La Chine se normalise et son commerce devient ordinaire

Par Christine Rifflart et Alice Schwenninger [1]

Au-delà de la guerre commerciale que se livrent les Etats-Unis et la Chine, l’un pour protéger ses emplois, l’autre pour asseoir son autorité de leadership sur la scène internationale, la Chine poursuit la mutation de son modèle de développement au profit de son marché intérieur. Inscrit dans le plan quinquennal 2011-2015, cet objectif est réaffirmé dans celui de 2016-2020, avec en plus ceux de renforcer le contenu technologique de l’offre productive domestique et de poursuivre l’internationalisation de l’économie du pays. Cette transformation, ou plutôt cette normalisation de l’économie chinoise se reflète dans la nature des échanges avec l’extérieur et bouleverse le rôle tenu par la Chine dans le commerce mondial. C’est en tout cas ce qui ressort de plus en plus de l’analyse du commerce extérieur chinois, et notamment de son commerce de ‘biens ordinaires’.

D’un modèle de croissance basé sur l’insertion à grande échelle dans les chaines de valeur mondiales à un modèle désormais plus autocentré, tiré par l’émergence d’un nouveau mode de consommation, les transformations de l’économie chinoises sont allées de pair avec

  • la normalisation du rythme de croissance de l’économie, passé d’une moyenne de 10,5 % par an pendant 20 ans à 7,5 % sur la période 2011 – 2017 ;
  • et la réduction des déséquilibres extérieurs, particulièrement marqués sur la deuxième moitié des années 2000 (graphique 1). D’une moyenne de 7% entre 2005 et 2010 (avec un pic à 10 % en 2007), l’excédent courant se situe depuis 2011 autour de 2% du PIB avec une tendance baissière en fin de période. En 2017, le solde courant se situe à 1,3 % du PIB et au premier trimestre 2018, il est négatif de 0,4 % du PIB, du jamais vu depuis 2001.

Ce rééquilibrage des comptes externes entre les périodes 2005-2010 et 2011-2017 est visible dans tous les postes des échanges courants :

  • Bien qu’encore élevé, l’excédent commercial s’est réduit pour passer de 6,2 % du PIB à 4% du PIB entre les deux périodes. Les exportations de marchandises ont baissé de plus de 7 points de PIB tandis que les importations se sont contractées de 5 points. La place des échanges avec l’extérieur dans l’économie se situe à un niveau plus conforme à celle attendue d’un grand pays : le taux d’ouverture se situe en 2017 à 16 % du PIB, contre plus de 27 % entre 2005 et 2007. Après deux années de baisse, les exportations et les importations sont reparties à la hausse au début 2017 et l’excédent commercial s’est dégradé sensiblement. Cette dégradation se poursuit sur les cinq premiers mois de l’année 2018.
  • Les échanges de services, historiquement équilibrés, accusent un déficit depuis 2011, qui est allé croissant jusqu’en 2014 avant de se stabiliser autour de 2% du PIB. Ce déficit s’explique par celui du tourisme. Alors que les dépenses de touristes étrangers en Chine restent stables, celles des touristes chinois séjournant à l’étranger se sont accrues, et surtout à partir de 2014 avec la prise en compte dans les données statistiques, des dépenses courantes par carte bancaire. Or, il semblerait qu’une partie de ces dépenses recouvrent des sorties de capitaux liées à des investissements chinois à l’étranger.[2]
  • Enfin, depuis 2011, les revenus nets de facteurs sont redevenus légèrement négatifs. Ce déficit est lié à la forte baisse des revenus du capital, en lien avec la baisse des taux d’intérêt mondiaux.

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Mais au-delà de ces données, c’est surtout la qualité des échanges qui a été bouleversée. Cette mutation du commerce extérieur chinois, visible depuis le début de la décennie et décrite par le CEPII en 2015, s’est encore accélérée dans les années récentes. En reprenant la distinction entre ‘commerce ordinaire’, basé sur les exportations de biens fabriqués principalement à partir d’inputs domestiques et les importations destinées à la demande domestique, et ‘commerce de processing’, tourné vers des opérations d’assemblage à fort contenu en inputs importés et destinés à la réexportation, on peut appréhender cette transformation qui se répercute dans la dynamique du commerce mondial.

Comme on peut le voir à travers les graphiques 2 et 3, le commerce extérieur chinois est tiré par le commerce de biens ordinaires. Les importations ordinaires représentent désormais 80 % des importations totales de marchandises contre 50 % dix ans plus tôt. Leur croissance est soutenue par l’émergence d’une nouvelle classe moyenne dont les revenus croissants permettent un nouveau mode de consommation, et notamment en biens importés, souvent gage de qualité et de sécurité. La demande est notamment forte pour les biens de consommation courante (automobile, agroalimentaire, …) mais aussi pour les produits de luxe (cosmétique, montres, lunettes, voiture, bijoux,). Cette stratégie est plutôt encouragée par les autorités. Plusieurs cycles de baisse de la protection tarifaire ont eu lieu depuis 2015, le dernier cycle datant du début 2018, et de nouvelles mesures devraient encore avoir lieu prochainement. Du coté des exportations de biens ordinaires, celles-ci représentent aujourd’hui 70 % des exportations totales de marchandises. A côté des produits traditionnels, le gouvernement soutient la montée en gamme de ces exportations et encourage les produits au contenu de moyenne et haute technologies. La priorité est aussi à la diversification des débouchés et notamment la réorientation vers les pays émergents.

Simultanément, la Chine se désengage des chaines de valeur internationales. Le ‘commerce de processing’ stagne en valeur depuis 2011. Résultat, les importations d’inputs liés à des activités de processing et destinés à être réexportés représente désormais moins de 20 % des exportations totales de marchandises, contre 30 % en 2007 et 40 % pendant les années 90. Plusieurs facteurs expliquent ce retrait qui marque la normalisation de la place de la Chine dans l’économie mondiale : hausse des salaires, réorientation vers des activités à plus fort contenu technologique, volonté d’une meilleure répartition des fruits de la croissance, appréciation du taux de change.

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C’est pourtant le commerce de processing qui garantit l’excédent commercial chinois (graphique 4). Avec un surplus de 360 milliards de $ en moyenne depuis 2012, il apparaît comme plus stable que le solde de commerce ordinaire qui fluctue sensiblement d’une année sur l’autre. C’est notamment la très forte reprise des importations de biens ordinaires qui explique la dégradation du solde commercial en 2016 et 2017 et l’entrée du solde courant dans le rouge au début 2018.

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En conclusion, le désengagement de l’économie chinoise des chaines de valeur internationales est structurel et participe au ralentissement du commerce international au cours de la présente décennie (voir Bloc notes Eco de la Banque de France). Mais malgré le recul de ces activités de processing, celui-ci conserve une place prédominante dans l’excédent courant chinois, que les autorités pourraient vouloir préserver au moins à court-moyen termes. Simultanément, l’ouverture du marché domestique aux biens de consommation étrangers s’accompagne d’une stratégie offensive de montée en gamme des exportations ordinaires et de diversification des débouchés au profit notamment des autres pays émergents. La Chine continue sur le chemin des réformes et de l’internationalisation de son économie. Le retour au protectionnisme n’est donc pas au rendez-vous et le gouvernement chinois saura protéger ses intérêts. La guerre commerciale sino-américaine n’est pas finie.

 

[1] Stagiaire au Département analyse et prévision

[2] Dans son article ‘China’s current account : external rebalancing or capital flight ?  , publié en juin 2017, A. Wong montre que ces fuites de capitaux ‘masquées’ sous-évalueraient le solde courant d’un point de PIB en 2015 et 2016. Cette estimation est inférieure à celle du FMI pour qui le solde courant, corrigé de cet effet, serait de 5,1 % en 2015 et 4,4 % en 2016 au lieu de 2,8 % et 1,8 % respectivement.




L’acier peut-il réveiller la politique industrielle européenne ?

par Sarah Guillou

La question de la sidérurgie européenne était à l’ordre du jour du Conseil européen « Compétitivité » qui s’est tenu le lundi 29 février 2016. Une des conclusion de ce Conseil a été l’expression d’une demande de réduction de deux mois des enquêtes anti-dumping. Cette demande fait suite à la lettre adressée le 5 février par les ministres de 7 pays européens, dont la France, l’Allemagne, l’Italie et le Royaume-Uni à la Commission européenne, l’exhortant de prendre des mesures de protection du secteur sidérurgique vis-à-vis de la concurrence jugée déloyale de la Chine et de la Russie.

La sidérurgie, successivement moteur du développement industriel en Europe,  moteur de la cohésion européenne avec la CECA (Communauté européenne du charbon et de l’acier) pour devenir ensuite le théâtre des vents violents de la globalisation puis symbole du recul industriel de l’Europe sera-t-elle le secteur du retour de la politique industrielle européenne ?

Rétrospectivement, on peut se demander si les difficultés de la sidérurgie européenne, à la fois soumise au contrôle tatillon de la Direction de la concurrence européenne et aux importations chinoises à bas coût, ne sont pas en partie le symptôme d’une politique industrielle européenne défaillante, coincée entre une politique de la concurrence très active et une politique commerciale timorée ?

De fait, l’histoire de la sidérurgie européenne retrace assez fidèlement l’histoire de la politique industrielle européenne : centrale et sectorielle à l’heure de la CECA, autorisant de nombreuses aides publiques au secteur à titre dérogatoire, elle devint ensuite principalement horizontale et subordonnée à la politique de concurrence. Finalement, elle n’a trouvé son exercice qu’aux moyens de la politique commerciale en réponse à l’intensification de la concurrence des pays émergents. Dans la sidérurgie, depuis les années 1980, aucune mesure d’alliances ou de regroupement européen n’a été envisagée, aucun plan européen de rationalisation des capacités de production n’a limité la diminution des emplois de la sidérurgie européenne. Cette diminution a été de concert avec l’évolution de la spécialisation du continent sur les produits d’acier à haute technicité. Mais même ces emplois-là sont aujourd’hui menacés. Une autre politique industrielle pourrait-elle les sauver ?

L’état du secteur en Europe

Le secteur de la sidérurgie rassemble aujourd’hui 360 000 emplois dans l’Union européenne. Le secteur européen a perdu près d’un quart de sa main-d’œuvre depuis 2009 et les suppressions d’emplois ont accéléré : 3 000 emplois supprimés au cours des 6 derniers mois.

En termes de production, la sidérurgie génère 180 milliards de chiffres d’affaires produisant 170 millions de tonnes sur 500 sites de production dans 23 Etats membres. Si on considère les pays européens pris isolément, l’Allemagne est à la 7e place, l’Italie à la 11e et la France à la 15e place dans le classement des producteurs d’acier. Le secteur est dépendant des importations de minerais de fer et d’alumine ainsi que du charbon. Fort heureusement, la baisse des prix de ces matières premières a accompagné la baisse du prix de l’acier. L’industrie est très capitalistique nécessitant des investissements importants. En même temps, le transport de bobines d’acier et de produits plats est peu onéreux, ce qui rend les importations plus aisées.

La crise économique de 2008 s’est répercutée en cascade sur le secteur, les produits de l’acier constituant des consommations intermédiaires de nombreux secteurs de l’industrie mais aussi de la construction.  Par ailleurs, les acteurs européens font face à des contraintes environnementales plus élevées qu’ailleurs. L’industrie sidérurgique étant très émettrice de CO2, elle est très sensible au prix du carbone et au changement de réglementation. La sidérurgie est un acteur clé du système d’échanges de quotas d’émissions de gaz à effet de serre européen et si la crise a permis au secteur d’engranger des bénéfices par la vente de surplus de droits d’émissions, les acteurs aujourd’hui en difficulté vis-à-vis de leurs concurrents non-européens seront très sensibles à la prochaine réforme du système pour la période 2020-2030.

Certaines entreprises sont aujourd’hui en grande difficulté. C’est le cas d’Arcelor Mittal qui a annoncé une perte record pour 2015 (près de 8 milliards d’euros), notamment en raison de la nécessité de déprécier ses mines et ses stocks d’acier. L’entreprise, qui est très endettée en raison de ses acquisitions nombreuses en Europe, envisage de fermer des usines. De son côté Tata Steel a fermé des sites britanniques. Au Japon, Nippon Steel qui vient de monter au capital du français Vallourec et s’apprête à racheter le japonais Nisshin Steel, résiste mieux.

Les difficultés du secteur qui a accumulé des capacités excédentaires depuis la crise se sont accentuées avec le retournement conjoncturel chinois. Ainsi, l’année 2015 aura été la première année de baisse (-3%) de la production mondiale (1 622 millions de tonnes) après 5 années de hausse. L’ajustement de la production globale à la baisse de la demande n’a pas été immédiat, les prix ont d’abord constitué la variable d’ajustement. La baisse de la production est le signal de fermetures de site, d’usines comme d’exploitation minière. Elle scelle un cycle de croissance de la production chinoise qui a fortement déstabilisé le marché.

La tornade chinoise

La production chinoise a doublé de volume entre 2000 et 2014 et représente à présent à elle seule plus de deux fois la production combinée des 4 autres plus grands pays producteurs que sont le Japon, l’Inde, la Russie et les Etats-Unis. Cette performance est le résultat d’un soutien massif des pouvoirs publics et du dynamisme de la construction, des investissements d’infrastructure, de la production de machines et d’automobiles du marché chinois et d’un accès privilégié au minerai de fer. La Chine produit près de 50 % de l’acier mondial, soit environ 800 millions de tonnes d’acier. Le deuxième producteur mondial est le Japon avec une centaine de millions de tonnes. La troisième place se dispute entre l’Inde et les Etats-Unis autour de 5%. Si on inclut l’Europe à 28 comme entité alors celle-ci prend la deuxième place avec 10% de la production mondiale (Source: World Steel  Association). Mais le ralentissement de l’économie chinoise et la forte inertie des capacités de production dans la sidérurgie ont créé de larges excédents de capacités que les autorités tentent aujourd’hui de réduire. Les besoins nationaux de la Chine sont de l’ordre de la moitié de sa production, donc elle en exporte l’autre moitié. Ces 400 millions de tonnes représentent deux fois la production européenne. Le prix de l’offre chinoise est, par conséquent, susceptible de bousculer fortement les équilibres des autres pays. Les excédents de capacité sont dirigés vers les marchés étrangers à bas prix pour être écoulés, les exportateurs chinois ne se privant pas de brader leurs produits sidérurgiques. Ainsi les exportations de la Chine en Europe sont passées de 45 millions de tonnes en 2014 à 97 millions de tonnes en 2015, plus que la production allemande de 43 millions de tonnes.

La Chine devrait subir aussi une importante baisse de ses effectifs et certains sites de production ont déjà fermé, submergés par un endettement colossal. Les aciéristes chinois perdent de l’argent et les faillites des petites unités vont se succéder. Toutefois les grosses unités, très souvent propriété publique, résistent (au prix d’un fort endettement) et deviennent d’agressifs prédateurs non seulement en termes de prix mais également en termes de capacités d’acquisition. Les faiblesses des entreprises européennes les rendent aussi vulnérables aux acquisitions étrangères. China Hebei Iron et Steel Group seraient ainsi sur le point d’acquérir un sidérurgiste serbe, ce qui serait encore un autre moyen d’entrer en Europe.

La réponse politique

 Les pouvoirs publics ont longtemps été fortement impliqué dans le secteur sidérurgique. Secteur stratégique pour le développement économique d’après-guerre, le secteur est à l’origine de la construction économique européenne alors que la politique des « petits pas » de Robert Schuman conduisit à placer sous une autorité commune les productions de charbon et d’acier de la France et de l’Allemagne ensuite rejointes par d’autres pays. Le secteur a ensuite longtemps bénéficié de nombreuses subventions et aides publiques entretenant des surcapacités relativement à la demande, estimée aujourd’hui à 10-15 % de la production. Puis, s’émancipant progressivement de la puissance publique, le secteur fut exclut, au milieu des années 1990, de la liste des secteurs en difficulté éligibles aux aides à la restructuration et au sauvetage. Toutefois, les aides d’Etat n’ont jamais complètement disparu mais aujourd’hui, la Commission européenne, via la Direction de la concurrence, applique assez strictement le principe de l’investisseur du marché pour juger de la légalité de l’aide publique.

Traquant les distorsions de concurrence sur son propre marché, la Commission européenne a récemment ouvert une enquête sur les aides italiennes (de 2 milliards d’euros) au sidérurgiste Ilva et a exigé de la Belgique qu’elle rembourse 211 millions d’euros d’aides versées au sidérurgiste Duferco. La Commission avait ouvert une enquête en 2013 sur les aides versées par la « Belgian Foreign Strategic Investments Holding » (FSIH) qui est une instance créée en 2003 par la Société wallonne de gestion et de participations (SOGEPA) afin d’investir dans la sidérurgie. Ces aides versées entre 2006 et 2011 par le gouvernement wallon ont été jugées comme créant des distorsions de concurrence sur le marché européen. En effet, pour la Commission, des investisseurs privés n’auraient pas volontairement procédé à de tels investissements. Ces subventions du gouvernement wallon ont donc constitué une aide créant un désavantage pour les concurrents. La Commission reconnaît que la concurrence étrangère est très forte mais juge que le meilleur moyen d’y faire face est d’avoir des acteurs européens autonomes et solides. Elle fait remarquer qu’en dépit des aides du gouvernement, le groupe Duferco a supprimé toute son activité en Belgique, les aides n’ayant que reporter la sortie d’une entreprise qui n’était pas viable. Aujourd’hui la Commission soutient la reconversion des travailleurs de la région wallonne à travers le fonds « European Globalisation Adjustment Fund ». Il s’agit de combattre la course aux aides publiques en Europe qui serait au final préjudiciable au secteur.

En parallèle, des mesures de rétorsions commerciales dites anti-dumping ont été mises en place par la Commission européenne. Cette dernière a imposé des droits anti-dumping provisoires jusqu’à 25,2 % sur les importations de certains produits d’acier de la République de Chine et des droits jusqu’à 12 % sur les importations en provenance de Taïwan à la suite d’une plainte d’EUROFER (l’association européenne de l’acier) en mai 2014. L’enquête de la CE aura finalement conclu que la Chine et Taiwan vendaient à des prix de dumping. Plus récemment, Cecilia Malström, chargée de la politique commerciale à la Commission européenne, a écrit à son homologue chinois en le prévenant qu’elle allait lancer 3 investigations anti-dumping à l’égard des exportateurs chinois (février 2015) : dans le domaine des tuyaux sans soudure, des tôles lourdes et des aciers plats laminés à chaud. Des droits anti-dumping provisoires (entre 13 et 26%) ont été également décidés le 12 février 2016 (plainte de 2015) à l’égard de la Chine et de la Russie.

Une trentaine de mesures anti-dumping protègent la sidérurgie européenne, mais les Etats membres dont le secteur est particulièrement affecté par la concurrence chinoise appellent à une intensification des mesures. Les responsables politiques s’insurgent contre les exportations à perte de la Chine et réclament des mesures européennes. Ils envient les mesures américaines qui sont prises plus rapidement et qui ne lésinent pas sur les montants des droits : les Américains ont imposé des droits jusqu’à 236%. Or la nature de ces mesures dépendent du statut économique  accordé à la Chine. Les mesures anti-dumping ne se définissent pas de la même manière. Tant que la Chine n’est pas une économie de marché, on suppose qu’elle soutient fortement ses secteurs et donc que ses prix ne sont pas des prix de marché. L’Italie se bat en Europe pour empêcher qu’on accorde ce statut à la Chine, alors que le Royaume-Uni soutient la Chine à l’OMC (bien que son industrie soit également en difficulté). La Commission a reporté sa décision à l’été.

Quelle politique pour demain ?

Faut-il laisser disparaître la production d’acier en Europe ? C’est encore plus de 300 000 emplois en Europe, certes sur plus de 35 millions d’emplois dans l’industrie manufacturière en 2014. Secteur symbolique de l’industrie lourde, secteur fournisseur des industries du transport et de la défense mais aussi de la construction, sa disparition tournerait définitivement une nouvelle page de l’industrie européenne.

Doit-on reconnaître que, suivant la théorie des avantages comparatifs, il vaut mieux acheter de l’acier chinois moins cher et utiliser les revenus dégagés à d’autres usages qui rapporteront plus ? Ne faut-il pas, par exemple, utiliser ces revenus pour requalifier les employés ? En théorie oui, mais les revenus dégagés sont obtenus par les acheteurs d’acier, ce sont eux qui devraient alimenter le Fonds européen de reconversion. Faudrait-il alors taxer la consommation d’acier devenu alors moins cher ? La faille de raisonnement  apparaît quand on réalise que ce qui est vrai au niveau des équilibres macroéconomiques se réconcilie difficilement avec les déséquilibres microéconomiques : ceux qui perdent leurs emplois aujourd’hui ne sont pas les consommateurs qui gagnent. Au final, les articulations microéconomiques peuvent fausser les équilibres macroéconomiques.

La disparition des savoir-faire est bien l’enjeu principal car là est le véritable gaspillage des ressources. Tant que les qualifications sont un facteur de compétitivité, les difficultés liées à l’insuffisance de la demande doivent être considérées comme des difficultés transitoires qu’il faut gérer le mieux possible. Il ne faut exclure ni l’apport de capitaux étrangers ni les aides publiques. Ce qui justifie en effet ces investissements, ce sont les rendements espérés de l’usage du capital humain. Pour gérer ces difficultés, il faudrait aussi admettre que des alliances sur des segments de marché sans difficultés soient possibles même si elles confèrent des excès de pouvoir de marché, dès lors que la marge qu’elles permettent autorisent le maintien d’activité en difficulté conjoncturelle.

C’est pourquoi il faut ouvrir la politique de la concurrence à des incises de politique industrielle (qui s’inquiète des savoir faire) et de la politique commerciale (qui apprécie le  caractère conjoncturel et/ou déloyal de la concurrence).

Il faudrait mettre les acteurs européens autour d’une table – ils sont déjà regroupés dans Eurofer – et avec la Commission européenne envisager un plan européen de gestion des surcapacités et susciter des alliances. La Direction de la concurrence de la Commission européenne doit dépasser sa rigidité intellectuelle et adapter sa lecture de la concurrence à la nature de la globalisation contemporaine. Bien que reposant sur une logique non contestable au nom du marché unique, la logique de la Direction de la concurrence n’est parfois plus adaptée à la concurrence contemporaine qui se déploie sur la chaîne de valeurs mondiales et qui est sans équivalent avec le marché européen du 20e siècle. Qui peut croire que le pouvoir de marché issu d’une fusion européenne ne serait pas contesté très rapidement par des acteurs étrangers si la nouvelle entreprise se mettait à profiter de son pouvoir de marché ? Les limites au pouvoir du marché  sont bien plus fortes au 21e siècle, la faible inflation et la dépression des prix des matières premières en est une des illustrations. Le risque des abus de pouvoirs des multinationales est moins dans des excès de prix que dans des excès de captation de clientèle et des excès de détournement fiscal. Ce dernier point semble d’ailleurs avoir été bien compris par la Commission européenne. A cela s’ajoute la concurrence des nouveaux usages conduits par le digital auxquels les industriels ne peuvent se soustraire. Autrement dit, la concurrence n’est plus ce qu’elle était, les excès de pouvoir des firmes ne s’expriment plus guère dans les prix ou les restrictions de quantité.

Politique de concurrence, politique industrielle et politique commerciale doivent être élaborées de concert. Une Direction de la concurrence augmentée devrait inclure une dimension de politique industrielle et de politique commerciale. Si le contrôle très strict de la concurrence était une évidente priorité dans la phase de la construction du marché unique et alors que l’essentiel de la concurrence se faisait entre pays développés, il est aujourd’hui urgent de repenser l’articulation entre les trois politiques afin de consolider le futur de l’industrie européenne.

 




Doit-on s’inquiéter du ralentissement chinois ?

par Eric Heyer

La croissance chinoise ralentit. Ce ralentissement n’est pas en soi une surprise : il est  annoncé par les autorités chinoises, présent dans les comptes nationaux et prédit dans tous les scénarios de moyen terme des grandes organisations internationales. Il correspond à une nouvelle phase du développement économique et social de la Chine,  vers une croissance que les autorités souhaitent plus « qualitative, inclusive et innovatrice ».

Cependant, un grand nombre d’analystes et d’experts estiment que ce ralentissement est plus important que celui affiché dans les comptes nationaux des autorités chinoises. D’après un sondage effectué en 2015 par la Bank of America Merrill Lynch, 75 % des investisseurs sont convaincus que le véritable taux de croissance de l’économie chinoise est inférieur à 6 % au deuxième trimestre 2015 en rythme annualisé. Pour certains, cette surestimation de la croissance est due à une sous-estimation de l’inflation, notamment dans le secteur des services. Pour d’autres, la croissance du PIB chinois doit être corrélée à celle de la production d’électricité en Chine et être en lien avec le fret routier, ferroviaire, maritime ou aérien. Or ces grandeurs connaissent toutes une importante baisse depuis le début de l’année 2014, et une relation stable entre le PIB et celles-ci laisserait envisager une croissance annuelle plus faible pour l’économie chinoise, de l’ordre de 2 % début 2015 selon Artus, plus en lien avec la chute observée des importations. Ce plus fort ralentissement provoquerait un choc violent sur l’économie mondiale et mettrait alors en péril le rebond naissant dans les économies développées.

Dans un article récent, nous avons estimé ce lien entre le PIB chinois et différentes grandeurs économiques non issues de la comptabilité nationale à partir d’un Modèle à Correction d’Erreurs (MCE) de manière à évaluer ce ralentissement avant de donner une évaluation de son impact sur le PIB des grands pays développés.

Quelle est l’ampleur du ralentissement de l’économie chinoise ?

S’inspirant de l’indice Li Keqiang, nous avons estimé le PIB de la Chine à partir de variables de fret et de production d’électricité et de ciment. Si nos résultats confirment le ralentissement de l’économie chinoise depuis 2011, passant d’un rythme en glissement annuel de 12 % à moins de 8 % début 2013, la stabilisation du rythme de croissance observée depuis par les comptes nationaux n’est pas retracée par cette simulation qui indiquerait plutôt la poursuite du ralentissement de la croissance chinoise (graphique 1, équation 1).

Cependant, une telle modélisation du PIB ne prend pas en compte la grande transformation du modèle économique chinois vers un nouveau modèle de croissance amorcé depuis 3 ans, soutenu par un fort endettement des agents domestiques et orienté vers davantage de services. Une analyse enrichie de variables reflétant également la situation sur le marché de l’emploi (salaires, emplois) confirme le ralentissement de l’économie chinoise tel qu’il est retracé par les comptes nationaux, reflétant une transition difficile entre deux régimes de croissance et non les prémices d’une entrée prochaine en récession (dans le graphique 1, équation 2). En revanche, sa partie « industrielle » devrait continuer de décélérer, interdisant tout rebond significatif des importations chinoises.

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Quel impact de ce ralentissement sur les pays développés ?

Trois canaux de diffusion du ralentissement de l’économie chinoise sur les pays développés peuvent être identifiés :

  1. Les effets direct et indirect via le canal commercial : compte tenu de son poids dans le commerce mondial, la forte décélération de la production chinoise, notamment industrielle, freine significativement les importations chinoises (via les consommations intermédiaires et la consommation des ménages) et par voie de conséquence dégrade la demande adressée au reste du monde. A cet effet direct s’ajoute un effet indirect lié au ralentissement des pays partenaires dans la demande adressée ;
  2. Les effets via le canal financier : le ralentissement chinois peut peser sur les investissements directs dans les pays développés ; à l’inverse, la sortie de capitaux de Chine peut être l’occasion de réallocation de ces derniers vers d’autres pays développés ;
  3. Les effets via le canal des prix des matières premières : achetant plus de la moitié de tous les métaux échangés dans le monde et absorbant les deux tiers de l’augmentation de la consommation mondiale de pétrole, le ralentissement de l’économie chinoise pèse négativement sur le cours des matières premières et en particulier du baril de pétrole, et par là provoque un transfert de revenu des pays producteurs vers les pays consommateurs de matières premières.

Ne s’intéressant qu’au premier canal de diffusion, celui du commerce, nos résultats sont les suivants : le Japon et l’Allemagne seraient les pays les plus touchés par le ralentissement chinois. L’effet cumulé de 2014 à 2017 s’élèverait à plus de 2 points de PIB. L’impact japonais passe par une forte exposition au commerce chinois (3 % d’exportations vers la Chine contre 2,4 % pour l’Allemagne) tandis que l’impact sur l’économie allemande est davantage lié à son degré d’ouverture (39,1 % contre 14,6 % pour le Japon). Viennent ensuite le Royaume-Uni, l’Italie et la France avec un effet cumulé proche de 1 point de PIB. L’Espagne et les Etats-Unis seraient les pays les moins impactés avec un effet cumulé autour de 0,5 point de PIB, les Etats-Unis ayant à la fois une exposition faible (0,7 %) et un degré d’ouverture faible (8,2 %). Enfin, le pic annuel de l’effet du ralentissement chinois se situerait en 2015 : il amputerait de 0,8 point  de PIB l’économie allemande et de 0,9 point de PIB l’économie japonaise.

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Le solaire refroidit les relations sino-européennes

par Sarah Guillou

Début juillet 2013, c’est encore une entreprise de l’industrie du solaire, Conergy, qui est déclarée en faillite. La sortie de cette entreprise allemande, créée en 1998, illustre la fin d’un cycle pour l’industrie solaire. Cette faillite s’ajoute à une série de fermetures et de liquidations, tous pays confondus, qui ont ponctué la montée de la tension commerciale entre les Etats-Unis et l’Europe d’un côté et la Chine de l’autre au sujet des panneaux solaires (voir La Note de l’OFCE : « Le crépuscule de l’industrie solaire, idole des gouvernements », n° 32 du 6 septembre 2013). Au sommet de cette tension, en mai, la Commission européenne a décidé de menacer la Chine de droits de douanes de plus de 45 %. La guerre commerciale conclut une décennie d’engagements des gouvernements comme s’il s’agissait de sauver les deniers publics investis. Mais, elle signe surtout l’échec industriel d’une politique énergétique mondiale non coopérative.

Des débuts industriels prometteurs mais chaotiques

Amorcée au début des années 2000, l’idolâtrie gouvernementale en faveur du solaire, partagée des deux côtés de l’Atlantique, mais aussi dans les économies émergentes (et singulièrement la Chine) a certes propulsé l’énergie solaire au premier rang des énergies renouvelables, mais a aussi alimenté de nombreux déséquilibres de marché et de fortes turbulences industrielles. Alors que le prix du pétrole ne cessait d’augmenter de 2000 à 2010, la nécessité d’accélérer la transition énergétique et les engagements du protocole de Kyoto ont poussé les gouvernements à soutenir la production d’énergie renouvelable dont l’énergie solaire a été la grande bénéficiaire. De fait, l’industrie mondiale a connu une croissance gigantesque depuis 2004 : elle a crû de plus de 600 % de 2004 à 2011.

Le soutien public, accompagné d’investissements privés, a suscité des entrées massives sur le marché qui ont déstabilisé le prix de la ressource principale, le silicium, dont la quantité ne pouvait s’ajuster aussi rapidement. Les fluctuations du prix du silicium au gré des déséquilibres sur le marché des panneaux photovoltaïques ont créé une grande instabilité d’approvisionnement de la ressource principale s’ajoutant à l’incertitude technologique des entreprises qui cherchaient à innover dans le secteur (comme l’entreprise américaine Solyndra qui a finalement déposé le bilan en 2013).

La guerre commerciale pour une étoile

L’accélération de la domination chinoise sur l’industrie a pour sa part affecté  l’incertitude concurrentielle. La Chine est aujourd’hui le premier marché mondial et l’implication du gouvernement chinois dans le développement de l’industrie est sans égal. Aujourd’hui troisième pays au classement en termes de capacités installées (après l’Allemagne et l’Italie), la Chine est également le premier producteur mondial de panneaux solaires. Elle totalise aujourd’hui la moitié de la production mondiale de panneaux alors qu’elle en produisait seulement 6 % en 2005. Les producteurs chinois ont bénéficié d’un soutien massif des gouvernements central et locaux, ce qui a aussi participé à saturer le marché chinois.

La Chine, au-delà du soutien public, bénéficie d’un indéniable avantage de coût du travail qui rend l’activité de fabrication de panneaux solaires très compétitive – les étapes plus intenses en technologie se situent en amont dans cette industrie au niveau de la cristallisation du silicium et du découpage en tranches. Outre cet avantage compétitif, les producteurs chinois sont accusés de dumping, c’est-à-dire de vendre en dessous du coût de production. Leur compétitivité est donc sans égal mais … de plus en plus contestée. Les Etats-Unis ont décidé en octobre 2012 d’imposer des droits de douane sur les importations de cellules et de modules chinois faisant varier les taxes anti-dumping de 18,3 à 250% (pour les nouveaux entrants) selon les entreprises.

L’Europe, qui importe beaucoup plus d’éléments photovoltaïques de Chine que les Etats-Unis, a tout d’abord décidé de s’orienter vers l’imposition de droits anti-dumping et a ouvert une enquête en septembre 2012, déclenchée par une plainte d’EU ProSun – une association sectorielle de 25 fabricants européens de modules solaires – concernant les importations de panneaux et de modules en provenance de Chine. La Commission a finalement décidé en juin 2013 d’imposer un droit de douane de 11,2% sur les panneaux solaires tout en menaçant de le faire grimper à 47% si la Chine ne modifiait pas sa position en termes de prix d’ici le 6 août .

La contre-attaque de l’Empire

La contre-attaque n’a pas tardé : la Chine a décidé en juillet 2013 d’instaurer des droits anti-dumping sur les importations de silicium en provenance des Etats-Unis et de la Corée du Sud. La menace plane aussi sérieusement sur les acteurs européens : la Chine est un des plus gros marchés pour les exportateurs de silicium européen (870 millions de dollars en 2011).

Cette guerre commerciale révèle essentiellement une position défensive des concurrents industriels de la Chine face à une politique de soutien qu’ils jugent disproportionnée et déloyale et ceci alors que la Chine n’a cessé ces dix dernières années de grignoter les emplois industriels de ses concurrents. Mais on peut évidemment s’interroger sur la logique industrielle de cette politique commerciale.

Tout d’abord, elle contredit les précédentes politiques des gouvernements en matière de promotion de l’énergie solaire. L’arbitrage entre les objectifs du changement climatique (disposer des outils de transition énergétique à bas coût) et la rentabilité et pérennité de l’industrie semble avoir été tranché en faveur du second. Ensuite, elle soutient cette fois-ci les producteurs directement mais pourrait handicaper les installateurs, les cabinets d’études préalables à l’installation et les fabricants de panneaux à partir de composants chinois. Enfin, elle expose sérieusement à des représailles commerciales qui pourraient coûter cher, que ce soit aux exportateurs de silicium poly-cristallin, de machines servant à l’industrie solaire ou encore d’autres industries comme le vin ou les voitures de luxe.

Par crainte d’une probable non approbation d’une majorité des pays membres ou pour « fouetter d’autres dragons » plus librement (le conflit des télécoms à venir), l’accord obtenu fin juillet par le Commissaire Karel De Gucht et validé par la Commission européenne le 2 août, ne devrait pas entraîner de représailles commerciales ni perturber trop fortement l’approvisionnement du marché. Il engage près de 90 producteurs chinois à ne pas vendre en dessous de 56 centimes d’euro par watt de puissance. Ce prix est un compromis entre ce qui est jugé cohérent avec le coût de production chinois et le prix moyen actuel sur le marché d’un côté et ce qui est acceptable par les concurrents européens de l’autre.

Au final, au cours de cette décennie (2002-2012), l’industrie du solaire photovoltaïque est indéniablement devenue globale et fortement concurrentielle, et ceci en dépit d’un net  interventionnisme des gouvernements. En réalité, même les gouvernements se sont fait concurrence. A présent, ils règlent leurs conflits en jouant avec les règles du commerce international. Le soutien coûteux de l’Etat aura propulsé le développement de la filière de manière inespérée : en créant un excès d’offre, le prix du panneau solaire a fortement chuté et a accéléré l’incroyable boom du solaire. Le solaire représente en 2013 plus de 2 % de l’électricité consommée dans l’Union européenne. Cette percée du solaire s’est accompagnée de nombreuses sorties du marché mais aussi d’entrées, sans qu’une concentration significative des acteurs ne se soit pour le moment produite. Le choix du retrait public en faveur de la politique commerciale est une nouvelle page de l’histoire de cette industrie dont les motivations ne relèvent plus de la politique énergétique et guère davantage de la politique industrielle. Evidemment il n’y a pas de crépuscule sans une prochaine aube. Mais l’aube de demain sera certainement faite d’un autre « solaire ». L’avenir européen de la fabrication de panneaux solaires passera par l’innovation technologique non pour en réduire le coût mais pour en augmenter les performances.




Inégalités et déséquilibres globaux : reconsidérer de vieilles idées pour traiter de nouveaux problèmes

par Jean-Luc Gaffard et Francesco Vona

Les accords de Bretton Woods avaient pour objectif de concilier un pouvoir domestique de régulation macroéconomique fondé sur la mise en œuvre de stabilisateurs internes et la recherche de la justice sociale avec une nécessaire discipline internationale susceptible de garantir une libéralisation progressive du commerce, source de croissance (Rodrik 2011). Ils y sont parvenus. Dans un contexte devenu très différent, cet objectif est toujours d’actualité. La forme que peut prendre, aujourd’hui, la discipline nécessaire pourrait bien s’inspirer de Keynes qui avait proposé, en vain, l’adoption d’une sorte de stabilisateur automatique de la demande globale. L’idée est que pour échapper à un mauvais équilibre fait de demande faible et de dettes élevées, réabsorber les déséquilibres globaux grâce à ce type de stabilisateur serait le meilleur moyen de relancer la demande, à la fois directement en laissant les pays en surplus dépenser plus et, indirectement, en réduisant les inégalités.

Le déficit structurel de demande globale représente sans conteste la contrainte majeure qui pèse sur la sortie de la grande récession. Une demande mondiale atone apparaît comme la résultante de deux facteurs tout à fait indépendants, une contrainte et un choix politique. Le choix est celui de ces pays, spécialement les pays émergents auxquels il faut ajouter l’Allemagne, qui ont bâti leur enrichissement sur une croissance entraînée par l’exportation en utilisant un mix de modération salariale et de stratégies efficaces de conquête des marchés. La contrainte est celle exercée par la dette publique qui affecte la possibilité d’expansion de la demande dans la majorité des pays développés. Dans la mesure où ces pays doivent appliquer des politiques budgétaires restrictives afin de prévenir le risque de défaut, leur seule chance de soutenir la demande repose sur la redistribution des revenus en faveur des ménages pauvres dont la propension à consommer est plus grande.

Le débat actuel sur cette question est au mieux trompeur, oscillant entre les habituels Charybde et Scylla, entre plus ou moins d’intervention de l’Etat. D’un point de vue keynésien standard, le goulot d’étranglement de la demande mondiale est la conséquence des politiques néo-libérales, aggravées en Europe en raison de l’opposition des pays du Nord à la mise en œuvre de programmes publics par l’Union européenne, éventuellement financés grâce à l’émission d’obligations en euros. D’un point de vue orthodoxe, développé par des économistes convaincus de l’existence de mécanismes de ruissellement (augmenter la richesse de quelques-uns finit par profiter à tous), la crise constitue une opportunité pour éliminer les dernières barrières à une complète libéralisation des marchés de biens et du travail. Ces barrières sont supposées empêcher les économies de l’UE d’accroître leur compétitivité vis-à-vis de leurs nouveaux concurrents, les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud). Alors que les keynésiens sont singulièrement optimistes dans leur croyance que davantage de dépenses publiques réussira à assurer un nouveau départ à des économies affaiblies, l’économie orthodoxe néglige par hypothèse le problème de la demande globale. Elle ignore qu’une course à la compétitivité basée sur davantage de modération salariale et de coupes dans les dépenses de l’Etat providence ne ferait qu’amplifier la contrainte de demande globale.

Il est bien documenté qu’au cours des trente dernières années, les salaires réels et les conditions de vie des travailleurs de basse et moyenne qualifications se sont substantiellement dégradés, alors que les profits et, plus généralement, les gains des 1% de ménages les plus riches ont augmenté de manière impressionnante (Piketty and Saez 2006, Eckstein and Nagypál 2004, OECD 2011). Le creusement des écarts de revenus a été particulièrement important aux Etats-Unis et dans les pays Anglo-Saxons où des marchés du travail dérégulés ont permis des ajustements à la baisse des salaires. Il a aussi affecté les économies européennes sous d’autres formes, des taux de chômage structurels et des parts de profit plus élevés (Krugman 1994). La diminution excessive du salaire médian en regard de la productivité moyenne a créé un coin entre la demande qui est plus sensible aux variations de salaires qu’aux variations des opportunités de profit, et l’offre pour laquelle c’est le contraire. La mondialisation joue un rôle clé dans l’accroissement des inégalités entre profits et salaires dans la mesure où l’accroissement de la mobilité du capital ne s’est pas accompagné, en parallèle, d’un accroissement de la mobilité internationale du travail (Stiglitz 2012). Seul le jeu conjoint d’une dette accrue (à la fois publique et privée) et des gains de productivité dus aux nouvelles technologies de l’information et de la communication ont empêché le déficit de demande de se manifester plus tôt en relation avec l’effet perturbateur d’une excessive inégalité (voir Stiglitz 2012, Fitoussi and Saraceno 2011, Patriarca and Vona 2013).  Les déséquilibres globaux ont joué un rôle clé dans le maintien d’un niveau élevé de demande globale dès lors que l’épargne constituée dans les pays dont les comptes courants sont excédentaires (la Chine) a été prêtée aux ménages et gouvernements des pays déficitaires (les Etats-Unis). En outre, en atténuant les effets d’inégalités excessives, les déséquilibres globaux font que la pression politique en faveur d’une redistribution demeure sous contrôle. Mais, comme nous l’avons constaté, ils ont été la source d’une instabilité macroéconomique. L’excès d’épargne en Chine a créé une masse de liquidités en quête d’opportunités d’investissement qui a augmenté la probabilité de formation de bulles des prix des actifs, notamment en présence d’un secteur financier inadéquat et surdimensionné (Corden 2011).

En dehors de toute considération éthique, la préoccupation relative aux effets d’une inégalité croissante dans les économies occidentales n’aurait guère d’importance au regard de la croissance mondiale, si la demande plus faible là était compensée par une demande croissante dans les pays exportateurs comme la Chine (ou l’Allemagne). Malheureusement, il n’y a pas compensation et il n’est pas prévu qu’elle prenne place rapidement pour au moins deux raisons.

En premier lieu, les oligarchies des pays émergents (spécialement la Chine) ont trouvé commode de soutenir la demande indirectement, plutôt que par le canal d’une hausse des salaires proportionnelle aux gains de productivité, en investissant les larges surplus de la balance courante sur le marché financier américain et, ce faisant, en finançant les consommateurs américains. Le fait que les inégalités aient également augmenté en Chine depuis que les réformes favorables au marché ont été engagées, vient à l’appui de cet argument. En particulier, l’inégalité entre les parts des facteurs, c’est-à-dire entre profits et salaires, s’est accrue substantiellement depuis 1995, avec une part des salaires qui a diminué entre 7.2% et 12.5% suivant la définition comptable retenue (Bai and Qian 2010). Le problème vient, évidemment, de ce que les déséquilibres mondiaux ont été à l’origine de la crise financière actuelle.

Deuxièmement, une comparaison historique des épisodes de rattrapage peut aider à faire la lumière sur l’origine de l’abondement nécessaire de la demande mondiale. Le rattrapage économique par l’Allemagne et les Etats-Unis du Royaume-Uni à partir de la deuxième moitié du 19ème siècle a été rapidement suivi par la convergence des niveaux de vie et des salaires (Williamson, 1998). Aujourd’hui, le rattrapage économique de la Chine est beaucoup plus lent en termes de convergence des salaires et des conditions de vie. A titre d’exemple, le PIB de la Chine par habitant est passé de 5,7% à 17,2% du PIB américain par habitant entre 1995 et 2010 (source: Penn World Tables), tandis que le coût horaire du travail, également en augmentation, n’a atteint que 4,2% de celui des États-Unis en 2008 (source: Bureau of Labor Statistics). Cet écart entre le PIB par habitant et le coût unitaire du travail en Chine montre clairement que le rattrapage en termes de conditions de vie des travailleurs est beaucoup plus lent que le rattrapage en termes de taux de croissance. L’écart est encore plus frappant quand le pays de référence, les Etats-Unis, est lui-même caractérisé par un niveau élevé d’inégalité.

Les raisons de cette lente convergence des salaires méritent de plus amples investigations et ont probablement à voir avec les facteurs affectant les changements institutionnels qui favorisent la redistribution des profits vers les salaires, y compris la culture et la progressivité de l’impôt (Piketty et Qian 2009), dans les pays en phase de rattrapage. Certes, la taille de la population chinoise par rapport à la population mondiale n’a pas aidé à établir ces changements institutionnels. Sur la base de simples hypothèses de la théorie standard de la négociation, le pouvoir de négociation dépend de l’option extérieure, laquelle est limitée pour les travailleurs par l’existence d’une grande «armée de réserve» prête à travailler pour des salaires extrêmement bas. On peut alors affirmer que plus grande est l’armée de réserve, plus de temps il faut pour réduire la pression à la baisse sur les salaires des travailleurs dans la partie avancée de l’économie. De fait, la convergence des salaires a été beaucoup plus rapide dans les précédents épisodes de rattrapage dès lors que la contrainte du travail est devenue plus forte, plus rapidement  en raison de la petite taille de la population, permettant aux travailleurs de lutter pour de meilleures conditions de travail et des salaires plus élevés. En un mot, une trop grande armée de réserve empêche les salaires d’augmenter suffisamment au regard de la productivité et les réformes démocratiques de décoller en Chine, créant ainsi un écart entre le moment de la croissance économique et celui des réformes politiques, nécessaires pour rééquilibrer la demande et l’offre.

Non seulement la lente convergence en termes de salaires des pays en phase de rattrapage provoque des déséquilibres mondiaux persistants entre la demande et l’offre, mais c’est aussi la raison essentielle des obstacles rencontrés pour réduire les inégalités dans les pays occidentaux du fait de la pression concurrentielle ainsi exercée. En premier lieu, la mise en œuvre de politiques de redistribution augmentant les salaires réels est susceptible de réduire encore davantage la compétitivité et de provoquer un flux substantiel d’investissements à l’étranger. En second lieu, la délocalisation de la production à l’étranger peut avoir forcé les travailleurs à accepter des salaires plus bas, un effet difficile à corréler empiriquement avec des mesures  approchées de la mondialisation telles que le commerce ou les investissements extérieurs. Cependant, alors que les analyses empiriques des 30 dernières années du 20e siècle s’accordent à dire que la mondialisation n’a pas été pas le principal facteur
d’augmentation de l’inégalité, des études récentes indiquent que: (i) l’externalisation a eu un impact négatif sur les salaires des qualifications moyennes ou faibles et les niveaux d’emploi correspondants dans les pays développés, en particulier dans la dernière décennie (Firpo, Fortin et Lemieux 2011), (​​ii) l’effet du commerce sur l’inégalité a peut être été sous-estimé du fait de la fragmentation de la production (Krugman 2008).

Les déséquilibres mondiaux sont également susceptibles de créer des obstacles aux politiques visant à réduire les inégalités. Un secteur financier surdimensionné a contribué à augmenter les revenus du 1% les plus riches de la population et donc leur pouvoir de lobbying. Cela a permis à ces super-riches d’influencer fortement les décisions politiques qui ont rendu leurs rentes plus élevées, notamment grâce à une réduction massive de la progressivité de l’impôt (Fitoussi et Saraceno 2012) et d’autres circuits opaques (par exemple, les failles fiscales, Stiglitz 2012). Maintenant, ce lobby des super-riches rend extrêmement difficile de limiter le pouvoir de la finance et de restaurer des taux d’imposition plus équitables des rentes et autres hauts revenus.

Comment éviter l’impasse engendrée par les déséquilibres mondiaux et la pression mondiale pour la modération salariale? Y a-t-il dans le système tel qu’il est des forces endogènes qui finiront par réduire les déséquilibres mondiaux et les inégalités?

La première option est d’attendre des réformes en Chine. Les politiciens dans les pays occidentaux peuvent espérer en une accélération de ce processus qui va conduire à une augmentation parallèle des salaires réels et, partant, de la demande mondiale. Ce serait la solution de marché idéale, mais il est peu probable qu’elle se produise à court et à moyen terme. Une deuxième possibilité consistera en une dépréciation à grande échelle des devises des économies occidentales: dollar, euro et yen. Toutefois, une telle politique est susceptible de créer une spirale de dépréciation, ce qui augmente aussi l’incertitude de l’investissement. La persuasion est peu probable de convaincre les politiciens chinois de ne pas dévaluer le yuan dans la mesure où leurs avoirs en dollars et en euros vont se déprécier considérablement. Une troisième solution, protectionniste, n’est pas convaincante du tout car elle est susceptible de déclencher une spirale de représailles ouvrant la voie à des guerres globales. Interactions politiques indirectes et mondiales sont en jeu ici: les partis politiques nationalistes et les politiques protectionnistes associées risquent de devenir d’autant plus populaires que le calendrier des réformes chinoises est trop lent et donc le processus d’ajustement douloureux dans le moyen terme. Une quatrième solution est de recourir à une vieille idée de John Maynard Keynes sur les «stabilisateurs automatiques mondiaux». Dans le contexte de l’après-Seconde Guerre mondiale, Keynes a proposé une institution internationale, l’ «Union de compensation internationale» (ICU), pour résorber à la fois les excédents et les déficits commerciaux, considéré comme aussi inquiétants les uns que les autres (A. Bramucci 2012). En particulier, les excédents commerciaux persistants étaient considérés comme une source potentielle de pénurie à long terme de la demande mondiale. L’idée principale était de coordonner à travers l’ICU à la fois les réévaluations et l’expansion de la demande dans les pays en excédent, et les dévaluations et le contrôle des mouvements de capitaux dans les pays en déficit. Une telle institution irait dans la bonne direction pour aider à résorber les déséquilibres mondiaux, mais manquerait du pouvoir nécessaire pour que les ajustements nécessaires soient effectivement mis en place.

La combinaison d’une règle globale pour l’ajustement des salaires avec des sanctions de l’OMC peut constituer une façon plus intelligente et fiable de relancer la demande mondiale. La première partie de la proposition consisterait à lier la croissance des salaires réels non seulement à la croissance de la productivité, tel que proposé par A. Watt (2011), mais aussi à l’excédent commercial. Conditionnée au niveau de développement du pays (de sorte que les ajustements réglementaires doivent tenir compte du niveau initial du PIB par habitant, évidemment ajusté pour les PPP), cette proposition signifierait que les pays qui connaissent des croissances à moyen terme à la fois de la productivité et de l’excédent commercial devraient augmenter les salaires réels. Sinon, d’autres pays pourraient augmenter les tarifs sur les produits exportés par les pays qui ne respectent pas la règle. La capacité effective de mettre en œuvre cette règle peut être renforcée en donnant aux organisations syndicales, globales ou locales, et aux ONG le pouvoir de contrôler les situations spécifiques où la règle n’est pas respectée, c’est à dire la zone spéciale axée sur l’exportation en Chine, où les normes du travail sont particulièrement faibles. Dans le cas des déficits commerciaux, le pays pourrait être invité à suivre une modération des salaires réels et à mettre sous contrôle le déficit public. Dans un tel contexte, ces politiques restrictives pourraient avoir des effets néfastes limités sur la croissance en raison de l’augmentation de la demande extérieure qui fait suite à la hausse des salaires dans les pays exportateurs nets. La proposition aurait aussi un effet positif en réduisant le niveau global des inégalités fonctionnelles dans le monde entier, et en restaurant une répartition plus équilibrée entre salaires et profits.

Dans l’ensemble, la coordination de l’offre et la demande mondiale serait restaurée à l’aide d’un stabilisateur automatique simple qui neutraliserait la tentation protectionniste et, en même temps, relâcherait les contraintes qui empêchent les politiques de réduction des inégalités d’ être approuvées dans les pays occidentaux.

Références :