public, par les actionnaires et les créanciers[1]. Ce principe est juste.  Pour autant, la récession à Chypre va être profonde et la nouvelle extension des pouvoirs de la troïka discrédite encore davantage le projet européen. Une fois de plus, les derniers développements de la crise montrent comment la gouvernance de la zone euro est déficiente. Chaque trimestre, pratiquement, il faut sauver la zone euro, mais chaque sauvetage rend encore plus fragile l’édifice.

Jamais Chypre n’aurait dû être accepté dans la zone euro. Mais l’Europe a privilégié l’élargissement à la cohérence et à l’approfondissement. Chypre est un paradis bancaire, fiscal et réglementaire, qui n’impose les entreprises qu’au taux de 10% ; le bilan de son système bancaire hypertrophié représente près de 8 fois son PIB (18 milliards d’euros). En fait Chypre sert de lieu de transit des capitaux russes : les banques chypriotes auraient environ 20 milliards d’euros de dépôts en provenance de la Russie, s’y ajoutent 12 milliards de dépôts de banques russes. Ces fonds, parfois d’origine douteuse, sont souvent réinvestis en Russie : Chypre est le premier investisseur étranger en Russie, pour environ 13 milliards d’euros par an. Ainsi, en transitant par Chypre, certains capitaux russes sont blanchis et sécurisés sur le plan juridique. Comme l’Europe est très attachée au principe de libre circulation des capitaux et à la liberté d’établissement, elle a laissé faire.

En ayant investi dans la dette publique grecque ou en accordant des prêts à des entreprises grecques, incapables de rembourser en raison de la crise, ce système bancaire surdimensionné a perdu beaucoup d’argent ; il a favorisé une bulle immobilière qui a implosé, lui infligeant de lourdes pertes. Compte tenu de la taille du bilan bancaire, ces pertes représentent une part importante du PIB de l’ile. Le système bancaire est en difficulté, en conséquence les marchés ont spéculé contre la dette publique chypriote, les taux d’intérêt ont grimpé, le pays est entré en récession, le déficit public s’est creusé. En 2012, la croissance a été négative (-2,5 %) ; le déficit public est actuellement de 5,5% du PIB ; la dette publique de 87 % du PIB et le déficit extérieur atteint 6 % du PIB. Le taux de chômage atteint 14,7%.

Le pays avait besoin d’une aide à la fois pour se financer et pour recapitaliser ses banques. Chypre a demandé 17 milliards d’euros, soit l’équivalent de son PIB annuel. Dix milliards de prêts lui ont été accordés, dont neuf seront fournis par le MES et un par le FMI. Certes, d’un point de vue financier, l’UE n’avait pas besoin de ce milliard ; il ne sert qu’à introduire le FMI à la table des négociations.

En échange, Chypre devra se soumettre aux exigences de la troïka, baisser de 15 % les salaires de ses fonctionnaires, de 10 % ses dépenses de protection sociale (retraites, prestations familiales et chômage), introduire des réformes structurelles, privatiser. C’est le quatrième pays d’Europe qui sera géré par la troïka ; cette dernière pourra imposer, une nouvelle fois, ses recettes dogmatiques.

Chypre devra faire passer son taux d’impôt sur les sociétés de 10 à 12,5 %, ce qui est peu, mais l’Europe ne pouvait imposer à Chypre de faire plus que l’Irlande. Chypre devra augmenter le taux d’imposition des intérêts bancaires de 15 à 30 %. Ceci va timidement dans la direction de l’indispensable harmonisation fiscale.

Mais quid des banques ? Les pays européens se sont trouvés devant un choix difficile :

–          aider Chypre à sauver son système bancaire revenait à sauver les capitaux russes avec l’argent du contribuable européen, montrait que l’Europe couvrait toutes les dérives des Etats membres, ce qui aurait encore jeté de l’huile sur le feu en Allemagne, en Finlande, aux Pays-Bas.

–          demander à Chypre de recapitaliser lui-même ses banques faisait passer sa dette publique à plus 150 % du PIB, un niveau insoutenable.

Le premier plan rendu public le 16 mars mettait à contribution pour 6,75 % la part des dépôts inférieurs à 100 000 euros et n’appliquait qu’une taxe de 9,9 % sur la part des dépôts dépassant ce montant. Dans l’esprit du gouvernement chypriote, cette répartition avait l’avantage de moins compromettre l’avenir de Chypre comme base arrière des capitaux russes. Mais elle mettait en cause un engagement de l’UE (la garantie des dépôts inférieurs à 100 000 euros), ce qui fragilisait toutes les banques de la zone euro.

Finalement, l’Europe aura abouti à la bonne décision : ne pas faire payer seulement les peuples, respecter la garantie de 100 000 euros, mais faire payer les actionnaires des banques, leurs créanciers et les déposants ayant des dépôts supérieurs à 100 000 euros. Il est légitime que les détenteurs de dépôts importants, qui avaient été rémunérés à des taux d’intérêt élevés, soient mis à contribution. C’est le modèle islandais qui fait école plutôt que le modèle irlandais : on ne considère pas que les dépôts importants, rémunérés à des taux élevés ont vocation à devenir de la dette publique, à la charge des contribuables, en cas de difficultés bancaires.

Selon le second plan, les deux premières banques du pays, Bank of Cyprus (BOC) et Laïki, qui concentrent à elles seules 80 % des bilans bancaires du pays, sont restructurées. Laïki, qui a le plus perdu dans les opérations grecques, qui était la plus engagée dans la collecte de dépôts russes, est fermée et ses dépôts inférieurs à 100 000 euros sont transférés à la BOC, qui récupère les actifs de Laïki, mais prend à sa charge les 9 milliards que lui avait prêtés la BCE. Les clients de Laïki perdent la part de leurs dépôts dépassant 100 000 euros (pour 4,2 milliards), tandis que les actionnaires et les détenteurs de titres de Laïki perdent tout. A la BOC, le montant des dépôts supérieur à 100 000 euros est placé dans une bad bank, gelé jusqu’à ce que la restructuration de BOC soit achevée et une partie (pouvant atteindre 40 %) sera convertie en actions de la BOC pour recapitaliser la banque. Ainsi les 10 milliards prêtés par l’UE ne serviront-ils pas à résoudre le problème bancaire. Ils permettront au gouvernement de rembourser ses créanciers privés et d’éviter la faillite souveraine. Rappelons que les contribuables nationaux et européens n’ont pas vocation à réparer les excès de la finance.

C’est aussi une première mise en application de l’Union bancaire. Les dépôts sont bien garantis dans la limite de 100 000 euros. Comme le réclamait le gouvernement allemand, les banques doivent pouvoir être sauvées, sans argent public, par les actionnaires et les créanciers. Le coût du sauvetage des banques doit reposer sur ceux qui ont bénéficié du système quand il était largement bénéficiaire.

De notre point de vue, le grand avantage est de mettre fin au statut de place financière peu contrôlée de Chypre. C’est un précédent salutaire qui découragera les placements transfrontaliers. Certes, on peut regretter que l’Europe ne s’attaque pas aux autres pays dont le système bancaire et financier est surdimensionné (Malte, le Luxembourg, le Royaume-Uni), aux autres paradis fiscaux ou réglementaires (les Iles anglo-normandes, l’Irlande, les Pays-Bas), mais c’est un premier pas.

Ce plan est donc bien pensé. Mais comme l’a pudiquement reconnu le Vice-président de la Commission européenne Olli Rehn, le futur proche va être très difficile pour Chypre et son peuple. Quels sont les risques ?

Risques de fuite des dépôts et crise de liquidité : contrairement au plan initial qui prévoyait une taxe sur tous les dépôts, le nouveau plan est compatible avec une réouverture des banques relativement rapide. En effet, les banques restent fermées tant que les autorités craignent un retrait massif des déposants qui mettrait automatiquement en crise de liquidité les banques concernées. Or comme les petits déposants ne sont pas touchés et les gros déposants voient leurs avoirs gelés jusqu’à nouvel ordre, le risque de retraits massifs semble écarté. Mais le problème se posera dès que les gros dépôts seront libérés. Leur retrait quasi-certain va entraîner une perte de liquidité de la BOC qu’il faudra compenser par des lignes de liquidité spéciales prévues à la BCE. Certains petits déposants, échaudés, peuvent aussi retirer leurs fonds. De même, les titulaires de gros dépôts dans les autres banques, non affectées car moins en difficulté, peuvent craindre une extension future des mesures de taxation et donc chercher à quitter l’ile. Chypre reste à la merci de crise de liquidités. C’est la raison pour laquelle les autorités ont annoncé des contrôles exceptionnels à la sortie de capitaux au moment où les banques rouvriront afin d’éviter une fuite massive des dépôts vers l’étranger. C’est une nouveauté pour l’UE. Mais la transition, l’implosion du secteur bancaire chypriote qui doit passer de 8 à 3,5 fois le PIB de l’ile, risque d’être délicate et pourrait bien avoir quelques effets sur les marchés européens par contagion, puisque les banques devront vendre des actifs pour un montant important.

Risque d’une récession longue : cette réduction de moitié de la taille du secteur bancaire ne se fera pas sans douleur puisqu’elle va faire pâtir toute une économie, les employés des banques, les services associés, avocats, conseillers, auditeurs, etc. Certaines entreprises chypriotes, comme certains ménages aisés, vont perdre une partie de leurs avoirs bancaires.

Or le plan impose en même temps des mesures d’austérité budgétaire (de l’ordre de 4,5 % du PIB) et les réformes structurelles et les privatisations chères aux instances européennes. Cette austérité, au moment où une activité économique-clé est sacrifiée, va entraîner une longue période de récession. Les Chypriotes ont tous en tête l’exemple de la Grèce, où la consommation a chuté de plus de 30 %, le PIB de plus de 25 %. Cette chute va entraîner une baisse des rentrées fiscales, une hausse du ratio de dette, …, l’Europe réclamera d’autres mesures d’austérité. Voir un autre pays englué dans cette spirale discréditera encore davantage le projet européen.

Les velléités de sortie de la zone euro sont assez vivaces depuis le début de la crise à Chypre ; il y a peu de chance qu’elles ne se taisent.

Il faudrait donc ouvrir des perspectives à Chypre (et à la Grèce et au Portugal et à l’Espagne), non pas la ruine économique et la ruine sociale qu’impose la troïka, mais un renouveau économique par un plan de reconversion et de reconstruction industrielles. Par exemple, l’exploitation des gisements de gaz découverts en 2011 au sud de l’ile peut représenter une voie de sortie de la crise. Encore faut-il pouvoir financer les investissements pour les exploiter et en tirer des ressources financières pour le pays. Il est temps de mobiliser une aide véritable, un nouveau Plan Marshall financé par les pays excédentaires.

Risques de réactions en chaîne dans le système bancaire des autres pays membres : les autorités européennes doivent faire un important effort de communication pour expliquer ce plan, et ce n’est pas facile. De ce point de vue, le premier plan a été un désastre puisqu’il montrait comment la garantie des dépôts inférieure à 100 000 euros peut être invalidée par des mesures de taxation. Pour le second, les autorités doivent à la fois expliquer que ce plan est conforme au principe de l’Union bancaire – faire payer les actionnaires, les créanciers et les déposants importants , tout en précisant qu’il a un caractère spécifique – mettre fin à un paradis bancaire, fiscal et réglementaire, de sorte qu’il ne s’appliquera pas à d’autres pays. Espérons que les actionnaires, les créanciers et les déposants importants des banques des autres Etats membres, en particulier espagnols, se laissent convaincre. Sinon des transferts importants de capitaux se feront hors zone euro.

Risque de fragilisation de l’Union bancaire : Bien sûr, le système bancaire chypriote était mal géré et mal contrôlé. Il a pris des risques inconsidérés en attirant des dépôts à des taux élevés qu’il utilisait pour faire des prêts rémunérateurs, mais risqués, dont beaucoup ont fait défaut. Mais les banques chypriotes sont aussi victimes du défaut sur la dette grecque et de la profondeur de la récession de leurs voisins. Toute l’Europe risque d’être entraînée dans des jeux de dominos : la récession fragilise les banques, qui ne peuvent plus prêter, ce qui accentue la récession…

L’Europe projette de mettre en place une Union bancaire qui imposera des normes rigoureuses aux banques en matière de mode de résolution des crises bancaires. Chaque banque devra rédiger un testament qui imposera que ses pertes éventuelles pourront être supportées par ses actionnaires, ses créanciers et les déposants importants. Le traitement de la crise de Chypre montre que ce sera effectivement le cas. Aussi, les banques qui ont besoin de fonds propres, de créanciers et de dépôts, compte tenu des contraintes de Bale III, auront-elles plus de mal à les attirer et devront les rémunérer à des taux élevés, incorporant des primes de risque.

L’Union bancaire ne sera pas un fleuve tranquille. Il va falloir nettoyer le bilan des banques avant de les garantir collectivement. Ceci posera problème dans beaucoup de pays dont le secteur bancaire devra être réduit et restructuré, avec les problèmes sociaux et économiques que cela pose (Espagne, Malte, Slovénie, …). Des conflits surviendront obligatoirement entre la BCE et les pays concernés.

La garantie des dépôts restera longtemps à la charge des pays. En tout état de cause, il faudra que, dans la future Union bancaire, soient clairement distingués les dépôts garantis par l’argent public (qui devront être rémunérés à des taux limités, qui ne devront pas être placés sur les marchés financiers) et les autres. Ceci milite pour une application rapide du rapport Liikanen. Mais y-aura-t-il un accord en Europe sur la future structure du secteur bancaire entre des pays dont les systèmes bancaires sont très différents ?

Les banques chypriotes ont perdu beaucoup d’argent en Grèce. Ceci milite une nouvelle fois pour une certaine renationalisation des activités bancaires. Les banques courent des risques importants en prêtant sur des marchés étrangers qu’elles connaissent mal. Permettre aux banques d’attirer des dépôts de non-résidents par des taux d’intérêt élevés ou des facilités fiscales ou réglementaires aboutit à des faillites bancaires. L’Union bancaire devra choisir entre la liberté d’établissement (chaque banque peut s’installer librement dans un pays de l’UE et y faire les activités de son choix) et un principe de responsabilité (les pays sont responsables de leur système bancaire, qui doit conserver une taille correspondant à celle du pays).

Ainsi, dans les années à venir, la nécessaire réorganisation du système bancaire européen risque-t-elle de nuire à la capacité des banques de distribuer du crédit à un moment où les entreprises sont déjà réticentes à investir et où les pays sont contraints de mettre en œuvre des plans drastiques d’austérité.

Au total, le principe de faire payer le secteur financier pour ses excès commence à prendre forme en Europe. Malheureusement, la crise chypriote montre une fois encore les incohérences de la gouvernance européenne : il aura fallu attendre d’être au pied du mur pour déclencher la solidarité européenne, au risque de faire trembler tout l’édifice. De plus, cette solidarité risque de plonger Chypre dans la misère. Les leçons des trois dernières années ne semblent pas avoir été pleinement tirées par les dirigeants européens.

 

 

 

 

 

 


[1] La réduction de plus de 50 % de la valeur faciale des titres grecs subie par les détenteurs privés en février 2012 allait déjà dans ce sens.




Entrée en vigueur de l’interdiction des CDS à nu

par Anne-Laure Delatte

Le petit marché des CDS sert d’instrument de coordination pour spéculer contre les Etats européens. Pour casser la spéculation, l’Union Européenne vient de se doter d’une nouvelle réglementation entrée en vigueur le 1er novembre. Malheureusement cette  nouvelle loi pionnière et ambitieuse souffre de failles qui la rendent inefficace. Elle offre un exemple de capture du politique par les intérêts d’un seul secteur économique.

Petit précis de finance : comment spéculer contre un Etat ?

Deux méthodes ont fait leurs « preuves » : la vente à découvert sur le marché obligataire ou les ventes à nu sur le marché des CDS. Prenons deux exemples. Si vous pensez que l’Espagne ne sera pas capable de réduire son déficit en 2013 comme elle s’y est engagée, vous pourriez gagner de l’argent en pariant contre ce pays lors de sa prochaine émission obligataire. Pour ce faire, il vous faut trouver un investisseur sur le marché qui souhaiterait acquérir des obligations espagnoles au moment de sa prochaine émission. Vous lui vendez à terme ces obligations en pariant que leur prix sera plus bas que ce que pense votre client. Vous n’achetez pas les titres aujourd’hui.  Vous pourrez les acheter à la date de livraison. Vous gagnerez si vos anticipations étaient justes : si le prix des titres espagnols a baissé à cause de la détérioration de la situation économique alors vous les achèterez moins cher que le prix de vente auquel vous vous êtes engagé aujourd’hui. Vous venez d’effectuer une vente à découvert.

Il y a un autre moyen d’opérer que la nouvelle loi européenne tente de contrer. Faites vos paris sur le marché des CDS, c’est-à-dire le marché d’assurance contre le défaut de l’Espagne. Celui-ci est plus petit, il est concentré, il est donc plus facile de le faire bouger que le marché obligataire. Nul besoin que l’Espagne se déclare en faillite pour empocher vos gains ! Achetez des CDS espagnols (sur l’Etat ou sur Santander) aujourd’hui et revendez-les quand le risque aura augmenté : vous revendrez la protection plus cher… Un détail : ne vous encombrez pas des obligations espagnoles. Elles ne vous servent à rien puisque c’est sur la revente de CDS que vous dégagez du profit. Vous n’avez jamais eu l’intention d’assurer des titres…  Les CDS sont des produits échangeables et dont le prix évolue selon l’offre et la demande. Et c’est justement l’intérêt d’un petit marché liquide : moins de quantité nécessaire pour faire bouger les prix…

La directive entrée en vigueur le 1er novembre 2012 interdit ces deux stratégies : ventes à découvert de titres obligataires souverains  et échange de CDS souverains à nu. Aujourd’hui si vous voulez parier sur le marché des CDS, vous êtes tenu de détenir dans votre portefeuille les titres que le CDS protège ou au moins des titres très proches.

Enfin une loi courageuse ! L’interdiction des CDS à nu, envisagée aux Etats-Unis puis abandonnée en 2009 est une décision européenne pionnière ! Plus possible de spéculer contre les Etats européens…

Sauf que :

L’interdiction n’est pas appliquée aux « teneurs de marché » (market makers). Qui sont-ils ? Pour être certains qu’un marché fonctionne, certains opérateurs s’engagent à toujours acheter ou vendre un titre à quiconque le souhaite (ils déterminent simplement le prix de la transaction). Cela  assure la liquidité du marché. Par exemple Morgan Stanley est un market maker très actif sur tout le marché des CDS ; la banque fournit en permanence des prix pour toutes les transactions sur le marché. « Ils sont donc utiles ces market makers. Vous imaginez si on interdisait les CDS à nu à ces opérateurs en particulier ? Il n’y aurait plus de liquidité ! » C’est en substance l’argument utilisé par les grandes banques pour négocier des exemptions. En particulier c’est l’argument qui justifie l’exemption de ces market makers sur l’interdiction des CDS souverains à nu en Europe. Les market makers ont gagné : ils peuvent continuer à échanger des CDS sans détenir les obligations sous-jacentes.

Mais dans le post précédent n’a-t-on pas écrit que le marché était justement très concentré ? Que 87,2% des transactions étaient réalisées par les 15 plus grandes banques du monde… qui sont toutes market makers ? Autrement dit la règle va s’appliquer à tous… sauf aux principaux acteurs du marché. Il semblerait d’ailleurs que de grandes banques françaises discutent actuellement avec l’Autorité des marchés financiers européenne (l’ESMA) la définition exacte de market maker pour s’assurer d’être elles aussi exemptées :

Certes. Mais les Hedge Funds alors ? Ceux-là ne sont pas market makers, ils sont clients. La directive sera donc appliquée à eux !

Sauf que :

Seul le marché des CDS souverains est concerné. Il est toujours possible de détenir des CDS sur un titre bancaire sans détenir ce titre. Il sera donc aisé de contourner l’interdiction de parier contre un Etat en pariant contre une de ses banques (Santander dans l’exemple du haut). Quand on pense à la fragilité des banques espagnoles, on frémit…

En conclusion, l’idée d’adopter une telle loi était louable. Mais le diable est toujours et encore dans les détails. Le secteur financier a défendu ses intérêts pendant l’élaboration de la loi. Il est urgent de se doter des moyens pour faire contrepoids dans les négociations. L’association Finance Watch a été précisément créée avec cet objectif : être présente et faire entendre la voix de la société civile pendant l’élaboration des réformes financières. Seulement c’est David contre Goliath…

 




Prendre la crise par les sentiments (du marché)

par Anne-Laure Delatte

Les facteurs fondamentaux seuls ne peuvent pas expliquer la crise européenne. Un nouveau document de travail de l’OFCE montre l’incidence  des croyances  de marché pendant cette crise. Dans cette étude, nous cherchons où se forment les sentiments de marché et par quels canaux ils se transmettent. Qu’est-ce qui  fait basculer le marché de l’optimisme au pessimisme ? Nos résultats indiquent : 1) qu’il y a une forte dynamique auto-réalisatrice dans la crise européenne : la peur du défaut est justement ce qui conduit au défaut ;  2) le petit marché des dérivés de crédit, les Crédit Default Swaps, ces instruments d’assurance utilisés pour se protéger contre le risque de défaut d’un emprunteur, est le  premier catalyseur des sentiments du marché. Ce résultat devrait inquiéter au plus haut point les politiques en charge de la régulation financière car le marché des CDS est opaque et concentré, deux caractéristiques favorables aux comportements abusifs.

 

Quel rôle les investisseurs jouent-ils pendant une crise ? Si des ventes massives de titres révèlent les faiblesses d’un modèle économique, alors il serait dangereux de les limiter : ce serait tuer le messager. Mais si ces ventes massives sont déclenchées par un soudain retournement du sentiment de marché, un mouvement de panique, une méfiance des investisseurs à l’égard d’un Etat, alors il est utile de comprendre comment se forment les croyances de marché, pour pouvoir mieux  les maîtriser le moment venu.

Pour répondre à cette question dans le contexte de la crise européenne, nous nous sommes inspirés des travaux portant sur la crise du système monétaire européen de 1992-93, qui présente de nombreux points communs avec la situation actuelle. Les investisseurs doutaient alors de la crédibilité du système monétaire européen  et le mettaient à l’épreuve en spéculant contre les devises européennes (sic). La livre sterling, la lire, la peseta, etc. furent attaquées tour à tour et les gouvernements durent lâcher du lest en dévaluant leur monnaie nationale. Cette crise a, dans un premier temps, posé une énigme aux économistes qui n’arrivaient pas expliquer le lien entre les attaques spéculatives et les facteurs fondamentaux : d’une part tous les pays attaqués ne souffraient pas des mêmes maux ; d’autre part alors que la situation économique se détériorait progressivement, pourquoi les investisseurs décidaient-ils soudainement de s’en prendre à une devise et pas une autre ? Enfin pourquoi ces attaques étaient-elles couronnées de succès ? La réponse était que la spéculation n’était pas déterminée uniquement par la situation économique (dite fondamentale) mais qu’elle était auto-réalisatrice.

Il pourrait bien en être de même aujourd’hui  Si c’est le cas, la crise en Espagne, par exemple, trouverait ses racines dans les croyances des investisseurs : à partir de 2011 l’Espagne a été désignée comme le maillon faible de la zone euro, les investisseurs ont alors vendu leurs titres espagnols et fait grimper les  taux d’emprunt. Les paiements d’intérêts ont plombé les comptes publics et la dette a dérapé. Le déficit public espagnol sera plus important en 2012 qu’en 2011 malgré des efforts d’austérité considérables. La crise est auto-réalisatrice dans la mesure où elle valide a posteriori les croyances des investisseurs.

Comment le prouver ? Comment tester la présence de dynamique auto-réalisatrice pendant la crise européenne ? Notre proposition est la suivante : les croyances du marché sont une variable déterminante si, pour la même situation économique, les investisseurs exigent un taux d’intérêt différent : quand le marché est optimiste, l’écart de taux d’intérêt entre l’Allemagne et l’Espagne est plus bas que quand le marché est pessimiste.

Nos estimations confirment cette hypothèse pour un panel constitué de la Grèce, l’Irlande, l’Italie, l’Espagne et le  Portugal: sans une modification notable de la situation économique, les écarts de taux d’intérêt ont augmenté soudainement à la suite d’un changement dans les croyances de marché.

La question suivante est de savoir où se forment ces croyances du marché. Nous avons testé plusieurs hypothèses.  Finalement le marché des Credit Default Swaps (CDSs) joue ce rôle de catalyseur des sentiments de marché. Les CDS sont des produits d’assurance conçus par des banques à l’origine pour s’assurer contre l’éventualité de défaut d’un emprunteur. Un investisseur qui détient des obligations peut se protéger contre le non remboursement du titre à échéance en achetant des CDS : il verse alors une prime régulière au vendeur qui s’engage à lui racheter ses obligations si l’emprunteur fait faillite. Toutefois, rapidement, le produit d’assurance est devenu un instrument de spéculation : une grande majorité des opérateurs qui achètent des CDS ne sont pas propriétaires d’une obligation associée (sous-jacente dans le jargon financier). En réalité ils s’en servent pour parier sur le défaut de l’emprunteur. C’est comme si les habitants d’une rue assuraient tous la même maison, sans y habiter, et espéraient qu’un incendie ait lieu.

Or nos résultats indiquent que c’est justement sur ce marché que se forment les croyances des investisseurs vis-à-vis de la dette d’un pays souverain. Dans un environnement rempli d’incertitudes et d’informations incomplètes, le marché des CDSs transmet un signal qui conduit les investisseurs à penser que d’autres investisseurs « savent quelque chose ». A situation économique égale, nos estimations indiquent que les investisseurs exigent un taux d’intérêt plus élevé quand les primes de CDS grimpent.

Pour résumer, certains pays européens sont soumis à des dynamiques spéculatives auto-réalisatrices. Un petit marché d’assurance joue un rôle déstabilisant car les investisseurs croient en l’information qu’il transmet. C’est inquiétant pour deux raisons. D’une part, nous l’avons dit, cet instrument, le CDS, est devenu un pur produit de spéculation. D’autre part, c’est un marché non réglementé, opaque et concentré. Autrement dit, tout pour favoriser des comportements abusifs… 90% des transactions sont réalisées entre les 15 plus grandes banques du monde (JP Morgan, Goldman Sachs, Deutsche Bank, etc.).  et ces transactions se font de gré à gré, c’est-à-dire pas sur un marché organisé. Difficile de surveiller ce qui s’y tracte dans ces conditions….

Deux voies de réforme ont été adoptées en Europe cette année. D’une part l’interdiction d’acheter des CDS si on ne détient pas l’obligation sous-jacente. La loi entrera en vigueur en novembre 2012 dans toute l’Union européenne. D’autre part, l’obligation de passer par un marché organisé pour donner de la transparence aux transactions. Malheureusement aucune de ces deux réformes n’est satisfaisante. Pourquoi ? La réponse au prochain post….




What risks face the Greeks if they return to the drachma?

By Anne-Laure Delatte (associate researcher of the Forecasting Department)

The debate about whether the Greeks will stay in the euro zone is intensifying. Christine Lagarde, head of the IMF, has lamblasted the Greek government. The German Finance Minister, Wolfgang Schäuble, believes that the euro zone can now deal with a Greek exit, and that the Greeks no longer have a choice. What would be the risks for the Greeks of a return to the drachma? Would this inevitably plunge the country into chaos? Argentina’s experience with returning to the peso in 2002 provides some insight.

In Argentina, the peso/dollar parity was set at one peso per dollar by law in 1991. The dollar could be used freely in domestic exchange. The result was that dollars began to be used for everyday transactions, including the denomination of financial assets. In practice, in the 1990s, on average more than 70% of bank deposits and two-thirds of private sector lending were denominated in dollars. These figures peaked in the last quarter of 2001, just before the system was abandoned, when 75% of private deposits and 80% of all loans were denominated in dollars.

The average Argentinean’s strong commitment to the dollar was propped up during the 1990s by the promises of all the presidential candidates to continue the system. Moreover, the abandon of the dollar in January 2002 took place in an especially dramatic context, after five presidents in a row had resigned and amidst a period of popular revolt that was felt beyond the country’s borders. The peso was devalued by more than 70% against the dollar, and a massive amount of domestic savings fled the country into foreign banks. While the barter economy remained marginal, the provinces and the central State began to issue their own currency to pay civil servants and government suppliers. According to the country’s central bank, in 2002 these parallel currencies accounted for an average of 30% of all bills in circulation.

The context in which Argentina returned to its national currency in 2002 therefore bears some resemblance to the current situation in Greece: widespread political confusion, a serious recession, and above all a national currency with no credibility.

Against all expectations, despite the serious crisis, the social and political disorder and monetary disintegration, which led to predictions that it would take 10 years for Argentina’s GDP to return to its pre-crisis level, an economic recovery began to take hold by the second half of 2002. With nominal annual growth of 9% and controlled inflation, Argentina ultimately restored its pre-crisis level by 2004. How did the country manage to leave the dollar with such results?

The default on 90 billion dollars in public debt, followed by a fiscal pact between the provinces and the central State, along with budget controls, led to a recovery in public finances. But the unique feature of Argentina’s experience was the monetary reform carried out in January 2002.

The devaluation of the peso rocked the country’s financial equilibrium. With 80% of lending contracted in dollars, most consumers and businesses saw the value of their debt virtually quadrupled! After the devaluation, in 2002 the amount of private debt came to 120 billion dollars, whereas the country’s GDP was only 106 billion dollars. To avoid bankrupting the entire private sector, the national authorities came up with a rule for the reimbursement of debt.

The logic was that, to avoid bankruptcy, business revenue should be denominated in the same currency as the debt. Hence on 4 February 2002, the government issued decree 214/02, which imposed the “peso-fication” of the entire economy: all prices and all contracts in the real and financial sectors, all salaries and debts, were converted into pesos at a rate of one peso per dollar, whereas the market rate was almost four pesos per dollar. Contracts in the financial sector were also converted: deposits that did not exceed thirty-thousand dollars were converted at a rate of 1.4 pesos for 1 dollar [1]. How could such a rule be imposed in light of the disastrous wealth effects on creditors?

The conversion at a rate of one for one (or 1.4 for 1) imposed by the authorities resulted in a settlement of conflicts over debt in favour of debtors, and to the detriment of national and foreign creditors. However, the main debtor in the economy is the productive sector, that is, businesses. By offering them a protected way out of the crisis, the new monetary rules neutralized balance sheet effects and permitted the devaluation to have the expansionary impact one would conventionally expect. In effect, trade began to run a surplus and the country’s economy was able to benefit from the booming global economy in the early 2000s. Exports rose from 10% to 25% of GDP, and by 2004 GDP was 2% higher than the average for the 1990s. In short, the government’s monetary rule led to a return to growth and employment, which explains why it won the support of the majority of the population.

In actuality, the Argentines, like the Greeks today, were caught in a trap: with contracts denominated in dollars, the return to the peso, following the devaluation, was leading towards a generalized bankruptcy of the private sector. If the Greeks were to leave the euro right now, the entire country would go bankrupt. If the drachma were devalued by 50%, as certain forecasts currently predict, private debt would double. With revenue denominated in drachmas and debt in euros, businesses and consumers would be incapable of repaying their lenders. This was the same kind of trap that paralyzed Argentina’s leaders before 2002.

Argentina’s experience thus provides several lessons. First, the main risk for Greece of leaving the euro is that the entire private sector would go bankrupt. Given that the public sector has already restructured 50% of its debt, all else being equal, a return to the drachma would lead to financial conflicts between private creditors and debtors that would paralyze the entire system of payments. Secondly, the State has to play a key role as arbitrator in order to resolve the crisis. In conditions like these, the nature of the rules adopted is not neutral. A number of solutions exist, and these reflect different policy orientations and have different economic consequences. In Argentina, the decision to favour national debtors ran counter to the interests of the holders of capital and foreign investors. Furthermore, contrary to the assertions of Wolfgang Schäuble, the Greek government does have choices. This is the third lesson. The resolution of the Greek crisis is not simply an economic matter, and the options being offered to the Greek people involve political choices. The choice made will have a more favourable result for some economic groups (such as European creditors, Greek employees, holders of capital, etc.).

Depending on the nature of the political order, the State could seek to maintain the existing balance of forces, or, on the contrary, disrupt them. A reform could lead to a rupture, and provide an opportunity to establish a new balance of forces. The option pursued up to now has consisted of spreading the cost of resolving the Greek crisis over creditors, on the one hand, by restructuring the public debt, and over debtors, on the other hand, by means of structural efforts (cuts in wages \and social transfers), along with an increase in the tax burden. In contrast, a withdrawal from the euro zone accompanied by an Argentina-style restructuring of private and public debt would place the burden of the crisis resolution more on the shoulders of creditors, mainly the rest of Europe. This explains the renewed pressure seen in the discourse of some European creditor countries with respect to Greece, as well as the confusion that typifies the debate in Europe today: in the absence of an optimal solution with a neutral impact, each party is defending its own interests — at the risk of destroying the euro.

 

[1] Deposits of greater amounts could be either converted under the same conditions or transformed into dollar-denominated Treasury bonds.

 




Quels sont les risques du retour à la drachme encourus par les Grecs ?

par Anne-Laure Delatte (chercheure associée au département des Etudes)

Le débat sur le maintien ou non de la Grèce dans la zone euro s’intensifie. La directrice du FMI,  Christine Lagarde, fustige le gouvernement grec. Le ministre allemand des Finances, Wolfgang Schäuble, estime que la zone euro peut désormais supporter une sortie de la Grèce et  maintient que les Grecs n’ont pas le choix. Quels sont les risques pour les Grecs du retour à la drachme ? Cette option conduirait-elle nécessairement le pays au chaos ?  Quelques éléments de réponse peuvent être trouvés dans l’expérience argentine du retour au peso en 2002.

En Argentine, la parité fixe peso/dollar au taux de un peso pour un dollar fut établie par la loi du 1er Avril 1991. Le dollar pouvait être utilisé indifféremment dans les transactions internes. Il en résulta une circulation de dollars dans les transactions courantes et la dénomination des actifs financiers en dollars. Concrètement, en moyenne, dans les années 1990, plus de 70 % des dépôts bancaires et deux tiers des crédits au secteur privé étaient libellés en dollars. Ce montant a culminé au dernier trimestre 2001, la veille de l’abandon du régime, quand 75 % des dépôts privés et 80 % de l’ensemble des crédits étaient libellés en dollars.

Le fort attachement de la population argentine au dollar a été conforté tout au long des années 1990 par la promesse de chaque candidat aux élections présidentielles de maintenir ce régime.  Aussi l’abandon du dollar en janvier 2002 s’est fait dans un contexte politique particulièrement dramatique, marqué par la démission successive de cinq présidents et un désarroi populaire qui a retenti bien au-delà des frontières argentines. Le peso a subi une dévaluation de plus de 70 % par rapport au dollar et l’épargne domestique a fui de façon massive vers des comptes bancaires étrangers. Si le troc est resté marginal, les provinces et l’Etat central ont commencé à émettre leur propre monnaie pour payer les fonctionnaires et leurs fournisseurs. Selon la Banque centrale argentine, ces monnaies parallèles ont représenté 30 % des billets en circulation en moyenne tout au long de 2002.

Ainsi, le contexte dans lequel l’Argentine a rétabli sa monnaie nationale en 2002 était en partie comparable au contexte grec actuel : une forte confusion politique, une grave récession et surtout une monnaie nationale sans réelle crédibilité.

Contre toute attente, malgré l’ampleur de la crise, le désordre social et politique et la fragmentation monétaire qui laissaient prédire une période de 10 ans pour retrouver le niveau de PIB d’avant la crise, la reprise économique s’est amorcée dès le second semestre 2002. Avec une croissance nominale de 9 % par an et une inflation maîtrisée, l’Argentine a finalement  récupéré son niveau d’avant-crise en 2004. Comment l’Argentine est-elle sortie du dollar  « par le haut »?

Le défaut sur 90 milliards de dollars de dette publique, suivi d’un pacte fiscal entre les provinces et l’Etat central et de maîtrise des dépenses ont redressé les finances publiques. Mais ce qui fait l’originalité de l’expérience argentine, c’est la réforme monétaire opérée dès janvier 2002.

En effet, la dévaluation du peso bouleversait les équilibres financiers à l’intérieur du pays. Avec 80 % des crédits contractés en dollars, la plupart des ménages et des entreprises ont vu la valeur de leur dette multipliée par près de quatre ! Après la dévaluation, le montant des dettes privées atteignait en 2002 120 milliards de dollars tandis que le PIB argentin ne pesait plus que 106 milliards de dollars. Pour éviter la faillite de l’ensemble du secteur privé, les autorités argentines ont alors imaginé une règle de remboursement des dettes.

En effet, pour éviter la faillite, la logique voulait que les revenus des entreprises soient libellés dans la même monnaie que les dettes. C’est ainsi que le 4 février 2002, par le décret 214/02, le gouvernement a imposé la « pesification » de l’ensemble de l’économie : tous les prix, les contrats dans les secteurs réel et financier, salaires et dettes ont été convertis en pesos au taux de un peso pour un dollar alors que le cours du marché atteignait presque 4 pesos pour un dollar. Les contrats dans le secteur financier ont subi une conversion du même ordre : les dépôts ne dépassant pas trente mille dollars ont été convertis au taux de 1,4 peso pour 1 dollar[1]. Comment une telle règle s’est-elle imposée malgré les effets de richesse désastreux sur les créanciers ?

La conversion au taux de un pour un (ou 1,4 pour 1) imposée par les autorités a opéré un règlement du conflit sur les dettes en faveur des débiteurs au détriment des créanciers nationaux et étrangers. Or le principal agent débiteur dans l’économie est le secteur productif, c’est-à-dire les entreprises. En leur offrant une sortie de crise protégée, les nouvelles règles monétaires ont neutralisé les effets de bilan et permis que la dévaluation retrouve des effets expansionnistes classiques. En effet, la balance commerciale est devenue excédentaire et l’économie argentine a pu alors profiter du contexte mondial florissant du début des années 2000. Les exportations sont passées de 10 à 25 % du PIB et dès 2004, le niveau du PIB était de 2 % supérieur à la moyenne des années 1990. Autrement dit la règle monétaire a permis le retour à la croissance et à l’emploi, ce qui explique qu’une majorité de la population y a adhéré.

En fait, les Argentins, comme les Grecs aujourd’hui, étaient pris au piège : avec des contrats de dettes libellés en dollar, le retour au peso, après dévaluation, entraînait une faillite généralisée du secteur privé. Si les Grecs abandonnaient l’euro aujourd’hui, le pays entier serait en faillite. En effet, si la drachme était dévaluée de 50 %, comme certaines prévisions l’indiquent actuellement, la dette privée serait multipliée par deux. Avec des revenus libellés en drachmes et des dettes en euro, les entreprises et les ménages seraient incapables de rembourser leurs créanciers. C’est bien le même phénomène de piège qui paralysait les autorités argentines avant 2002.

Au total, plusieurs enseignements peuvent être tirés de l’expérience argentine. Premièrement, le principal risque pour la Grèce d’une sortie de l’euro est une faillite généralisée du secteur privé. Après le secteur public qui a déjà restructuré 50 % de sa dette, le retour à la drachme, toutes choses égales par ailleurs, fera émerger des conflits financiers entre créanciers et débiteurs privés qui paralyseront le système de paiement. Deuxièmement, pour résoudre la crise, l’Etat doit jouer un rôle central d’arbitre. Dans ces conditions, la nature des règles retenue n’est pas neutre. Les solutions sont multiples, exprimant des orientations politiques et ayant des conséquences économiques divergentes.  En Argentine, le choix de favoriser les débiteurs nationaux est allé à l’encontre des intérêts des détenteurs de capital et des investisseurs étrangers. Aussi, contrairement à ce qu’affirme Wolfgang Schäuble, le gouvernement grec a le choix. C’est le troisième enseignement. La résolution de la crise grecque est plus qu’un projet économique et les options qui s’offrent au peuple grec relèvent de choix politiques. Le choix déterminera des conditions plus favorables à certains groupes économiques (comme les créanciers européens, les salariés grecs, les détenteurs de capital, etc.).

Selon la nature de l’ordre politique, l’Etat pourra chercher à conserver la matrice des rapports de force ou au contraire à la bousculer. Une réforme peut en effet entraîner une rupture et être l’occasion d’une définition de nouveaux rapports de force. L’option poursuivie jusqu’ici a consisté à répartir le coût de la résolution de la crise grecque sur les créanciers d’une part, via la restructuration de la dette publique, et sur les débiteurs d’autre part, via les efforts structurels (réduction des salaires et transferts sociaux) et l’augmentation de la pression fiscale. A contrario, une sortie de la zone euro accompagnée d’une restructuration des dettes privées et publique « façon Argentine » imposerait le coût de la résolution davantage aux créanciers, principalement le reste de l’Europe. Cela explique le regain de tension dans les propos de certains pays européens créanciers à l’égard de la Grèce, ainsi que la confusion qui règne dans le débat européen actuel : en l’absence d’une solution optimale aux effets neutres, chaque partie défend ses propres intérêts au risque d’y laisser la peau de l’euro.


[1] Les dépôts de montants supérieurs étaient au choix convertis dans les mêmes conditions ou transformés en obligations du Trésor libellées en dollars.