L’impératif de soutenabilité économique, sociale et environnementale

par OFCE[1], ECLM[2], IMK[3], AKW[4]

À l’apogée de la crise de la dette souveraine en zone euro, nous nous sommes engagés dans un examen annuel de la croissance : iAGS -independant Annual Growth Survey. Le projet a fait l’objet d’un premier débat à la fin de l’année 2011 et le premier rapport a été publié en novembre 2011. Notre objectif, en collaboration avec le groupe S & D au Parlement européen, a consisté à discuter et à remettre en question la contribution de la Commission européenne au Semestre européen. Concrètement, il s’agissait de pousser la Commission européenne vers une politique macroéconomique plus réaliste, c’est-à-dire moins axée sur la réduction à court terme de la dette publique, et plus consciente des conséquences sociales de la crise et du parti-pris d’austérité. Pendant 7 ans, nous avons plaidé contre une austérité brutale qui ne permettait pas de contrôler la dette publique, nous avons mis en garde contre le risque catastrophique de la déflation. Nous avons également alerté sur les conséquences sociales de la combinaison mortelle de la crise économique, de la flexibilité accrue du marché du travail et de l’austérité sur les inégalités, en particulier dans la partie basse de la répartition des revenus. Nous ne pouvons pas prétendre avoir changé à nous seuls les politiques de l’Union, mais au moins avoir eu une influence, bien qu’insuffisante et trop tardive pour éviter les cicatrices laissées par la crise.

Aujourd’hui, il est nécessaire de faire de cette initiative un grand pas en avant. L’adoption des ODD (Objectifs de Développement Durable) nécessite une nouvelle approche de la gouvernance économique et de la croissance économique. La mesure de la performance économique doit évoluer vers la mesure du bien-être selon les trois aspects du développement durable – économique, social et environnemental. À cet effet, un large éventail de politiques doit être mobilisé de manière cohérente, ce qui doit faire passer la politique budgétaire d’un rôle dominant à un rôle de facilitation et de soutien. De plus, ces politiques doivent être ancrées dans une stratégie à long terme cohérente et inclusive et doivent être suivies de près pour contrôler qu’elles sont durables.

Jusqu’à présent, l’UE n’a pas adopté cet agenda de manière satisfaisante, et le processus du Semestre européen toujours en vigueur ne permet pas de conduire l’UE vers la réalisation des ODD. De la même manière que l’iAGS a contesté l’orthodoxie dominante dans le domaine macroéconomique, l’iASES 2019 – independant Annual Sustainable Economic Survey, le nouveau nom de l’iAGS – constitue notre contribution au soutien et à la promotion d’une stratégie soutenable.

L’iASES 2019 dresse les perspectives économiques pour l’UE. Le ralentissement à venir résulte en grande partie de l’atténuation progressive de la reprise après la Grande Récession, et de la convergence des taux de croissance vers une trajectoire de croissance potentielle plus faible. Le ralentissement de la croissance coïncide avec la reprise des turbulences politiques: le Brexit, les finances publiques italiennes, la guerre commerciale et les turbulences dans certains pays émergents. La reprise prendra fin à un moment donné, et la zone euro n’est pas encore préparée à cela, car les déséquilibres persistent et le cadre institutionnel reste incomplet[5]. La zone euro a dégagé un excédent commercial important, qui pourrait ne pas être soutenable. La convergence nominale reste un problème important qui doit être résolu par la volonté politique de coordonner plus activement l’évolution des salaires, à commencer par ceux des pays excédentaires. En outre, l’adoption partielle d’une union bancaire peut s’avérer insuffisante pour assurer la stabilité bancaire en cas de chocs défavorables. La BCE pourrait être contrainte à la mise en œuvre de nouvelles politiques de soutien non conventionnelles, politiques qui pourraient être complétées par des mesures automatiques de stabilisation budgétaire transfrontalières au sein de l’UEM.

La situation sociale s’est légèrement améliorée dans l’Union européenne depuis le pire de la crise et, en moyenne, les taux de chômage dans les pays européens ont retrouvé leur niveau d’avant la crise. Cependant, les différences entre les pays et les couches de la population sont encore importantes. Les responsables politiques doivent être conscients des compromis et synergies possibles entre les objectifs économiques, sociaux et environnementaux en général et les objectifs de développement durable en particulier[6]. Conformément aux ODD et aux objectifs visés par le Socle européen des droits sociaux, iASES vise à promouvoir des politiques -développement des investissements sociaux, politiques industrielles volontaristes, réduction du temps de travail, augmentation de la négociation collective afin de limiter la formation d’inégalités primaires- qui répondent à ces objectifs et permettent de surmonter les conséquences négatives directes et indirectes du chômage.

Le changement climatique est sans doute le défi le plus sérieux auquel nous sommes collectivement confrontés. Il parait donc utile de calculer les budgets carbone pour avertir les décideurs politiques des efforts à fournir pour mettre la société sur la voie de la soutenabilité environnementale. L’iASES évalue la « dette climatique », c’est-à-dire le montant que les pays devront investir ou payer pour qu’ils ne dépassent pas leur budget carbone, ce qui donne lieu à trois informations politiques clés. Il ne reste que quelques années aux grands pays européens avant d’épuiser leur budget carbone sous l’objectif de + 2 ° C. Par conséquent, la dette carbone devrait être considérée comme l’un des problèmes majeurs des décennies à venir car, dans le scénario de référence, elle représente environ 50% du PIB de l’Union européenne pour rester en dessous de + 2 ° C[7]. Il faut délibérément formuler la question du climat en terme de dette, car le concept de déficit excessif s’applique aujourd’hui totalement à la procrastination qui nous caractérise sur ce point.

 

[1] Coordination par Xavier Timbeau. Contributeurs : Guillaume Allègre, Christophe Blot, Jérôme Creel, Magali Dauvin, Bruno Ducoudré, Adeline Gueret, Lorenzo Kaaks, Paul Malliet, Hélène Périvier, Raul Sampognaro, Aurélien Saussay.

[2] Economic Council of the Labour Movement. Contributeurs : Jon Nielsen, Andreas Gorud Christiansen.

[3] Institüt für Macroökonomie und Konjunkturforschung. Contributeurs : Peter Hohlfeld, Andrew Watt.

[4] Chamber of Labour, Vienna. Contributeurs : Michael Ertl, Georg Feigl, Pia Kranawetter, Markus Marterbauer, Sepp Zuckerstätter.

[5] Cf. « Des défis à venir pour l’Union européenne », OFCE Policy Brief, n° 49, 5 février 2019.

[6] Cf. « Soutenabilité sociale : des Objectifs de Développement Durable aux politiques publiques », OFCE Policy Brief, n° 48, 5 février 2019.

[7] Cf. « Une évaluation exploratoire de la dette climatique », OFCE Policy Brief, n° 44, 11 décembre.




Retour de la taxe carbone : les options en présence

par Audrey Berry et Éloi Laurent

Le « grand débat national », décidé et organisé par le pouvoir exécutif, va connaître son épilogue dans les prochaines semaines. Engendré par la révolte des « gilets jaunes » contre l’iniquité fiscale, il était logique qu’il suscite une réflexion sur la réforme de la fiscalité carbone, suspendue en décembre 2018, qui se trouve au point d’intersection exact entre les deux thèmes les plus débattus en ligne par les Français : « la transition écologique » et « la fiscalité et les dépenses publiques ».

Nous ajoutons aujourd’hui une dimension supplémentaire à ce débat en proposant d’instituer pour 2020 une contribution climat anti-précarité énergétique. C’est l’occasion d’éclairer pour les citoyens et les décideurs certaines des options de réforme en présence, avant, éventuellement, de trancher. Le Tableau 1 présente les caractéristiques des quatre propositions les plus abouties et détaillées présentées ces dernières semaines, dont la nôtre (il en existe bien d’autres).

Tabe_post2-4                    Sources : CAETerra Nova/I4CEIDDRIBerry-Laurent.

Les quatre propositions convergent clairement sur la nécessité de la justice sociale, dont elles font toutes à la fois un objectif en soi et la condition essentielle de l’acceptabilité politique d’une éventuelle nouvelle fiscalité carbone. Nous proposons d’aller plus loin dans cette logique, dans la perspective d’une véritable transition sociale-écologique, en affectant l’essentiel des revenus de la taxe carbone à la lutte contre la précarité énergétique. Plus précisément, notre proposition serait indolore pour les ménages modestes et accélérerait la rénovation énergétique des logements ainsi que le développement d’alternatives de mobilité durable accessibles à tous.

Nous proposons également, plus largement, de définir et de considérer quatre critères de réussite de la fiscalité carbone (efficacité écologique, justice sociale, conformité juridique et acceptabilité politique) en liant notamment les critères d’efficacité écologique et de conformité juridique, pour tirer pleinement les leçons des trois échecs passés de la fiscalité carbone en France (2001, 2010 et 2018).

Le gouvernement est désormais en possession de nombreuses options, précises et praticables, pour réintroduire un signal-prix dans le système fiscal français et tenir ainsi les engagements climatiques qu’il s’est lui-même donné tout en garantissant la justice sociale.

Une autre possibilité existe : celle de ne rien tenter, au nom de la prudence politique. Les modalités de cette option sont déjà connues : injustice sociale et inefficacité écologique. En matière de politique climatique, comme l’a montré il y a près de 15 ans le Rapport Stern, le coût de l’inaction est très supérieur à celui de l’action.

 

 




Justice climatique et transition sociale-écologique

par Éloi Laurent

Il y a quelque chose de profondément rassurant à voir l’ampleur grandissante des marches pour le climat dans plusieurs pays du globe. Une partie de la jeunesse prend conscience de l’injustice qu’elle subira de plein fouet du fait de choix sur lesquels elle n’a pas (encore) de prise. Mais la reconnaissance de cette inégalité intergénérationnelle se heurte au mur de l’inégalité intra-générationnelle : la mise en œuvre d’une véritable transition écologique ne pourra pas faire l’économie de la question sociale ici et maintenant et notamment de l’impératif de réduction des inégalités. Autrement dit, la transition écologique sera sociale-écologique ou ne sera pas. C’est le cas en France, où la stratégie écologique nationale, à 90% inefficace aujourd’hui, doit être revue de fond en comble, comme proposé dans le nouveau Policy Brief de l’OFCE (n° 52, 21 février 2019).

C’est aussi le cas aux États-Unis où une nouvelle génération rouge-verte de responsables engage un des combats politiques les plus décisifs de l’histoire du pays contre l’obscurantisme écologique d’un Président qui est à lui seul une catastrophe naturelle. Dans un texte concis, remarquable de précision, de clarté analytique et de lucidité politique, la démocrate Alexandria Ocasio-Cortez vient ainsi de proposer à ses concitoyen(ne)s une « Nouvelle donne écologique » (« Green New Deal »).

Le terme peut paraître mal choisi : le « New Deal » porté par Franklin Delano Roosevelt à partir de 1933 visait à relancer une économie dévastée par la Grande Dépression. Or l’économie américaine n’est-elle pas florissante ? Si on se fie aux indicateurs économiques du XXe siècle (taux de croissance, finance, profit), sans doute. Mais si on traverse ces apparences, on discerne la récession du bien-être qui mine le pays depuis trente ans et qui ne fera que s’aggraver avec les crises écologiques (l’espérance de vie recule désormais structurellement aux États-Unis). D’où le premier levier de la transition écologique : sortir de la croissance pour compter ce qui compte vraiment et améliorer le bien-être humain aujourd’hui et demain.

Deuxième levier : articuler réalités sociales et défis écologiques. La « Nouvelle donne écologique » identifie comme cause fondamentale du mal-être américain les « inégalités systémiques », sociales et écologiques. Réciproquement, elle entend mettre en œuvre une « transition juste et équitable » en priorité au bénéfice des « communautés exposées et vulnérables » (« frontline and vulnerable communities »), que l’on pourrait nommer les « sentinelles écologiques » (enfants, personnes âgées isolées, précaires énergétiques, etc.). Ce sont celles et ceux qui préfigurent notre devenir commun si nous laissons les crises écologiques dont nous sommes responsables se dégrader encore. C’est cette articulation sociale-écologique que l’on retrouve au cœur de la proposition de plusieurs milliers d’économistes d’instaurer des « dividendes carbone » (une idée initialement proposée par James Boyce, un des meilleurs spécialistes au monde de l’économie politique de l’environnement).

Troisième levier, justement : intéresser les citoyen(ne)s au lieu de les terroriser. Le Rapport détaillé publié par le think tank Data for Progress est redoutablement efficace à cet égard dans la séquence argumentaire qu’il déploie : la nouvelle donne écologique est nécessaire pour la préservation du bien-être humain, elle créera des emplois, elle est souhaitée par la communauté des citoyens, elle réduira les inégalités sociales et le pays a parfaitement les moyens financiers de la mettre en œuvre. Concret, cohérent, convaincant.

L’Europe et la France avaient en 1933 un demi-siècle d’avance sur les États-Unis en matière de « nouvelle donne ». C’est en Europe et en France qu’ont été inventées, développées et défendues les institutions de la justice sociale. C’est aux États-Unis que s’invente aujourd’hui la transition sociale-écologique. N’attendons pas trop longtemps pour nous en emparer.




Les impacts de la fiscalité carbone sur les ménages : les Français, pas tous égaux devant les coups de pompe

par Paul Malliet

La fiscalité des carburants ne peut expliquer à elle seule le mouvement social des gilets jaunes. Mais elle a fédéré le ressentiment d’une partie de la population française sur la question du pouvoir d’achat et a finalement conduit le gouvernement à renoncer à la hausse programmée de la composante carbone de la taxe intérieure sur la consommation sur les produits énergétiques (Contribution climat énergie, CCE) tout comme le rattrapage de la fiscalité du diesel sur celle de l’essence pour l’année 2019.

Nous ne reviendrons pas ici sur la question de l’évolution du pouvoir d’achat, (un article récemment paru dans le Portrait social de l’INSEE par des chercheurs de l’OFCE en fournit une analyse suffisamment détaillée), mais nous attacherons plutôt à déterminer l’hétérogénéité des situations et de leur exposition à la fiscalité carbone.

Les émissions ont crû entre 2016 et 2017 en France de 3,2 % (Eurostat 2018), nous éloignant un peu plus de la neutralité carbone en 2050 (Plan Climat 2017). Ce recul est inquiétant, d’autant plus que la Contribution climat énergie est supposée augmenter la tonne de CO2 jusqu’à 86,2 euros en 2022, soit quasiment le double d’aujourd’hui (44,6€ en 2018). La fiscalité carbone a un impact sur le niveau de vie des ménages et il est intéressant de comprendre les catégories les plus touchées par son augmentation.

Graphe1bon_post19-12La fiscalité sur l’énergie est régressive (voir graphique 1), et son impact pèse en moyenne presque cinq fois plus en proportion du revenu pour les 10% des ménages les plus modestes (décile 1 – revenu moyen par UC de 4 990 €) que les plus aisés (décile 10- revenu moyen par UC de 53 440 €), alors que le niveau d’émissions associées à l’usage du véhicule personnel et au logement est lui trois fois plus important pour le 10e décile que pour le premier.

Cette propriété connue de la fiscalité de l’énergie et pour laquelle nous avions déjà fourni des éléments d’analyse en 2017 (Evaluation du programme présidentiel) cache également des disparités fortes au sein des mêmes déciles (Voir graphique 2).

Graphe2_post19-12Si cette régressivité de la fiscalité carbone était déjà connue et précisée – par des travaux universitaires récents[1]–,le niveau de revenu n’explique pas l’ensemble de l’hétérogénéité des impacts, notamment au sein des mêmes déciles de niveau de revenu.

Le lieu de résidence joue un rôle significatif (voir graphique 3), les ménages habitant dans des zones urbaines inférieures à 20 000 habitants, sont plus touchés (0,25% du revenu) que ceux vivants dans les zones urbaines supérieures à 200 000 (0,19%), l’offre de transport alternatif à l’automobile étant plus concentrée dans ces zones. Toutefois ces indicateurs de moyenne cachent des situations individuelles pour lesquelles cet impact est supérieur à 0,5%, voire même supérieure à 1% pour une partie d’entre eux, et ce quelle que soit la taille de la zone urbaine. Si nombre de ces cas sont parmi les ménages les plus modestes (1er quintile), une partie de ceux appartenant notamment à la classe moyenne (Les 2e et 3e quintiles) connaissent également un impact important de la fiscalité du carbone sur leur revenu.

Graphe3_post19-12Une conclusion s’impose face à ce constat, le poids de la fiscalité carbone ne pèse pas de manière équivalente sur le revenu des ménages et dépend d’un ensemble de facteurs découlant des modes de vie. Ceux-ci d’ailleurs résultent de décisions soumises à de nombreuses contraintes – comme la pression des prix de l’immobilier qui pousse les ménages à s’éloigner des centres-villes – ou les conséquences des politiques favorisant l’étalement urbain et s’appuyant sur la mobilité individuelle. La transition rapide vers une société sobre en carbone est inévitable. Pour autant, l’impératif de justice sociale appelle à des politiques d’accompagnement et de compensation pour les plus exposés et les plus vulnérables. Un chèque énergie, sous condition de ressources, même associé à un chèque carburant tenant compte du lieu de résidence ne parviendrait pas à compenser l’hétérogénéité des situations exposées ci-dessus. Il ferait des gagnants, difficiles à justifier, et des perdants, opposants légitimes à la transition. L’acceptabilité sociale de la taxe carbone passe par la prise en compte des cas non moyens, difficilement identifiables par ces seules dimensions, sans quoi cette dernière sera vouée aux gémonies.

[1] Voir notamment sur les impacts redistributifs de la taxe carbone les travaux de Audrey Berry (2018) , Thomas Douenne (2018) et Aurélien Saussay (2018).




Mesurer le bien-être et la soutenabilité : un numéro de la Revue de l’OFCE

par Eloi Laurent

Ce numéro de la Revue de l’OFCE (n° 145, février 2016) présente certains des meilleurs travaux qui se développent à grande vitesse autour des indicateurs de bien-être et de soutenabilité.

Pourquoi vouloir mesurer le bien-être ? Parce que l’idée que la croissance économique représente le développement humain au sens où elle constituerait un bon condensé de toutes ses dimensions est tout simplement fausse. La croissance du PIB n’est pas une condition préalable du développement humain, c’est au contraire, désormais, souvent son entrave (comme l’illustre le coût sanitaire exorbitant de la pollution atmosphérique en Inde et en Chine, deux pays qui concentrent un tiers de la population humaine). Dès lors, l’augmenter ne suffit pas à se développer humainement, il y faut des politiques spécifiques qui se donnent pour objet direct l’éducation, la santé, les conditions environnementales ou encore la qualité démocratique. Sans la considération de cette pluralité du bien-être, une dimension, généralement la dimension économique, s’impose aux autres et les écrase, mutilant le développement humain des individus et des groupes (l’exemple de la santé aux Etats-Unis est particulièrement frappant à cet égard).

Pourquoi vouloir mesurer la soutenabilité ? Parce qu’un taux de croissance mondiale de 5 % aujourd’hui nous importe peu si le climat, les écosystèmes, l’eau et l’air qui sous-tendent notre bien-être se sont irrévocablement dégradés en deux ou trois décennies du fait des moyens déployés pour atteindre cette croissance. Ou pour le dire avec les mots du ministre de l’Environnement chinois, Zhou Shengxian, en 2011 : « si notre terre est ravagée et que notre santé est anéantie, quel bienfait nous procure notre développement ? ». Il faut donc actualiser notre bien-être pour que celui-ci ne soit pas qu’un mirage. Nos systèmes économiques et politiques n’existent que parce qu’ils sont sous-tendus par les ressources d’un ensemble qui les contient, la biosphère, dont la vitalité est la condition de leur perpétuation. Pour le dire brutalement, si les crises écologiques ne sont pas mesurées et maîtrisées, elles finiront par balayer le bien-être humain.

Les indicateurs de bien-être et de soutenabilité doivent donc entrer dans un nouvel âge, performatif : après avoir mesuré pour comprendre, il nous faut à présent mesurer pour changer. Évaluer pour évoluer. Car le changement qu’appellent ces nouvelles visions du monde économique est considérable. Ce temps de l’action implique toujours des choix et des arbitrages qui n’ont rien de simple. C’est précisément le double objet de ce numéro de la Revue de l’OFCE : montrer que les indicateurs de bien-être et de soutenabilité sont parvenus à maturité et qu’ils peuvent désormais non seulement changer notre vision du monde économique mais notre monde économique lui-même ; donner à voir les types de choix qui se présentent aux décideurs privés et publics pour mener à bien ce changement. Les deux parties qui composent ce numéro mettent à cet égard clairement en lumière la question de l’échelle pertinente de la mesure du bien-être et de la soutenabilité.

La première partie de ce numéro est consacrée au sujet relativement nouveau de la mesure du bien-être territorial en France. Mesurer le bien-être là où il est vécu suppose en effet de descendre vers l’échelle locale la plus fine : la nécessité de mesurer et d’améliorer le bien-être humain au plus près des réalités vécues par les personnes, de même que l’ampleur des inégalités spatiales dans la France contemporaine impose la perspective territoriale. Il existe au moins deux raisons fortes qui font des territoires (régions, métropoles, départements, villes), plus que les États-nations, les vecteurs par excellence de la transition du bien-être et de la soutenabilité. La première tient à leur montée en puissance sous le double effet de la mondialisation et de l’urbanisation. La seconde tient à leur capacité d’innovation sociale. On parle à ce sujet, à la suite de la regrettée Elinor Ostrom, de « transition polycentrique » pour signifier que chaque échelon de gouvernement peut s’emparer de la transition du bien-être et de la soutenabilité sans attendre une impulsion venue d’en haut.

Monica Brezzi, Luiz de Mello et Éloi Laurent (« Au-delà du PIB, en-deçà du PIB : Mesurer le bien-être territorial dans l’OCDE ») donnent à voir les premiers résultats de travaux théoriques et empiriques conduits actuellement dans le cadre de l’OCDE (accessibles de manière interactive sur le site http://www.oecdregionalwellbeing.org/ ) pour mesurer certaines dimensions du bien-être au niveau régional et appliquer ces nouveaux indicateurs au cas français afin d’en tirer d’utiles enseignements pour les politiques publiques.

Robert Reynard (« La qualité de vie dans les territoires français ») propose un panorama des résultats obtenus récemment par l’Insee à l’aide d’indicateurs territoriaux de qualité de vie qui permettent de constituer une nouvelle typologie des espaces français mettant en évidence huit grands types de territoires, qui se distinguent à la fois par les conditions de vie de leurs habitants (emploi, revenus, santé, éducation, etc.) et par les aménités que les territoires offrent à leur population (cadre de vie, accès aux services, transports, etc.). La nouvelle représentation de la France qui en résulte constitue une aide précieuse à la décision pour ceux qui ont en charge les politiques visant l’égalité des territoires.

Kim Antunez, Louise Haran et Vivien Roussez (« Diagnostics de qualité de vie : Prendre en compte les préférences des populations ») reviennent sur l’approche développée dans le cadre de l’Observatoire des territoires et mettent en lumière les indicateurs, proposés à des échelles géographiques adaptées, qui permettent de rendre compte du caractère multidimensionnel de la qualité de vie en France. Ici aussi, des typologies de territoires explorent le lien entre les aménités variées des cadres de vie et les aspirations diverses des populations qui y résident, pour souligner les déséquilibres existants et les leviers d’action publique mobilisables pour les réduire.

Enfin, Florence Jany-Catrice (« La mesure du bien-être territorial : travailler sur ou avec les territoires ? ») insiste sur une dimension fondamentale de ce débat sur la mesure du bien-être territorial français : la participation des citoyens à la définition de leur propre bien-être. Elle montre notamment que la portée des indicateurs retenus dépend du fait que celles et ceux qui les élaborent travaillent sur les territoires ou avec eux, c’est dans ce dernier cas seulement que le territoire et ses habitants deviennent de véritables acteurs dans l’élaboration d’une vision partagée.

Mais mesurer la soutenabilité suppose, à l’inverse de ces approches localisées, de remonter l’échelle géographique vers le national et même le niveau global. C’est l’objet des articles de la seconde partie de ce numéro qui porte sur un sujet dont l’importance a été encore soulignée par la récente loi sur la transition énergétique : l’économie circulaire. Il y a ici une différence cruciale à opérer entre une économie apparemment circulaire, qui concernerait un produit ou une  entreprise et la véritable circularité économique, qui ne peut s’apprécier qu’en élargissant la boucle pour parvenir à une vision systémique.

C’est ce qu’entendent démontrer Christian Arnsperger et Dominique Bourg (« Vers une économie authentiquement circulaire : réflexions sur les fondements d’un indicateur de circularité ») en s’interrogeant sur les principaux aspects, enjeux et questionnements que les concepteurs d’un indicateur d’économie authentiquement circulaire, s’il devait un jour être bâti au plan formel et technique, devraient prendre en compte. Ils concluent notamment que sans une vision systémique orientée vers la réduction, le rationnement et la stationnarité propres à l’approche perma-culturelle, l’idée d’économie circulaire restera constamment vulnérable à une récupération peut-être bien intentionnée, mais finalement de mauvais aloi.

Vincent Aurez et Laurent Georgeault (« Les indicateurs de l’économie circulaire en Chine ») s’efforcent justement d’évaluer la pertinence et la portée réelle des outils d’évaluation développés ces dernières années par la Chine pour donner corps à une politique intégrée d’économie circulaire ayant pour objectif d’assurer la transition vers un modèle sobre en ressources et bas carbone. Ces instruments, à bien des égards uniques mais encore insuffisants, se distinguent par leur caractère systémique et multidimensionnel et constituent dès lors un apport original au champ des indicateurs de soutenabilité.

Finalement, Stephan Kampelmann (« Mesurer l’économie circulaire à l’échelle territoriale : une analyse systémique de la gestion des matières organiques à Bruxelles »), mobilisant la théorie des systèmes socio-écologiques, se livre à un exercice particulièrement novateur consistant à comparer, selon une batterie d’indicateurs d’impact économiques, sociaux et environnementaux, deux trajectoires possibles pour la gestion municipale des flux de matières organiques à Bruxelles : un traitement centralisé par biométhanisation et un traitement par compostage décentralisé.

Ainsi donc, si le bien-être se mesure le mieux à l’échelle locale, la soutenabilité, y compris celle des territoires, s’évalue correctement en tenant compte de l’impact ressenti au-delà des frontières locales ou nationales. Des arbitrages apparaissent alors entre ces dimensions, dont l’exploration et la possible transformation en synergies au niveau territorial et national constituent les chantiers les plus prometteurs ouverts par la transition du bien-être et de la soutenabilité.




La justice climatique, sésame de la COP 21

par Eloi Laurent

Les négociations climatiques ne peuvent pas se limiter à une discussion technique entre experts sur la foi de données scientifiques : elles doivent prendre la forme d’un dialogue politique ouvert nourri par une réflexion éthique qui implique les citoyens. Sur quoi doit porter ce dialogue ? Alors que la COP 21 s’ouvre dans deux mois à Paris, il apparaît de plus en plus clairement que la clé d’un possible accord n’est pas l’efficacité économique mais la justice sociale. La « croissance verte » est une ambition du siècle passé qui n’a qu’un faible pouvoir mobilisateur dans un monde rongé par les injustices. Il importe bien plutôt de souligner le potentiel d’égalité d’une action résolue contre le changement climatique, au plan national et global.

Trois enjeux permettent de comprendre que la justice sociale se trouve au cœur des négociations climatiques. Le premier tient au choix des critères de répartition du budget carbone entre les pays en vue d’atténuer le changement climatique (environ 1 200 milliards de tonnes de carbone qu’il nous reste à émettre dans les trois à quatre prochaines décennie pour limiter la hausse des températures terrestres autour de 2 degrés d’ici à la fin du 21e siècle). Divers indicateurs peuvent être utilisés à la fois pour estimer ce budget carbone et pour le répartir équitablement entre les pays, et ces indicateurs doivent être débattus, mais on ne pourra pas, en tout état de cause, faire l’impasse sur cet enjeu à Paris. On peut montrer que l’application d’un critère hybride, mais relativement simple de justice climatique, aboutit à diviser par presque deux les émissions mondiales dans les trois prochaines décennies, ce qui permet de garantir l’objectif des 2 degrés et même de viser une hausse des températures proche de 1,5 degré, renforçant ainsi le caractère juste de cette règle commune à l’égard des pays et des groupes sociaux les plus vulnérables.

Le deuxième enjeu est celui de l’adaptation au changement climatique, c’est-à-dire à la fois l’exposition et la sensibilité différenciée, selon les pays et les groupes sociaux, à l’égard des phénomènes climatiques extrêmes et la hausse des températures planétaires. Il importe ici aussi de choisir des indicateurs pertinents de vulnérabilité climatique pour répartir justement les financements disponibles (qui devront être portés à 100 milliards de dollars par an dès 2020). Mais, il sera très difficile de mobiliser les sommes nécessaires sans faire évoluer les négociations climatiques de la logique quantitative actuelle vers une logique de prix (version anglaise ici).

Enfin, le combat contre les inégalités apparaît comme le moyen le plus efficace d’impliquer les citoyens dans le dialogue climatique. La lutte contre le changement climatique doit être comprise non pas comme une menace sociale ou une opportunité de profit mais comme un levier d’égalité : une chance de réduire les disparités de développement humain entre les pays et au sein des pays.

Le cas de la Chine montre comment la contrainte de la réduction des émissions de CO2 peut se transformer en instrument de réduction des inégalités : la limitation de la consommation de charbon réduit, simultanément, les émissions de gaz à effet de serre du pays et les dégâts des particules fines sur la santé des Chinois, ceux-ci étant répartis de manière très inégale sur le territoire et donc au sein de la population. Il en va de même de la souhaitable régulation du trafic automobile dans les zones urbaines françaises, qui représenterait à la fois un gain sanitaire et une réduction des émissions liées à la mobilité. Ce double dividende climat-santé (réduire les émissions afin de contenir le réchauffement a un effet indirect, l’amélioration de la santé) doit donc être mis au cœur des négociations de Paris. La lutte contre le changement climatique est une chance de réduire des inégalités qui s’annoncent ravageuses : en croisant la carte « sociale » et la carte « climatique », nous pouvons ainsi prévoir que l’impact des canicules sera le plus fort dans les régions où l’exposition climatique est importante et où la part des personnes âgées isolées est élevée. Le risque climatique est un risque social-écologique. L’inégalité face à ce risque est une inégalité environnementale. La COP 21 n’a pas pour but de « sauver la planète » et encore moins de « sauver la croissance » mais de « sauver notre santé » en protégeant les plus vulnérables du pire de la crise climatique.

 




Faut-il choisir entre sauver la planète et sortir de la crise?

par Xavier Timbeau

Il incombe à notre génération et aux suivantes de trouver un moyen de faire vivre décemment 10 milliards d’habitants sur une planète aux ressources et aux capacités finies de façon durable. Comme un niveau de vie décent suppose un mode de consommation plus proche de celui de nos sociétés occidentales que du dénuement d’une grande partie des habitants du monde, la tâche est  immense et l’échec  inacceptable. Tout cela impose de freiner le changement climatique, d’anticiper les chutes de rendements agricoles, de se préparer aux conséquences de la montée des mers, de s’adapter et de mettre un terme aux destructions de la biomasse et de la biodiversité ou de prendre en compte l’épuisement des ressources naturelles, qu’elles soient renouvelables ou non. La liste des contraintes est longue et ne s’arrête malheureusement pas à ces quelques exemples (le lecteur intéressé pourra d’ailleurs lire avec profit des travaux antérieurs de l’OFCE sur ce sujet). 

Pourtant, on oppose souvent la crise qui frappe les pays développés (la Grande Récession) à l’urgence environnementale, suggérant que la préoccupation éthique d’insérer la société humaine dans les limites imposées par son environnement est un luxe que l’on ne peut plus se permettre. Comme il nous faut espérer le retour de la croissance ou préparer la liquidation de nos économies, la décroissance par souci de la nature serait un doux rêve, une option que seuls les plus idéalistes, donc dégagés des contraintes du réel, peuvent considérer « sérieusement ». Comment des sociétés qui connaissent des taux de chômage records, qui devraient réduire leurs dettes publiques comme privées, qui doivent se remettre au travail pour éponger  les excès d’hier ( !), menacées qui plus est par des puissances émergentes qui précipiteront dans le déclin ceux qui ne se plient pas aux règles du nouveau monde, pourraient-elles s’enticher de sauvegarder la planète ?

Ces deux priorités (sortir de la crise, sauver la planète) qu’il faudrait hiérarchiser (l’une réaliste, l’autre idéaliste) est une bien mauvaise façon d’aborder le problème de notre temps. Elle ne peut conduire qu’à de mauvaises stratégies, augmenter le coût futur du nécessaire réalisme environnemental et prolonger la crise économique que nous traversons encore et encore. Trois arguments sont souvent avancés qui aboutissent à négliger les questions environnementales au profit des questions d’ordre économique. Ces arguments sont particulièrement discutables.

Le premier argument est qu’il faut reporter la solution à la question environnementale, or on ne le peut pas. En effet, et à titre d’exemple, on a dépassé depuis longtemps la capacité d’absorption de l’écosystème mondial en gaz carbonique. Continuer à émettre du carbone parce que les hydrocarbures sont moins chers que les autres sources d’énergie[1] sous prétexte que l’on n’a pas d’autres choix est une impasse. Chaque fois que l’on construit une centrale au gaz (de schiste ou pas), elle devra fonctionner (pour être rentable) au moins 50 ans. Or, après 10 ans, on s’effrayera du niveau des émissions de carbone et on prendra conscience que le changement climatique ne menace pas notre confort mais la survie de l’espèce humaine, et réduire les émissions de CO2 deviendra une évidence. Aux nouveaux investissements pour modifier notre mode de consommation de l’énergie, il faudra ajouter la mise au rebus de cette centrale au gaz non rentabilisée. Reporter le respect de la contrainte ne fait pas gagner de l’argent, il accroît au contraire le coût de s’y soumettre, tout simplement  parce qu’on ne peut pas reporter la contrainte environnementale. C’est aujourd’hui le diagnostic, par exemple, de l’Agence Internationale de l’Energie, peu suspecte de verser dans l’écologie profonde. Pour que le climat global n’augmente pas de plus de 2°C (par rapport à l’ère préindustrielle), il faut s’engager tout de suite sur la trajectoire d’une réduction des émissions de CO2 autour de 2t de CO2 par an par habitant (soit 5 à 10 fois moins des émissions actuelles des habitants des pays développés). Ne pas le faire, c’est investir aujourd’hui dans de mauvaises solutions, les déclasser avant qu’elles ne soient rentabilisées et se résigner à ne pouvoir limiter la hausse de la température globale qu’à 3°C ou plus. C’est donc payer plus cher une stabilisation du climat à un niveau plus dégradé qui coûtera plus en adaptation. Faire passer la réduction de la dette publique au premier plan au nom des générations futures est parfaitement hypocrite si cela est fait au détriment des générations futures. Autrement dit, s’ils sont bien conduits, les investissements de décarbonation de l’économie ont une rentabilité sociale future très supérieure au taux d’intérêt sur la dette publique. Ne pas les réaliser revient à appauvrir les générations futures. Ne pas le faire parce que la contrainte de trésorerie nous l’interdit est un renoncement que nous ne pourrons pas justifier auprès des générations futures.

Le deuxième argument avancé est que nous ne serions pas assez riches pour nous permettre de sauver la planète. Se plier aux nécessités environnementales et mettre en œuvre les solutions pour réduire notre impact sur l’environnement nous appauvriront, à quelques exceptions près, en tout cas dans un premier temps[2]. Ce qui était bon marché (par exemple produire de l’énergie avec les réserves accumulées pendant des millions d’années dans  le sous-sol) devra se faire avec plus de travail, plus d’infrastructures ou de capital (et donc plus de travail pour produire ce capital) et donc en étant globalement moins efficace. Concevoir des produits qui pourront être intégralement recyclés, les produire et les recycler, pour que les matières qui les composent soit indéfiniment réutilisées pour ne pas puiser dans le stock fini des ressources de la planète demandera plus de travail, plus d’énergie (et donc plus de travail) et plus de capital (et donc plus de travail). Choisir la trajectoire de respect de l’environnement signifie donc moins de consommation (finale, ou si l’on préfère de services tirés de la consommation ou une baisse du flux de bien-être matériel que l’on tire de la consommation). Mais cela ne signifie pas pour autant une baisse de la production et encore moins la baisse de la production nationale. Plus de souci de l’environnement impliquera une baisse de la productivité, du niveau de vie mais également des créations d’emploi (cela en est le simple corollaire). Or que se passe-t-il lorsqu’on créé des emplois en abaissant la productivité dans une situation de sous-emploi massif ? On peut, sans que cela soit assuré, réduire les inégalités et abaisser le chômage. L’effet revenu, négatif et global, peut être compensé pour une partie de la population par l’effet inégalité. Comme échapper aux raretés  des ressources (celle par exemple des hydrocarbures) réduira (à l’extrême fera disparaître) les rentes associées à ces raretés, la réduction des inégalités s’associera précisément à la primauté du travail sur la propriété. C’est ainsi que l’on peut concilier la réduction des inégalités et la transition environnementale. Moins de richesses consommées, mais moins de chômage à condition que l’on profite de l’occasion ouverte par la transition environnementale pour réduire les inégalités, et ce pas simplement par des tarifs sociaux mais également par des créations de nouvelles productions.

Troisième argument souvent avancé, la contrainte de la concurrence internationale. Puisque nos concurrents ne font pas le choix de respecter l’environnement, leurs coûts restent bas. Si nous nous échinons à pénaliser nos entreprises par des surcoûts environnementaux (taxes, quotas, normes, marchés de droit à polluer), non seulement nous perdrons en compétitivité et donc nous détruirons des activités économiques et de l’emploi, mais en plus, puisque ces activités seront relocalisées dans des espaces où la pollution ou les émissions de CO2 sont « autorisées », ces dégradations environnementales ne se produiront plus sur notre territoire mais sur d’autres et au final augmenteront. Bref, l’idéal environnemental n’est pas compatible avec les dures lois de la mondialisation. C’est pourtant cet argument qui est profondément naïf et maladroit et non l’injonction environnementale. Il existe deux types de réponses possibles, parfaitement compatibles avec la mondialisation telle qu’elle est [peu] régulée. La première est la coopération par l’application des mêmes règles sur des espaces de plus en plus larges. L’Union européenne et son marché carbone en est un exemple. Cet espace peut être étendu, comme l’a essayé le protocole de Kyoto ou comme le prouve la récente coopération entre l’Union européenne et l’Australie. Mais la coopération ne pourra pas s’imposer de façon stable s’il n’y a pas une possibilité de coercition. La seconde réponse possible est donc la taxe environnementale à l’importation, qui est légitime dans le cadre des accords de l’OMC (la protection de l’environnement fait partie des rares motifs pour déroger au principe de libre circulation sans taxe). Notons, pour qu’il n’y ait aucun doute sur le motif environnemental, que le produit de ces taxes à l’importation devrait être au moins en partie redistribué aux pays d’où viennent ces importations, quitte à ce qu’elles soient réservées aux investissements environnementaux. Cela lèverait le soupçon d’une recette fiscale protectionniste, permettrait de faire avancer la question environnementale dans les pays en développement, apporterait une réponse concrète à la notion de dette écologique du Nord vis-à-vis du Sud et serait neutre lors de la mise en place d’une taxation environnementale ou d’un marché de droit à émettre dans les pays concernés. Cela permettrait également de conserver la possibilité d’une division internationale du travail (et des flux de commerce qui vont avec) qui est une source de productivité, de meilleure allocation du capital toujours nécessaire pour faire face à toutes les contraintes que nous devons respecter.

Ainsi, la question environnementale et la sortie de la crise sont deux questions convergentes et non pas opposées. La première ne peut être reportée sans coût majeur ou dommages irréversibles. Les leviers pour agir sur l’environnement doivent être ceux qui participeront à la sortie de la crise, en particulier en ce qu’ils réduisent les inégalités et accroissent l’emploi. Reste la question de la dette publique et de la capacité à disposer de marges de manœuvre pour le futur. Se soumettre à une contrainte de trésorerie (il faut que je rembourse aujourd’hui mes dettes sinon je vais m’effondrer) est la réaction de panique d’un lapin face aux phares de la voiture qui va l’écraser. Or c’est précisément la stratégie budgétaire que l’on s’acharne à suivre. C’est cela qui est contradictoire avec le souci des générations futures et de l’environnement.


[1] Tout comme chercher à gagner un peu de compétitivité en exploitant du gaz de schiste parce qu’il est deux fois moins cher que l’hydrocarbure pétrole moyen, alors qu’au final, et malgré son ratio énergie produite sur carbone émis plus avantageux, il conduit à plus d’émissions.

[2] Ensuite, les contraintes environnementales stimuleront le progrès technique qui pourra au final augmenter à nouveau notre productivité globale.