L’introduction officielle de l’euro en Lituanie : cela ne change vraiment rien ?

Sandrine Levasseur

Le 1er janvier 2015, la Lituanie adoptera officiellement l’euro et deviendra ainsi le 19ème membre de la zone euro. Il s’agit bien d’une adoption officielle car, dans les faits, l’euro est déjà (très) présent en Lituanie. Par exemple, plus de 75 % des prêts aux entreprises et ménages lituaniens sont libellés en euros tandis que 25 % de leurs dépôts bancaires sont constitués d’euros.

L’utilisation de l’euro en Lituanie, conjointement à la monnaie nationale, comme monnaie de libellé des prêts, comme support d’épargne ou encore comme monnaie de facturation, n’est ni une anomalie ni une anecdote : elle concerne ou a concerné un certain nombre de pays de l’ancien bloc communiste. Cette « euroïsation »[1] est le résultat d’évènements économiques et politiques qui, à un moment ou l’autre de leur histoire, ont amené les pays à utiliser l’euro en sus de leur propre monnaie. Dans un tel contexte, l’introduction officielle de l’euro en Lituanie ne changerait donc rien ? Pas exactement. Des changements, certes mineurs, sont à attendre en Lituanie mais aussi au sein des instances décisionnelles de la BCE.

L’euroïsation des prêts et dépôts : le cas lituanien, ni une anomalie, ni une anecdote…

Si on exclut les principautés, îles et Etats qui ont négocié l’adoption de l’euro avec les instances européennes mais sans pour autant adhérer à l’Union européenne (Andorre, Saint Marin, Vatican etc.) ou les pays qui ont adopté l’euro de manière unilatérale (Kosovo et Monténégro), il reste tout un ensemble de pays qui utilise l’euro conjointement à leur propre monnaie. Ces pays sont très majoritairement des pays d’Europe centrale ou orientale, des Balkans ou encore de la Communauté des Etats indépendants (CEI). Ainsi, en 2009, soit avant que l’Estonie et la Lettonie n’intègrent officiellement la zone euro (respectivement en 2011 et 2013), les emprunts des agents privés dans les trois Etats baltes étaient surtout libellés en euro, atteignant près de 90 % en Lettonie (Graphique 1). Des pays tels que la Croatie, la Roumanie, la Bulgarie, la Serbie ou la Macédoine n’étaient pas non plus en reste, avec une part des prêts libellés en euros supérieure à 50 %. Du côté des dépôts en euros, les chiffres sont un peu moins saisissants (Graphique 2), mais interpellent quant à l’attrait que l’euro exerce dans certains pays en tant que monnaie de paiement, de réserve ou de précaution.

Source : Haiss et Rainer (2011).
Source : Haiss et Rainer (2011).

Source : Arregui et Bi (2012, p.15).
Source : Arregui et Bi (2012, p.15).

 

La conjonction de plusieurs facteurs explique l’utilisation de l’euro dans ces pays en sus de leur monnaie nationale :

– l’existence de changes fixes (ou relativement fixes) par rapport à l’euro, ce qui protège les emprunteurs contre le risque de renchérissement de leur dette libellée en euros (puisque la probabilité de dévaluation/dépréciation de la monnaie nationale est estimée comme étant faible) ;

– un taux d’intérêt sur les prêts libellés en euros plus faible que lorsqu’ils sont libellés en monnaie nationale ;

– une forte présence de multinationales (notamment dans le secteur bancaire) qui disposent non seulement de fonds en euros mais aussi de la « technologie » pour prêter/emprunter en euros ;

– pour les prêts en euros, l’existence ex ante de dépôts bancaires en euros, elle-même liée à de multiples facteurs (e.g. crédibilité des autorités monétaires, forte présence des multinationales, revenus de migration en provenance des pays de la zone euro).

Ces facteurs ont joué à des degrés plus ou moins importants selon les pays. En Lituanie, l’existence d’un régime de Currency Board [2] vis-à-vis de l’euro depuis 2002 a largement contribué à « l’euroïsation » de l’économie. Doté d’une grande crédibilité, ce régime de changes fixes a incité les entreprises et ménages lituaniens à s’endetter en euros et ce, d’autant plus qu’ils bénéficiaient de taux d’intérêt très avantageux (Graphique 3). La présence d’entreprises multinationales dans un certain nombre de secteurs a renforcé l’usage de l’euro comme monnaie de référence dans différentes fonctions (facturation, dépôt et épargne). Pour autant, l’importance en Lituanie de banques originaires de la zone euro ne doit pas être surestimée : les trois plus grandes banques opérant en Lituanie sont d’origine suédoise ou norvégienne. Le risque associé aux opérations de prêts en euros impliquait donc, au-delà du risque associé à la valeur du litas, un risque associé à la valeur d’une tierce monnaie… Ce dernier risque, bien évidemment, ne disparaît pas avec l’adoption officielle de l’euro par la Lituanie.

 

Source: Banque centrale de Lituanie.
Source: Banque centrale de Lituanie.

Au 1er janvier 2015, qu’est-ce qui changera ?

Quatre changements peuvent être mis en avant :

(1) L’euro circulera en Lituanie sous forme de billets et de pièces alors qu’auparavant, l’euro y existait essentiellement sous forme de monnaie scripturale (dépôts bancaires et prêts libellés en euros) ; l’euro deviendra la monnaie légale et sera utilisé pour toutes les transactions ; le litas lituanien disparaîtra à l’issue de quinze jours de circulation duale.

(2) Le changement d’étiquetage du prix des biens se traduira par un supplément d’inflation du fait d’arrondis réalisés plus souvent … à la hausse qu’à la baisse. Cependant, ce phénomène, observé dans tous les pays au moment du passage (officiel) à l’euro, ne devrait avoir qu’un impact mineur. L’expérience montre qu’en général l’inflation perçue est supérieure à l’inflation effective.

(3) La Lituanie adhère de facto à l’Union bancaire, ce qui peut procurer des bénéfices à son secteur financier (e.g. opportunités de collaboration supplémentaires dans un espace monétaire et bancaire commun, existence d’un mécanisme de résolution ordonnée en cas de difficultés d’un établissement bancaire).

(4) Le gouverneur de la banque centrale de Lituanie deviendra membre du Conseil des gouverneurs de la BCE et, de ce fait, participera aux décisions de politique monétaire de la zone euro alors qu’auparavant, du fait de son régime de Currency Board [3], la banque centrale de Lituanie n’avait d’autres choix que de « suivre » les décisions prises par la BCE de façon à maintenir la parité par rapport à l’euro. D’aucuns pourront arguer que, de toute façon, la Lituanie ne pèsera pas dans les choix de politique monétaire de la BCE du fait de la taille de son économie. Il faut toutefois remarquer que l’entrée de la Lituanie dans la zone euro fait évoluer le mode décisionnel au sein du Conseil des gouverneurs de la BCE. Le principe « un pays, un vote » qui prévalait jusqu’à maintenant est en effet abandonné, conformément aux Traités, du fait de l’entrée d’un 19ème membre dans la zone euro. Dorénavant, les cinq « grands » pays de la zone euro (définis par le poids de leur PIB et de leur système financier) disposeront de quatre droits de vote tandis que les quatorze autres pays disposeront de onze voix. Le vote dans chacun des groupes s’établira selon un principe de rotation, ce qui mécontentent les allemands mais pas seulement. Dans les faits, cependant, il n’est pas certain que ce changement dans le système des votes modifie beaucoup les décisions. Par exemple, si le gouverneur de la banque centrale allemande ne dispose plus que de 80 % de son droit de vote, il dispose toujours de 100 % de son droit de paroles… En ne votant pas un mois sur cinq, peut-on supposer qu’il perde son pouvoir de persuasion ?

Le 1er janvier 2015, l’adoption officielle de l’euro par la Lituanie n’aura donc rien d’un Big Bang. En revanche, elle sera lourde de symboles pour la Lituanie qui affichera encore un peu plus son ancrage à l’Europe mais aussi pour la zone euro qui (dé-)montrera une fois de plus que, malgré ses turbulences, elle a encore des sympathisants. Le fait le plus marquant de l’adhésion de la Lituanie à la zone euro restera sans doute le changement dans l’organisation des droits de vote au sein de la BCE : là encore, la portée symbolique est forte puisque cela sonne le glas du principe « un pays, un vote ».

 

 

Le lecteur intéressé par la problématique d’euroïsation pourra lire :

Mathilde Desecures et Cyril Pouvelle (2007), Les enjeux de l’euroïsation dans les régions voisines de la zone euro, Bulletin de la Banque de France, N° 160, Avril 2007.

Sandrine Levasseur (2004), Why not euroization ? Revue de l’OFCE, Special Issue « The New European Union Enlargement », April 2004.

Le lecteur intéressé par le système de rotation des droits de vote à la BCE pourra consulter :

Alan Lemangnen (2014), La BCE vers un système de rotation des droits de vote : ne varietur, Special Report Natixis, 18 février 2014.

Silvia Merler (2014), Lithuania changes the ECB’s voting system, Blog of Bruegel, 25th July 2014.

 


[1] Stricto sensu, l’euroïsation fait référence à l’adoption de l’euro comme monnaie légale par un pays sans qu’il en ait reçu l’autorisation par l’institution émettrice (i.e. la Banque centrale européenne) et les autorités décisionnaires (i.e. les chefs d’Etat des pays membres de l’Union européenne). L’euroïsation est alors dite unilatérale. Elle se distingue du phénomène dont il est question ici : l’euro est utilisé conjointement à la monnaie nationale mais seule la monnaie nationale a cours légal.

[2] Un Currency board (ou « caisse d’émission monétaire ») est un régime de changes fixes dans lequel la banque centrale se contente de convertir les entrées et sorties de devises en monnaie locale à la parité pré-définie. La banque centrale qui adopte ce régime renonce à conduire une politique monétaire autonome : son rôle est réduit à celui de « caisse ».

[3] Voir note 2.




Banques européennes : un retour de la confiance à pérenniser

par Céline Antonin et Vincent Touzé

Depuis août 2012, la remontée en Bourse des valeurs bancaires et la baisse de leur volatilité attestent d’un retour de la confiance. Cette confiance retrouvée est-elle durable ? C’est à cette question que la Note de l’OFCE n° 36 du 11 décembre 2013 s’attache à répondre, à partir de l’état des lieux de la situation des banques fin 2013.

En raison de la crise financière, la valorisation des banques a souffert à la fois d’une baisse de rentabilité des activités liées aux marchés financiers et d’une crise de confiance générale dans les placements boursiers. Mais depuis août 2012, les banques affichent de meilleurs résultats qui se traduisent par de meilleures performances boursières.

Cela étant, cette confiance retrouvée s’inscrit dans un contexte de mutation profonde : la crise a modifié le fonctionnement du système bancaire européen avec une montée en puissance de la Banque centrale européenne dans les prêts accordés aux banques et une forte réduction des expositions nationales dans les pays à risque (Portugal, Irlande, Italie, Espagne et Grèce).

Aussi, la pérennité de la confiance dépendra intrinsèquement de la capacité des banques à relever deux défis : d’une part, la réduction du risque d’insolvabilité des dettes publiques et privées dans certains Etats membres ; d’autre part, la capacité des banques à s’adapter aux changements institutionnels en cours à l’échelle européenne (mise en œuvre de Bâle 3, projet d’union bancaire et passage progressif d’une logique de bail out à une logique de bail-in).

 

 




Banques européennes : vers une sortie de la zone de turbulences ?

par Vincent Touzé

La crise de 2008 a failli mettre en péril le système financier mondial. Grâce au soutien des gouvernements et des banques centrales, le secteur bancaire s’est rétabli et affiche de nouveau une apparente solidité financière. Contrecoup de la crise, les finances publiques des pays du Sud de la zone euro – Portugal, Italie, Espagne et Grèce – et de l’Irlande (PSZEI) sont, à leur tour, lourdement fragilisées. La Grèce a été contrainte à la cessation de paiement et un risque de défaut pèse toujours sur les autres. Depuis début 2011, les engagements bancaires dans ces économies sont devenus une source importante d’inquiétude pour les marchés financiers. Malgré de bons stress-tests, cette crainte s’est intensifiée en août 2011. Les banques européennes sont alors entrées dans une nouvelle phase de tourmente et la banque centrale européenne a été contrainte de leurs prêter plus de 1000 milliards d’euros pendant 3 ans au taux de 1% afin d’éviter un credit crunch majeur.

Les banques européennes sont engagées, au titre de leurs investissements à l’étranger et via leurs succursales étrangères, auprès des PSZEI à travers des prêts accordés au secteur bancaire, au secteur public (dettes souveraines et crédits) ainsi qu’aux ménages et aux entreprises privées non bancaires. La France est l’un des pays les plus exposés aux PSZEI (secteurs public et privé confondus) avec un engagement total de son système bancaire d’environ 437 milliards d’euros (voir tableau), soit 21,9% de son PIB, au troisième trimestre 2011. Avec environ 322 milliards d’euros (12,5% du PIB), l’engagement de l’Allemagne est moindre. L’exposition du système bancaire du Royaume-Uni est comparable et elle est évaluée à 230 milliards d’euros, soit 13,3% du PIB. En comparaison, les banques japonaises et américaines détiennent peu de créances : 59 milliards d’euros (1,4% du PIB) pour le Japon et 96 milliards d’euros (0,9% du PIB) pour les Etats-Unis. Avec la crise financière, les banques européennes se sont désengagées de ces  économies (1). D’après les statistiques de la Banque des règlements internationaux (graphique 1), la réduction des expositions est la plus marquée en Grèce (-55% depuis le 1er trimestre 2007) et la plus faible au Portugal (-15%). Les désengagements des économies espagnole (-29%), italienne (-33%) et irlandaise (-39%) sont comparables et se situent à un niveau intermédiaire par rapport aux deux précédents.

En cas de faillite d’une banque, des fonds de garantie peuvent être mobilisés mais généralement leurs provisions sont insuffisantes pour soutenir une « grosse » banque en difficulté. Selon le principe « too big to fail », l’Etat doit intervenir pour éviter une faillite. Ses modalités d’action consistent à entrer dans le capital de la banque, à la nationaliser en la renflouant ou à faciliter son refinancement à long terme en achetant des obligations. Une faillite bancaire doit être évitée à tout prix car elle est souvent accompagnée d’effets de panique dont les dommages collatéraux sont difficiles à anticiper et à contenir. Souvent, le simple fait qu’un Etat annonce un soutien crédible à une banque ou au système bancaire suffit à éviter la panique. Si les Etats devaient venir à la rescousse des banques en cas de défaut grec, l’enjeu macroéconomique d’un défaut de 50% de l’ensemble des créances privées et publiques semble assez faible puisque cela nécessiterait, pour le cas de la France par exemple, une prise en charge d’environ 17 milliards d’euros, soit un montant bien inférieur à 1% du PIB (voir tableau). Par contre, un défaut de l’ensemble des PSZEI de 50% nécessiterait un soutien français de 220 milliards (11% du PIB français). Ex ante, le coût macroéconomique paraît élevé mais il n’est pas insurmontable. Malencontreusement, un défaut non maîtrisé d’un ou plusieurs PSZEI entrainerait un mécanisme en chaîne incontrôlable dont le coût macroéconomique global pourrait être considérable.

Cette crise financière frappe également les compagnies d’assurance-vie et elle intervient dans une période de réforme de la réglementation prudentielle. Le secteur bancaire achève de satisfaire à Bâle II et va devoir adopter progressivement (jusqu’en 2019) Bâle III (2) tandis que le secteur de l’assurance est en pleine mutation vers Solvency II (3). Ces deux réformes de la réglementation conduisent à un besoin accru de fonds propres alors que la crise financière fragilise les bilans et accroît les tensions sur les ratios de solvabilité. Les fonds propres permettent de résister aux crises financières mais en même temps la réglementation peut contraindre à des recapitalisations dans des conditions de refinancement très tendues. C’est un effet pro-cyclique indésirable de la réglementation prudentielle.

Le risque d’un défaut de paiement de certains PSZEI a rendu les analystes financiers particulièrement vigilants sur la solvabilité et la rentabilité des banques européennes. Pourtant, le bilan des tests de résistance(4)  (stress tests) sur les banques européennes publié mi-juillet 2011 a été jugé bon. Les hypothèses utilisées sont loin d’être optimistes. Dans la zone euro (resp. dans les autres pays), elles envisagent une baisse du taux de croissance de 2 points (resp. 2,4 points) en 2011 et 2 points (resp. 1,9 points) en 2012 par rapport à un scénario de référence. Dans la zone euro, cette entrée dans la récession (-0.5% en 2011 puis -0.2% en 2012) s’accompagne d’une hausse du taux de chômage (+0,3 point en 2011 et +1,2 point en 2012), d’une baisse du taux d’inflation (-0,5 point en 2011 puis -1,1 point en 2012), d’une forte baisse des prix de l’immobilier, d’une hausse des taux à long terme ainsi que des décotes sur les dettes souveraines (5) pouvant aller jusqu’à 30%. L’objectif de ce scénario « stressé » est de tester la capacité de résistance des banques pour maintenir un ratio « Core Tier 1 » supérieur à 5% (6). Sous ces hypothèses extrêmes, seulement 8,9% des 90 banques testées obtiennent un ratio inférieur au seuil de 5%, ce qui nécessite de facto une recapitalisation pour respecter cette cible (7). Les quatre banques françaises ont réussi sans difficulté les stress tests puisqu’elles conservent un ratio élevé : 6,6% pour la Société Générale, 6,8% pour le groupe Banque populaire-Caisse d’épargne, 7,9% pour BNP Paribas et 8,5% pour le Crédit Agricole. Les pays où des échecs sont observés sont : l’Autriche (1 banque), l’Espagne (5 échecs) et la Grèce (2 échecs). Au regard des stress tests, le système bancaire européen peut donc être jugé comme apte à résister à une crise économique d’envergure.

A la suite du deuxième plan d’aide à la Grèce du 21 juillet 2011, aux tensions persistantes sur les autres dettes souveraines, une inquiétude s’est emparée des marchés boursiers et les valeurs bancaires européennes ont fortement chuté d’août à décembre 2011 (graphique 2). Ces évolutions boursières observées ont été en complète contradiction avec les bons résultats des stress tests. Il y a trois interprétations possibles pour expliquer la réaction des marchés financiers :
–    La crise réelle serait plus forte que les hypothèses des stress tests ;
–    Les méthodes de stress tests seraient insuffisantes pour estimer les conséquences d’une crise ;
–    Les marchés s’emballeraient aux moindres rumeurs et seraient déconnectés des fondamentaux.
Pour l’instant au regard des prévisions les plus pessimistes, il ne semble pas que les hypothèses de stress test soient particulièrement favorables. Cependant, les ceux-ci ont des faiblesses pour évaluer les crises financières systémiques dans la mesure où chaque banque n’intègre pas dans son évaluation les dégradations induites par l’application de ce scénario aux autres banques et les conséquences sur le marché du crédit. Il n’y a pas de bouclage des interconnections financières. De plus, la crise économique peut augmenter fortement les taux de défaut des entreprises privées. Ce point pourrait avoir été sous-estimé par les tests de résistance. Il faut également noter que les tests sont réalisés à un niveau interne, ce qui peut aussi conduire à des appréciations différentes des conséquences de certains scénarios. Par ailleurs, les stress tests évaluent la solidité financière des banques, mais de facto, une banque, bien que solvable, peut voir son cours chuter en période de crise pour la simple raison que sa rentabilité anticipée baisse. Enfin et surtout, l’emballement des marchés financiers est attribuable au manque de consensus dans les décisions dans l’Union européenne pour trouver une solution définitive à la crise des dettes souveraines mais également au fait que les statuts de la Banque centrale européenne lui interdisent de participer aux émissions de dette publique. Ces incertitudes renforcent la volatilité du cours boursier des banques particulièrement exposées aux PSZEI, comme en témoigne la forte corrélation entre les CDS sur les banques privées et sur les dettes souveraines dans la zone euro (8).

Avec l’amorce d’une solution sur la dette grecque, une remontée des cours des banques européennes s’observe à partir janvier 2012. On peut espérer que l’accord sur la dette souveraine grecque du 21 février 2012 calmera la tempête qui frappe les marchés obligataires. L’opération vise à ce que les investisseurs privés acceptent de renoncer à 107 des 206 milliards d’euros de dette publique qu’ils détiennent et que les Etats de la zone euro consentent un nouveau prêt de 130 milliards. L’accord conclu est une opération d’échange de dette. Les anciennes obligations sont échangées contre des nouvelles avec une décote de 53,5% de la valeur faciale (9) et un nouveau taux d’intérêt contractuel. Cette décote n’est pas une surprise pour les banques qui ont déjà provisionné les pertes. L’opération est un franc succès (10) puisque 83% des titres ont été volontairement proposés à l’échange le 9 mars (11). La participation est portée à plus de 95% en procédant à un échange obligatoire auprès des créanciers n’ayant pas répondu positivement à l’opération (clauses d’action collective engagées pour les créances de droit grec). A l’issue de cet échange, les Etats européens, le FMI, la BCE détiendront « plus des trois-quarts de la dette grecque »(12), ce qui signifie qu’une nouvelle crise de la dette souveraine grecque impactera peu les investisseurs privés. Une nouvelle source d’incertitude provient des CDS qui ont été souscrits à des fins de couverture ou de spéculation (achat à nu). Dans un premier temps, l’International Swaps and Derivatives Association(ISDA) (13)  avait annoncé, le 1er mars, que cet échange n’était pas « un événement de crédit ». Le 9 mars, elle a révisé son jugement (14). Désormais, l’ISDA considère que les clauses d’action collective forcent les détenteurs à accepter l’échange, ce qui constitue un évènement de crédit. Le défaut de paiement de la Grèce est reconnu sur un plan juridique et les CDS sont donc activés. D’après l’ISDA, l’exposition nette des CDS sur la Grèce s’élèverait à seulement 3,2 milliards de dollars. Pour estimer le coût global des CDS pour le secteur financier, il faut soustraire à ce montant la valeur résiduelle des obligations. Compte-tenu de l’incapacité de la Grèce à renouer avec la croissance, la soutenabilité de sa dette restante n’est pas assurée et les risques de contagion persistent. En tout état de cause, les dettes publiques des pays du Sud de la zone euro et de l’Irlande sont dorénavant considérées comme des actifs à risque, ce qui constitue un facteur de fragilisation du secteur bancaire européen. A ce titre, la récente remontée des taux sur les dettes publiques italienne et espagnole a provoqué, depuis fin mars, une baisse des valeurs boursières des banques européennes (graphique 2).

Cette crise financière fragilise le secteur bancaire de la zone euro qui peut être enclin à réduire ses expositions aux risques : un crédit crunch majeur est donc à craindre. La dernière enquête réalisée par la BCE, du 9 décembre 2011 au 9 janvier 2012, auprès des banques (15) sur les conditions d’attribution de crédit n’est pas très rassurante. Un durcissement des conditions est envisagé par 35% (contre 16% le trimestre précédent) des banques pour les crédits aux entreprises et par 29% (contre 18% le trimestre précédent) des banques pour les crédits immobiliers aux ménages. Face à une telle perspective, la BCE a procédé, le 21 décembre 2011, à une opération de refinancement à long terme (long term refinancing operation). Cette opération a remporté un large succès puisque 489 milliards d’euros de crédits ont été accordés au secteur bancaire. L’argent est prêté à 1% pour une durée de 3 ans. Même si les effets de cette mesure sont encore difficiles à apprécier, le président de la BCE, Mario Draghi a annoncé, en février, que cet apport de liquidité avait, de toute évidence, évité un credit crunch majeur. Le 29 février 2012, la BCE a lancé un deuxième plan de refinancement à long terme (16). La souscription a été très importante puisque 530 milliards d’euros ont été prêtés. Il est donc permis de penser que le credit crunch sera évité.

En conclusion, la sortie du secteur bancaire de la zone de turbulence repose sur quatre éléments clés :
i)    Seul un retour durable de la croissance dans l’ensemble de la zone euro est en mesure de consolider les finances publiques et réduire le nombre de faillites d’entreprises (17), ce qui diminuera de facto l’exposition des banques au risque de défaut, à charge pour les gouvernements européens et la BCE d’identifier et de mettre en place le « bon » policy-mix ainsi que les mesures structurelles adéquates.
ii)    L’Etat grec est en cessation de paiement, il ne faut pas que cette faillite des finances publiques s’étendent aux autres économies, car la crise bancaire est aussi un test de la solidité de la solidarité financière dans la zone euro, et il reste notamment à savoir si les Allemands seront plus enclins à soutenir l’Espagne ou l’Italie en cas de risque de défaut qu’ils ne l’ont été avec la Grèce.
iii)    La crise bancaire met vraisemblablement en avant des effets pro-cycliques de la réglementation prudentielle qui mériteraient d’être corrigés.
iv)    Les marges de manœuvre des gouvernements comme soutien de premier secours sont devenues très limitées en raison de leur endettement massif. En cas de nouveau choc majeur, la BCE pourrait n’avoir d’autre choix que d’être le prêteur en dernier ressort.

__________

[1] Il est à noter que la dépréciation financière (moins-value) de la valeur au bilan des actifs détenus dans les PSZEI implique une réduction automatique de l’exposition dans ces économies.

[2] http://www.bis.org/speeches/sp100921_fr.pdf

[3] http://ec.europa.eu/internal_market/insurance/solvency/background_fr.htm.

[4] European Banking Authority, 2011, http://stress-test.eba.europa.eu/pdf/EBA_ST_2011_Summary_Report_v6.pdf.

[5] European Banking Authority (2011), Methodogical Note – Additional guidance, June 2011.

[6] Le niveau minimal prudentiel exigé par Bâle II concernant le ratio « Core Tier 1 » est de seulement 2% et il augmente à 4,5% avec Bâle III (application en 2013). Ce ratio mesure la proportion des actifs pondérés du risque couverts par les fonds propres.

[7] Pour une banque dont le ratio tombe à x%, les besoins en recapitalisation correspondent à (5%-x)/x % des fonds propres après choc. Ainsi si x=4%, le besoin de recapitalisation correspond à 25% des fonds propres.

[8] « La corrélation entre taux d’intérêt sur les dettes publiques et sur les dettes privées va rendre difficile la résolution des crises des dettes souveraines dans la zone euro », Flash marchés, Natixis, 14 mars 2011 – N° 195, http://cib.natixis.com/flushdoc.aspx?id=57160.

[9] Par exemple, chaque ancienne obligation de valeur faciale 100 euros est échangée contre une nouvelle de 46,5 euros. Le FESF se porte garant sur 15 euros et l’Etat grec sur 31,5 euros.

[10] http://www.minfin.gr/portal/en/resource/contentObject/id/baba4f3e-da88-491c-9c61-ce1fd030edf6.

[11] En raison de détenteurs de dettes publiques non soumises au droit grec qui refusent de participer à l’opération, l’échéance du 9 mars (voir http://fr.reuters.com/article/frEuroRpt/idFRL6E8F54OO20120405) a été repoussée au 4 avril puis au 20 avril. L’Etat grec considère que ces refus d’échange ne sont pas en mesure de faire échouer l’opération car avec les clauses d’action collective, la participation volontaire ou contrainte passe à 95,7%. Face à ces investisseurs, l’Etat grec a le choix entre attendre encore un peu, respecter ses engagements contractuels (maintien du remboursement du nominal et des échéances d’intérêt initialement prévus), faire une nouvelle offre d’échange (mais il faut qu’elle soit équitable vis-à-vis de ceux qui ont déjà accepté la précédente) ou faire défaut avec d’éventuels risques de poursuite devant la justice internationale.

[12] Olivier Garnier, « Comprendre l’échange de dette publique grecque », Le Webzine de l’actionnaire – Analyses, Société Générale, 13 mars 2012, http://www.societegenerale.com/actiorama/comprendre-l%E2%80%99echange-de-dette-publique-grecque.

[13] http://www.isda.org/dc/docs/EMEA_Determinations_Committee_Decision_01032012Q2.pdf.

[14] http://www2.isda.org/greek-sovereign-cds/

[15] The Euro Area Bank Lending Survey, 1er février 2012, http://www.ecb.int/stats/pdf/blssurvey_201201.pdf.

[16] http://www.ecb.int/press/pr/date/2011/html/pr111208_1.en.html.

[17] « Les entreprises après la crise », Colloque Banque de France, 28 juin 2011, http://www.banque-france.fr/fileadmin/user_upload/banque_de_france/publications/Bulletin-de%20la-Banque-de-France/Bulletin-de-la-Banque-de-France-etude-185-2.pdf