La France (presque) « championne du monde » de la dépense sociale et de la baisse de la pauvreté

par Raul Sampognaro et Xavier Timbeau

La France serait « championne du monde » de la dépense (publique) en protection sociale. Selon l’OCDE, les dépenses publiques en protection sociale[1] s’établissaient à 25,7 % du PIB en 2016. Ces dépenses sont proches de celles des pays scandinaves (29 % du PIB en Finlande, 25 % au Danemark, 21 % en Suède), de la Belgique (20 %) ou l’Autriche (24 %). A l’autre extrême, les pays anglo-saxons se caractérisent par de faibles dépenses de protection sociale. En particulier, l’Irlande dépense seulement 10 % de son PIB ­– une exception dans l’Union européenne – et les Etats-Unis 8,7 %.

Ces chiffres masquent des différences sur le domaine couvert par le système de protection sociale public dans les différents pays. En France, les retraites et le système de santé reposent largement sur un financement public, ce qui n’est pas nécessairement le cas ailleurs. Une grande part des droits ouverts en France sont directement liés aux cotisations sociales payées (notamment pour la retraite-survie[2]) ou servent à financer une dépense, a priori contrainte, qui ne devrait pas être limitée par des considérations de ressources individuelles (en santé).

Lorsque l’on exclut ces dépenses (retraites et santé), la France consacre 6,8 % de son PIB à la protection sociale, chiffre inférieur à celui des pays scandinaves (11 % de PIB au Danemark ou 8 % en Finlande). En revanche, les dépenses sociales sont plus faibles dans les pays méditerranéens (3 % du PIB en Italie et en Espagne ou 1 % en Grèce) ou au Japon (3 %). Sur ce champ restreint, incluant notamment les dépenses en « famille et enfants », « chômage », « logement » et « pauvreté et exclusion », la moyenne pondérée (pour les pays où les données détaillées sont disponibles[3]) des dépenses des pays de l’OCDE se situe à 4,5 % du PIB. La France dépense ainsi plus que la moyenne de l’OCDE.

Ainsi restreintes, les dépenses ont presque explicitement pour but la redistribution monétaire et la réduction de la pauvreté[4]. Une corrélation négative est observée entre le taux de pauvreté monétaire et le niveau des dépenses redistributives (graphique 1) au sein des pays membres de l’OCDE[5]. Une moindre dépense de protection sociale se traduit par une prévalence plus forte de la pauvreté monétaire. En France, le taux de pauvreté après transferts sociaux s’établit à 14 %, alors que le taux s’établit à 17 % dans l’ensemble de l’Union européenne.

Graphe-Pauvrete_post21-06Les écarts de taux de pauvreté ne dépendent pas directement et uniquement des dépenses sociales. D’une part, celles-ci poursuivent d’autres objectifs (assurer un revenu au-dessus du seuil de pauvreté aux personnes en situation de handicap, compléter les revenus des ménages médians avec enfants, …). D’autre part, il faut aussi tenir compte du point de départ avant redistribution, c’est-à-dire la distribution qui découle des rémunérations de marché. Selon Eurostat, le taux de pauvreté (primaire, après retraite) en France aurait été de 21 % en absence de redistribution. Le système socio-fiscal réduit donc le taux de pauvreté de 37 %. Au sein de l’Union européenne, la réduction n’est que de 28 % (pour une réduction de 7 points du taux de pauvreté).

En pourcentage du taux de pauvreté avant redistribution, seuls les Pays-Bas et le Royaume-Uni diminuent le taux de pauvreté de façon comparable à ce qui est fait en France alors que les dépenses dans ces deux pays sont plus faibles (5 % de leur PIB en protection sociale hors « retraite-survie » et « santé »), suggérant que le ciblage des dispositifs peut avoir un effet sur le lien pauvreté monétaire dépenses sociales (voir le billet du Blog de l’OFCE : « Aides sociales » : un rôle majeur dans la réduction de la pauvreté monétaire en France).

En tout état de cause, l’analyse de l’efficacité du système de protection sociale ne peut pas se réduire à la comparaison de chiffres globaux mais doit, dans un premier temps, définir les objectifs (réduire la pauvreté, son intensité, la pauvreté des enfants, assurer l’égalité des chances, réduire la persistance de la pauvreté, …), puis entrer dans les complexités causales de chacune des composantes de la redistribution.

 

[1] La notion de protection sociale est celle de la nomenclature internationale COFOG. Elle distingue la protection sociale au sens strict (catégorie 10) des dépenses de santé non individualisables (comme certaines dépenses hospitalières, catégorie 7). La publication « La protection sociale en France et en Europe en 2016 » de la DREES inclue dans la protection sociale la catégorie COFOG 7. Le montant des dépenses de protection sociale (10) plus santé (7) dans les données COFOG 2018 est de 34,2% pour la France. La différence provient de la révision des données opérées par la DREES et des différences de champ mineures.

[2] Il faut noter que le système de retraite français actuel génère une redistribution entre les retraités, au profit des petites retraites. Voir Gérard Cornilleau et Henri Sterdyniak, 2017, « Faut-il une nouvelle réforme des retraites ? », OFCE policy brief 26, 2 novembre, pour plus de détails.

[3] Ce qui exclut notamment les États-Unis.

[4] Défini par la part de la population ayant un niveau de vie inférieur à 60 % du revenu médian.

[5] On observe également une corrélation négative entre taux de pauvreté et dépenses pour lutter contre l’exclusion (COFOG 10.7). Cependant la catégorie 10.7 (1,1% du PIB pour la France) n’épuise pas toutes les mesures destinées à lutter contre la pauvreté.




« Aides sociales » : un rôle majeur dans la réduction de la pauvreté monétaire en France

Mathias André (Insee)[1] et Pierre Madec

L’importance du système de protection sociale et le financement public des systèmes de santé et de retraite expliquent une grande partie du différentiel des dépenses publiques entre la France et le reste des pays de l’OCDE (voir billet de blog OFCE : « La France (presque) ‘championne du monde’ de la dépense sociale et de la baisse de la pauvreté »). Ainsi, une grande part des droits aux transferts sociaux ouverts sont directement liés aux cotisations sociales payées (en retraite et en assurance chômage notamment). De fait, la majorité des prestations versées n’ont pas de visée directement redistributive. A contrario, les minima sociaux, la Prime d’activité, les allocations logement ou encore certaines prestations familiales ont un objectif explicite de redistribution et de réduction de la pauvreté monétaire.

Selon les derniers comptes de la protection sociale publiés ce jeudi 21 juin 2018, la dépense totale de minima sociaux s’établissait en 2016 à 26,6 milliards d’euros, celle de la Prime d’activité à 4,1 milliards, les prestations familiales et les allocations logements versées aux ménages pauvres atteignaient respectivement 6,4 milliards d’euros et 10 milliards d’euros. Nous nous limiterons aux prestations sociales à visée redistributive.

Les minima sociaux bénéficient à 4 millions de personnes, 13,6 millions de personnes vivent dans des ménages percevant une allocation logement, les prestations familiales sont perçues par 6,8 millions de familles et la prime d’activité bénéficie à 2,6 millions de foyers. Compte tenu à la fois des montants distribués et du public visé, les prestations sociales à visée redistributive augmentent le niveau de vie de millions de ménages modestes. A contrario, les prélèvements progressifs comme la taxe d’habitation ou l’impôt sur le revenu amputent le niveau de vie des ménages les plus aisés. Ainsi, la redistribution monétaire réduit massivement la proportion de personnes à très bas revenu (inférieur à 650 euros par mois) (graphique 1).

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Cet impact important des prestations sociales à visée redistributive sur les plus bas revenus s’explique en grande partie par leur ciblage : les 10 % de ménages les plus modestes bénéficient de plus des deux tiers des minima sociaux et des allocations logement et plus d’un tiers de la Prime d’activité (graphique 2). Sur les 18 milliards d’euros d’aides au logement, près de 16 milliards sont alloués aux 20% de ménages les plus modestes. Il en est de même pour les minima sociaux.

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La concentration des aides vers les ménages les plus modestes est confirmée par l’analyse de la composition du niveau de vie, i.e. du revenu après redistribution des ménages (tableau 1). Les minima sociaux représentent 12% du niveau de vie des ménages pauvres[2] soit 95 euros par mois en moyenne par unité du consommation. Les allocations logement s’élèvent elles à 120 euros et la Prime d’activité à 25 euros en moyenne par unité de consommation (UC)) (tableau 1). Chez les ménages sortis de la pauvreté grâce à la redistribution monétaire (2,5 millions de ménages)[3], les montants perçus en minima sociaux sont plus importants (125 euros par mois en moyenne par UC) mais la part de ces derniers dans le niveau de vie est légèrement plus faible (11%). Cette part est quasi-nulle pour les ménages dont le niveau de vie est inférieur à la médiane mais dont les seuls revenus d’activité ou de remplacement (retraite, indemnités chômage) suffisent à les protéger de la pauvreté monétaire. Il en est de même pour les allocations logement et les prestations familiales.

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L’impact de ces prestations sociales, et notamment des minima, sur la réduction de la pauvreté est donc majeur. Sans prélèvements ni prestations, le taux de pauvreté serait 8,9 points supérieur à son niveau actuel (22,8% contre 13,9%) (tableau 2)[4]. La diminution du taux de pauvreté est principalement assurée par les prestations familiales, les aides au logement et les minima sociaux, qui contribuent chacun à une baisse de plus de 2 points de ce taux. En outre, l’intensité de la pauvreté, définie comme l’écart relatif entre le niveau de vie médian de la population pauvre et le seuil de pauvreté, est réduite de moitié, soit 19,6 points. Cela correspond à une augmentation du niveau de vie médian des personnes pauvres de +38% en raison des aides au logement et +34% grâce aux minima sociaux. Les minimas sociaux permettent, à eux seuls, de réduire le taux de pauvreté de 2,1 points et l’intensité de la pauvreté de 6,7 points.

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Au-delà de leur rôle dans la réduction de la pauvreté monétaire, le système redistributif et en son sein principalement les prestations sociales à visée redistributive impactent les principaux indicateurs d’inégalités de niveau de vie (tableau 3) :

  • le rapport inter-déciles passe de 6,2 avant redistribution à 3,4 après, soit une baisse de 45%, principalement en raison de l’impôt sur le revenu (baisse de 0,55), des prestations familiales (baisse de 0,9) et des aides au logement (baisse de 0,63) ;
  • l’indice de Gini passe de 0,386 avant redistribution à 0,290 après dont 32% de cette baisse est dû à l’impôt sur le revenu et 24% aux prestations familiales ;
  • la dispersion des revenus mesurée par le ratio (100-S80/S20) passe de 13,7 avant à 4,3 après redistribution (soit une baisse de 70%).

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[1] Cette publication est de la responsabilité seule de l’auteur et n’engage pas son institution.

[2] Un ménage est considéré comme « pauvre » lorsque son niveau de vie, i.e. son revenu après redistribution par unité de consommation, est inférieur à 60% du niveau de vie médian des ménages soit 1 115 euros par mois et par unité de consommation en 2016.

[3] Ces ménages correspondent aux ménages dont le revenu avant redistribution (par UC) est inférieur à 60% du revenu médian avec redistribution et dont le revenu après redistribution (par uc) est supérieur à 60% du revenu médian après redistribution.

[4] Cette comparaison s’inscrit dans une analyse statique du système redistributif. Comme nous l’avons vu précédemment, des revenus d’activités suffisant permettent également de réduire le risque de pauvreté. De plus, cette comparaison ne dit rien de la possible réallocation des moyens de protection sociale. Si des économies sont réalisées sur les prestations sociales en vue d’accroître, par quelque manière que ce soit, les revenus d’activité des plus modestes, la pauvreté monétaire pourrait se réduire.




La modération salariale en Allemagne à l’origine des difficultés économiques de la France

par Xavier Ragot, président de l’OFCE et CNRS-PSE et Mathilde Le Moigne, ENS

Si l’avenir de la zone euro dépend de la coopération politique entre la France et l’Allemagne, la divergence économique entre les deux pays doit inquiéter. Il faut en prendre la mesure et souligner une triple divergence, qui porte sur le taux de chômage, la balance commerciale et la dette publique. Le taux de chômage allemand baisse régulièrement ; il se situait en juin sous la barre des 5 %, ce qui est presque le plein emploi, alors que le taux de chômage français dépasse les 10 %. Ce taux de chômage faible ne provient pas du dynamisme de la consommation des ménages allemands, mais de la capacité exportatrice de l’Allemagne. Alors que la balance commerciale de la France reste négative (la France important plus qu’elle n’exporte), l’Allemagne est aujourd’hui le premier pays exportateur mondial, devant la Chine, avec un excédent de la balance commerciale qui sera proche des 8 % en 2015. Enfin, le déficit public de la France sera de l’ordre de 3,8 % en 2015, alors que le budget de l’Allemagne atteint maintenant un excédent. La conséquence est impressionnante quant à l’évolution de la dette publique des deux pays. Elles étaient comparables en 2010, proches de 80 % du PIB. En revanche, la dette publique allemande est passée sous les 75 % en 2014 et continue de décroître alors que la dette publique française continue de croître pour atteindre les 97 %. Un tel écart est inédit sur une période récente, il est lourd de tensions à venir sur la conduite de la politique monétaire.

Cette triple divergence conduit inéluctablement à des différences de réaction politique, quant à la capacité des populations à accepter des migrants, à la compréhension de pays ayant des difficultés économiques, comme la Grèce, mais aussi quant à la capacité à faire face à des crises économiques futures. La divergence économique va devenir divergence politique. Il ne s’agit pas d’idéaliser la situation allemande, caractérisée par un grand nombre de travailleurs qui n’ont pas bénéficié des fruits de la croissance, comme le montre une étude récente de France Stratégie, et par une population en décroissance rapide. Cela ne doit pas empêcher de regarder lucidement l’éloignement économique des deux pays.

Quelles sont les causes du succès commercial allemand ?

De nombreuses explications ont été avancées pour justifier une telle divergence entre les deux pays voisins : la stratégie allemande pour les uns  — externalisation des chaînes de valeurs, modération salariale agressive, renforcement de la concurrence entre les entreprises —, les faiblesses françaises pour les autres : mauvaise spécialisation géographique et/ou sectorielle, insuffisance des aides publiques aux exportateurs, défaut de concurrence dans certains secteurs. Notre étude récente met l’accent sur l’effet différé de la modération salariale allemande et suggère qu’elle pourrait expliquer près de la moitié de la divergence franco-allemande. Pour bien comprendre les mécanismes en jeu, il faut distinguer les secteurs exposés à la concurrence internationale des secteurs qui en sont abrités. Les secteurs exposés regroupent l’industrie mais aussi l’agriculture dont l’élevage, qui fait aujourd’hui l’actualité, et une partie des services qui sont de fait échangeables. Le secteur abrité est composé du transport, de l’immobilier, du commerce et d’une grande partie des services à la personne.

Alors qu’en France les coûts salariaux unitaires ont augmenté régulièrement et de manière comparable dans les deux secteurs susmentionnés, ils sont restés extraordinairement stables en Allemagne, sur près de dix ans. Cette modération salariale est la conséquence à la fois d’une mauvaise gestion de la réunification allemande, qui a renversé le rapport de forces pour les négociations salariales en faveur des employeurs, et dans une bien moindre mesure de la mise en place des lois Hartz en 2003-2005, visant à la création d’emplois peu rémunérés dans les secteurs les moins compétitifs (en particulier le secteur abrité). Le coût de la réunification allemande est estimé à 900 milliards d’euros en termes de transferts de l’ex-Allemagne de l’Ouest, soit un peu moins de trois fois la dette grecque. Face à de tels enjeux, la modération salariale, commencée en 1993, a été une stratégie de re-convergence des deux parties de l’Allemagne. En 2012, les salaires nominaux allemands sont 20 % inférieurs aux salaires français dans le secteur exposé, et 30 % inférieurs dans le secteur abrité, en comparaison des niveaux de 1993. L’observation des taux de marges français et allemands révèle que dans le secteur exposé, les exportateurs français ont fait des efforts considérables en réduisant leurs marges afin de maintenir leur compétitivité-prix. Dans le secteur abrité, les taux de marge français sont en moyenne 6 % supérieurs aux taux de marge allemands. L’essentiel de la perte de compétitivité-prix de la France est donc une perte de compétitivité-coût.

Quelle est la contribution de ces différences au chômage et à la balance commerciale des deux pays ? Notre analyse quantitative indique que si la modération salariale allemande n’avait pas eu lieu entre 1993 et 2012, l’écart de 8 % des balances commerciales observées aujourd’hui serait de 4,7 % (dont 2,2 % expliqués par la seule modération salariale dans le secteur abrité allemand). Ainsi, la modération salariale allemande explique près de 40 % de l’écart de performances commerciales entre la France et l’Allemagne. Nous trouvons par ailleurs que cette modération salariale est responsable de plus de 2 points de chômage en France.

L’écart de compétitivité hors-prix

Près de 60 % de l’écart des balances commerciales française et allemande restent à expliquer. Notre étude suggère que cet écart est dû à la qualité des biens produits, ce que l’on appelle la compétitivité hors-prix. Entre 1993 et 2012, le rapport qualité-prix allemand a augmenté de l’ordre de 19 % par rapport à celui de la France, et a ainsi plus que compensé la hausse des prix allemands à l’exportation relativement aux prix français. On distingue dans cet écart de compétitivité hors-prix un effet « qualité » indéniable : l’Allemagne produit du « haut de gamme » et offre des biens plus innovants que la France dans les mêmes secteurs. On distingue également un effet dû à l’externalisation d’une partie de la production allemande (pour près de 52 % du volume de production en 2012) vers des pays à moindre coût : l’Allemagne est aujourd’hui un centre de conception et d’assemblage, ce qui lui permet d’économiser sur ses coûts intermédiaires pour investir davantage dans l’effort de montée en gamme et de stratégie de marque.

Cet effet est néanmoins probablement endogène, c’est-à-dire qu’il découle pour partie de l’avantage compétitivité-coût de l’Allemagne. La faiblesse des coûts salariaux a permis aux exportateurs allemands de maintenir leurs marges face à la concurrence extérieure. Ces fonds dégagés ont permis des investissements que les entreprises françaises ont dû probablement abandonner pour maintenir leur compétitivité-prix, perdant ainsi l’opportunité de rattraper les produits allemands en termes de compétitivité hors-prix sur le plus long-terme.

Une sortie par le haut

La cause profonde de l’écart de performances économiques entre la France et l’Allemagne réside donc dans la divergence nominale observée entre les deux pays depuis le début des années 1990. Une des façons de résorber ces écarts serait ainsi de favoriser la convergence des salaires, et plus généralement des marchés du travail en Europe. L’Allemagne doit permettre une inflation salariale plus importante que dans les pays de la périphérie, et faire face ainsi à la montée des inégalités sociales en Allemagne, tandis que la France ne doit pas tomber dans le piège d’une déflation compétitive qui annihilerait sa demande interne, mais doit maîtriser l’évolution des salaires.  À cet égard, le rapport des cinq présidents présenté par la Commission européenne le 22 juin 2015 propose la mise en place d’autorités nationales de la compétitivité dont il faut espérer qu’elles permettent une plus grande coopération dans le domaine social et de l’emploi.

La divergence des salaires entre la France et l’Allemagne a des conséquences profondes au regard de la pensée économique. L’intégration commerciale accrue après la mise en place de l’euro n’a pas conduit à une convergence mais à une divergence des marchés du travail. C’est à chaque Etat de refaire converger les économies tout en préservant l’activité économique. Cette intervention de l’Etat dans l’économie est plus complexe que le simple cadre keynésien de gestion de la demande agrégée, et concerne maintenant la convergence des marchés du travail. A ce jour, la réponse européenne a été des baisses systématiques des coûts salariaux alors qu’il faut plutôt augmenter les salaires dans les pays en surplus, comme l’Allemagne, en utilisant par exemple le salaire minimum comme instrument. Tout cela est certes de l’économie. La politique commence lorsque l’on réalise que seule la coopération de long terme peut faire converger les intérêts nationaux.




Pourquoi pas le dimanche : mais à quels prix ?

par Gérard Cornilleau

A propos de l’ouverture des magasins de bricolage le dimanche, un aspect de la question n’a jamais été évoqué. Il concerne pourtant la majorité des clients qui font leurs achats en semaine, dans la journée. Si les magasins ouvrent leurs portes tardivement et en dehors des jours traditionnellement ouvrés, cela entraîne un surcoût salarial et une baisse des coûts de structure. Le surcoût est lié à la compensation salariale qui doit être accordée aux salariés qui acceptent de travailler en dehors des heures habituelles. Il n’y a aujourd’hui plus aucun doute sur cette nécessaire compensation. Les discussions en cours entre les syndicats et les enseignes déboucheront certainement sur une hausse de cette compensation avec sans doute un salaire double pour les travailleurs du dimanche. Ceux du soir, après 21 heures, seront également compensés. Sans cela il est vraisemblable que le nombre de « volontaires » se réduirait drastiquement. Personne ne songe d’autre part à contester qu’il s’agit d’une compensation « juste »[1]. La baisse des coûts de structure (liée en particulier à l’allongement de la durée d’utilisation du capital) devrait s’accompagner d’une redistribution de l’activité entre les commerces de proximité et les grandes surfaces : comme il n’est pas raisonnable de tabler sur une hausse du volume des ventes[2], l’extension des horaires devrait renforcer le mouvement de concentration commerciale avec moins de magasins ouverts plus longtemps. Du point de vue du bien-être, cette évolution serait favorable à ceux qui souhaitent et qui peuvent s’approvisionner en dehors des heures et jours habituels et défavorable à tous ceux qui préfèrent – ou qui ont du mal, comme les plus âgés – à se passer d’un service de proximité à taille humaine.

La question de la compensation des clients « perdants », ceux qui ne souhaitent pas s’approvisionner en dehors des heures traditionnelles et dans des magasins plus éloignés, se pose donc. Il n’est pas acceptable que faute de discrimination par les prix, ceux-ci subventionnent les clients qui exigent d’être servis la nuit ou le dimanche. Une telle situation de subvention implicite n’est d’ailleurs pas justifiée du strict point de vue économique : pour que les choix des consommateurs ne soient pas biaisés, ils doivent supporter le coût du service qu’ils demandent. Autrement dit les consommateurs du dimanche et de la nuit doivent payer le juste prix du service qu’ils utilisent. Celui-ci ne doit pas être porté à la charge des autres consommateurs[3]. Heureusement, il existe une solution simple à ce problème : majorer d’un coefficient fixe obligatoire toutes les factures des achats réalisés après 21 heures ou le dimanche[4]. Dès lors les consommateurs pourront choisir librement d’acheter aux heures habituelles au tarif courant ou en dehors de ces heures au tarif majoré. Pour déterminer le montant de la majoration, des travaux statistiques fins sont nécessaires, mais il est possible de fournir un ordre de grandeur : les marges commerciales étant voisines de 1/3 et la masse salariale représentant environ 60 % du coût du service commercial, une majoration minimale de l’ordre de 15 % est nécessaire pour tenir compte du doublement des salaires le dimanche et après 21h. En outre, pour compenser la perte de bien-être potentielle liée à l’impact des achats hors heures habituelles sur les structures commerciales, un coefficient de 20 % semble raisonnable. Dès lors que les clients des magasins payent le service supplémentaire qu’ils demandent en achetant le dimanche ou le soir, il serait possible d’accepter le libre choix de l’ouverture par les commerçants, sous la même condition qu’aujourd’hui de compensation salariale et de vérification du caractère « volontaire » du travail hors normes horaires habituelles. Selon la réaction de la clientèle à cette discrimination par les prix, les magasins choisiront d’ouvrir ou pas sur une base rationnelle, sans pénaliser ceux qui ne souhaitent pas s’approvisionner en dehors des heures habituelles.

Cette solution est extrêmement facile à appliquer puisqu’il suffit d’une très légère modification du code des programmes de caisse des magasins. La vérification de son application est également très simple. Elle est compatible avec une plus grande liberté du commerce et une juste compensation pour les salariés. Il reste que l’on pourra toujours lui opposer qu’elle va dans le sens d’une cassure des temps sociaux qui ne peut être évitée que par une réglementation contraignante. Il me semble qu’elle pourrait cependant être expérimentée pour mesurer précisément le besoin d’ouverture des commerces en dehors des heures « normales » : si avec une facture majorée de 20 %, les clients sont toujours aussi nombreux, c’est que le besoin d’élargissement des plages horaires est important. Dans le cas contraire, on en reviendra sans doute à une situation plus satisfaisante dans laquelle quelques magasins (ou parties de magasins) pourront ouvrir pour satisfaire une demande marginale, l’essentiel du commerce, et donc du temps de travail, restant concentré sur la semaine et dans les plages horaires habituelles.

 


[1] De nombreuses professions appliquent des tarifs majorés le dimanche sans que personne ne conteste la légitimité de cette pratique. C’est le cas en particulier des professions médicales. Si à l’avenir le dimanche devenait un jour « banal », les majorations de tarif du dimanche pourraient être remises en cause y compris pour ces professions. Par contre les majorations pour le travail de nuit continueraient à être justifiées par l’effet très négatif sur la santé.

[2]Voir la contribution de Xavier Timbeau (http://www.ofce.sciences-po.fr/blog/jamais-le-dimanche/)

[3] D’ores et déjà les magasins ouverts le dimanche et la nuit, comme les épiciers dépanneurs de quartier, pratiquent des prix très supérieurs à la moyenne, ce qui permet d’éviter une trop forte subvention des clients « hors normes ». Les prix supérieurs de ces commerces sont facilement acceptés parce qu’ils correspondent à un service particulier. Mais dans l’hypothèse d’une levée générale de la réglementation des horaires d’ouverture, il est peu probable que les magasins des circuits traditionnels introduisent spontanément une discrimination par les prix.

[4] Cette majoration n’est pas un impôt. La recette associée constituerait un revenu pour le magasin qui serait fortement incité par la concurrence à baisser l’ensemble de ses prix.




Le système socio-fiscal français est-il vraiment redistributif ?

par Henri Sterdyniak [1]

La France a mis en place le RSA, la PPE, la CMU, le minimum vieillesse, les allocations logement, les exonérations de cotisations sociales pour les bas salaires. En sens inverse, elle a conservé un impôt sur les grandes fortunes ; les cotisations sociales maladie et famille portent sur la totalité du salaire ; les revenus du capital supportent les prélèvements sociaux et sont soumis à l’IR. Les plus riches se plaignent d’une fiscalité confiscatoire ; quelques-uns  choisissent l’exil fiscal.

Pourtant, certains prétendent parfois que le système socio-fiscal français est peu redistributif. Dans la période récente, ce point de vue a été conforté par l’étude de Landais, Saez et Piketty : le système fiscal français serait peu progressif et même régressif au sommet de la hiérarchie des revenus[2] : les 0,1 % des ménages les plus riches supporteraient un très bas taux d’imposition. Toutefois, la redistributivité du système socio-fiscal passe par l’impôt mais aussi par les prestations sociales. Il faut donc regarder ces deux aspects pour évaluer la redistributivité de notre système. Ce d’autant plus que Landais, Saez et Piketty tiennent compte de la TVA payée sur la consommation financée par les prestations sociales, mais pas des prestations elles-mêmes, de sorte qu’un ménage pauvre apparaît d’autant plus perdant à la redistribution qu’il bénéficie (et dépense) des prestations sociales.[3]

Quatre chercheurs du Crédoc viennent de publier une étude[4] qui prend en compte les prestations. Ils concluent cependant : « Le système fiscal français, pris dans son ensemble, est ainsi peu redistributif ». L’étude fait le bilan, par déciles de niveau de vie après redistribution, des prestations reçues et des impôts versés par les ménages (impôts directs, impôts indirects et cotisations sociales), en pourcentage de leur revenu disponible en comparant la France, l’Italie, le Royaume-Uni et la Suède. En France, les transferts nets (prestations moins prélèvements) ne représenteraient que 23 % du revenu disponible des ménages du premier décile de niveau de vie (les plus pauvres), contre 50 % au Royaume-Uni (graphique). A l’autre bout de l’échelle, ils réduiraient en France de seulement 6 % le revenu disponible des ménages les plus aisés, contre 30 % au Royaume-Uni, 40 % en Suède, 45 % en Italie. Ainsi, la France serait le pays où la redistributivité est la plus faible, distribuant peu aux plus pauvres, taxant peu les plus riches.

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Pourtant, le système socio-fiscal français est considéré, par les institutions internationales, comme figurant parmi ceux qui réduisent le plus les inégalités. Ainsi, l’OCDE (2011) écrivait : « La redistribution par les prestations sociales et impôts réduit les inégalités par un peu plus de 30 % en France, ce qui est bien supérieur à la moyenne des pays de l’OCDE de 25 % ».

L’OCDE fournit des statistiques concernant les inégalités de revenus (mesurées par le coefficient de Gini) avant et après transferts. Parmi les quatre pays choisis par le Crédoc, c’est en France que le Gini est le plus réduit en pourcentage par les transferts (tableau 1), à un degré équivalent à celui de la Suède, nettement supérieur à la réduction opérée en Italie ou au Royaume-Uni. Euromod aboutit à un classement pratiquement similaire (tableau 2).

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De même, selon Eurostat, la France est l’un des pays où le taux de pauvreté est le plus faible, un peu plus élevé que celui du Danemark, équivalent à celui de la Suède, mais nettement plus bas que le taux de pauvreté dans des pays comme l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Italie.

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Le Portrait social de l’INSEE fait un bilan soigné de la redistributivité du système socio-fiscal français (Cazenave et al., 2012). Il apparaît que la réduction des inégalités est importante (tableau 4) en France : le ratio inter-déciles, D10/D1, passe de 17,5 avant redistribution à 5,7 après redistribution[5]. Selon l’INSEE, 63 % de la réduction des inégalités provient des prestations sociales et 37 % des prélèvements, ce qui confirme la nécessité de prendre en compte les prestations pour juger de la redistribution.

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Ainsi, la vision que présente le Crédoc de la redistributivité du système socio-fiscal français est originale… et, disons-le, fausse.

L’étude s’appuie sur les données de l’enquête Budget des familles qui n’est pas appariée sur les données fiscales et qui est généralement considérée comme moins fiable que l’enquête Euromod ou celle sur les revenus fiscaux et sociaux utilisée par l’INSEE. Ceci peut expliquer certaines différences importantes entre les chiffres du Crédoc et ceux de l’INSEE : par exemple, selon l’INSEE, les transferts non-contributifs représentent 61 % du revenu disponible des 10 % les plus pauvres tandis que ce chiffre n’est que de 31 % selon le Crédoc (tableau 5).

Comme l’INSEE, l’étude du Crédoc ne tient pas compte des cotisations employeurs maladie (qui pèsent sur les hauts salaires en France, pas dans la plupart des autres pays), ni de l’ISF (qui n’existe qu’en France). De plus, elle ne fait pas la distinction entre les cotisations contributives (qui ouvrent des droits à retraite ou à allocation chômage) et des cotisations non-contributives (comme les cotisations maladie ou famille), qui n’ouvrent pas de droits. Or, les bas salaires ne supportent pas en France de cotisations non-contributives puisqu’elles sont plus que compensées par les exonérations de cotisations sociales sur les bas salaires.

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Surtout, elle comporte deux erreurs qui en faussent lourdement les conclusions. La première erreur méthodologique est que, contrairement à l’INSEE, les auteurs incluent les transferts contributifs, et notamment les retraites[6], dans les transferts sociaux. Or, pour les retraités, les pensions publiques représentent une très grande partie de leur revenu disponible, tout particulièrement en France. Ainsi, si le système de retraite assure la parité de niveau de vie entre retraités et actifs, les retraités figurent dans tous les déciles de niveau de vie, et le système socio-fiscal apparaîtra peu redistributif puisqu’il verse des prestations à des retraités riches. Au contraire, si le système national de retraite n’assure pas la parité de niveau de vie entre retraités et actifs, le système socio-fiscal apparaîtra plus redistributif puisqu’il donne des retraites exclusivement aux pauvres. C’est paradoxalement la générosité du système français envers les retraités et les chômeurs qui fait apparaître le système français comme peu redistributif. Ainsi, selon le Crédoc, les 10 % des plus riches bénéficient de transferts contributifs représentant 32 % de leur revenu disponible ; ce qui fait que, au total, leurs transferts nets ne sont négatifs que de 6 % de leur revenu. Ceci est d’autant plus vrai que le Crédoc ne prend pas en compte les cotisations vieillesse supportées par les entreprises. Si, comme le fait l’INSEE, les retraites (et plus généralement toutes les prestations contributives) sont considérées comme un revenu primaire, résultant de cotisations antérieures, les transferts net négatifs des plus riches passeraient de 6 à 38 %.

L’autre erreur méthodologique est que le Crédoc prétend prendre en compte le poids des impôts indirects dans le revenu disponible (ce que l’INSEE ne fait pas). Celui-ci serait de 36 % pour les 10 % les plus pauvres, de 23 % au milieu de la hiérarchie des revenus et baisserait même à 13 % pour les plus riches. Cette forte régressivité des impôts indirects rendrait l’ensemble de la fiscalité régressive : les plus pauvres paieraient plus que les plus riches. Selon les chiffres de Landais, Saez, Piketty (2011), la fiscalité indirecte serait certes régressive (de 15 % du revenu disponible pour les plus pauvres à 10 % pour les plus riches), mais l’écart ne serait que de 5 %. Selon l’INSEE[7], le poids de l’impôt indirect dans le revenu disponible serait de 22 % pour les plus pauvres, de 16 % au milieu de la hiérarchie et de 10 % pour les plus riches. Cet écart provient  de la structure de la consommation (les plus pauvres consomment relativement plus de tabac, de produits pétroliers) et surtout  du taux d’épargne qui est d’autant plus élevé  que le ménages est riche. En fait, l’écart est sans doute surévalué dans une perspective intertemporelle : certains ménages consommeront demain l’épargne d’aujourd’hui, c’est alors qu’ils seront taxés à l’impôt indirect. Les plus pauvres apparaissent lourdement taxés relativement à leur revenu, mais c’est qu’ils consomment plus que leur revenu, soit en raison de transferts familiaux, soit en raison d’endettement à la consommation. En fait, l’étude du Crédoc surévalue lourdement le poids des impôts indirects en utilisant une estimation extravagante des taux d’épargne des ménages[8] : le taux d’épargne global des ménages français serait de -26,5 % ; seul le décile D10 (les 10 % les plus riches) aurait un taux d’épargne positif ; le décile D1 aurait lui un taux d’épargne négatif de -110 %, c’est-à-dire qu’il consommerait 2,1 fois son revenu. De ce fait, le décile des plus pauvres subirait fortement le poids des impôts indirects. Mais un tel taux d’épargne est-il vraisemblable ?

Les systèmes socialo-fiscaux nationaux sont différents et complexes. Leur comparaison doit se faire avec prudence et rigueur. Pour juger de la redistributivité du système français, il reste plus pertinent d’utiliser les travaux de l’INSEE, de l’OCDE ou d’Euromod que cette étude (trop) originale.

 


[1] Nous remercions Juliette Stehlé qui a bien voulu nous aider à préciser certains points de cette note.

[2] Voir Landais C., Piketty Th. et Saez E., Pour une révolution fiscale, Le Seuil, 2011.

[3] Voir aussi Sterdyniak H., « Une lecture critique de l’ouvrage Pour une révolution fiscale », Revue de l’OFCE, n° 122, 2012. Signalons aussi que l’on ne peut porter un jugement global sur la progressivité du système à partir du cas des quelques hyper-riches qui réussissent à échapper à l’impôt par le biais de montages fiscaux.

[4] Bigot R, É. Daudey, J. Muller et G. Osier : « En France, les classes moyennes inférieures bénéficient moins de la redistribution que dans d’autres pays », Consommation et modes de vie, Crédoc, novembre 2013. Voir une version développée : « Les classes moyennes sont-elles perdantes ou gagnantes dans la redistribution socio-fiscale », Cahiers de Recherche, Crédoc, décembre 2012.

[5] Notons que l’INSEE sous-estime quelque peu la redistribution assurée par le système français puisqu’elle ne prend pas en compte l’ISF. Elle n’intègre pas non plus les cotisations maladie employeurs qui en France sont fortement redistributives car elles ne sont pas plafonnées. En sens inverse, elle ne tient pas compte des impôts indirects.

[6] Et les prestations chômage et les prestations maladie de replacement.

[7] Voir Eidelman A., F. Langumier F. et A. Vicard : « Prélèvements obligatoires reposant sur les ménages :

des canaux redistributifs différents en 1990 et 2010 », Document de Travail de la DESE de l’INSEE, G2012/08.

[8] Estimation en provenance de EUROMOD (2004) : “ Modelling the redistributive impact of indirect taxation in Europe”, Euromod Working paper, juin.




Compétitivité : attention danger !

Par Céline Antonin, Christophe Blot, Sabine Le Bayon et Catherine Mathieu

La crise que traverse la zone euro est la conséquence des déséquilibres macroéconomiques et financiers qui se sont développés au cours des années 2000. Les économies européennes qui ont suscité des doutes sur la soutenabilité de leurs finances publiques (Espagne, Portugal, Grèce et l’Italie[1]) sont celles qui enregistraient les déficits courants les plus élevés avant la crise et celles dont la compétitivité s’était fortement dégradée entre 2000 et 2007. Inversement, l’Allemagne a gagné en compétitivité et accumulé des excédents croissants sur la même période si bien que l’Allemagne sert aujourd’hui de modèle qu’il conviendrait de reproduire dans l’ensemble de la zone euro et particulièrement dans les pays du Sud de l’Europe. Les coûts unitaires du travail ont effectivement baissé en Allemagne à partir de 2003 en même temps que se sont développés des accords de modération salariale entre syndicats et patronat et que le gouvernement de coalition dirigé par Gerhard Schröder promouvait un vaste programme de réformes structurelles visant à rendre le marché du travail[2] plus flexible, à réformer le mode de financement de la protection sociale mais aussi à améliorer la compétitivité. La notion de compétitivité est cependant complexe et s’appuie sur de multiples facteurs (insertion dans la division internationale des processus de production, développement du tissu productif qui favorise les effets de réseau et l’innovation…) dont le rôle est tout aussi primordial.

En outre, comme le souligne une analyse récente d’Eric Heyer, les réformes structurelles allemandes ont été accompagnées par une politique budgétaire qui est restée globalement expansionniste. Aujourd’hui, l’incitation à améliorer la compétitivité, renforcée par la mise en œuvre d’une surveillance élargie des déséquilibres macroéconomiques (voir ici), s’inscrit dans un contexte marqué par la poursuite des ajustements budgétaires et par le maintien d’un niveau de chômage élevé. Dans ces conditions, la mise en œuvre de réformes structurelles conjuguée à une quête de gains de compétitivité risque de plonger la zone euro tout entière dans une situation déflationniste. De fait, la déflation est déjà enclenchée en Espagne ou en Grèce et menace les autres pays du sud de l’Europe comme nous le montrons dans notre dernière prévision. Elle résulte principalement de la profonde récession qui touche ces pays. Mais, le processus est aussi directement alimenté par la baisse des salaires de la fonction publique ainsi que celle du salaire minimum dans le cas de la Grèce.  Par ailleurs, certains pays ont réduit les indemnités de licenciement (Grèce, Espagne, Portugal) et simplifié les procédures de licenciement (Italie, Grèce, Portugal). La réduction de la protection de l’emploi et la simplification des procédures de licenciement augmentent la probabilité d’être au chômage. Or, dans un contexte de sous-emploi et d’insuffisance de la demande, il en résulte de nouvelles pressions à la baisse des salaires qui accentuent le risque déflationniste. Par ailleurs, l’accent a également été mis sur la décentralisation des processus de négociations salariales afin qu’elles soient plus en phase avec la réalité des entreprises. Il en résulte une perte du pouvoir de négociation des syndicats et des salariés qui risque de renforcer à son tour les pressions à la baisse des salaires réels.

Les pays de la zone euro poursuivent une stratégie non-coopérative qui se traduit par des gains de parts de marché principalement au détriment des autres partenaires commerciaux européens.  Ainsi la Grèce, l’Espagne, le Portugal et l’Irlande ont amélioré leur compétitivité relativement aux autres pays industrialisés depuis 2008 ou 2009 (graphique). La poursuite de cette stratégie de réduction des coûts salariaux risque de plonger la zone euro dans une spirale déflationniste au fur et à mesure que les pays perdant des parts de marché chercheront à regagner de la compétitivité en réduisant à leur tour leurs coûts salariaux. Or, cette stratégie non-coopérative, initiée par l’Allemagne dans les années 2000, a déjà contribué à  la crise de la zone euro (voir l’encadré p.52 du rapport de l’OIT publié en 2012). Il est sans doute vain d’espérer que sa poursuite apportera une solution à la crise actuelle. Au contraire de nouveaux problèmes vont apparaître puisque la déflation[3] rendra le processus de désendettement public et privé plus coûteux à mesure que les dettes exprimées en termes réels augmenteront sous l’effet des baisses de prix : ceci maintiendra la zone euro en situation récessive.


[1] Le cas irlandais est un peu à part puisque le déficit courant observé en 2007 ne résulte pas des échanges commerciaux mais du solde des revenus.

[2] Ces réformes sont détaillées dans un rapport du Conseil d’analyse économique (n°102). Elles sont résumées dans l’étude spéciale La quête de la compétitivité ouvre la voie de la déflation.

[3] Une description plus complète des mécanismes de déflation par la dette est réalisée ici.