Les impacts de la fiscalité carbone sur les ménages : les Français, pas tous égaux devant les coups de pompe

par Paul Malliet

La fiscalité des carburants ne peut expliquer à elle seule le mouvement social des gilets jaunes. Mais elle a fédéré le ressentiment d’une partie de la population française sur la question du pouvoir d’achat et a finalement conduit le gouvernement à renoncer à la hausse programmée de la composante carbone de la taxe intérieure sur la consommation sur les produits énergétiques (Contribution climat énergie, CCE) tout comme le rattrapage de la fiscalité du diesel sur celle de l’essence pour l’année 2019.

Nous ne reviendrons pas ici sur la question de l’évolution du pouvoir d’achat, (un article récemment paru dans le Portrait social de l’INSEE par des chercheurs de l’OFCE en fournit une analyse suffisamment détaillée), mais nous attacherons plutôt à déterminer l’hétérogénéité des situations et de leur exposition à la fiscalité carbone.

Les émissions ont crû entre 2016 et 2017 en France de 3,2 % (Eurostat 2018), nous éloignant un peu plus de la neutralité carbone en 2050 (Plan Climat 2017). Ce recul est inquiétant, d’autant plus que la Contribution climat énergie est supposée augmenter la tonne de CO2 jusqu’à 86,2 euros en 2022, soit quasiment le double d’aujourd’hui (44,6€ en 2018). La fiscalité carbone a un impact sur le niveau de vie des ménages et il est intéressant de comprendre les catégories les plus touchées par son augmentation.

Graphe1bon_post19-12La fiscalité sur l’énergie est régressive (voir graphique 1), et son impact pèse en moyenne presque cinq fois plus en proportion du revenu pour les 10% des ménages les plus modestes (décile 1 – revenu moyen par UC de 4 990 €) que les plus aisés (décile 10- revenu moyen par UC de 53 440 €), alors que le niveau d’émissions associées à l’usage du véhicule personnel et au logement est lui trois fois plus important pour le 10e décile que pour le premier.

Cette propriété connue de la fiscalité de l’énergie et pour laquelle nous avions déjà fourni des éléments d’analyse en 2017 (Evaluation du programme présidentiel) cache également des disparités fortes au sein des mêmes déciles (Voir graphique 2).

Graphe2_post19-12Si cette régressivité de la fiscalité carbone était déjà connue et précisée – par des travaux universitaires récents[1]–,le niveau de revenu n’explique pas l’ensemble de l’hétérogénéité des impacts, notamment au sein des mêmes déciles de niveau de revenu.

Le lieu de résidence joue un rôle significatif (voir graphique 3), les ménages habitant dans des zones urbaines inférieures à 20 000 habitants, sont plus touchés (0,25% du revenu) que ceux vivants dans les zones urbaines supérieures à 200 000 (0,19%), l’offre de transport alternatif à l’automobile étant plus concentrée dans ces zones. Toutefois ces indicateurs de moyenne cachent des situations individuelles pour lesquelles cet impact est supérieur à 0,5%, voire même supérieure à 1% pour une partie d’entre eux, et ce quelle que soit la taille de la zone urbaine. Si nombre de ces cas sont parmi les ménages les plus modestes (1er quintile), une partie de ceux appartenant notamment à la classe moyenne (Les 2e et 3e quintiles) connaissent également un impact important de la fiscalité du carbone sur leur revenu.

Graphe3_post19-12Une conclusion s’impose face à ce constat, le poids de la fiscalité carbone ne pèse pas de manière équivalente sur le revenu des ménages et dépend d’un ensemble de facteurs découlant des modes de vie. Ceux-ci d’ailleurs résultent de décisions soumises à de nombreuses contraintes – comme la pression des prix de l’immobilier qui pousse les ménages à s’éloigner des centres-villes – ou les conséquences des politiques favorisant l’étalement urbain et s’appuyant sur la mobilité individuelle. La transition rapide vers une société sobre en carbone est inévitable. Pour autant, l’impératif de justice sociale appelle à des politiques d’accompagnement et de compensation pour les plus exposés et les plus vulnérables. Un chèque énergie, sous condition de ressources, même associé à un chèque carburant tenant compte du lieu de résidence ne parviendrait pas à compenser l’hétérogénéité des situations exposées ci-dessus. Il ferait des gagnants, difficiles à justifier, et des perdants, opposants légitimes à la transition. L’acceptabilité sociale de la taxe carbone passe par la prise en compte des cas non moyens, difficilement identifiables par ces seules dimensions, sans quoi cette dernière sera vouée aux gémonies.

[1] Voir notamment sur les impacts redistributifs de la taxe carbone les travaux de Audrey Berry (2018) , Thomas Douenne (2018) et Aurélien Saussay (2018).




Mesurer le bien-être et la soutenabilité : un numéro de la Revue de l’OFCE

par Eloi Laurent

Ce numéro de la Revue de l’OFCE (n° 145, février 2016) présente certains des meilleurs travaux qui se développent à grande vitesse autour des indicateurs de bien-être et de soutenabilité.

Pourquoi vouloir mesurer le bien-être ? Parce que l’idée que la croissance économique représente le développement humain au sens où elle constituerait un bon condensé de toutes ses dimensions est tout simplement fausse. La croissance du PIB n’est pas une condition préalable du développement humain, c’est au contraire, désormais, souvent son entrave (comme l’illustre le coût sanitaire exorbitant de la pollution atmosphérique en Inde et en Chine, deux pays qui concentrent un tiers de la population humaine). Dès lors, l’augmenter ne suffit pas à se développer humainement, il y faut des politiques spécifiques qui se donnent pour objet direct l’éducation, la santé, les conditions environnementales ou encore la qualité démocratique. Sans la considération de cette pluralité du bien-être, une dimension, généralement la dimension économique, s’impose aux autres et les écrase, mutilant le développement humain des individus et des groupes (l’exemple de la santé aux Etats-Unis est particulièrement frappant à cet égard).

Pourquoi vouloir mesurer la soutenabilité ? Parce qu’un taux de croissance mondiale de 5 % aujourd’hui nous importe peu si le climat, les écosystèmes, l’eau et l’air qui sous-tendent notre bien-être se sont irrévocablement dégradés en deux ou trois décennies du fait des moyens déployés pour atteindre cette croissance. Ou pour le dire avec les mots du ministre de l’Environnement chinois, Zhou Shengxian, en 2011 : « si notre terre est ravagée et que notre santé est anéantie, quel bienfait nous procure notre développement ? ». Il faut donc actualiser notre bien-être pour que celui-ci ne soit pas qu’un mirage. Nos systèmes économiques et politiques n’existent que parce qu’ils sont sous-tendus par les ressources d’un ensemble qui les contient, la biosphère, dont la vitalité est la condition de leur perpétuation. Pour le dire brutalement, si les crises écologiques ne sont pas mesurées et maîtrisées, elles finiront par balayer le bien-être humain.

Les indicateurs de bien-être et de soutenabilité doivent donc entrer dans un nouvel âge, performatif : après avoir mesuré pour comprendre, il nous faut à présent mesurer pour changer. Évaluer pour évoluer. Car le changement qu’appellent ces nouvelles visions du monde économique est considérable. Ce temps de l’action implique toujours des choix et des arbitrages qui n’ont rien de simple. C’est précisément le double objet de ce numéro de la Revue de l’OFCE : montrer que les indicateurs de bien-être et de soutenabilité sont parvenus à maturité et qu’ils peuvent désormais non seulement changer notre vision du monde économique mais notre monde économique lui-même ; donner à voir les types de choix qui se présentent aux décideurs privés et publics pour mener à bien ce changement. Les deux parties qui composent ce numéro mettent à cet égard clairement en lumière la question de l’échelle pertinente de la mesure du bien-être et de la soutenabilité.

La première partie de ce numéro est consacrée au sujet relativement nouveau de la mesure du bien-être territorial en France. Mesurer le bien-être là où il est vécu suppose en effet de descendre vers l’échelle locale la plus fine : la nécessité de mesurer et d’améliorer le bien-être humain au plus près des réalités vécues par les personnes, de même que l’ampleur des inégalités spatiales dans la France contemporaine impose la perspective territoriale. Il existe au moins deux raisons fortes qui font des territoires (régions, métropoles, départements, villes), plus que les États-nations, les vecteurs par excellence de la transition du bien-être et de la soutenabilité. La première tient à leur montée en puissance sous le double effet de la mondialisation et de l’urbanisation. La seconde tient à leur capacité d’innovation sociale. On parle à ce sujet, à la suite de la regrettée Elinor Ostrom, de « transition polycentrique » pour signifier que chaque échelon de gouvernement peut s’emparer de la transition du bien-être et de la soutenabilité sans attendre une impulsion venue d’en haut.

Monica Brezzi, Luiz de Mello et Éloi Laurent (« Au-delà du PIB, en-deçà du PIB : Mesurer le bien-être territorial dans l’OCDE ») donnent à voir les premiers résultats de travaux théoriques et empiriques conduits actuellement dans le cadre de l’OCDE (accessibles de manière interactive sur le site http://www.oecdregionalwellbeing.org/ ) pour mesurer certaines dimensions du bien-être au niveau régional et appliquer ces nouveaux indicateurs au cas français afin d’en tirer d’utiles enseignements pour les politiques publiques.

Robert Reynard (« La qualité de vie dans les territoires français ») propose un panorama des résultats obtenus récemment par l’Insee à l’aide d’indicateurs territoriaux de qualité de vie qui permettent de constituer une nouvelle typologie des espaces français mettant en évidence huit grands types de territoires, qui se distinguent à la fois par les conditions de vie de leurs habitants (emploi, revenus, santé, éducation, etc.) et par les aménités que les territoires offrent à leur population (cadre de vie, accès aux services, transports, etc.). La nouvelle représentation de la France qui en résulte constitue une aide précieuse à la décision pour ceux qui ont en charge les politiques visant l’égalité des territoires.

Kim Antunez, Louise Haran et Vivien Roussez (« Diagnostics de qualité de vie : Prendre en compte les préférences des populations ») reviennent sur l’approche développée dans le cadre de l’Observatoire des territoires et mettent en lumière les indicateurs, proposés à des échelles géographiques adaptées, qui permettent de rendre compte du caractère multidimensionnel de la qualité de vie en France. Ici aussi, des typologies de territoires explorent le lien entre les aménités variées des cadres de vie et les aspirations diverses des populations qui y résident, pour souligner les déséquilibres existants et les leviers d’action publique mobilisables pour les réduire.

Enfin, Florence Jany-Catrice (« La mesure du bien-être territorial : travailler sur ou avec les territoires ? ») insiste sur une dimension fondamentale de ce débat sur la mesure du bien-être territorial français : la participation des citoyens à la définition de leur propre bien-être. Elle montre notamment que la portée des indicateurs retenus dépend du fait que celles et ceux qui les élaborent travaillent sur les territoires ou avec eux, c’est dans ce dernier cas seulement que le territoire et ses habitants deviennent de véritables acteurs dans l’élaboration d’une vision partagée.

Mais mesurer la soutenabilité suppose, à l’inverse de ces approches localisées, de remonter l’échelle géographique vers le national et même le niveau global. C’est l’objet des articles de la seconde partie de ce numéro qui porte sur un sujet dont l’importance a été encore soulignée par la récente loi sur la transition énergétique : l’économie circulaire. Il y a ici une différence cruciale à opérer entre une économie apparemment circulaire, qui concernerait un produit ou une  entreprise et la véritable circularité économique, qui ne peut s’apprécier qu’en élargissant la boucle pour parvenir à une vision systémique.

C’est ce qu’entendent démontrer Christian Arnsperger et Dominique Bourg (« Vers une économie authentiquement circulaire : réflexions sur les fondements d’un indicateur de circularité ») en s’interrogeant sur les principaux aspects, enjeux et questionnements que les concepteurs d’un indicateur d’économie authentiquement circulaire, s’il devait un jour être bâti au plan formel et technique, devraient prendre en compte. Ils concluent notamment que sans une vision systémique orientée vers la réduction, le rationnement et la stationnarité propres à l’approche perma-culturelle, l’idée d’économie circulaire restera constamment vulnérable à une récupération peut-être bien intentionnée, mais finalement de mauvais aloi.

Vincent Aurez et Laurent Georgeault (« Les indicateurs de l’économie circulaire en Chine ») s’efforcent justement d’évaluer la pertinence et la portée réelle des outils d’évaluation développés ces dernières années par la Chine pour donner corps à une politique intégrée d’économie circulaire ayant pour objectif d’assurer la transition vers un modèle sobre en ressources et bas carbone. Ces instruments, à bien des égards uniques mais encore insuffisants, se distinguent par leur caractère systémique et multidimensionnel et constituent dès lors un apport original au champ des indicateurs de soutenabilité.

Finalement, Stephan Kampelmann (« Mesurer l’économie circulaire à l’échelle territoriale : une analyse systémique de la gestion des matières organiques à Bruxelles »), mobilisant la théorie des systèmes socio-écologiques, se livre à un exercice particulièrement novateur consistant à comparer, selon une batterie d’indicateurs d’impact économiques, sociaux et environnementaux, deux trajectoires possibles pour la gestion municipale des flux de matières organiques à Bruxelles : un traitement centralisé par biométhanisation et un traitement par compostage décentralisé.

Ainsi donc, si le bien-être se mesure le mieux à l’échelle locale, la soutenabilité, y compris celle des territoires, s’évalue correctement en tenant compte de l’impact ressenti au-delà des frontières locales ou nationales. Des arbitrages apparaissent alors entre ces dimensions, dont l’exploration et la possible transformation en synergies au niveau territorial et national constituent les chantiers les plus prometteurs ouverts par la transition du bien-être et de la soutenabilité.




COP 21 : la nécessité du compromis

Par Aurélien Saussay

La Convention-Cadre des Nations Unies sur les Changements Climatiques (CCNUCC) a rendu publique, mardi 6 octobre 2015, une version préliminaire du projet d’accord qui formera la base des négociations lors de la Conférence de Paris en décembre prochain. Six ans après l’accord de Copenhague, présenté comme un échec, le secrétariat français met tout en œuvre pour assurer le succès de la COP 21 – au prix d’un certain nombre de compromis. Si elle réduit l’ambition du texte, la stratégie des « petits pas » permet seule d’arriver à un accord.

Le projet renonce à l’approche contraignante, où les contributions de chaque pays étaient négociées simultanément, pour la remplacer par un appel aux contributions volontaires, où chaque pays s’engage séparément. Cet abandon était nécessaire : le protocole de Kyoto, pour ambitieux qu’il fût, n’a jamais été ratifié par les Etats-Unis, principal émetteur mondial de carbone à l’époque – et la tentative d’élaborer son successeur sur le même modèle s’est soldé par une absence d’accord à Copenhague.

Les engagements, ou Contributions Prévues Déterminées au Niveau National (INDC), se répartissent en trois grandes catégories : la réduction des émissions par rapport au niveau d’une année donnée – généralement utilisée par les pays développés –, la réduction de l’intensité en émissions du PIB (la quantité de GES émise pour chaque unité de PIB produite), et enfin la réduction relative des émissions par rapport à un scénario de référence, dit « business-as-usual », qui représente la trajectoire projetée des émissions en l’absence de mesures spécifiques.

La plupart des pays émergents ont choisi d’exprimer leurs objectifs en intensité (Chine et Inde en particulier) ou en relatif à une trajectoire de référence (Brésil, Mexique et Indonésie notamment). Ce type de définition présente l’avantage de ne pas pénaliser leur développement économique – au prix certes d’une incertitude sur le niveau de l’objectif visé : si la croissance économique est supérieure aux projections retenues, l’objectif pourrait être rempli tout en obtenant une réduction des émissions plus faible qu’attendue. Par ailleurs, une partie de l’objectif est souvent indexée sur la disponibilité de financements et de transferts de technologie en provenance des pays développés – une condition à nouveau parfaitement légitime. Par sa contribution à la juste répartition des efforts entre pays développés, émetteurs de longues date, et pays au développement plus récent, la pluralité des objectifs est une source essentielle de compromis.

En ce qui concerne le niveau des cibles d’émissions visées à l’horizon 2030, si certaines sont triviales – on notera le cas de l’Australie qui propose d’augmenter ses émissions par rapport au niveau de 1990 – beaucoup impliquent une accélération des efforts en cours. Pour respecter ses engagements, l’Europe devra ainsi réduire ses émissions deux fois plus vite de 2020 à 2030 par rapport à la décennie précédente, les Etats-Unis une fois et demi ; la Chine devra réduire son intensité carbone trois fois plus rapidement qu’elle ne l’a fait ces cinq dernières années, l’Inde deux fois et demi.

A titre indicatif, si les INDCs rendues publiques à ce jour étaient pleinement réalisées, le réchauffement atteindrait, d’après le consortium de recherche Climate Action Tracker[1], 2,7°C au‑dessus des températures préindustrielles à la fin du siècle. Ce simple calcul doit toutefois être relativisé, puisqu’il est prévu que les engagements soient révisés tous les cinq ans et qu’il ne soit possible que de les durcir. Ce mécanisme de négociations itérées doit permettre progressivement de se rapprocher de l’objectif, toujours officiellement affiché, des 2°C.

Pour être efficace, la réalisation des engagements doit en outre être vérifiée et faire l’objet d’un suivi indépendant. Sur ce plan, si des lignes directrices sont mises en avant dans la version actuelle du projet d’accord, les négociations finales devront préciser les dispositions retenues. En l’absence d’un mécanisme de vérification efficace, les réévaluations successives des engagements pourraient se muer en une partie de poker menteur mondiale, et desservir au final la lutte contre le changement climatique.

Par ailleurs, l’existence d’engagements relativement ambitieux ne doit surtout pas retarder la mise en place de nécessaires mesures d’adaptation, qui font pour l’heure l’objet d’un unique article du projet provisoire, sans référence aux moyens financiers qui y seront consacrés. C’est l’une des principales faiblesses du projet, avec la question du financement –  le Fonds Vert pour le Climat, qui devait être doté de 100 milliards de dollars dès 2010 et n’a levé que 10,2 milliards à ce jour, y est à peine mentionné.

En tournant la page de Copenhague, le projet d’accord de Paris peut constituer un grand pas en avant pour la préservation du climat. Il résulte d’un changement de méthode et d’une série de compromis qui, s’ils réduisent son ambition, sont absolument nécessaires à son existence même. Une plus grande exigence quant aux objectifs du texte pourrait conduire à l’échec des négociations, et serait autrement plus dommageable. Dans sa version actuelle, le projet d’accord fournit une base robuste pour la coordination future des efforts contre le changement climatique.

 


[1] Consortium des organismes de recherches suivant : Climate Analytics, Ecofys, NewClimate Institute, Postdam Institute for Climate Impact Research




La justice climatique, sésame de la COP 21

par Eloi Laurent

Les négociations climatiques ne peuvent pas se limiter à une discussion technique entre experts sur la foi de données scientifiques : elles doivent prendre la forme d’un dialogue politique ouvert nourri par une réflexion éthique qui implique les citoyens. Sur quoi doit porter ce dialogue ? Alors que la COP 21 s’ouvre dans deux mois à Paris, il apparaît de plus en plus clairement que la clé d’un possible accord n’est pas l’efficacité économique mais la justice sociale. La « croissance verte » est une ambition du siècle passé qui n’a qu’un faible pouvoir mobilisateur dans un monde rongé par les injustices. Il importe bien plutôt de souligner le potentiel d’égalité d’une action résolue contre le changement climatique, au plan national et global.

Trois enjeux permettent de comprendre que la justice sociale se trouve au cœur des négociations climatiques. Le premier tient au choix des critères de répartition du budget carbone entre les pays en vue d’atténuer le changement climatique (environ 1 200 milliards de tonnes de carbone qu’il nous reste à émettre dans les trois à quatre prochaines décennie pour limiter la hausse des températures terrestres autour de 2 degrés d’ici à la fin du 21e siècle). Divers indicateurs peuvent être utilisés à la fois pour estimer ce budget carbone et pour le répartir équitablement entre les pays, et ces indicateurs doivent être débattus, mais on ne pourra pas, en tout état de cause, faire l’impasse sur cet enjeu à Paris. On peut montrer que l’application d’un critère hybride, mais relativement simple de justice climatique, aboutit à diviser par presque deux les émissions mondiales dans les trois prochaines décennies, ce qui permet de garantir l’objectif des 2 degrés et même de viser une hausse des températures proche de 1,5 degré, renforçant ainsi le caractère juste de cette règle commune à l’égard des pays et des groupes sociaux les plus vulnérables.

Le deuxième enjeu est celui de l’adaptation au changement climatique, c’est-à-dire à la fois l’exposition et la sensibilité différenciée, selon les pays et les groupes sociaux, à l’égard des phénomènes climatiques extrêmes et la hausse des températures planétaires. Il importe ici aussi de choisir des indicateurs pertinents de vulnérabilité climatique pour répartir justement les financements disponibles (qui devront être portés à 100 milliards de dollars par an dès 2020). Mais, il sera très difficile de mobiliser les sommes nécessaires sans faire évoluer les négociations climatiques de la logique quantitative actuelle vers une logique de prix (version anglaise ici).

Enfin, le combat contre les inégalités apparaît comme le moyen le plus efficace d’impliquer les citoyens dans le dialogue climatique. La lutte contre le changement climatique doit être comprise non pas comme une menace sociale ou une opportunité de profit mais comme un levier d’égalité : une chance de réduire les disparités de développement humain entre les pays et au sein des pays.

Le cas de la Chine montre comment la contrainte de la réduction des émissions de CO2 peut se transformer en instrument de réduction des inégalités : la limitation de la consommation de charbon réduit, simultanément, les émissions de gaz à effet de serre du pays et les dégâts des particules fines sur la santé des Chinois, ceux-ci étant répartis de manière très inégale sur le territoire et donc au sein de la population. Il en va de même de la souhaitable régulation du trafic automobile dans les zones urbaines françaises, qui représenterait à la fois un gain sanitaire et une réduction des émissions liées à la mobilité. Ce double dividende climat-santé (réduire les émissions afin de contenir le réchauffement a un effet indirect, l’amélioration de la santé) doit donc être mis au cœur des négociations de Paris. La lutte contre le changement climatique est une chance de réduire des inégalités qui s’annoncent ravageuses : en croisant la carte « sociale » et la carte « climatique », nous pouvons ainsi prévoir que l’impact des canicules sera le plus fort dans les régions où l’exposition climatique est importante et où la part des personnes âgées isolées est élevée. Le risque climatique est un risque social-écologique. L’inégalité face à ce risque est une inégalité environnementale. La COP 21 n’a pas pour but de « sauver la planète » et encore moins de « sauver la croissance » mais de « sauver notre santé » en protégeant les plus vulnérables du pire de la crise climatique.

 




Négocions un signal-prix mondial du carbone, et vite !

par Stéphane Dion [1] et Éloi Laurent

Vingt ans après la Conférence de Rio, et alors qu’une nouvelle conférence sur le climat s’ouvre à Bonn lundi 14 mai 2012, un constat d’échec s’impose sur le front de la lutte contre les changements climatiques induits par l’activité humaine. Nous ne pourrons pas échapper à un grave dérèglement du climat si nous continuons de la sorte. Il nous faut changer de direction, et vite. 

L’Agence internationale de l’Énergie prévoit un réchauffement de plus de 3.5° C à la fin du 21e siècle si tous les pays respectent leurs engagements, et de plus de 6° C s’ils se limitent à leurs politiques actuelles. À ce niveau de réchauffement, la science du climat nous prévient que notre planète deviendra bien moins hospitalière pour les humains et moins propice à toutes les formes de vie.

À la Conférence de Durban de décembre 2011, les pays ont exprimé leur vive inquiétude quant à l’écart entre leurs propres engagements et l’atteinte de l’objectif de limiter le réchauffement en-deçà de 2° C (par rapport à l’ère pré-industrielle). Ils ont promis de redoubler d’effort en vue d’abolir cet écart. Pourtant, ils ne se sont pas engagés à atteindre des cibles plus contraignantes. Nous faisons dès lors face à une distance de plus en plus insoutenable entre l’urgence de l’action et l’inertie des négociations mondiales.

Les pays développés refusent de renforcer leurs politiques climatiques tant que les autres grands émetteurs n’en feront pas autant. Mais les pays émergents, en particulier la Chine et l’Inde, avec des taux de croissance annuelle de leur produit intérieur brut de 8 à 10 %, n’accepteront pas, dans un avenir prévisible, de cibles de réduction en volume de leurs émissions de gaz à effet de serre. Ces pays pourraient en revanche être plus ouverts à l’idée de prélever un prix sur la tonne de CO2, harmonisé au plan mondial, dont le revenu leur appartiendrait, et auquel leurs compétiteurs économiques seraient eux aussi astreints.

Selon nous, le meilleur instrument de coordination internationale qu’il faille établir pour lutter contre les changements climatiques est ce signal-prix mondial du carbone. C’est pourquoi nous proposons de concentrer les négociations à venir sur cet objectif essentiel.

Voici ce que nous proposons (voir le détail, en version française http://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/dtravail/WP2012-15.pdf et anglaise) : chaque pays s’engagerait à instaurer, sur son territoire, un prix du carbone aligné sur une norme internationale validée par la science, en vue d’atteindre, ou du moins, de nous rapprocher le plus possible, de l’objectif de plafonnement du réchauffement planétaire à 2° C. Chaque pays choisirait de prélever ce prix par la fiscalité ou par un système de plafonnement et d’échange de permis d’émissions (un « marché du carbone »).

Les gouvernements seraient libres d’investir à leur gré les revenus issus du paiement du prix pour les rejets de carbone et de l’abolition correspondante des subventions aux énergies fossiles. Ils pourraient, par exemple, investir dans la recherche-développement en matière d’énergies propres, dans les transports en commun, etc. Ils pourraient aussi choisir de corriger les inégalités sociales dans l’accès à l’énergie.

Les pays développés auraient l’obligation de réserver une partie de leurs revenus pour aider les pays en voie de développement à instaurer des politiques d’atténuation, d’adaptation et de création de puits de carbone (reforestation, par exemple). L’apport respectif de chaque pays développé serait proportionnel à ce que représentent ses émissions de gaz à effet de serre par rapport à l’ensemble des émissions de tous les pays développés.

En vertu de cet accord international, les pays auraient le droit de taxer, aux frontières, les produits en provenance d’un pays qui n’aurait pas établi un prix du carbone conforme à la norme internationale. Le message serait clair pour tous les grands émetteurs : si vous ne prélevez pas un prix carbone sur vos produits avant de les exporter, les autres pays le feront à votre place, et ce sont eux qui en tireront des revenus. Chaque pays verrait ainsi que son intérêt commercial est de se conformer à l’accord international, à tarifer ses propres émissions et à utiliser comme il l’entend les revenus qu’il en tirerait.

Ainsi, le monde serait doté à temps d’un instrument essentiel à son développement soutenable. Les émetteurs de carbone seraient enfin obligés d’assumer le coût environnemental de leurs actions. Les consommateurs et les producteurs seraient incités à choisir les biens et les services à plus faible teneur en carbone et à investir dans de nouvelles technologies qui réduisent leur consommation d’énergie et leurs émissions polluantes.

Nous devons négocier ce signal-prix mondial du carbone, et vite. Quel meilleur endroit pour engager cette démarche qu’à Rio, là-même où le problème du changement climatique a été reconnu par la communauté internationale voilà 20 ans ? 


[1] Stéphane Dion est député à la Chambre des Communes du Canada ; ancien ministre de l’Environnement du Canada, il a présidé la 11e Conférence des Parties à la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques, tenue à Montréal en 2005 (COP 11).