Qui des Etats-Unis ou de l’Union européenne sera le meilleur terrain de jeu fiscal des entreprises ?

par Sarah Guillou

En matière de concurrence fiscale, deux événements récents démontrent les divergences de vues américaine et européenne. Il y a tout d’abord l’affaire Boeing, société contre laquelle l’Union européenne (UE) a entrepris une demande de consultation auprès de l’OMC. L’UE conteste les aides fiscales offertes par l’Etat de Washington au constructeur aéronautique américain. Puis, il y a l’enquête de la Commission européenne à l’égard du Luxembourg au sujet des dispositions fiscales dont bénéficient Amazon, le groupe de distribution sur Internet. Boeing et Amazon sont des acteurs intensifs de la concurrence fiscale. Alors que celle-ci est largement répandue et admise aux Etats-Unis, elle est de plus en remise en question dans l’UE, voire exclue de droit, si elle est qualifiée d’aide publique illégale.

Dans l’affaire Boeing, l’UE a demandé en décembre 2014 une consultation à l’OMC au sujet des aides fiscales versées par l’Etat de Washington pour la fabrication du nouveau Boeing 777X. Ces aides s’élèveraient à 8,7 milliards de dollars pour assurer l’assemblage dans l’Etat. Mises en place en novembre 2013 par l’Etat de Washington, son gouverneur a décidé de les prolonger jusqu’en 2040 ! Les aides conditionnent la production à l’usage de produits locaux, autrement dit, le bénéfice des aides fiscales est lié « à des prescriptions relatives à la teneur en éléments locaux ». Or ces prescriptions sont contraires à l’Accord de l’OMC sur les subventions et mesures compensatoires. Nous ne discuterons pas ici de la plainte de l’UE dont on attend la réponse américaine, et qui s’inscrit dans un conflit récurrent entre Boeing et EADS concernant les aides publiques qu’ils reçoivent. Cette affaire offre cependant l’occasion de saisir l’intensité de la concurrence fiscale qui existe aux Etats-Unis entre les Etats.

Si les Etats-Unis ont, comme l’UE, le souci de la non-discrimination qui s’exprime dans la doctrine de la Clause de commerce de la Constitution américaine, en pratique, la jurisprudence, qui est un contrôle a posteriori, a du mal à donner une définition de la discrimination qui conduit à l’interdiction des réglementations discriminantes. Il s’ensuit que les Etats sont libres d’offrir des subventions ou des avantages fiscaux aux entreprises – toutes ou certaines – pour attirer les investissements et les emplois. Rappelons qu’en Europe, le contrôle des aides publiques se fait a priori et qu’il est totalement exclu que des aides puissent être accordées spécifiquement à des entreprises (voir Guillou, 2013, le blog). Aux Etats-Unis, Boeing est un acteur de premier plan de cette concurrence fiscale.

Un bureau d’études américain « goodjobsfirst », qui traque les aides et subventions accordées aux entreprises par les institutions publiques, a mis en évidence que 965 entreprises concentraient 75% de l’aide. C’est Boeing qui reçoit en valeur le plus d’aides. Elles proviennent principalement de deux Etats, l’Etat de Washington et l’Etat de Caroline du Sud, auxquelles s’ajoutent de nombreuses aides (130 contrats) en provenance de tous les Etats-Unis. Le cumul de toutes ces aides – révélées – se monte à 13 milliards de dollars. Boeing est un récipiendaire loin devant les autres entreprises, puisque Alcoa en deuxième position reçoit moins de la moitié (5,6 milliards de dollars). Une autre étude indique que 22 Etats se sont faits concurrence pour accueillir la fabrication du nouveau 777X Airliner. Boeing a finalement décidé de rester dans la région de Seattle et a accepté l’aide de l’Etat de Washington reposant sur un accord fiscal d’une durée de 16 ans estimé à plus de 8,7 milliards de dollars, l’aide la plus importante versée aux Etats-Unis. Le « lobbying » des entreprises aux Etats-Unis est bien plus important qu’en Europe et il explique une grande part de cette concurrence que se font les Etats pour attirer les entreprises. Les Etats-Unis se plaignent de la concurrence fiscale étrangère (notamment vis-à-vis de l’Irlande) mais l’acceptent totalement sur leur territoire. Cette position ne prévaut pas pour l’UE, bien évidemment, parce que l’Union n’est pas fiscalement intégrée.

En effet, en Europe, l’harmonisation fiscale n’est pas encore à l’ordre du jour. Mais la concurrence fiscale est de plus en plus en débat. Ce dernier n’est pas vain puisqu’il a poussé l’Irlande à renoncer à son système du « double Irish » qui permettait à certaines entreprises localisées en Irlande d’être imposées dans des paradis fiscaux. Depuis janvier 2015, un processus de retrait pour les entreprises bénéficiant de ce régime a été entamé. Si le maintien d’une fiscalité différenciée est admis en Europe, ce sont les excès de la concurrence fiscale qui la rendent intolérable dans le marché commun. Quand les stratégies d’optimisation fiscale des entreprises rencontrent les stratégies d’attraction des emplois et des investissements des Etats, l’ingéniosité des administrations fiscales constitue une menace pour le marché commun. Et le plus inquiétant est que se légalise un « contournement » de la règle fiscale commune.

Le contrôle européen des aides publiques est un puissant gardien de l’usage des deniers publics et de la non-discrimination au sein du marché européen. Ce contrôle pourrait bien devenir l’instrument de la lutte contre les « loopholes », ces failles dans le système fiscal qui entraînent des pertes notables de ressources publiques. Ce qui est reproché au Luxembourg est attaché à son système de rescrit fiscal  (ou « tax rulings »). Le rescrit fiscal est une procédure de négociation d’un Etat avec une entreprise de son futur statut fiscal. Qualifié de « commercialisation de la souveraineté étatique », cette procédure est très répandue au Luxembourg et a été mise au jour par une enquête journalistique récente publiée en novembre 2014 (Le Monde) qui montre que le Luxembourg n’est pas le seul pays à procéder à ces « tax rulings ».

Le Luxembourg attire un grand nombre d’entreprises multinationales qui choisissent d’y localiser leur siège européen en conséquence d’une optimisation fiscale. C’est le pays de l’UE pour lequel le rapport entre le PNB (la production des nationaux) et le PIB (la production des résidents) est le plus faible : il est de 64% en 2013 contre un peu plus de 100% pour la France et pour l’Allemagne. Autrement dit, le Luxembourg perd plus d’un tiers du revenu national après versement des revenus aux entreprises étrangères résidentes (nets des revenus reçus). Cela révèle l’opportunisme fiscal des nombreuses entreprises multinationales qui y sont implantées et pour lesquelles le marché luxembourgeois n’est évidemment pas une cible.

Dans le cas d’espèce, le Luxembourg aurait accordé à Amazon une valorisation de ses prix de transfert, que la Commission européenne (CE) juge surestimés conduisant à sous-estimer la base imposable (voir la décision de la CE récemment rendue publique).

Les prix de transfert sont les prix des biens et services échangés entre filiales d’un même groupe. Ces échanges doivent théoriquement être valorisés au prix du marché, c’est-à-dire au prix qui serait payé par une entreprise qui ne serait pas une filiale du groupe. Les décisions sur ces prix peuvent modifier les montants des achats et des recettes et donc les profits des filiales. La logique des groupes est de minimiser les profits là où les taux d’imposition sont élevés et de les reporter là où les taux sont faibles. Ce sont moins les prix des marchandises qui sont manipulés que les prix des biens intangibles comme les brevets, les droits ou autre éléments de propriété intellectuelle (marques, logos, …). Les firmes multinationales qui sont détentrices de capital immatériel, comme le sont les géants de la Silicon Valley, sont les acteurs les plus actifs de cette manipulation.

Un moyen de prévenir ces manipulations de prix de transfert en Europe serait de rendre obligatoire le calcul d’une assiette commune consolidée pour l’impôt des sociétés. C’est ce que propose le projet de directive ACCIS de 2011 toujours en discussion. L’arbitrage entre les différents pays européens serait rendu inutile puisque l’assiette serait consolidée et ensuite répartie entre les Etats selon une formule qui tiendrait compte des immobilisations, de la main-d’œuvre et du chiffre d’affaires. Les Etats resteraient maîtres de leur taux d’impôt sur les sociétés. Il est prévu que ce régime d’assiette commune soit optionnel. Il n’est pas sûr que cette caractéristique suffise à faire adopter la directive qui demande, en matière fiscale, l’unanimité des voix qui sont, pour le moment, très discordantes.

De l’autre côté de l’Atlantique, les Etats-Unis ont un système d’assiette consolidée au niveau de la Nation et un taux fédéral commun d’imposition sur les sociétés. Mais les taxes locales, qui peuvent varier entre 1 et 12%, sont en général déductibles du calcul de l’impôt fédéral. La question des prix de transfert entre des filiales de différents Etats peut donc se poser également. Et ce, d’autant plus qu’au taux local d’imposition sur les bénéfices se soustraient des crédits d’impôts divers attribués à certaines entreprises.

L’issue de l’enquête portant sur le Luxembourg et Amazon sera importante pour l’avenir de la directive ACCIS, notamment dans sa version restreinte aux entreprises du numérique. Si le jour n’est pas encore là où l’UE statuera que « le secret bancaire est une forme déguisée de subvention » (G. Zucman, La richesse cachée des nations), l’investigation concernant Amazon signale que l’UE commence à poser certaines limites à la concurrence fiscale que pourraient bientôt nous envier les contribuables américains.

 




Le travail aux Etats-Unis : plus longtemps, plus péniblement et … le week end !

par Elena Stancanelli, Ecole d’Economie de Paris, CNRS et Chercheure Associée à l’OFCE[1].

Désormais, les Américains travaillent plus longtemps que les Européens. Daniel Hamermesh et Elena Stancanelli montrent, dans “Long Workweeks at Strange Hours”, que l’allongement de la durée hebdomadaire du travail aux Etats-Unis va de pair avec le fait que les Américains travaillent souvent la nuit et le weekend.

Leurs résultats s’appuient sur l’exploitation d’une base de données originale, celle des emplois du temps d’individus américains et d’un panel d’individus européens, qui mesure de façon précise leur temps de travail (hebdomadaire, week-end, nuit) mais aussi tout un ensemble d’activités (loisirs, soins aux enfants, travaux domestiques, temps de repos, etc.) grâce à un « cahier journalier » [2]. Les individus sont interviewés tout au long d’une journée (24 heures) et par créneaux de dix minutes (144 créneaux de dix minutes sont renseignés pour chaque individu). Ces données sont collectées par les instituts nationaux de statistiques pour des échantillons représentatifs de la population à un rythme annuel aux Etats-Unis mais beaucoup moins fréquemment en Europe. Par exemple, en France, l’enquête Emploi du temps (EDT) n’est collectée par l’INSEE qu’une fois tous les douze ans. [3]

Aux Etats-Unis, plus de 30 % des salariés travaillent plus de 45 heures par semaine, soit beaucoup plus qu’en France, en Allemagne ou aux Pays Bas (tableau 1). On constate une diminution importante des heures travaillées par personne au cours des deux dernières décennies dans presque tous les pays de l’OCDE. Seuls font exception les Etats-Unis où les heures travaillées n’ont baissé que de 2% de 1979 à 2012 contre, par exemple, une réduction de 18% en France (tableau 2). Il est donc assez peu surprenant qu’une personne sur trois y travaille le week-end contre moins d’une sur cinq en France, en Allemagne ou aux Pays Bas (tableau 1). Le travail de nuit, défini comme le fait de travailler entre 22h00 et 6h00, est encore moins répandu en France puisqu’il ne concerne que 7 % des travailleurs contre plus de 25 % aux Etats-Unis et entre 10-15 % en Allemagne et aux Pays Bas (tableau 1). De plus, le travail du week-end est le plus souvent effectué par les individus les moins qualifiés, les immigrés et les femmes, c’est-à-dire par ceux dont le pouvoir de négociation est faible (Kostiuk, 1990 ; Shapiro, 1995). Cela confirmerait donc la pénibilité du travail du week-end et son caractère contraint. En revanche, les individus travaillant la nuit présentent des caractéristiques beaucoup plus variées. Les travailleurs les plus éduqués ont cependant tendance à moins travailler la nuit, ce qui, là encore, en suggèrerait la pénibilité.

Enfin, un exercice de simulation montre que même si on suppose que les Etats-Unis sont identiques aux pays européens en termes de caractéristiques démographiques, ainsi qu’en matière de structures d’emploi (secteur d’occupation, type d’emploi, heures travaillées)[4], on ne parvient pas à expliquer pourquoi les Américains travaillent autant et le week-end et la nuit (Hamermesh et Stancanelli, 2014). Comment expliquer cela ? Par le jeu de différences culturelles entre les Etats-Unis et l’Europe ? Par le jeu de différences institutionnelles ? Par une interaction complexe entre culture et institutions ? Vaste débat, encore non tranché.

Quoiqu’il en soit, l’un des résultats importants de l’étude est le caractère socialement non désirable du travail du week-end, en raison des nuisances qu’il peut occasionner dans les échanges familiaux (Jenkins et Osberg, 2005) et la vie sociale (Boulin et Lesnard, 2014). De quoi faire réfléchir nos parlementaires dans le cadre du vote de la loi Macron ?

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Bibliographie

Jean-Yves Boulinet Laurent Lesnard, 2014, The social costs of Sunday work, mimeo.

Jonathan Gershuny et Kimberly Fisher, 2014, “Multinational Time Use Study,” in Alex Michalos, ed., Encyclopedia of Quality of Life and Well-Being Research. New York: Springer Science.

Daniel Hamermesh et Elena Stancanelli, 2014, “Long Workweeks and Strange Hours”, Industrial and Labor Relations Review, à paraître.

Daniel Hamermesh et Elena Stancanelli, 2014, Long Workweeks and Strange Hours, NBER Working Paper No. 2044, et Document de Travail OFCE, No.27, December 2014 et VOX CEPR’s Policy Portal.

Kostiuk, Peter, 1990, “Compensating Differentials for Shift Work”, Journal of Political Economy 98(3): 1054-75.

Jenkins, Stephen, et Lars Osberg, 2005, “Nobody to Play With? The Implications of Leisure Coordination”, In Daniel Hamermesh et Gerard Pfann (Eds.), The Economics of Time Use, pp. 113-45. Amsterdam: Elsevier.

Shapiro, Matthew, 1995, Capital Utilization and the Premium for Work at Night. Unpublished paper, University of Michigan.

 


[1] L’auteur tient à remercier Sandrine Levasseur, rédactrice en chef du Blog de l’OFCE, pour ses commentaires très constructifs et ses précieuses suggestions.

[2] Les auteurs utilisent la version harmonisée des données, mise à disposition par un groupe de chercheurs de l’Université de Oxford (voir Gershuny et Fisher, 2014).

[3] Ces données reposent sur la moyenne des années 2010 pour les Etats-Unis et sur différentes années au début des années 2000 pour les pays européens, dont 1998-99 pour la France. Pour ce pays, nous avons décidé d’utiliser l’EDT 1998-99 car l’EDT plus récente, celle de 2009-10, tombe en pleine crise économique, ce qui risque d’avoir affecté les rythmes de travail. De plus, les enseignants y ont été visiblement sur-échantillonnés, ce qui fausserait ultérieurement toute comparaison internationale – les poids ne corrigeant pas parfaitement cette distorsion. Il semble peu probable que la différence entre les Etats-Unis et les pays européens se soit resserrée dans les années plus récentes.

[4] Pour les Etats-Unis, on inclut aussi dans les régressions des effets fixes pour les différents Etats, afin de capturer les différences institutionnelles d’un Etat à l’autre.




Rotation des votes au Conseil des gouverneurs de la BCE: plus qu’un symbole ?

par Sandrine Levasseur

L’adoption de l’euro par la Lituanie, le 1er janvier dernier, porte le nombre des membres de la zone euro à dix-neuf, seuil à partir duquel le système de vote au sein du Conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne (BCE) doit être modifié. Si ce changement est passé quasiment inaperçu en France, il en va autrement en Allemagne et en Irlande où l’introduction d’une rotation dans les votes décidant de la politique monétaire en zone euro a suscité des craintes, voire des contestations. Ces craintes et contestations sont-elles justifiées ? Nous proposons ici quelques éléments d’analyse et de réflexion.

1) Comment fonctionne le système de rotation ?

Jusqu’à maintenant, lors des réunions mensuelles du Conseil des gouverneurs qui décide de la politique monétaire (politique de taux, politiques non-conventionnelles) en zone euro, le principe « un pays, un vote » s’appliquait. En d’autres termes, chaque pays disposait, au travers du Gouverneur de sa banque centrale, d’un droit de vote systématique. Aux votes des 18 Gouverneurs s’ajoutaient les votes des 6 membres du Directoire de la BCE, soit un total de 24 votes.

Dorénavant, avec l’entrée d’un 19e membre de la zone euro, les pays sont classés en deux groupes, conformément au Traité[1]. Le premier groupe est constitué des 5 plus « grands » pays, définis par la taille du PIB et du secteur financier avec des poids respectifs de 5/6 et 1/6. Le second groupe est constitué des autres pays, soit 14 pays actuellement[2]. Le groupe des 5 « grands » pays dispose chaque mois de 4 droits de vote et le groupe des 14 « petits » pays de 11 votes (tableau 1). Le vote au sein des groupes est organisé selon un principe de rotation défini par un calendrier précis : une fois sur cinq, les Gouverneurs des « grands » pays ne voteront pas tandis les Gouverneurs des « petits » pays ne voteront pas 3 fois sur 14. En revanche, les 6 membres du Directoire de la BCE continuent à bénéficier d’un droit de vote mensuel systématique. Chaque mois, pour décider de la conduite de la politique monétaire en zone euro, 21 votes seront donc exprimés alors que sous l’ancien principe, celui du « un pays, un vote », 25 votes auraient été exprimés.

Tous les gouverneurs continueront à participer aux deux réunions mensuelles du Conseil, même s’ils ne participent pas au vote.

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Pourquoi avoir changé le système des droits de vote ? L’objectif est clair et justifié : il s’agit de maintenir la capacité décisionnelle du Conseil des gouverneurs au fur et à mesure que le nombre de pays adhérant à la zone euro augmente.

Le nouveau système des droits de vote bénéficie clairement aux membres du Directoire de la BCE qui disposent dorénavant de 28,6 % des droits de vote (6/21) alors que l’ancien système ne leur en aurait donné « que » 24 % (6/25). Le groupe des « grands » pays en dispose de 19 % (contre 20 % dans l’ancien système). Le groupe des « petits pays obtient 52 % (11/21) des droits de vote alors qu’il en aurait obtenu 56 % (14/25) si l’ancien système de vote avait été maintenu. Le groupe des « petits » pays perd donc relativement plus de droits de vote que le groupe des « grands » pays et ce, en faveur du Directoire de la BCE.

2) Les arguments des opposants allemands et irlandais au système de rotation

Les arguments des opposants allemands au nouveau système, au-delà de la perte de prestige, sont que la première puissance économique de la zone euro et aussi première contributrice au capital de la BCE (Tableau 1) doit nécessairement participer au vote décidant de la politique monétaire. De façon à ce que les intérêts de l’Allemagne ne soient pas négligés, son Gouverneur doit disposer, lorsqu’il ne vote pas, d’un droit de veto. Ce droit de veto est aussi justifié par le fait que l’on ne peut être responsable que de ses décisions.

En Irlande, selon les opposants au nouveau système, le mythe de l’égalité entre les pays de la zone euro prend fin : la mise en place d’un système de rotation qui favorise les grands pays officialise la non-égalité des pays au sein de la zone. L’Irlande devient ainsi explicitement un pays de seconde catégorie. En outre, l’influence de l’Irlande dans le processus décisionnel sera encore plus diminuée avec les élargissements futurs de la zone euro.

Dans les autres pays de la zone euro, l’introduction du système de rotation ne semble avoir suscité aucune réaction contestataire, ni dans la sphère politique ni dans la société civile.

3) Les arguments des Allemands et des Irlandais sont-ils recevables ?

Comme chacun le sait, l’Allemagne a une culture de la stabilité qui lui est propre, avec notamment une forte aversion pour l’inflation du fait de son histoire. En revanche, les pays du Sud sont réputés avoir une aversion nettement moins marquée pour la « taxe inflationniste ». C’est cette différence concernant le degré d’inflation « acceptable » qui a conduit à calquer peu ou prou les statuts de la BCE sur ceux de la Bundesbank, seule façon alors d’obtenir la participation de l’Allemagne à la zone euro. Aujourd’hui, cependant, la question de l’inflation ne se pose plus puisque la zone euro serait entrée en déflation et certains augurent que cette situation pourrait durer pendant de longues années[3]. Aujourd’hui, c’est donc bien plus les moyens utilisés par la BCE pour mener la politique monétaire qui sont mis en question en Allemagne par certains membres de la sphère politique, de ses économistes et de ses citoyens. L’argument de la contribution au capital de la BCE développé par les opposants au système de rotation et plus, généralement, celui de première puissance économique, fait écho aux politiques menées ces dernières années par la BCE (e.g. assouplissement des critères d’éligibilité des titres déposés en collatéral à la BCE, achat de créances titrisées) mais aussi à la future politique de rachat de titres publics. Ces politiques font craindre outre-Rhin que la BCE ne détienne dans son bilan trop de créances « toxiques », susceptibles d’être abandonnées tôt ou tard, et dont le coût de l’abandon serait supporté par son principal financeur.

Peut-on décemment considérer que les intérêts de l’Allemagne ne seront pas pris en compte ?

Il y a trois arguments qui incitent à répondre par la négative. Tout d’abord, même lorsque le Gouverneur allemand ne votera pas, l’Allemagne disposera toujours d’un « représentant » allemand au travers du Directoire (actuellement, Sabine Lautenschläger)[4]. Certes, en théorie, les membres doivent prendre en considération l’intérêt de la zone euro lorsqu’ils votent et non l’intérêt de leur pays, mais la réalité est plus complexe[5]. Ensuite, les Gouverneurs, même lorsqu’ils ne votent pas, disposent toujours de leur droit de paroles et donc de leur pouvoir de persuasion. Enfin, de façon plus générale, la recherche d’un consensus obligera à prendre en considération l’avis des Gouverneurs ne participant pas au vote.

Quelle est la recevabilité des arguments des opposants irlandais au système de rotation ? Il est clair que les contre-arguments développés précédemment (celui du droit de parole et celui de la recherche d’un consensus) qui s’appliquent aux Allemands s’appliquent aussi aux Irlandais.

En revanche, il est vrai que l’Irlande, comme d’ailleurs tous les pays du groupe 2, supporteront une dilution des droits de vote au fur et à mesure de l’élargissement de la zone euro. Lorsque la zone euro comportera 20 membres, les 15 pays du groupe 2 devront se partager 11 votes (tableau 2, source: p. 91). Lorsque la zone euro s’élargira à nouveau pour compter 21 membres, les 16 pays du groupe 2 devront toujours se partager 11 votes … À 22 membres, la création d’un troisième groupe  aboutira à une nouvelle dilution des droits de vote pour les groupes 2 et 3 mais pas pour le groupe 1, soit le groupe des « grands » pays, qui continueront toujours à voter 80 % du temps.

La question qui se pose pour l’Irlande, mais aussi pour tous les pays du groupe 2 actuel, est celle de l’élargissement futur de la zone euro. A ce jour, tous les pays d’Europe centrale et orientale (PECO) n’ayant pas encore adopté l’euro ont abandonné tout calendrier d’entrée dans la zone euro (tableau 1). Seule la Roumanie fait exception et avance 2019 pour intégrer la zone[6]. Les perspectives pour les autres pays, sans pour autant être abandonnées, apparaissent très lointaines[7]. La probabilité que la zone euro comporte bientôt 21 membres est donc plutôt faible et la probabilité que la zone euro dépasse les 22 membres encore plus. De toute façon, quelle que soit la configuration, l’Irlande ne fera jamais partie du groupe 3. Ce sont donc les pays en queue de peloton de l’actuel groupe 2 (Malte, Estonie, Lettonie, etc.) qui ont le plus à perdre en termes de fréquence de votes.

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Conclusion

On ne peut parler d’Europe unifiée tout en expliquant qu’il existe plusieurs catégories de pays. On ne peut se féliciter que la zone euro ait de nouvelles adhésions tout en expliquant que seuls certains membres peuvent/doivent participer au processus décisionnel. Un vote au sein du Conseil qui serait systématique pour certains gouverneurs (mais pas tous) ou un droit de veto que seuls quelques gouverneurs pourraient exercer ne sont pas acceptables dans une Europe unifiée. Chaque pays perd sa souveraineté monétaire en intégrant la zone euro : pourquoi certains pays devraient la perdre plus que d’autres ? Est-il pour autant souhaitable de revenir à l’ancien système, celui du « un pays, un vote » ? Non. Le nouveau système de votes au sein du Conseil des gouverneurs constitue un bon compromis entre la nécessité de maintenir la capacité décisionnelle du Conseil des gouverneurs (et donc avoir un nombre réduit de votants) et celle de permettre à chacun des gouverneurs de participer au vote sur une base régulière. De ce point de vue, le système de rotation qui prévaut en zone euro est plus équilibré que celui qui prévaut aux Etats Unis où certains membres peuvent s’abstenir de voter pendant un, deux, voire trois ans[8]. Dans la zone euro, le laps de temps pendant lequel un gouverneur ne participera pas au vote décidant de la politique monétaire n’excédera pas un mois pour les pays du groupe 1 et, pour les pays du groupe 2, il n’excédera pas trois mois (tant que la zone euro reste constituée de 19 pays).

Tout du moins en théorie. Car, en pratique, si le Conseil des gouverneurs continuera bien à se rencontrer deux fois par mois, le vote concernant la conduite de la politique monétaire n’interviendra plus que toutes les … six semaines (contre quatre auparavant). Le temps d’abstention de vote devrait donc être (un peu) plus long que celui donné dans tous les documents officiels de la BCE et des banques centrales nationales de la zone euro…

 

 


[1] Plus précisément, le Conseil européen du 21 mars 2003 a modifié l’Article 10.2 relatif aux statuts de l’Eurosystème afin de permettre la mise en place d’un système de rotation au sein du Conseil des gouverneurs. L’article modifié prévoyait que le système de rotation puisse être introduit dès l’entrée du 16e membre dans la zone euro et, au plus tard, à l’entrée du 19e membre.

[2] A l’entrée d’un 22e pays dans la zone euro, le Traité prévoit la création d’un troisième groupe.

[3]Pour la première fois depuis 2009, la croissance des prix à la consommation est devenue négative, s’établissant à -0,2 % sur un an.

[4]Les autres membres du Directoire sont de nationalité italienne (Mario Draghi, Président de la BCE). portuguaise (Vítor Constâncio, vice-Président de la BCE), française (Benoît Cœuré), luxembourgeoise (Yves Mersch) et belge (Peter Praet).

[5] L’expérience américaine du Federal Open Market Committee montre qu’il existe un biais régional dans les votes des Gouverneurs (Meade et Sheets, 2005 : « Regional Influences on FOMC Voting Patterns », Journal of Money Credit and Banking, 33, p. 661-678.)

[6] Il lui faudra de toute façon respecter les critères de Maastricht (critères de déficit public, de taux d’intérêt, d’inflation, etc.).

[7] Ce revirement s’explique en partie par le fait que beaucoup de ces PECO ont bénéficié de la dépréciation de leur monnaie par rapport à l’euro. Ils ont ainsi compris qu’intégrer la zone euro ne leur apporterait pas que des avantages. De plus, on fait l’hypothèse ici que le Royaume-Uni, le Danemark et la Suède n’intégreront jamais la zone euro du fait de leur clause d’Opting-out.

 




Reprise avortée

Christophe Blot

Ce texte renvoie à l’article « Le piège de la déflation : perspectives 2014-2015 pour l’économie mondiale » rédigé par Céline Antonin, Christophe Blot, Amel Falah, Sabine Le Bayon, Hervé Péléraux, Christine Rifflart et Xavier Timbeau.

Selon le communiqué d’Eurostat publié le 14 novembre 2014, la croissance du PIB de la zone euro s’élève à 0,2 % au troisième trimestre 2014. Dans le même temps, l’inflation s’est stabilisée en octobre au niveau très faible de 0,4 %. Bien que les perspectives d’une nouvelle récession soient écartées pour l’instant, le FMI évalue en effet la probabilité de récession dans la zone euro entre 35 et 40 %. Ces mauvais chiffres reflètent l’absence de reprise dans la zone euro et ne permettent donc pas une décrue rapide du chômage. Quels enseignements pouvons-nous en tirer ? A court terme, l’atonie de l’activité s’explique par trois facteurs qui ont pesé négativement sur la croissance. Tout d’abord, bien que moindre qu’en 2013, la consolidation budgétaire s’est poursuivie en 2014 dans un contexte où les multiplicateurs restent élevés. Ensuite, malgré la baisse des taux d’intérêt publics à long terme du fait de la fin des tensions sur les dettes souveraines, les conditions de financement appliquées aux ménages et aux entreprises de la zone euro se sont dégradées parce que les banques n’ont pas répercuté systématiquement la baisse des taux longs et parce que la moindre inflation induit un durcissement des conditions monétaires réelles. Enfin, l’euro s’est apprécié de plus de 10 % entre juillet 2012 et le début de l’année 2014. Bien que cette appréciation reflète la fin des tensions sur les marchés obligataires de la zone euro, elle a pénalisé les exportations. Au-delà de ces facteurs de court terme, les chiffres récents pourraient être les prémisses d’une longue phase de croissance modérée et d’inflation basse, voire de déflation dans la zone euro.

En effet, après une période de fort accroissement de la dette (graphiques), la situation financière des ménages et des entreprises en zone euro s’est dégradée depuis 2008 du fait des crises successives – crise financière, crise budgétaire, crise bancaire et crise économique. La dégradation de la santé financière des agents non-financiers a réduit leur capacité à demander des crédits. Par ailleurs, les ménages peuvent être contraints de réduire leurs dépenses de consommation, et les entreprises leurs décisions d’investissement et d’emplois afin de réduire leur endettement. S’ajoute à cela la fragilité de certaines banques qui doivent absorber un montant élevé de créances douteuses, ce qui les conduit à restreindre l’offre de crédit, comme en témoigne la dernière enquête SAFE réalisée par la BCE auprès des PME. Dans ce contexte où les agents privés privilégient le désendettement, le rôle de la politique budgétaire devrait être crucial. Il n’en est rien dans la zone euro en raison du souhait de consolider la trajectoire de finances publiques, au détriment de l’objectif de croissance[1]. En outre, alors que de nombreux pays pourraient sortir de la procédure de déficit excessif en 2015[2], la consolidation devrait se poursuivre en raison des règles du TSCG (Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance) qui imposent aux pays membres un ajustement budgétaire afin de ramener la dette publique jusqu’au seuil de 60 % en 20 ans[3]. Dans ces conditions, la reprise serait de nouveau retardée et la zone euro pourrait se retrouver enfermée dans le piège de la déflation. L’absence de croissance et le niveau élevé du chômage créent des pressions à la baisse sur les prix et salaires, pressions exacerbées par des dévaluations internes qui sont les seules solutions adoptées pour améliorer la compétitivité et regagner quelques parts de marché. Cette réduction de l’inflation rend encore plus long et plus difficile le processus de désendettement ; elle réduit la demande et renforce le processus déflationniste. L’expérience japonaise des années 1990 montre malheureusement que l’on sort difficilement d’une telle situation.

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[1] Les coûts de cette stratégie ont été évalués dans les deux précédents rapports iAGS (voir ici).

[2] La France et l’Espagne seraient cependant deux exceptions importantes avec un déficit budgétaire qui s’élèverait respectivement à 4 et 4,2 % en 2015.

[3] Voir le post de Raul Sampognaro pour un éclairage concernant le cas précis de l’Italie.




Quelles réformes pour l’Europe ?

par Christophe Blot [1], Olivier Rozenberg [2], Francesco Saraceno [3] et Imola Streho [4]

Du 22 au 25 mai prochain, les Européens se rendront aux urnes pour élire les 751 députés du Parlement européen. Ces élections vont se dérouler dans un climat de forte défiance à l’égard des institutions européennes. Si cette crise de confiance n’est pas propre à l’Europe, elle se conjugue à une crise économique, la plus grave depuis la Grande Dépression, et à une crise politique que traduit la difficulté des institutions européennes à légiférer. Les enjeux des prochaines élections recoupent donc de multiples aspects qui doivent être abordés sous un angle pluridisciplinaire. Le numéro 134 de la collection « Débats et Politiques » de la Revue de l’OFCE (publié en français et en anglais)  réunit des chercheurs – économistes, juristes ou politistes – spécialistes des questions européennes, qui partant des développements et des débats propres à leur discipline, partagent leur vision des réformes nécessaires pour améliorer le fonctionnement de l’Europe. L’objectif est ainsi d’alimenter le débat public, en amont des élections européennes et au-delà, au travers d’articles courts synthétisant les débats et proposant quelques recommandations à l’attention des candidats à l’élection, bien entendu, mais aussi au-delà des partis politiques, des syndicats, des entreprises, des associations et surtout de l’ensemble des citoyens intéressés par les questions européennes.

Dans le contexte de crise que nous traversons, le débat qui se dessine autour des prochaines élections européennes semble être pris en otage entre deux visions. La première s’apparente à un déni de la situation dans laquelle se trouve la zone euro et l’Europe. Il faudrait se satisfaire de la stabilité de l’euro malgré la crise. Les institutions se sont adaptées de telle sorte que l’Europe aurait finalement su mettre en œuvre les compromis nécessaires pour sortir de la crise et faire face aux difficultés futures. A l’opposé, la vision eurosceptique insiste sur le fait que la crise serait fondamentalement une crise de la construction européenne. La seule issue possible serait le retour aux monnaies nationales. Les différentes contributions rassemblées dans cet ouvrage tentent de dépasser ce clivage. La crise récente a mis en lumière les carences du fonctionnement des institutions et l’insuffisance d’une stratégie de politique économique fondée sur la seule discipline budgétaire. Si des réformes ont bien été mises en œuvre, elles s’avèrent insuffisantes, voire insatisfaisantes. Pour autant, nous refusons le simple constat d’échec du projet européen, l’idée que toute réforme serait impossible, que le projet européen ne saurait se poursuivre car voué à l’échec.

Le débat sur le futur de l’Europe et sur les réformes nécessaires pour une meilleure expression de la démocratie et de la citoyenneté européenne, pour une gouvernance plus efficace et pour l’élaboration de politiques publiques adaptées, doit donc se poursuivre. Pour autant, le lecteur ne trouvera pas dans cet ouvrage un projet commun et cohérent mais plutôt des visions éclectiques et parfois même contradictoires. Il s’agit plutôt de présenter les termes du débat politique afin de donner aux candidats et aux électeurs les clés permettant de comprendre les enjeux de cette élection et de se prononcer sur l’orientation qu’ils souhaitent donner au projet européen.

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[1] OFCE, Sciences Po

[2] Sciences Po, Centre d’études européennes

[3] OFCE, Sciences Po, (@fsaraceno)

[4] Sciences Po, Ecole de droit et Centre d’études européennes




Vers une meilleure gouvernance dans l’UE ?

par Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak

Vers une meilleure gouvernance dans l’UE ? Tel était le sujet de la 10e Conférence EUROFRAME sur les questions de politique économique dans l’Union européenne, qui s’est tenue le 24 mai 2013 à Varsovie. « Towards a better governance in the EU? »,  le numéro 132 de la collection « Débats et Politiques » de la Revue de l’OFCE, publie des versions révisées de douze des communications présentées à cette conférence, rassemblées autour de quatre thèmes : gouvernance budgétaire, analyse des politiques budgétaires, gouvernance bancaire, questions macroéconomiques.

La crise financière mondiale de 2007 et la crise des dettes souveraines de la zone euro à partir de 2009 ont mis en lumière des défauts de la gouvernance dans l’UE. L’analyse de ces défauts et les propositions d’amélioration de la gouvernance font l’objet d’intenses débats entre économistes, dont la Conférence EUROFRAME a donné une illustration.

Comment renforcer l’Union Economique et Monétaire entre des pays qui restent foncièrement différents ? Comment sortir par le haut de la crise financière et économique, de la crise des dettes publiques, de l’austérité budgétaire et de la dépression ? Peut-on mettre en place une gouvernance de la zone euro, qui garantisse la solidité de la monnaie unique, qui évite le creusement des disparités entre Etats membres, qui leur donne les marges de manœuvre nécessaires, tout en leur interdisant les politiques non-coopératives, que ce soit la recherche excessive de compétitivité et d’excédents extérieurs ou le gonflement irresponsable de leurs dettes publiques ou extérieures ?

Au fil des articles de ce numéro, le lecteur verra apparaître plusieurs points de vue qui sont autant de voies possibles pour l’Europe :

–          Certains pensent qu’il faut revenir au Traité originel, supprimer les mécanismes de solidarité, interdire à la Banque centrale d’acheter les dettes des pays membres, imposer à ceux-ci de se financer sur les marchés financiers, qui, échaudés par l’expérience grecque, seront maintenant plus vigilants et imposeront des primes de risques aux pays qu’ils jugent laxistes. Mais ceci est-il compatible avec l’unicité de l’euro ? Les marchés sont-ils compétents en matière macroéconomique ? Les pays de la zone euro peuvent-ils accepter d’être abaissés au rang de pays sans souveraineté monétaire, dont la dette publique est considérée comme risquée et qui ne contrôlent pas leur taux d’intérêt ?

–          D’autres estiment qu’il faut aller progressivement vers une Europe fédérale, où les pouvoirs européens auraient en charge la politique budgétaire de chacun des Etats membres ; ceci devrait s’accompagner d’une démocratisation des instances de l’Union allant jusqu’à une certaine forme d’union politique. Mais peut-on gérer de façon centralisée des pays dont les conjonctures, les structures économiques et sociales diffèrent, qui ont besoin de stratégies différenciées ? La zone euro n’est-elle pas trop hétérogène ? Chaque pays peut-il accepter de soumettre ses choix sociaux et économiques à des arbitrages européens ?

–          D’autres estiment que la monnaie unique entre pays trop hétérogènes est impossible, que la garantie inconditionnelle des dettes publiques sera refusée par les pays du Nord, alors qu’elle est indispensable pour maintenir l’unité de la zone euro, que l’Europe est incapable d’organiser une stratégie commune mais différenciée, que les différentiels accumulés en matière de compétitivité nécessitent de forts réajustements de parité en Europe. Il faut laisser les taux de change refléter les situations différenciées des pays membres : forte baisse des monnaies des pays du Sud, forte montée des taux de change des pays du Nord, en retournant au SME, ou même à la flexibilité des change. Chaque pays sera alors placé devant ses responsabilités : les pays du Nord devront relancer leur demande intérieure, ceux du Sud devront utiliser leurs gains de compétitivité pour reconstruire un secteur exportateur. Mais aucun pays ne demande ce saut dans l’inconnu, dont les conséquences financières pourraient être redoutables.

–          Certains enfin, dont nous sommes, estiment qu’il faut que les dettes publiques redeviennent des actifs sans risques, garanties par la BCE, dans le cadre d’une coordination ouverte des politiques économiques des pays membres, visant explicitement le plein-emploi et la résorption concertées des déséquilibres de la zone. Mais cette coordination n’est-elle pas un mythe ? Un pays peut-il accepter de modifier ses objectifs de  politique économique pour améliorer la situation de ses partenaires ? Les méfiances entre pays européens ne sont-elles pas trop fortes aujourd’hui pour que chacun accepte de garantir les dettes publiques de ses partenaires ?

Telles sont les questions qui traversent ce numéro, lequel nous l’espérons, apporte une contribution utile aux débats sur la gouvernance de l’UE à l’approche des élections européennes.

 

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[1] EUROFRAME est un réseau d’instituts économiques européens qui regroupe : DIW et IFW (Allemagne), WIFO (Autriche), ETLA (Finlande), OFCE (France), ESRI (Irlande), PROMETEIA (Italie), CPB (Pays-Bas), CASE (Pologne) et NIESR (Royaume-Uni).

[2] Ce numéro est publié en langue anglaise.




Le contrôle européen des aides publiques : bon ou mauvais pour l’industrie ?

Par Sarah Guillou

A l’issue d’une réunion des ministres de l’Industrie à Bruxelles, le 20 février 2014, Arnaud Montebourg a critiqué le contrôle des aides par la Commission européenne qu’il juge trop strict alors que l’industrie a besoin d’aides. Il souhaite que les aides aux industries qui utilisent l’énergie de façon intensive soient soumises à dérogation en raison de la concurrence d’entreprises américaines qui bénéficient d’un coût de l’énergie bien plus faible (estimé, en moyenne, à un tiers du coût européen). Plus généralement, Arnaud Montebourg est très critique à l’égard de Joaquin Almunia, le Commissaire européen chargé de la concurrence. Le Ministre du Redressement productif a-t-il raison de fustiger le contrôle des aides publiques par la Commission européenne ?

Que sont les aides publiques aux entreprises ?

« Transfert de richesses, direct ou indirect, d’une personne publique vers une entité économique autonome », les aides publiques aux entreprises peuvent prendre des formes variées. En France, les aides d’Etat sont pour moitié constituées de dépenses fiscales (crédit d’impôt ou exonérations diverses), pour un tiers de soutien financier (prêts, garanties, fonds propres), et le reste regroupe les subventions directes ou indirectes.

Un rapport récent de l’Inspection générale des finances (IGF, 2013) a estimé le montant des aides publiques versées par l’Etat central et les collectivités locales bénéficiant aux acteurs économiques à 110 milliards d’euros. Sont incluses dans ce total des mesures comme les taux réduits de TVA (18 Mds), des allègements de cotisations sociales sur les bas salaires (21 Mds), le crédit d’impôt recherche (CIR ; 3,5 Mds) auxquels s’ajoutent plus de 600 dispositifs relevant de l’Etat et bien plus encore des collectivités territoriales.

Le rapport souligne la complexité du système d’aides, résultat de la sédimentation de mesures successives, avec, parfois, un entrecroisement des niveaux d’intervention et de nombreux dispositifs engageant de petits montants. Critiquant la finalité et l’efficacité de ces aides, les auteurs du rapport regrettent que l’industrie soit peu ciblée : au final celle-ci ne reçoit que deux milliards (hors CIR et allègements de charges sociales et de TVA) alors que l’agriculture en reçoit quatre milliards.

Qu‘est ce qui justifie le contrôle des aides publiques par la Commission européenne ?

Conséquence directe de la mise en place du marché unique, le contrôle européen des aides est un outil de la politique de la concurrence européenne pour veiller à l’existence d’une concurrence effective et lutter contre les distorsions induites par des avantages accordés par un Etat membre à ses entreprises. La lutte contre une course au « plus-disant » en termes de subventions est donc l’objet de ce contrôle. C’est ainsi que dès l’article 87, paragraphe 1, du traité instituant la Communauté européenne, les aides d’Etat sont jugées incompatibles avec le marché commun et l’article 88 donne pour mandat à la Commission de contrôler ces aides. Mais l’article 87 précise également les critères qui rendent les aides « contrôlables » par la Commission.

Une politique de soutien relève du contrôle de la Commission si elle implique (i) une aide spécifique (l’aide n’est pas versée à l’ensemble des entreprises ou des ménages, comme une baisse générale des impôts) ; (ii) la politique de soutien engage les finances publiques de l’Etat, qu’il s’agisse de subventions directes, de prêts bonifiés, de crédit d’impôt, de fournitures en matériels… ; (iii) le soutien offre un avantage spécifique à des entreprises, une industrie, ou une région (dont ils n’auraient pas bénéficié sans l’intervention de l’Etat) ; (iv) le soutien crée une distorsion de concurrence et pourrait affecter le commerce entre les Etats membres – la règle de minimis exempte les aides de montants peu élevés.

Quelles aides doivent être notifiées à la Commission européenne ?

Les aides aux entreprises sont soumises au visa de la Commission européenne dès lors qu’elles dépassent 200 000 euros sur trois ans et qu’elles n’entrent pas dans l’ensemble des dispositifs dérogatoires décidés par l’Europe. En théorie, les aides ne peuvent être octroyées qu’une fois obtenue l’approbation de la Commission. Cela est contraignant dans le cadre de mesures d’urgence et constitue indéniablement un détour de souveraineté économique. Entre la notification et la décision, le délai peut aller de 2 mois à 20 mois, voire plus en cas d’investigations. La Commission a le pouvoir d’exiger le remboursement des aides déjà versées et jugées illégales, la Direction de la concurrence exerce ce contrôle, à l’exception des aides concernant l’agriculture et la pêche qui sont sous le contrôle de leur direction respective. La législation est en permanence ajustée à la conjoncture économique. Cela a été le cas au moment de la crise financière pour soutenir le secteur bancaire.

Dans un souci de simplification du contrôle et de réduction des lourdeurs administratives, le règlement général d’exemptions par catégorie, adopté en 2008, a clarifié les cas où aucune notification n’est nécessaire. Les exemptions sont nombreuses. Elles gravitent autour des cinq thèmes suivants : la stratégie de Lisbonne, le développement durable, la compétitivité de l’industrie de l’UE, la création d’emplois et la cohésion sociale et régionale. Nous voyons là que, par le régime des exemptions, le contrôle est également l’expression de choix politiques européens orientant les aides publiques, et donc les ressources publiques, vers des utilisations en conformité avec ces choix.

Les aides sont-elles souvent refusées ?

Selon M. Almunia, 95 % des aides examinées seraient autorisées. Les statistiques fournies par le tableau de bord de 2000 à 2013 (DC, Europa Scoreboard) montrent qu’en effet 88 % des notifications relevant de l’industrie et des services conduisent à la conclusion selon laquelle la mesure de soutien en question ne relève pas de la définition d’aide publique ou ne soulève aucune objection. A celles-ci s’ajoute 5 % de décisions positives et 1 % de décisions conditionnelles. On atteint presque les 95 % cités. Les 5 % restant regroupent des mesures de soutien qui ont été refusées par la Direction de la concurrence dont une partie (4 %) fera l’objet d’un recouvrement. Depuis 2000, cela correspond, pour l’ensemble des Etats membres, à 251 refus équivalant, en moyenne annuelle, à 22 refus de 2000 et 2007 et 12 refus de 2008 à 2013.

Les notifications de l’Etat français concernent en grande majorité des aides régionales, notamment pour les DOM-TOM, des aides sectorielles pour certaines filières agricoles, des aides à la R&D. Par exemple,  l’aide de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie au projet HYDIVU de Renault  notifiée en mars 2013 a donné lieu à une décision en octobre 2013 selon laquelle la mesure ne soulevait pas d’objections. Les aides à la R&D des Jeunes entreprises innovantes notifiées en décembre 2013 a conduit à une décision de la Direction de la concurrence en février 2014 selon laquelle la décision ne soulevait pas d’objections et entrait dans le régime d’exemption des politiques de soutien  à la R&D.

Plus récemment, la Commission a accordé l’entrée de l’Etat au capital de PSA, après avoir accepté l’aide à la restructuration de l’entreprise en juillet 2013 (décision SA.35611). L’entrée au capital n’a pas été jugée comme constituant une aide d’Etat. L’Etat français est considéré comme un investisseur privé au même titre que l‘entreprise chinoise Donfeng.

En 2013, le gouvernement français a procédé à 47 notifications qui ont toutes été jugées comme des mesures n’entraînant pas d’objections. Une seule est en cours d’investigation à ce jour :  les subventions présumées aux transports publics en Ile-de-France.

Quelle est la position de la France en matière d’aides d’Etat ?

Sur le total des notifications des Etats membres adressées à la Direction de la concurrence de 2000 à 2013 – soit 4 765 dans le domaine de l’industrie et des services –, la France en a adressé 8,8 % contre 10 % pour l’Italie et l’Espagne, 17 % pour l’Allemagne et 6,4 % pour le Royaume-Uni. L’Etat français, si souvent accusé d’un fort penchant colbertiste, a donc notifié, en moyenne sur la période, deux fois moins d’aides que l’Allemagne. Les statistiques fournies par le « Tableau de bord des aides publiques » (DC, Aides en volume et en % PIB) permettent de positionner la France dans l’UE15 en termes de volumes d’aides octroyées relativement au PIB. Le tableau 1 montre que la France se situe plutôt dans la moyenne : au-dessus du groupe des pays de tradition libérale (Royaume-Uni, Pays-Bas, Belgique, Autriche, Luxembourg) mais en dessous des pays de tradition social-démocrate (Danemark, Finlande, Suède, Allemagne). Si on observe le volume des aides en fonction de leur finalité, il est d’usage de distinguer les aides sectorielles qui bénéficient à un secteur en particulier, marque de la politique industrielle « vieille version », des aides horizontales qui s’adressent à toutes les entreprises, marque de la politique industrielle « moderne » comme le soutien à la R&D. Là encore, la France a une position médiane en termes de pourcentage d’aides sectorielles relativement au groupe de l’EU15.

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Tant le volume d’aides que les notifications sont très sensibles à l’environnement économique et institutionnel des pays et aux chocs sur cet environnement (réunification allemande, restructuration industrielle…). La France figure parmi les pays ayant octroyé davantage d’aides sur la période récente (2010-2012) que sur la période de début de crise (2007-2009). Les pays qui lui sont comparables (Allemagne, Italie, Espagne) ont en revanche diminué leur versement d’aides. Les graphes suivants décrivent l’évolution de l’aide en volume (euros constants). Si on constate bien une augmentation du montant des aides en 2007, la crise ne semble pas avoir fondamentalement modifié les comportements en termes de notifications. Les aides destinées au secteur bancaire ont fait l’objet d’un régime légal spécifique et d’une comptabilité séparée. Les montants décrits n’incluent donc pas les aides au secteur bancaire.

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Source : DC, Europa State Aid Scoreboard Statistics.

Rien ne démontre que le contrôle des aides par la Commission européenne est préjudiciable à l’industrie

Venons-en à la question qui préoccupe notre Ministre. Si le niveau des aides publiques est positivement corrélé avec la part du secteur manufacturier dans l’économie (voir Guillou S., 2014), c’est surtout parce que les caractéristiques de l’industrie manufacturière – déséquilibres régionaux, R&D, investissements écologiques – correspondent mieux aux critères de versement d’aides autorisées. Le secteur manufacturier est aussi historiquement le lieu du lobbying, potentiel déclencheur des aides, mais aussi le secteur le plus exposé à la concurrence internationale. Rien ne permet de conclure que la causalité irait des aides publiques vers la part du secteur manufacturier dans la valeur ajoutée. L’inverse est nettement plus probable.

Par ailleurs, une analyse attentive du contrôle des aides par la Commission européenne montre que les décisions négatives sont assez rares. Mais, nous ne pouvons exclure un fort effet inhibiteur, au sens où le gouvernement s’autocontrôlerait étant donné sa connaissance de la jurisprudence de la Direction de la concurrence européenne. Cette autocensure est difficile à quantifier mais elle est décelable pour l’ensemble des Etats membres dans la décroissance des notifications depuis la mise en place du contrôle.

Il existe cependant de nombreux espaces dérogatoires dans lesquels les aides à l’industrie peuvent être autorisées. Si effectivement, il n’est pas possible d’envisager un « CICE » qui serait réservé aux entreprises de la seule industrie manufacturière, car trop sélectif, toutes les mesures qui entrent dans le soutien à l’innovation et à la R&D, au développement des énergies renouvelables, aux traitements des déséquilibres régionaux et sectoriels majeurs, ou à la création d’emploi, sont acceptables.

Par ailleurs, le jugement de la légalité des aides repose sur une analyse coûts et avantages économiques, qui n’est pas exempte de critiques ou de débats parfois, mais s’appuie incontestablement sur une évaluation économique de l’allocation des deniers publics et des distorsions de concurrence que cette allocation pourrait créer. Il existe des règles a priori de refus ou d’acceptation, mais la plupart des aides font l’objet d’une analyse économique argumentée. Elle consiste en une « mise en balance » entre « la contribution à la réalisation d’un objectif d’intérêt commun bien défini », qu’il s’agisse d’un objectif d’efficacité ou d’équité, et « la distorsion de la concurrence et des échanges en résultant ». Un examen de la mesure pour juger de son caractère approprié, de son efficacité incitative et de sa proportionnalité est également réalisé. Enfin un scénario comparatif, sorte de contrefactuel de la situation sans la mise en place de l’aide, contribue à l’établissement de la décision.

Sur la question du soutien aux industries consommatrices d’énergie, les entreprises intensives en consommation d’électricité ont en général négocié des tarifs préférentiels avec les fournisseurs d’énergie. Cela a été le cas en France avec le consortium d’entreprises Exeltium mais c’est aussi le cas en Allemagne. Qu’il s’agisse de tarifs préférentiels accordés par une entreprise à capitaux publics (fournisseur historique) ou d’exemption ou de réduction de taxes, ces mesures ont fait l’objet d’une analyse par la Direction de la concurrence. A ce jour, ces tarifs préférentiels n’ont pas rencontré d’opposition systématique, mais le processus de libéralisation du marché de l’électricité européen  et la nouvelle régulation en matière d’aides à l’environnement et à l’énergie – prévue pour le premier semestre 2014 — ne devraient pas leur être forcément favorables. Il reste que le meilleur soutien aux industries consommatrices d’énergie, et pas seulement d’électricité, est sans doute à l’heure actuelle l’appréciation de l’euro vis-à-vis du dollar qui diminue le prix des énergies importées, appréciation par ailleurs plutôt handicapante pour les exportateurs, comme le souligne fréquemment notre Ministre. De plus, le coût de l’énergie constitue une incitation (parmi d’autres) à investir dans des techniques économes en énergie. Cela illustre parfaitement l’adage économique selon lequel tout choix (une aide) est également un renoncement (une autre utilisation des ressources). Compétitivité des industries énergivores ou politique de réduction des énergies fossiles, l’arbitrage est au cœur des décisions de la Commission européenne.

Le contrôle des aides répond à des objectifs d’une autre nature

C’est parce que le contrôle des aides publiques est cohérent avec les objectifs européens (Objectifs de Lisbonne, Paquet énergie-climat de 2008 et, à présent, le « Cadre pour l’énergie et le climat à l’horizon 2030 ») qu’une possible cohésion des politiques économiques européennes peut voir le jour.

Le système réglementaire et la jurisprudence des aides publiques se sont avérés assez flexibles et adaptifs. Cela ne doit pas nous garder de toujours discuter et commenter les décisions de la Direction de la concurrence, tant la politique de la concurrence ne doit pas ressembler à une doctrine pour être efficace. Il induit, certes, une perte de souveraineté économique.  Mais il faut reconnaître que le contrôle des aides est un élément majeur de la cohésion économique européenne, de la convergence des niveaux économiques et avant tout de la démocratie. Par cette obligation déclarative, émerge une information précieuse pour les citoyens concernant l’utilisation de l’argent public. Il offre, par ailleurs, une lisibilité de la politique industrielle et plus généralement des aides publique des Etats que les citoyens et les médias auraient intérêt à valoriser en cette veille des élections européennes.




Révision du potentiel de croissance : l’impact sur les déficits

par Hervé Péléraux

Les finances publiques meurtries par la Grande Récession

Au sortir de la Grande Récession de 2008/09, le problème des finances publiques auquel allaient devoir face les gouvernements était en apparence simple, sa solution mise en avant aussi. Le jeu des stabilisateurs automatiques ainsi que les plans de relance mis en place pour contrer la récession de 2008/09 ont fortement creusé les déficits publics. Cette situation, dictée par l’urgence, était acceptable à court terme mais ne l’était pas à plus longue échéance. Elle appelait logiquement un redressement des comptes publics pour résorber les déficits et stopper la progression de l’endettement. La rigueur budgétaire à marche forcée, conduite sous les injonctions de la Commission européenne, a donc été l’instrument de politique économique activé par la quasi-totalité des pays de la zone euro.

L’opportunité de cette stratégie qui a été engagée pour résoudre le problème de départ, celui de déficits excessifs en zone euro, doit cependant être discutée. Elle dépendait du diagnostic macroéconomique fait au sortir de la récession de 2008/09 qui conditionnait l’évaluation de la capacité de rebond spontané des économies. Car de cette capacité de rebond dépendait la fraction du déficit public à même de pouvoir se résorber spontanément par la reprise de la croissance.

Une partie des déficits pouvait se résorber d’elle-même

Le déficit public hors charge d’intérêts, ou déficit primaire, peut être subdivisé en deux composantes, une composante conjoncturelle et une composante structurelle. La composante conjoncturelle résulte des déviations cycliques du PIB autour de son potentiel, c’est-à-dire le niveau de PIB réalisable sans tensions inflationnistes avec les facteurs de production disponibles : en phase de ralentissement du PIB par rapport à sa croissance potentielle, et donc de creusement de l’écart de production, les recettes fiscales ralentissent et les dépenses publiques, notamment sociales, accélèrent. Il s’en suit un creusement spontané du déficit. Ce mécanisme d’autocorrection est dénommé « stabilisateurs automatiques » dans la théorie économique. L’autre composante du déficit est déduite de la précédente comme complémentaire du déficit total : c’est la composante délibérée, celle qui résulte de l’action de la politique économique. Discrétionnaire, cette composante ne peut être éliminée qu’en mettant en œuvre une politique symétrique à celle qui l’a fait naître, c’est-à-dire en conduisant une politique de rigueur. Elle a naturellement pour effet de freiner la reprise, mais la politique expansionniste menée durant la phase précédente a eu pour conséquence de soutenir l’activité. La politique budgétaire est ainsi un instrument de lissage du cycle économique.

La partie spontanée du déficit apparue à la suite de la récession de 2008/09 était appelée à se résorber automatiquement une fois la croissance revenue. Seule l’élimination de la composante discrétionnaire justifiait une politique restrictive. L’ampleur de l’effort à engager pour y parvenir renvoyait alors à la mesure de l’amplitude de l’écart de production qui conditionnait l’estimation du déficit conjoncturel et par déduction, celle du déficit délibéré.

De l’effet de la conjoncture sur l’évaluation du potentiel

La mesure du potentiel de production, dont découle le calcul de l’écart de production, est évidemment centrale si l’on veut calibrer au plus juste la restriction budgétaire nécessaire à l’élimination de la fraction du déficit qui ne peut l’être spontanément par la croissance. Mais les décideurs se heurtent ici à une difficulté majeure, celle du caractère non observable du potentiel qui, par conséquent, doit être estimé. Ici, les estimations sont loin de faire l’unanimité entre les économistes. De surcroît, au sein d’une même institution, les révisions périodiques peuvent être importantes, ce qui modifie le diagnostic porté et les mesures à mettre en place si cette institution a en charge la définition de normes contraignantes de politique budgétaire, comme c’est le cas de la Commission européenne (CE).

L’examen des révisions de la croissance potentielle calculée par la CE montre l’incertitude de cette estimation (voir dernière partie ci-dessous). Elle paraît en outre dépendre de la croissance courante, ce qui est pour le moins paradoxal pour l’estimation d’une fonction d’offre qui dépend de paramètres de long terme de l’économie comme la croissance de la population active, de la productivité et du stock de capital. Que la trajectoire de ces paramètres d’offre s’infléchisse un peu au gré des à-coups conjoncturels est justifiable, notamment au travers de l’investissement qui véhicule le progrès technique et assure la croissance du capital ou des pertes de capital humain générées par le chômage de longue durée. Mais que l’incorporation dans les estimations d’un phénomène conjoncturel, certes hors normes comme la récession de 2008/09, conduise à des révisions de la croissance potentielle de l’ordre de celle constatée entre le printemps 2008 et le printemps 2009 pose question. D’autant que ces révisions ont aussi affecté les années antérieures à la récession qui n’étaient pas concernées par la modification des conditions de l’accumulation. Par la suite, le redémarrage de la croissance en 2010 a conduit à des révisions de la croissance potentielle dans l’autre sens, y compris pour les années antérieures à la récession. Enfin, le retournement conjoncturel de 2011 a entraîné une nouvelle séquence de révisions, à nouveau à la baisse.

La rigueur auto entretenue

De cet affaissement de la croissance potentielle a résulté d’amples révisions à la baisse de l’écart de production estimé (graphique). Elles ne sont pas neutres pour calibrer la politique de consolidation budgétaire. Car à déficit donné, l’estimation d’un écart de production de -2 % par exemple pour 2010, contre près de -6 % sous l’hypothèse d’une poursuite de la trajectoire du PIB potentiel estimé avant la récession, accroissait la part du déficit structurel perçu et appelait une rigueur accrue. C’est bien ce qui est advenu en 2010 quand les plans de relance ont fait place à des plans de restriction budgétaire drastiques. Généralisés à l’ensemble des pays membres, ils ont cassé net la reprise naissante et ont précipité la zone euro dans une nouvelle récession.

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La trop grande sensibilité de l’estimation de la croissance potentielle à la croissance courante a précipité l’engagement des politiques de rigueur en zone euro et a, par la suite, poussé à l’accentuation de la restriction budgétaire. Car cette dernière, en déprimant l’activité, a stimulé les facteurs d’affaissement de l’offre par la destruction de capital, par le freinage de l’investissement et par la déqualification de l’offre de travail. Les capacités de rebond spontané des économies s’en sont trouvées amputées, ce qui ne pouvait conduire qu’à une augmentation de la part du déficit structurel dans le déficit total, et, finalement, à la nécessité d’accentuer la rigueur.

La purge budgétaire a donc entraîné une deuxième récession qui a invalidé les objectifs de réduction des déficits fixés au départ car les stabilisateurs automatiques ont à nouveau creusé la composante conjoncturelle des déficits. La rigueur, mal calibrée, était contre-productive et ne pouvait donc pas aboutir à l’objectif initial d’une réduction rapide des déficits. Les résultats obtenus sont loin d’avoir été à la hauteur des sacrifices consentis par les économies européennes.

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L’estimation du PIB potentiel de la zone euro par la Commission européenne

La récession de 2008/09 a conduit la Commission européenne à réviser assez nettement son estimation du potentiel de croissance des pays membres. Pour la zone euro dans son ensemble, le processus de révision a débuté entre le printemps 2008 et le printemps 2009, quand les effets de la crise financière se sont matérialisés sur l’activité réelle : l’entrée en récession de la zone euro au quatrième trimestre 2008 est associée à de fortes révisions à la baisse de la croissance potentielle pour les années 2008 et 2009, de -0,7 et -1,2 point respectivement (tableau). On constatera aussi des révisions sensibles relativement aux années plus anciennes, de -0,3 à -0,5 point pour les années 2004 à 2007. En revanche, aucune révision majeure n’apparaît entre les estimations du printemps 2009 et du printemps 2010, malgré le creusement du glissement annuel du PIB, signe que la modification du paysage conjoncturel avait déjà été intégrée dans les estimations.

Les révisions de la croissance potentielle ne se sont pas effectuées seulement à la baisse, mais également à la hausse quand la croissance a redémarré après la récession. Ainsi, entre le printemps 2010 et le printemps 2011, les révisions se sont-elles étalées de +0,1 à +0,3 point et ont concerné également les années lointaines. Enfin, une nouvelle séquence de révisions en baisse est intervenue avec le deuxième retournement conjoncturel en 2011. Les années antérieures à 2008 ont été peu modifiées, mais elles s’inscrivent dans un intervalle plus large pour les années 2008 à 2013, de -0,2 à -0,8 point, ce qui pour l’année 2012 revient à une division par deux et demi du rythme de croissance potentielle.

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L’effet de la croissance courante sur l’estimation de la croissance potentielle par la Commission européenne est ainsi évident. Il en résulte une forte variabilité de la croissance potentielle et donc des révisions importantes de l’écart de production, ce qui affecte les décisions de politique économique puisque le solde structurel dépend de cette évaluation.




Banques européennes : un retour de la confiance à pérenniser

par Céline Antonin et Vincent Touzé

Depuis août 2012, la remontée en Bourse des valeurs bancaires et la baisse de leur volatilité attestent d’un retour de la confiance. Cette confiance retrouvée est-elle durable ? C’est à cette question que la Note de l’OFCE n° 36 du 11 décembre 2013 s’attache à répondre, à partir de l’état des lieux de la situation des banques fin 2013.

En raison de la crise financière, la valorisation des banques a souffert à la fois d’une baisse de rentabilité des activités liées aux marchés financiers et d’une crise de confiance générale dans les placements boursiers. Mais depuis août 2012, les banques affichent de meilleurs résultats qui se traduisent par de meilleures performances boursières.

Cela étant, cette confiance retrouvée s’inscrit dans un contexte de mutation profonde : la crise a modifié le fonctionnement du système bancaire européen avec une montée en puissance de la Banque centrale européenne dans les prêts accordés aux banques et une forte réduction des expositions nationales dans les pays à risque (Portugal, Irlande, Italie, Espagne et Grèce).

Aussi, la pérennité de la confiance dépendra intrinsèquement de la capacité des banques à relever deux défis : d’une part, la réduction du risque d’insolvabilité des dettes publiques et privées dans certains Etats membres ; d’autre part, la capacité des banques à s’adapter aux changements institutionnels en cours à l’échelle européenne (mise en œuvre de Bâle 3, projet d’union bancaire et passage progressif d’une logique de bail out à une logique de bail-in).

 

 




De l’austérité à la stagnation

Par Xavier Timbeau

Depuis 2010, la Commission européenne publie chaque année une « revue annuelle de la croissance », Annual Growth Survey en anglais, pour alimenter le semestre européen pendant lequel les gouvernements et les parlements des Etats membres, la Commission, la société civile doivent discuter et élaborer les stratégies économiques des différents pays européens. Il nous a paru important de participer à ce débat en publiant au même moment que la Commission une revue indépendante annuelle de croissance (indepedent Annual Growth Survey ou iAGS) en collaboration avec l’IMK, institut allemand et l’ECLM, institut danois. Ainsi, dans l’iAGS 2014, nous évaluons le coût de l’austérité menée depuis 2011. Menée alors que les multiplicateurs budgétaires étaient très élevés, d’une ampleur sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale, cette politique d’austérité a été suivie simultanément par la plupart des pays de la zone euro. Il en a résulté un PIB amputé de 3,2% en zone euro pour 2013. Une stratégie alternative, aboutissant aux mêmes ratios de dette sur PIB dans 20 ans (soit 60% dans la plupart des pays) aurait été possible en ne cherchant pas à réduire les déficits publics à court terme, lorsque les multiplicateurs sont élevés. La baisse du chômage, le rétablissement des bilans des agents ou encore la sortie de la trappe à liquidité sont les conditions pour que les multiplicateurs budgétaires soient à nouveau bas. Un ajustement réduit mais continu, stratégie tout aussi rigoureuse sur le plan budgétaire mais plus adaptée à la situation économique, aurait permis de bénéficier de 2,3% points de PIB en plus en 2013, soit bien plus que dans la situation d’austérité brutale dans laquelle nous sommes. Ainsi, il n’y aurait pas eu de récession en 2012 ou en 2013 pour la zone euro dans son ensemble (voir le graphique ci-dessous : PIB en millions d’euros).   IMG_Post-9-12 Il est souvent avancé que la situation des finances publiques des pays de la zone euro ne laissait pas de choix. En particulier, la pression des marchés a été telle que certains pays ont craint, comme la Grèce par exemple, de perdre l’accès aux financements privés de leur dette publique. Les montants en jeu et une situation de déficit primaire sont avancés pour justifier cette stratégie brutale afin de convaincre à la fois les marchés et les partenaires européens. Pourtant, la crise des dettes souveraines, et donc la pression des marchés, s’est achevée dès lors que la Banque centrale européenne a annoncé qu’aucun pays ne quitterait l’euro, puis a mis en place un instrument, l’OMT (Outright Monetary Transaction) qui permet, sous condition, de racheter des titres de dette publique des pays de la zone euro et donc d’intervenir pour contrer la défiance des marchés (voir une analyse ici). Dès lors, ce qui compte, c’est la soutenabilité de la dette publique à moyen terme et non plus la démonstration dans l’urgence que l’on peut faire accepter n’importe quelle politique aux populations. Or cette soutenabilité nécessite une politique d’ajustement continu (parce que les déficits sont élevés) et modéré (parce que les politiques budgétaires ont un impact majeur sur l’activité). En choisissant la voie dure de l’austérité, nous avons payé le prix fort de l’incohérence institutionnelle de la zone euro que la crise a révélée. Dans l’iAGS 2014, nous pointons d’autres coûts que la perte d’activité due à cette austérité. D’une part, les inégalités augmentent et la pauvreté ancrée, c’est-à-dire mesurée à partir des revenus médians de 2008, s’accroît de façon considérable dans les pays les plus touchés par la récession. Le niveau élevé du chômage entraîne certains pays (l’Espagne, le Portugal et la Grèce) dans la déflation salariale. Cette déflation salariale se traduira par des gains de compétitivité-coût mais, en retour, conduira leurs partenaires à s’engager aussi sur la voie de la déflation salariale ou de la dévaluation fiscale. Au total, l’ajustement des taux de change effectifs ne se produira pas, ou à un rythme si lent que ce sont les effets de la déflation qui domineront, d’autant que l’appréciation de l’euro ruinera les espoirs d’une compétitivité accrue par rapport au reste du monde. L’effet principal de la déflation salariale sera un alourdissement réel (ou rapporté au revenu) de la dette privée et publique. Cela remettra au centre de l’actualité les défauts massifs, publics comme privés, ainsi que les risques d’éclatement de la zone euro. Pour autant, on peut sortir du piège de la déflation. Des pistes sont développées et chiffrées dans l’iAGS 2014. En réduisant les écarts de taux souverains, on peut donner une marge de manœuvre importante aux pays en crise. La continuation de l’action de la BCE, mais aussi un engagement crédible des Etats membres pour stabiliser leurs finances publiques en sont les leviers. L’investissement public a été réduit de plus de 2 points de PIB potentiel depuis 2007. Ré-investir dans le futur est une nécessité, d’autant que les infrastructures non entretenues coûteront très cher à reconstruire si on les laisse s’effondrer. Mais c’est aussi un moyen de stimuler l’activité sans compromettre la discipline budgétaire, puisque celle-ci doit être appréciée non pas par l’évolution de la dette brute mais par celle de la dette nette. Enfin, le salaire minimum doit être utilisé comme instrument de coordination. Nos simulations montrent qu’il y a là un moyen de freiner les processus déflationnistes et de résorber les déséquilibres courants si les pays en excédent s’engagent à ce que leur salaire minimum augmente plus vite en termes réel que leur productivité et qu’au contraire dans les pays en déficit, le salaire minimum augmente moins vite que la productivité. Une telle règle, qui respecterait à la fois les pratiques nationales en matière de négociation salariale, ainsi que les niveaux de productivité ou les spécificités des marchés du travail, permettrait de réduire graduellement les déséquilibres macroéconomiques de la zone euro.