Budget 2018-2019 : quel impact des mesures socio-fiscales sur le taux d’épargne des ménages ?

Par Pierre Madec et Mathieu Plane

La montée en charge des différentes mesures fiscales prises dans le cadre de la Loi de finances pour 2018 devrait affecter de manière différente les ménages selon qu’ils se situent en bas ou en haut de la distribution des niveaux de vie. Si, globalement, les mesures du budget devraient être quasiment neutres sur le pouvoir d’achat global des ménages en moyenne en 2018, les ménages les plus aisés bénéficieraient dès 2018 des réformes visant à réduire la taxation du capital (suppression de l’ISF et instauration du PFU sur les revenus du capital). Les 17,7 millions de ménages éligibles à l’exonération totale de la taxe d’habitation en 2020 devraient quant à eux voir celle-ci réduite de l’ordre de 30 % dès 2018. Les ménages du bas de la distribution devraient bénéficier des revalorisations de certains minima sociaux et de la Prime d’activité. Les salariés verront leur pouvoir d’achat s’accroître sous l’effet de l’entame de la bascule cotisation/CSG au détriment des retraités et des détenteurs de capital qui verront leur pouvoir d’achat amputé par la hausse de la CSG. Les fumeurs ainsi que les ménages utilisant un véhicule à combustion ou se chauffant au fioul verront leur niveau de vie amputé de l’accroissement de la fiscalité écologique et du tabac. De fait, l’analyse à elle seule de l’évolution du pouvoir d’achat au niveau macroéconomique ne permet pas d’éclairer le débat sur les nombreux transferts s’opérant sous l’effet des nouvelles mesures au sein même des ménages. En 2019, la montée en charge des mesures d’aides aux bas revenus ainsi que le renforcement de la fiscalité indirecte devraient également affecter de manière différente les ménages selon leur position dans la distribution des niveaux de vie.

Ces effets différenciés auront un impact sur le comportement d’épargne et de consommation au niveau macroéconomique. Comme la propension à épargner s’accroît avec le revenu des ménages[1], le taux d’épargne des 5 % les plus aisés est très élevé. Principaux bénéficiaires des mesures discrétionnaires de 2018, ils sont aussi les plus susceptibles d’augmenter leur épargne. À titre d’illustration, le taux d’épargne des ménages appartenant aux 20% les plus modestes est, selon l’Insee, de 3% alors que celui des 10% les plus aisés s’établit à 65%. La politique fiscale a donc de fortes chances de se traduire par une hausse marquée du taux d’épargne des ménages entre 2017 et 2019, hausse que nous chiffrons à 0,2 point (graphique).

Graphe1_postPiM-PaM 

[1] Voir Céline Antonin, « Les liens entre taux d’épargne, revenu et incertitude. Une illustration sur données françaises », Sciences Po OFCE Working Paper, n° 19 -2018/05/09.




Monnaie pleine, la votation du 10 juin 2018

Par Henri Sterdyniak

En Suisse, pays démocratique s’il en est, un projet de loi ayant obtenu plus de 100 000 signatures est obligatoirement soumis à un vote populaire. Ainsi, les citoyens suisses ont-ils été consultés, par exemple, sur le revenu universel, la sortie du nucléaire, le maintien de la redevance du service public de radio et télévision. Ils devront se prononcer ce 10 juin sur un projet intitulé par ses initiateurs : « Pour une monnaie à l’abri des crises : émission monétaire uniquement par la Banque nationale ! (Initiative Monnaie pleine) »[1]. L’objectif de cette initiative est de donner à la Banque Nationale Suisse (BNS) le monopole de la création monétaire, d’interdire aux banques privées de créer de la monnaie, donc de faire du crédit sans épargne préalable, de les obliger à déposer auprès de la banque centrale la totalité des dépôts monétaires. Si ce projet est inspiré de la volonté de mettre un terme aux excès d’une finance dérégulée, il est cependant mal pensé et inadapté pour répondre aux défis de la financiarisation de l’économie

Donner à la BNS le monopole de l’émission monétaire.

Plus précisément, le projet propose d’inclure dans l’article 99 de la Constitution, les paragraphes 1 et 5 : «1. La Confédération seule émet de la monnaie, des billets de banque et de la monnaie scripturale » ; « 5. Les prestataires de services financiers gèrent les comptes pour le trafic des paiements des clients[2] en dehors de leur bilan. Ces comptes ne tombent pas dans la masse en faillite ». Il s’agit d’imposer un coefficient de réserves obligatoires de 100% sur la monnaie scripturale (les comptes à vue) dont la contrepartie devra être déposée à la BNS.

Il propose également de réécrire le paragraphe 99 a : « 1. En sa qualité de banque centrale indépendante, la Banque Nationale Suisse mène une politique monétaire servant les intérêts généraux du pays ; elle gère la masse monétaire et garantit le fonctionnement du trafic des paiements ainsi que l’approvisionnement de l’économie en crédits par les prestataires de services financiers. 2. Elle peut fixer des délais de conservation minimaux pour les placements financiers. 3. Dans le cadre de son mandat légal, elle met, en circulation, sans dette, l’argent nouvellement émis, et cela par le biais de la Confédération ou des cantons ou en l’attribuant directement aux citoyens. Elle peut octroyer aux banques des prêts limités dans le temps ».

Ce projet s’inscrit dans une longue lignée de dénonciations du système monétaire actuel , avec des arguments plus ou moins fondés : les banquiers ont privatisé la création monétaire ; ce sont des faux-monnayeurs qui font payer des taux d’intérêt sur les crédits qu’ils créent gratuitement ex nihilo ; cette privatisation se fait au détriment des États qui ne peuvent plus s’endetter à taux 0 auprès de la Banque Centrale et doivent payer des charges d’intérêt exorbitantes aux marchés financiers ;  la création monétaire se fait par le biais du crédit (c’est la monnaie-dette),  c’est la cause du surendettement actuel ; le crédit bancaire est pro-cyclique (puisque les banques accordent plus de crédit en période de bonne conjoncture et le restreignent en période dépressive) et nourrit la spéculation (il engendre une hausse du prix des actifs qui incite les banques à distribuer encore plus de crédit).

Ces critiques s’accompagnent de projets de réforme monétaire comme le 100 % monnaie de Irving Fisher et Maurice Allais[3] et, depuis peu, le QE for people, selon lequel la Banque centrale verserait directement de l’argent aux ménages plutôt que de prêter aux banques. Autant de réformes auxquelles la majorité des économistes sont réticents[4], mais qui ont trouvé de nombreux partisans (en particulier sur Internet) depuis l’essor de la finance spéculative et la crise de 2017. Nous en présenterons d’abord les bases théoriques, puis l’application dans le projet de « Monnaie pleine ».

Le 100 % monnaie

Pour les partisans du « 100 % monnaie », il y a une spécificité de la monnaie (définie comme la somme des billets et des dépôts à vue) qui justifie que toute la masse monétaire (au sens M1) soit contrôlée par la Banque centrale. Il faut donc appliquer un taux de réserve obligatoire de 100 % aux dépôts à vue. Ce système aurait quatre avantages : séparer la monnaie du crédit ; contrôler la quantité de monnaie ; interdire la création monétaire par les banques privées ; fournir des ressources gratuites à l’État, auquel la Banque Centrale prêterait à taux zéro les fonds ainsi obtenus.

Ainsi, pour Maurice Allais, les banques de dépôts devraient détenir la contrepartie de leurs dépôts en monnaie centrale et n’auraient pas le droit de consentir des crédits ; les déposants devraient rémunérer les banques pour leurs services. Par ailleurs, des banques de prêts collecteraient l’épargne sans avoir le droit d’accepter les dépôts à vue ; elles distribueraient des crédits, mais, n’ayant pas de pouvoir monétaire, ne feraient que transférer du pouvoir d’achat, pas en créer. Pour garantir leur liquidité, elles n’auraient pas le droit de prêter à un terme plus long que leurs passifs. Cette interdiction frapperait les intermédiaires financiers, dont la fonction est précisément, grâce à la loi des grands nombres, de fournir des prêts à long terme à partir de dépôts à court terme et de rendre compatible les désirs de liquidité des épargnants et les besoins de financement à long terme des investisseurs. Le financement de la construction d’HLM par le livret A serait, par exemple, interdit.

En fait, ce projet est basé sur un mythe erroné : la possibilité de mettre en place un mécanisme qui assurerait automatiquement, ex-ante, l’égalité entre les actifs financiers émis et ceux que les ménages veulent détenir, c’est-à-dire entre l’investissement et l’épargne. Dans une économie monétaire, on ne peut distinguer entre un bon crédit (qui serait financé par de l’épargne ex ante placée sous forme de titres) et un mauvais (qui induirait de l’épargne forcée conservée sous forme monétaire). Dans une économie de subsistance, l’épargne (renoncer à consommer une partie de la récolte) détermine automatiquement l’investissement (le grain conservé pour être semé). Dans une économie monétaire, comme l’a montré Keynes, l’épargne ex ante crée un déficit de demande sans générer automatiquement un investissement. À chaque période, le crédit est nécessaire pour anticiper l’épargne et permettre l’écoulement de la production. Il n’existe pas de « marché des fonds prêtables » où pourraient se confronter une épargne ex ante et un investissement pour déterminer un taux d’intérêt d’équilibre que la création monétaire ne ferait que perturber. Le financement de l’investissement par l’émission d’actifs financiers génère l’épargne ex post, mais cela peut se faire par hausse de la production ou des prix, de même que la restriction de cette émission peut provoquer du chômage ou réduire l’inflation. Les déséquilibres n’apparaissent pas sur un marché épargne/investissement mais sur le marché des biens. C’est le rôle de la Banque Centrale de fixer les conditions de distribution du crédit (taux d’intérêt et règles prudentielles) pour arriver à un niveau de demande satisfaisant correspondant à la production maximale sans déséquilibre. Ce niveau ne serait pas obtenu automatiquement, en prétendant interdire le crédit, hors épargne préalable.

Certes, les banques font du crédit sans épargne préalable, mais ex post les dépôts sont désirés par leurs détenteurs et ont une contrepartie en terme de actif. Les banques ne créent pas de la monnaie pour elles-mêmes. Monsieur Frisch produit pour 5000 CHF, qu’il reçoit en salaire ; il n’en dépensera que 4000 CHF ; il faut bien qu’un crédit de 1000 CHF ait anticipé l’épargne de Monsieur Frisch, de sorte que la demande corresponde bien au 5000 CHF mis sur le marché

Le projet 100 % Monnaie repose sur une distinction fictive entre épargne et monnaie.  Les ménages et les entreprises choisissent librement la quantité de monnaie qu’elles veulent détenir en arbitrant entre dépôts à vue (qui fournissent des services de liquidité) et des dépôts ou titres financiers, plus ou moins liquides, risqués, rémunérateurs.  On ne peut  dire : les dépôts bancaires ne sont pas de l’épargne volontaire, seuls les actifs non monétaires le sont. D’autant que l’évolution des systèmes financiers tend à faire disparaître toute frontière nette entre monnaie et actif financier.  Dans un système financier moderne, il n’est pas besoin de disposer d’un stock de monnaie pour faire des paiements puisque la banque peut ouvrir des lignes de crédit ou puiser dans des comptes dit non-monétaires (livrets, dépôts à terme) de sorte que le lien masse monétaire/circulation monétaire s’affaiblit.

Si Allais (comme Hyman Minsky) dénonce à juste titre l’instabilité induite par le jeu combiné du crédit et des marchés financiers spéculatifs, le système de 100% Monnaie qu’il propose n’est guère une solution puisque dans la période récente la spéculation ne s’est pas développée à partir des dépôts à vue, mais de la finance dérégulée (les hedge funds, le shadow banking).  De même, la hausse de la dette publique et privée ne s’explique pas par celle de la masse monétaire.

Dans la version rigoureuse du 100% monnaie, la Banque Centrale n’intervient plus sur le marché monétaire et se contente de choisir un taux de croissance de la masse monétaire. Les banques de prêts ne sont plus garanties. Selon ses partisans, cette politique garantirait une croissance stable à inflation contrôlée. On peut en douter quand on voit que les expériences de contrôle de la masse monétaire se sont traduites par de fortes fluctuations des taux d’intérêt, (20% en juin 1981 durant l’expérience Volker) de sorte que toutes les banques centrales ont renoncé à contrôler la masse monétaire.

Dans une version plus modérée du 100% monnaie, les banques devraient avoir deux départements ; l’un avec des dépôts à vue et un taux de réserves obligatoires de 100 % ; l’autre avec des dépôts dit d’épargne, mais celui-ci pourrait se refinancer auprès de la Banque centrale qui pourrait ainsi continuer à contrôler le taux d’intérêt sur le marché monétaire. Ce système 100% monnaie ne serait pas très éloigné du système actuel.

Selon les partisans du projet, l’État pourrait ainsi conserver la totalité du seigneuriage, c’est-à-dire le bénéfice de l’émission de monnaie, de sorte que les impôts pourraient être réduits fortement. Mais, l’État serait incité à émettre inconsidérément de la monnaie pour bénéficier du seigneuriage. L’État, à travers la Banque Centrale, a déjà le privilège de l’émission de billets. Un taux de réserves de 100% sur les dépôts à vue se ferait au détriment de leurs détenteurs qui devraient payer aux banques les coûts de fonctionnement des dépôts à vue. Si le taux du marché monétaire se normalise (à 3% par exemple), ce serait l’équivalent d’un impôt au taux de 3% sur les dépôts à vue.

Un projet mal pensé.

Le problème de la votation populaire est que le texte soumis aux électeurs est parfois mal pensé. C’est particulièrement le cas ici.  Le texte instaure le dépôt obligatoire à la BNS des fonds placés sur les comptes servant aux paiements courants. Mais, quid des dépôts à terme,  des comptes sur livret (les carnets d’épargne, en Suisse), et même des OPCVM monétaires qui sont transformables rapidement en liquidités ? Le partage est arbitraire. Le projet oublie de préciser que, si les dépôts des banques à la BNS ne sont pas rémunérés, les déposants devront payer leur banque pour qu’elle leur assure les services de trésorerie. En fait, les banques pourraient tourner la loi en assurant les paiements à partir de comptes à solde nul ou négatif (mais garantis par compte à terme ou des comptes titres).

Les partisans du projet affirment qu’ainsi les dépôts seront totalement garantis. En fait,  actuellement, les dépôts auprès des institutions financières suisses sont déjà garantis jusqu’à 100 000 francs suisses par déposant et établissement (environ 87 000 euros) ; avec la réforme, seuls les dépôts à vue seraient garantis.

Selon l’article 99a, la BNS devra mettre l’argent en circulation, sans dette, par des transferts à la Confédération, aux cantons ou aux citoyens. C’est la généralisation du QE for people. L’objectif est de mettre fin à la monnaie-dette. Mais la BNS n’aurait aucun actif face au passif que représenteraient les billets et les dépôts ; ses fonds propres seraient négatifs, ce qui n’est pas concevable pour une banque. Ce serait en fait un artifice comptable pour masquer une partie de la dette publique (car la BNS appartient à l’État). Certes, les partisans du projet proclament qu’une Banque centrale n’a pas besoin de fonds propres, pouvant toujours créer de la monnaie, mais cet argument justifierait qu’un État souverain n’a pas à se soucier de sa dette puisqu’il peut toujours faire appel à sa Banque Centrale. Que ferait la BNS s’il faut réduire la masse monétaire en circulation pour lutter contre un excès de demande ou d’inflation ou simplement parce que les déposants voudraient détenir moins de monnaie et plus de titres ? Aurait-elle le droit de reprendre ses transferts ? Par ailleurs, distribuer de l’argent aux citoyens est le rôle de la politique budgétaire et de l’État, rôle qui ne peut être confié une Banque Centrale indépendante, dont le rôle est de gérer le crédit.

Mettre la monnaie en circulation sans dette par des transferts définitifs est contradictoire avec deux autres phrases du projet : « la BNS garantit l’approvisionnement de l’économie en crédits » et « Elle peut octroyer aux banques des prêts », qui  indiquent au contraire que la BNS continuera à gérer le marché monétaire et à financer les banques, donc que la création monétaire continuera à se faire en partie par du crédit bancaire. C’est effectivement le rôle de la politique monétaire de contrôler la distribution du crédit ; cela suppose qu’elle contrôle le financement des banques via le marché monétaire. Intervenir sur le marché monétaire, refinancer les banques, garantir la dette publique et le système bancaire nécessite que la BNS dispose de ressources, donc que son actif n’ait pas été donné à l’État ou aux ménages.

Imaginons que les dépôts à vue représentent 100 milliards qui sont transférés des banques à la BNS. L’État ne va pas augmenter son déficit de 100 milliards et les banques ne vont pas réduire de 100 milliards leurs crédits à l’économie. Donc, ces 100 milliards devront être prêtés aux banques par la BNS. Le gain pour la BNS est que les réserves obligatoires peuvent ne pas être rémunérées et que le refinancement des banques peut se faire à un taux rémunérateur (du moins en période normale, c’est-à-dire de taux d’intérêt positif[5]).

Un projet plus modeste, la séparation des banques de dépôts et des banques de marchés[6], l’interdiction de certaines activités purement spéculatives, un certain contrôle social des critères de distribution du crédit bancaire, aurait été préférable et aurait, sans doute, eu plus de chance de succès.

Ce projet peut-il être adopté par les électeurs suisses ?

Le Conseil des États a prôné le rejet de l’initiative populaire par 42 voix contre 0 et 1 abstention. Le Conseil national l’a rejeté par 169 voix contre 9 et 12 absentions. L’initiative n’est soutenue par aucun des partis politiques suisses. Elle est combattue par la BNS et les grandes banques suisses (ce qui peut braquer les électeurs).  Selon le dernier sondage publié, 54% des électeurs auraient l’intention de voter contre ; 34% pour et 12 seraient indécis.

Il est évidemment difficile pour les citoyens de se prononcer sur des questions délicates de fonctionnement du système monétaire et bancaire. D’un côté, la peur de l’inconnu (faut-il singulariser le système bancaire suisse ?), la crainte d’affaiblir le système financier (qui représenterait 9,1% du PIB suisse) jouent en faveur du Contre. De l’autre, beaucoup de citoyens s’indignent des revenus excessifs des banquiers et des financiers, s’inquiètent de l’instabilité induite par la spéculation financière financée à crédit, s’étonnent du pouvoir exorbitant des banquiers d’accorder ou de refuser un crédit sur la base de seules considérations financières. Le Contre l’emportera sans doute et heureusement (car le projet est mal conçu), mais les problèmes posés par la financiarisation des banques et les carences de leur régulation demeureront.

[1] https://www.admin.ch/gov/fr/accueil/documentation/votations/20180610/initiative-monnaie-pleine.html

[2] C’est le terme suisse pour compte à vue.

[3] Voir : Maurice Allais, L’impôt sur le capital et la réforme monétaire, Hermann.

[4] En 2012, cependant le FMI a publié une étude de Jaromir Benes et Michael Kumhof (2012) : The Chicago Plan Revisited, qui prétend évaluer le projet d’Irving Fisher à l’aide d’un modèle DSGE. Selon l’étude, le 100% monnaie permettrait d’augmenter de PIB américain de 10% et de maintenir une inflation nulle. En fait, celle-ci repose sur des hypothèses plus que contestables : le contrôle de la masse monétaire permettrait d’imposer une inflation nulle ;  dans ce monde stabilisé, les crédits aux ménages et les crédits de trésorerie ne seraient plus nécessaires ; les ménages accepteraient de détenir des masses importantes de dépôts non-rémunérés de sorte que l’État pourrait se financer à coût zéro ; les économies de charges d’intérêt permettraient une baisse des taux d’imposition, qui dans leur modèle néo-classique, inciterait à l’emploi, ce qui entraînerait une forte hausse de la production, qui elle-même permettrait une nouvelle baisse des taux d’imposition, donc une hausse de la production, etc…, ceci dans un mécanisme cumulatif. Le FMI a publié cette étude, mais n’a jamais proposé de mettre en œuvre la réforme.

[5] Le taux de refinancement de la BNS est actuellement négatif de -0,75%.

[6] D’ailleurs, les débats autour du projet de réforme monétaire d’Irving Fisher avaient abouti au Glass-Steagal Act.




Mesurer l’épargne de précaution liée au risque de chômage

par Céline Antonin

La question du partage du revenu disponible entre épargne et consommation est l’un des arbitrages qui s’opère à l’échelle des ménages et qui a des implications directes au niveau agrégé. Par exemple, si la propension à épargner est plus forte chez les ménages riches, une politique de relance par la consommation sera plus efficace si elle cible les bas revenus. La question de la progressivité de l’impôt sur le revenu constitue un autre exemple : si le taux d’épargne augmente avec le revenu, accroître la progressivité de l’impôt sur le revenu va avoir un effet plus que proportionnel sur la baisse de l’épargne nationale, avec des conséquences sur l’investissement. D’autres questions comme celle des dispositifs fiscaux visant à favoriser l’épargne (assurance-vie, livret A) ou la question de l’assiette pertinente en matière de fiscalité (travail versus consommation, revenu versus patrimoine) dépendent de cet arbitrage. La mesure de l’épargne de précaution est indispensable, notamment pour comprendre les implications de la hausse du chômage lors d’un choc comme lors de la crise de 2008. Ainsi, si la hausse du chômage touche indifféremment tous les ménages, et si les ménages riches ont un motif de précaution plus fort que les autres, alors la récession sera plus violente.

Historiquement, les modèles de cycle de vie et de revenu permanent, dus à Modigliani et Brumberg (1954) et Friedman (1957) ont fourni l’un des premiers cadres théoriques pour penser les comportements d’épargne. Friedman (1957) introduit la notion de revenu permanent, défini comme le revenu constant au cours du temps qui donne au ménage le même revenu actualisé que ses revenus futurs, et montre que la consommation permanente (et donc l’épargne) est proportionnelle au revenu permanent au cours de la vie. Ainsi, les ménages devraient épargner pendant leur vie active, et désépargner à partir de la retraite. Ces modèles ont été enrichis de la théorie de l’épargne de précaution qui montre que l’épargne joue également un rôle d’assurance contre les aléas affectant le ménage, notamment les aléas portant sur le revenu (chômage, perte de salaire, …). Ainsi, les ménages n’épargnent pas seulement pour compenser la baisse des revenus futurs, mais aussi pour s’assurer contre toutes sortes de risques, notamment le risque lié au revenu. La principale difficulté lorsque l’on cherche à évaluer ce comportement de précaution est de trouver une mesure correcte du risque lié au revenu. L’approche la plus convaincante est celle qui consiste à utiliser les données subjectives recueillies par enquête auprès du ménage, sur l’évolution du revenu ou de la probabilité de chômage (Guiso et al., 1992 ; Lusardi, 1997 ; Lusardi, 1998 ; Arrondel, 2002 ; Carroll et al., 2003 ; Arrondel et Calvo-Pardo, 2008). Cette approche permet de quantifier la part de l’accumulation de richesse liée au motif de précaution.

Quelle est l’ampleur du motif de précaution ? Observe-t-on un comportement de précaution chez tous les ménages ou est-il fonction de leur revenu ? Le document de travail intitulé Les liens entre taux d’épargne, revenu et incertitude. Une illustration sur données françaises cherche d’abord à tester empiriquement l’homogénéité des taux d’épargne en fonction du niveau de revenu. Il s’intéresse également à l’existence d’un comportement d’épargne de précaution lié au revenu et tente de le quantifier, à partir de l’enquête française de l’INSEE Budget de famille de 2010-2011. Le motif de précaution est appréhendé à travers la mesure subjective de la probabilité de chômage, anticipée par les membres du ménage pour les cinq années futures.

Le motif de précaution existe chez tous les ménages français : le surplus d’épargne lié au risque de chômage se situe autour de 6-7 %, et la part du patrimoine de précaution attribuable au risque de chômage se situe autour de 7% de la richesse globale. Le motif de précaution est différencié selon le niveau de revenu : ce sont les ménages aux revenus moyens qui accumulent le plus d’épargne de précaution. Cette épargne représenterait 11-12 % du patrimoine total des ménages des deuxième, troisième et quatrième quintiles de revenu, contre environ 5% pour les ménages des quintiles extrêmes de revenu.




Livret A : un placement sans intérêt ?

par Céline Antonin

Alors que les Caisses d’épargne célèbrent en 2018 le bicentenaire de leur création, le gouvernement a décidé de modifier la méthode de calcul du taux de rémunération du livret A. Cette mesure concerne un grand nombre d’épargnants : en effet, malgré un taux de détention en baisse[1] en 2016, essentiellement lié à l’application de la loi Eckert[2], le livret A reste populaire et son encours atteint le record historique de 249 milliards d’euros en février 2018. Ce n’est certes pas la première modification de cet ordre : ne serait-ce qu’au début des années 2000, le mode de calcul du taux de rémunération a été modifié à trois reprises[3]. Le projet de réforme présenté le 19 avril 2018 est clairement défavorable aux détenteurs du livret A. Il traduit notamment la volonté de détourner les ménages de l’épargne défiscalisée et de les inciter à investir dans des placements de long-terme dédiés à l’investissement productif ; en cela, il est cohérent avec la réforme de la fiscalité du capital et l’instauration d’une flat tax à 30 %.

Quel changement par rapport au mode de calcul antérieur ?

Selon l’arrêté de novembre 2016, le taux de rémunération du livret A est égal au chiffre le plus élevé entre :

  1. a) la moyenne arithmétique entre la moyenne semestrielle de l’EONIA[4] (Euro Overnight Index Average) et l’inflation en France mesurée par la moyenne semestrielle de la variation sur les douze derniers mois connus de l’indice des prix à la consommation hors tabac de l’ensemble des ménages ;
  2. b) l’inflation mentionnée au a), majorée d’un quart de point sauf si l’écart entre le taux monétaire et l’inflation mentionnés au a) est supérieur à un quart de point.

À partir de 2020, la réforme proposée par le gouvernement est la suivante : le taux du livret A sera égal à la moyenne semestrielle du taux d’inflation hors tabac et des taux interbancaires à court terme (EONIA), arrondie à 0,1 point le plus proche. Par ailleurs, un taux plancher de 0,5 % est instauré. Dans l’intervalle, entre novembre 2017 et le 31 janvier 2020, le taux du livret A sera maintenu à 0,75 %.

Les raisons qui motivent cette décision

Le premier argument mis en exergue pour motiver ce changement de calcul est le creusement problématique de l’écart de taux entre d’une part les taux courts négatifs liés à la politique monétaire expansionniste de la BCE, et d’autre part une inflation restée positive. Le creusement de cet écart rend la rémunération du livret A plus coûteuse pour la Caisse des dépôts et consignations et pour les banques, alors même que les taux à court terme sont négatifs.

Par ailleurs, les encours collectés par les banques sont centralisés par la Caisse des dépôts afin de servir au financement du logement social. Or, la nécessité de maintenir un niveau de rémunération plus élevé pour les épargnants que le taux à court terme renchérit le coût de financement du secteur du logement social. Ainsi, le gouvernement avance que les charges financières du secteur du logement social devraient être réduites de 675 millions d’euros par an grâce à la réforme.

Une autre volonté affichée par le gouvernement est d’inciter les épargnants à délaisser les livrets défiscalisés et à diriger leurs économies vers l’investissement productif. Notons que si la baisse des taux incite les épargnants à se détourner du livret A, cela déplace le problème vers la question du financement du logement social (Levasseur, 2013).

Mauvaise nouvelle pour le détenteur du livret A

Par rapport à la situation actuelle, la réforme de 2020 est défavorable aux détenteurs d’un livret A. Elle entraîne en effet la disparition de la garantie de rémunération supérieure à l’inflation. Comme le montre le tableau, le mode de calcul est plus avantageux sous le régime actuel dans tous les cas, sauf lorsque l’inflation est inférieure aux taux courts minorés d’un quart de point, auquel cas la réforme ne change rien.

Tabe-post3-05Or, depuis 2010, l’inflation est systématiquement supérieure ou égale au niveau des taux courts (graphique 1). Par conséquent, si le mode de calcul avait été celui proposé par cette réforme, les épargnants auraient été désavantagés depuis 2010. Par exemple, en mars 2018, avec une moyenne semestrielle des taux EONIA de -0,35 % et une moyenne semestrielle du taux de variation sur douze mois de l’IPC hors tabac à 1,09 %, le taux moyen de rémunération serait de 0,37 %, soit 0,4 %. L’instauration d’un taux plancher permettrait de porter ce taux à 0,5 %, mais le taux serait néanmoins deux fois plus faible que si l’on applique le mode de calcul actuel (1 % en l’occurrence). Ainsi, sur l’année 2017, le taux de rendement du livret A, hors mouvements de dépôts ou de retrait, est de 0,8 % avec la formule de calcul théorique actuelle ; il aurait été de 0,5 % avec la formule de calcul applicable à partir de 2020. Sur longue période (2010-2017), le taux de rendement aurait été de 7,9 % avec la formule actuelle, contre 5,9 % après réforme.

Le graphique 2 permet de comparer comment le taux de rémunération du livret A aurait évolué historiquement si la réforme de 2020 avait été mise en place dès 2000. Ainsi, on compare le taux théorique que l’on obtiendrait en appliquant le calcul avec la législation actuelle au taux théorique que l’on obtiendrait en appliquant les modalités de la réforme. Sur la période 2000-2009, les taux courts étant plus élevés que l’inflation, la réforme n’aurait pas eu d’impact. En revanche, entre 2010 et 2014, la réforme prévue aurait conduit à un taux de rémunération plus faible. En 2015 et 2016, période d’inflation très faible, l’instauration d’un taux plancher aurait permis d’éviter que le taux du livret A ne tombe en dessous de 0,5 %, et se serait révélé donc plus favorable que le calcul actuel. Par contre, dès que le spectre de la déflation s’éloigne, en 2017, le taux post-réforme redevient désavantageux pour l’épargnant.

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Notons également que jusqu’à présent, la formule théorique de calcul des taux a servi de point de départ à la fixation du taux légal, mais que le législateur s’en est quasi systématiquement écarté, dans un sens toujours plus favorable aux épargnants. Cela a notamment permis de ne jamais avoir un taux inférieur à 0,75 %, point bas historique.

Au total, la réforme prévue pour 2020 est désavantageuse pour l’épargnant :

  • Le fait de geler à 0,75 % le taux du livret A jusqu’en janvier 2020, alors que nous prévoyons une progression de l’IPC de 1,1 % en 2018 et de 1,5 % en 2019, va entraîner un rendement réel négatif pour l’épargnant pendant cette période de transition, car la remontée des taux courts devrait être lente ;
  • Par ailleurs, avec la suppression de la référence aux taux d’inflation comme taux plancher après la réforme de 2020, le rendement réel de l’épargne pourrait rester négatif si les taux courts sont inférieurs au taux d’inflation ;
  • Si le gouvernement souhaite appliquer à la lettre la formule théorique de calcul du taux de livret A, cela devrait également être défavorable aux épargnants, qui bénéficiaient jusqu’à présent d’un coup de pouce lié à un taux toujours plus favorable que la stricte formule de calcul.Seule l’instauration d’un taux plancher permettra d’éviter que le taux de rémunération du livret A ne tombe en dessous de 0,5 %. Cependant, comme le montre le graphique 1, il est très rare que l’inflation soit durablement aussi faible en dehors de périodes exceptionnelles. L’idée est donc de détourner les épargnants du livret A et de rendre d’autres types de placements plus attractifs, aidés en cela par la mise en place de la flat tax à 30 %[5]. Pour l’instant, l’annonce du maintien du taux au niveau historiquement bas de 0,75 % en novembre 2017 n’a pas empêché l’encours du livret A de progresser mensuellement de 5 % en glissement annuel (graphique 3), pour atteindre le record historique de 249 milliards d’euros en février 2018.

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Etant donné la forte concentration de l’épargne défiscalisée, une potentielle substitution dépendra essentiellement du comportement des « gros déposants » dont les dépôts sur le livret A sont proches des plafonds (supérieurs à 19 125 euros) et qui représentent près de la moitié des encours du livret A en 2016. Or, ces « gros déposants » étant les plus sensibles aux variations du taux de l’épargne réglementée (Levasseur, 2013), le réajustement pourrait s’avérer brutal.

 

[1] Le taux de détention d’un livret A par les personnes physiques est passé de 91,7 % en 2015 à 83,4 % en 2016 (Rapport annuel pour 2016 de l’Observatoire de l’épargne réglementée).

[2] La loi Eckert oblige depuis le 1er janvier 2016 les banques à recenser les comptes bancaires inactifs et à les transférer à la Caisse des dépôts et consignations au bout d’un certain délai.

[3] Le texte de référence pour le calcul des taux est le règlement du Comité de la réglementation bancaire n° 86-13 du 14 mai 1986 relatif à la rémunération des fonds reçus par les établissements de crédit.

[4] L’EONIA désigne le taux de référence moyen pondéré des dépôts interbancaires au jour le jour.

[5] Voir Aparisi de Lannoy et Madec, Fiscalité du capital mobilier, quel impact du prélèvement forfaitaire unique?, 2017, Policy brief, OFCE.




France : retour sur désinvestissement. Prévisions 2015-2017 pour l’économie française

par  Mathieu Plane, Bruno Ducoudré, Pierre Madec, Hervé Péléraux et Raul Sampognaro

Ce texte résume les perspectives économiques 2015-2017 de l’OFCE pour l’économie française

 

Après un mouvement de reprise hésitant au premier semestre 2015 (avec des taux de croissance respectivement de 0,7 % et 0 % au premier et au deuxième trimestre), l’économie française enregistrerait une faible croissance au second semestre, affichant au final une hausse du PIB de 1,1 % en moyenne sur l’ensemble de l’année. Avec un taux de croissance du PIB de +0,3 % au troisième trimestre et de +0,4 % au quatrième trimestre 2015, rythmes équivalents à ceux de la croissance potentielle, le taux de chômage se stabiliserait à 10 % jusqu’à la fin de l’année. La consommation des ménages (+1,7 % en 2015), favorisée par le redressement du pouvoir d’achat lié en particulier à la baisse du prix du pétrole, soutiendrait la croissance en 2015 mais l’investissement des ménages (-3,6 %) et celui des administrations publiques (-2,6 %) continueraient de freiner l’activité. Dans un contexte de croissance molle et de consolidation budgétaire modérée, le déficit public continuerait sa lente décrue, pour atteindre 3,7 % du PIB en 2015.

Avec une croissance du PIB de 1,8 %, l’année 2016 serait celle de la reprise, marquée par la hausse du taux d’investissement des entreprises. En effet, tous les facteurs d’une reprise de l’investissement sont réunis : d’abord le redressement spectaculaire du taux de marge depuis la mi-2014 grâce à la baisse des coûts d’approvisionnement en énergie et à la montée en charge du CICE et du Pacte de responsabilité ; ensuite le niveau historiquement bas du coût du capital, favorisé par la politique monétaire non conventionnelle de la BCE ; enfin l’amélioration des perspectives d’activité. Ces facteurs permettraient une accélération de l’investissement des entreprises en 2016, qui  augmenterait de 4 % en moyenne sur l’ensemble de l’année. La consommation des ménages resterait soutenue en 2016 (+1,6 %), tirée par les créations d’emplois dans le secteur marchand et par une légère baisse du taux d’épargne. Alimenté par la remontée des mises en chantier et des permis de construire, l’investissement en logement repartirait (+3 %), après quatre années successives de contraction. Sous l’effet de la dépréciation passée de l’euro et des politiques de compétitivité poursuivies par le gouvernement, le commerce extérieur contribuerait positivement à la croissance (+0,2 point de PIB en 2016, soit une contribution identique à celle de 2015). Une fois les effets du contrechoc pétrolier épuisés, l’inflation reviendrait à un rythme positif mais toujours faible en 2016 (+1 % en moyenne annuelle après deux année de quasi-stagnation), soit un rythme proche de l’inflation sous-jacente. Le rythme de croissance trimestriel du PIB en 2016 serait compris entre 0,5 et 0,6 %, déclenchant la fermeture progressive de l’écart de production et la lente baisse du taux de chômage qui finirait l’année à 9,8 %. Le déficit public se réduirait de 0,5 point de PIB, sous l’effet des économies réalisées sur la dépense publique, au travers notamment de la contraction de l’investissement public (-2,6 %), de la faible croissance de la consommation des administrations publiques (+0,9 %), et sous l’effet de la remontée des recettes fiscales avec la reprise de l’activité.

Sous l’hypothèse d’un environnement macroéconomique durablement favorable, la fermeture de l’écart de production devrait se poursuivre en 2017. Avec une croissance du PIB de 2 %, le déficit public atteindrait 2,7 % du PIB et repasserait sous la barre des 3 % pour la première fois depuis 10 ans. Grâce aux politiques de l’emploi et la résorption des sureffectifs effectuée dans les entreprises, le taux de chômage continuerait à baisser pour atteindre 9,4 % de la population active à la fin de l’année 2017.




Les hausses d’impôts, une solution à la crise ?

par Mario Amendola, Jean-Luc Gaffard, Fabrizio Patriarca

Cette question, qui peut apparaître provocatrice, mérite d’être posée à la condition de prendre conscience des dimensions réelles et pas seulement financières de la crise et de formuler les hypothèses qui rendraient le scénario crédible. Dans la perspective tracée ici, si les hausses d’impôt doivent jouer un rôle, ce n’est pas dans le cadre d’un ajustement budgétaire susceptible de rétablir des comptes publics dégradés par la crise, mais avec l’objectif de maintenir ou de rétablir un niveau de dépenses productives altéré du fait de l’accroissement des inégalités. Aussi tout dépendra-t-il de la nature des impôts comme de celle des dépenses publiques.

Chacun convient, aujourd’hui, que le creusement des inégalités, singulièrement aux Etats-Unis, a eu une influence sur le déroulement des événements. L’endettement des ménages les moins aisés n’a fait que retarder la chute de la demande agrégée. La prise de conscience de l’insolvabilité de ces mêmes ménages a constitué le facteur de déclenchement de la crise. Aussi n’y a t-il pas de solution à moyen et long terme sans un désendettement des ménages et des entreprises. Le rôle des pouvoirs publics est d’y aider. Mais ils ne peuvent l’exercer qu’en prenant des décisions qui aboutissent à un endettement public accru. L’endettement public se substitue, alors, à l’endettement privé. Le déficit public financé par la dette doit, en outre, être prolongé tant que ménages et entreprises n’ont pas pu rétablir leurs bilans, ce qui leur permettrait d’envisager de consommer et d’investir plus. Ce scénario se heurte, toutefois, à l’insolvabilité potentielle des Etats qui prend une dimension particulière au sein de la zone euro. Il n’explique pas réellement ce que sont les ressorts d’un rebond de la consommation et de l’investissement faute de se rapporter aux implications du creusement des inégalités sur le partage de la demande entre activités productives et improductives.

Reconnaître le poids des inégalités c’est, certes, reconnaître qu’il y a un problème de demande, mais c’est surtout reconnaître l’hétérogénéité des consommateurs et le caractère non homothétique des préférences individuelles. Le creusement des inégalités modifie, avant tout, la structure de la demande. Certains diront au détriment des biens consommés prioritairement par la masse des salariés et au bénéfice des biens de luxe. D’autres diront au détriment des actifs productifs et au bénéfice des actifs financiers ou immobiliers existants.

Le mécanisme possiblement à l’œuvre est le suivant. Les ménages les plus riches ont un excès d’épargne qu’ils vont consacrer, d’une part, à l’achat de biens de luxe ou d’actifs sur les marchés financiers et immobiliers, d’autre part, à des prêts aux ménages moins aisés par le canal des intermédiaires financiers. Le creusement des inégalités a ainsi deux effets conjoints : faire monter le prix des actifs achetés par les plus aisés et faire monter le taux d’endettement des moins aisés. Le premier effet soutient le second en permettant aux prêts consentis de s’appuyer sur la valeur en hausse des actifs gagés (les « collatéraux »).

Sous l’hypothèse que la dépense publique est une dépense productive – elle alimenterait la demande de biens et services du secteur productif –, une dette publique accrue vient soutenir la demande globale et enrayer la récession. Toutefois, à moyen terme, la charge en intérêts peut rendre la dette publique difficilement soutenable avec, à la clé, la nécessité de réduire la dépense publique avant que la reprise de la dépense privée ne devienne significative. La substitution de la dette publique à la dette privée déplace le problème sans le résoudre.

Une alternative possible réside dans la taxation des revenus des ménages les plus aisés. Toujours sous l’hypothèse que la dépense publique s’adresse au secteur productif, cette taxation assure une redistribution des revenus qui a pour corollaire une reconfiguration de la structure de la demande au bénéfice des activités productives. Encore faut-il faire une autre hypothèse, celle que les impôts supplémentaires sont effectivement versés par les ménages qui affectent une fraction significative de leur épargne à des achats d’actifs improductifs. Dans un tel contexte, l’objectif n’est pas d’augmenter les impôts pour résorber le déficit public dans l’espoir que le retournement de conjoncture permettra de les diminuer plus tard, mais de tirer mieux partie de l’impôt comme outil de redistribution. Si augmentation de la pression fiscale il y a c’est bien pour ponctionner des revenus qui, pour une large part, sont des rentes dédiées à des consommations improductives.

La nature des dépenses et recettes publiques rend les hypothèses formulées fragiles. Des dépenses publiques sont improductives et il est difficile de distinguer celles qui le sont de celles qui ne le sont pas. Les hausses d’impôt touchent différentes catégories de contribuables sans véritablement discriminer entre elles suivant la structure de leurs dépenses.

Aussi notre propos n’est-il pas d’énoncer une solution d’application crédible et immédiate. Il est de souligner l’illusion de solutions globales, qu’il s’agisse d’une austérité généralisée, passant notamment par des hausses d’impôts, qui finit par peser sur la dépense des ménages et des entreprises ou de l’entretien prolongé d’une dette publique, qui ne fait que se substituer à la dette privée sans effet sur la structure de la demande. Il est, au terme d’un détour analytique, de conduire à la conclusion que la mise en œuvre effective d’un mécanisme de redistribution susceptible de permettre une hausse du produit potentiel suppose une réforme de l’Etat qui touche à la fois à l’orientation des dépenses publiques et à la structure de la fiscalité, toutes choses qui demandent du temps et de la clairvoyance sinon du courage politique.

… Lire Amendola, M., Gaffard, J.-L., Patriarca, F., 2013, Inequality, debt and taxation: the perverse relation between the productive and the non-productive assets of the economy, OFCE Working paper No. 2013-21.




Le Livret A noyé sous les critiques

par Pierre Madec

Alors que le gouverneur de la Banque de France et le ministre de l’Economie et des finances annonçaient une nouvelle baisse (probable) du taux du Livret A pour le 1er août prochain, l’agence de notation Standard&Poor’s (S&P) publiait de son côté une étude sur le système bancaire français. L’agence américaine y affirmait que le Livret A, et plus généralement l’épargne réglementée, « pénalise les banques » françaises et est à l’origine d’une « distorsion du marché bancaire». Ce débat, ancien, a fait l’objet de nombreux rapports : Duquesne, 2012 ; Camdessus, 2007 ; ou encore Noyer-Nasse, 2003, … . Certains défendent ardemment cette spécificité française que constitue le Livret A, tandis que d’autres prônent, au contraire, une réforme profonde d’un système qualifié de « perdant-perdant ».

Qu’en est-il ? Le Livret A met-il réellement en péril l’activité bancaire française ? Quelle utilisation est faite de l’épargne des ménages qui y est déposée ? Quels ont été les effets des hausses successives des plafonds sur les montants collectés ? Quelles conséquences aura la (probable) nouvelle baisse de taux envisagée par le ministre de l’Economie et des finances, M. Pierre Moscovici, tant pour les épargnants que pour le financement du logement social ? Nous présentons ici nos éléments de réponse.

Que représente le Livret A ?

Le Livret A, vieux de presque 195 ans, est un placement réglementé donnant droit à un avantage fiscal (défiscalisation totale et exonération de prélèvements sociaux), dont le taux est fixé par l’Etat et les dépôts sont garantis[1].

En 2011, le taux d’épargne des Français atteignait 16 % en moyenne, soit 1,1 point de plus qu’en 2006. Cette augmentation du taux d’épargne s’est faite en grande partie en faveur de l’épargne réglementée, et particulièrement en faveur du Livret A, détenu par près de 63,3 millions de Français et dont l’encours a plus que doublé depuis janvier 2007 pour atteindre 230 milliards d’euros en avril 2013. Trois phénomènes successifs ont favorisé cette augmentation massive de l’encours : la crise financière, qui a redirigé une partie de l’épargne des ménages vers les placements sans risque, la généralisation de la distribution du Livret A à toutes les banques depuis le 1er Janvier 2009, au titre de la Loi de modernisation de l’économie[2]  et enfin l’augmentation de 50 % du plafond du Livret A qui a eu lieu en deux temps (en octobre 2012 puis en janvier 2013). Cet attrait croissant pour le Livret A s’explique aussi par la liquidité totale ainsi que la garantie des dépôts qu’il procure. Liquidité totale et garantie des dépôts que ne permet pas, par exemple, l’assurance vie.

A quoi sert le Livret A ?

L’une des (nombreuses) spécificités du modèle de financement du logement en France porte (entre autres) sur le non-recours des bailleurs sociaux aux marchés obligataires (Levasseur, 2011). Ainsi, les bailleurs sociaux se financent principalement (à hauteur de 73 % en 2012) auprès de la Caisse des dépôts et consignations (CDC) où est déposée une partie de l’épargne du Livret A des ménages. La CDC, au travers d’un fonds d’épargne, centralise 65% des encours du Livret A, ce qui représentait en avril dernier plus de 150 milliards d’euros (Banque de France). Les dépôts ainsi disponibles sont prioritairement utilisés pour l’octroi de prêts au logement social et à la politique de la ville[3]. Ces emprunts servent en grande partie à la construction, l’acquisition et la réhabilitation de logements locatifs sociaux par des bailleurs HLM mais peuvent aussi financer des opérations d’habitat spécifique et des missions de la politique de la ville tel que le Plan national de rénovation urbaine (PNRU). Afin de sécuriser les dépôts et assurer les ressources nécessaires au fonds d’épargne, le montant des dépôts centralisés au titre du Livret A doit toujours être supérieur ou égal à 125 % de l’encours des prêts au logement social et à la politique de la ville octroyés par la CDC.

Il est clair que l’objectif de financement de 150 000 logements sociaux par an (à comparer aux 105 000 de l’année 2012) va engendrer une augmentation sensible des besoins de financement du secteur. Ainsi, pour satisfaire cet objectif, ce sont 13,7 milliards d’euros de prêt au logement locatif social qui devront être accordés pour la seule année 2013, soit 4 milliards d’euros de plus qu’en 2012.

Enfin, les ressources du Livret A qui ne sont pas centralisées par la CDC (80 milliards d’euros) font l’objet d’une « obligation d’emploi ». Elles doivent être employées par les établissements bancaires « au financement des PME » à hauteur de 80 % ainsi  « qu’au financement des travaux d’économie d’énergie dans les bâtiments anciens » à hauteur de 10 % [4]. De même, un certain nombre de programmes d’investissement des collectivités locales (plan Campus, plan Hôpital 2012, Grenelle de l’environnement) ont bénéficié des encours du Livret A.

Le Livret A met-il en danger le système bancaire français ?

Compte tenu de l’attrait croissant des ménages pour l’épargne réglementée (et notamment celle du Livret A), on pourrait penser (à l’instar de S&P) que ce type de placement met en danger le système bancaire en appauvrissant les liquidités bancaires déjà mises à mal par la crise. Les relèvements de plafond opérés ces derniers mois ont en effet conduit – pour l’essentiel – à un transfert de l’épargne vers les placements défiscalisés dont la part dans l’épargne financière totale des ménages a augmenté de 0,6 point entre 2011 et 2012. On a ainsi pu observer en octobre 2012 une chute importante de l’encours des livrets soumis à l’impôt (-12 milliards d’euros), chute s’expliquant en partie par la hausse des encours sur le Livret A (+6 milliards d’euros)[5] (voir graphique 1).

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Pour autant, il est important de relativiser les déclarations alarmistes de S&P. D’une part, parce qu’excepté ce mois d’octobre 2012, les flux sur les livrets fiscalisés sont relativement stables. D’autre part, parce que l’épargne réglementée, bien qu’en nette progression, ne représentait en 2012 que 9,5 % (dont 6,2% pour le Livret A) de l’épargne financière totale des ménages qui s’élevait à 3 664 milliards d’euros. De plus, en cas de manque réel et durable de liquidité, des ajustements techniques existent ou peuvent être mis en place. Selon le dernier rapport annuel de la Cour des comptes, le ratio de couverture du fonds d’épargne atteignait au début de l’année 156 % des encours des prêts au logement social et à la politique de la ville au lieu des 125 % réglementaires. Cette sur-couverture représente quelques 50 milliards d’euros qui ne sont affectés ni au financement du logement social ni à la liquidité bancaire. Aujourd’hui réclamés par les banques, ces fonds se doivent d’être rapidement orientés. Le fonds d’épargne disposant de liquidités importantes, tout en laissant inchangé les taux de couverture et de centralisation (fruits d’âpres négociations), on peut imaginer qu’un certain nombre de mécanismes temporaires de transfert entre le fonds d’épargne et le secteur bancaire peuvent annihiler tout risque de crise de liquidité. Enfin, on peut noter que les banques ont aussi bénéficié de la généralisation de la distribution du Livret A, notamment au travers du versement, par le fonds d’épargne, d’un commissionnement sur les sommes centralisées. Ce commissionnement, qui ponctionne directement le financement des logements sociaux, a grevé le fonds d’épargne d’1 milliard d’euros en 2012. Sans conclure sur la suite à donner à ces contreparties, on peut s’interroger sur la mise en place d’un meilleur arbitrage entre taux de centralisation et de couverture, taux de commissionnement et financement pérenne du logement social[6].

Quid de la baisse « probable » des taux ?

Avancée le 23 juin dernier par le ministre de l’Economie, M. Pierre Moscovici, reprenant les déclarations faites quelques jours auparavant par le gouverneur de la Banque de France, M. Christian Noyer, l’idée d’une baisse du taux du Livret A devrait entrer en vigueur le 1er août prochain et découlerait de la baisse du taux d’inflation sur lequel ce dernier est en partie indexé. Quels effets cette baisse de taux peut-elle avoir sur les flux d’épargne déposés sur les Livrets A et donc sur le financement du logement social ?

En mai 2013, le taux d’intérêt du Livret A s’établissait, en termes réels, à 0,5 %, soit un niveau relativement bas. Sur la période 2011-2012, ce dernier était même nul en moyenne (voir graphique 2). Pour autant, les flux d’encours sont restés stables sur la période. Ceci s’explique en partie par les faibles taux proposés par les autres placements,  notamment les livrets fiscalisés de type Compte épargne logement(CEL) dont les taux réels nets sont négatifs depuis fin 2009. Compte tenu des arbitrages effectués par les ménages, notamment les plus aisés, en vue d’atteindre le meilleur rendement de leur épargne, il est assez complexe de mettre en évidence une corrélation stricto sensu entre le taux du Livret A (réel ou nominal) et les évolutions de l’encours. Ainsi, au second semestre 2009, le Livret A a subi une décollecte alors même que son taux réel était élevé ; en 2010 et 2011, en revanche, la collecte a été forte alors que ce n’était plus le cas.

Compte tenu, d’une part, des faibles taux réels nets que proposent les placements comparables et, d’autre part, des incertitudes sociales et économiques actuelles, on peut espérer une certaine stabilité des flux au second semestre 2013 et ce malgré la baisse du taux rémunérateur. Cette stabilité dépendra bien évidemment de l’importance de la baisse. Le taux étant actuellement de 1,75  %, il paraît peu probable de maintenir des flux élevés si le taux était révisé en deçà des 1,25 %. La Commission économique de la nation prévoyant une inflation de 1,2 % pour 2013, toute fixation du taux du Livret A inférieure à ce taux se traduirait par une baisse du pouvoir d’achat des ménages, baisse allant à l’encontre des engagements gouvernementaux.

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Rappelons tout de même que cette réévaluation du taux n’est pas automatique et reste dépendante des décisions politiques. Dans la seconde moitié de 2009, alors que l’effondrement de l’inflation aurait justifié un recul de 1,5 point pour ramener le taux à 0,25 %, la baisse de taux finalement appliquée n’a été que de 0,5 point, pour s’établir à 1,25 %. C’est ainsi que 2 milliards d’euros supplémentaires ont été redistribués aux ménages. Inversement, en février 2012, au vu du regain d’inflation (même temporaire), le taux aurait dû être revalorisé à 2,75 %. Le manque à gagner engendré pour les ménages de cette non-réévaluation du taux est estimée à 1 milliard d’euros.

A l’image du choix des ménages entre sécurité, liquidité et rendement, l’arbitrage public entre pouvoir d’achat des ménages et conditions d’emprunt des bailleurs sociaux peut s’avérer compliqué. Ainsi, alors qu’une sous-évaluation du taux avantage sensiblement les bénéficiaires de l’affectation des fonds issus du Livret A (essentiellement les bailleurs sociaux) dont les intérêts d’emprunt sont « indexés » sur le taux du livret A, elle devient pénalisante pour l’épargnant.

Bien que les « petits » épargnants soient peu sensibles aux variations des taux, les « gros » épargnants, c’est-à-dire ceux approchant le plafond des dépôts, peuvent rapidement arbitrer en défaveur du Livret A. Or, ces 10 % de déposants les mieux lotis représentent 51 % des dépôts du Livret A. Une réduction massive des taux pourrait donc entraîner une décollecte importante et, par la suite, réduire significativement les capacités de prêts de la CDC au secteur du logement social, secteur aux objectifs de construction ambitieux et aux besoins de financement croissants. A contrario, il paraît clair que le maintien, en période de faible inflation, de taux élevés entraînerait un renchérissement des crédits accordés aux bailleurs sociaux, au moment même où l’Etat et les organismes HLM viennent de s’engager à la construction de 120 000 logements sociaux par an entre 2013 et 2015.

 


[1] Pour plus de précision sur le mode de détermination du taux  d’intérêt, voir Péléraux (2012).

[2] En janvier 2009, l’encours a subi une augmentation historique de 12,5 %. A titre de comparaison, les hausses successives du plafond d’octobre et janvier dernier n’ont engendré que des hausses respectives de 3,1 et 3,5 %.

[3] En 2012,  pour le seul financement de 105 000 logements sociaux, ce sont 9,7 milliards d’euros de prêt qui ont été octroyés par le fonds d’épargne.

[4] A titre d’exemple, Oséo et le fonds stratégique d’investissement (FSI) ont reçu respectivement, en 2012, 5,2 et 0,5 milliards d’euros de ressources issues du Livret A.

[5] Le transfert s’est principalement opéré en faveur du Livret de développement durable (LDD) dont l’encours a progressé de près de 14 milliards d’euros en octobre 2012 à la suite du doublement de son plafond.

[6] Alors que le taux de commissionnement doit converger d’ici 2022 vers 0,50 % pour l’ensemble des établissements distributeurs, il s’élevait en 2011 à 0,37 % pour les nouveaux distributeurs et à 0,53 % pour les distributeurs historiques (CDC, 2012).