Jusqu’où les taux d’intérêt peuvent-ils être négatifs ?

par Christophe Blot et Paul Hubert

Le 11 juin 2014, la Banque centrale européenne décidait de fixer un taux négatif sur les facilités de dépôts ainsi que sur les réserves excédentaires détenues par les établissements de crédit de la zone euro. Ce taux a été ensuite réduit à plusieurs reprises et s’élève à -0,40 % depuis mars 2016. On peut s’interroger sur le fait que des agents, ici les banques commerciales, acceptent de payer un intérêt pour des dépôts laissés auprès de la BCE. Dans un article sur les causes et conséquences des taux négatifs, nous expliquons comment la banque centrale parvient à imposer des taux négatifs, quel est leur limite à la baisse et discutons des coûts de cette politique pour les banques.

Pour conduire la politique monétaire, la BCE impose aux banques commerciales de la zone euro d’avoir un compte auprès de la BCE, utilisé pour satisfaire les exigences de réserves obligatoires[1] et pour participer aux opérations d’octroi de liquidités. Ce compte peut être aussi utilisé pour effectuer des transactions de compensation entre banques commerciales. Les réserves obligatoires sont rémunérées à un taux fixé par la BCE. Au-delà de ce montant, les banques ne reçoivent en temps normal aucune rémunération. Par ailleurs, la BCE propose également une facilité de dépôts permettant aux banques de placer des liquidités auprès de la BCE pour une durée de 24 heures et rémunérées au taux des facilités de dépôts.

Avant 2008, les banques commerciales détenaient uniquement les réserves dont elles avaient besoin pour satisfaire les exigences de réserves obligatoires (graphique). L’encours de réserves excédentaires[2] était très faible : moins de 1 milliard en moyenne avant 2008. Il en était de même pour l’encours des facilités de dépôts : 321 millions en moyenne. Depuis la crise, la BCE s’est substituée au marché interbancaire et est intervenue pour fournir des liquidités en quantité abondante. En participant aux différents programmes d’achat de titres de la BCE (QE, quantitative easing), les banques reçoivent également des liquidités qui sont placées sur ce compte de réserves si bien que l’encours cumulé des réserves excédentaires et des facilités de dépôts atteint 987 milliards d’euros en septembre 2016. Les taux négatifs ne s’appliquent donc pas à l’ensemble des opérations de politique monétaire mais uniquement sur cette fraction des liquidités laissées en dépôts par les banques (pour un actif total des banques de la zone euro de 31 000 milliards d’euros). Au taux actuel, le coût annuel  direct pour les banques est ainsi de 3,9 milliards d’euros.

Dans la mesure où les banques ne sont pas tenues de détenir ces réserves excédentaires, on peut se demander pourquoi elles acceptent de supporter ce coût. Pour répondre à cette question, il faut examiner les possibilités d’arbitrage avec d’autres actifs qui pourraient être utilisés comme substitut aux réserves excédentaires. Les réserves sont en fait une monnaie[3] émise par les banques centrales uniquement à l’intention des banques commerciales et sont de fait un actif très liquide. Or, sur le marché monétaire, les taux sont également négatifs si bien que les banques sont indifférentes entre avoir des réserves excédentaires et placer leurs liquidités sur le marché interbancaire à une semaine ou acheter des titres du Trésor émis par le gouvernement français ou allemand par exemple, dont le rendement est également négatif.

 

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En fait, le meilleur substitut aux réserves serait de détenir directement du cash. La substitution pourrait donc s’opérer au sein même de la base monétaire si les banques demandaient la conversion des réserves excédentaires et des facilités de dépôts en billets qui ont les mêmes propriétés en termes de liquidité et ont un intérêt nominal nul. Actuellement, il faudrait alors convertir 987 milliards de réserves sous forme de billets, ce qui en doublerait presque l’encours ; la quantité de billets en circulation était de 1 096 milliards d’euros en septembre 2016. Le fait que les agents puissent disposer d’un actif ne portant pas intérêt est l’argument justifiant que les taux nominaux ne puissent pas être négatifs. En pratique, cet arbitrage ne se fait pas dès que le seuil de taux négatif est franchi dans la mesure où il existe des coûts à la détention de monnaie sous forme de billets. Le taux nominal peut donc être négatif. On peut cependant considérer qu’il existe un seuil à partir duquel la détention de cash est préférée. Ce coût de détention de grandes quantités d’argent n’est pas précisément connu mais il semble non négligeable et en tout cas supérieur au 0,4 % chargé par la BCE aujourd’hui. De fait, aucune substitution ne semble avoir été opérée aujourd’hui puisque la croissance de l’encours de billets en circulation n’a pas particulièrement augmenté depuis la mise en place du taux négatif (graphique). Une évaluation faite par Jackson (2015) indique que les différents coûts liés à la détention de monnaie sous forme de pièces et de billets pourraient aller jusqu’à 2 %, valeur qui pourrait constituer une contrainte effective (ELB) pour la baisse des taux.

Au-delà du coût que représentent les taux négatifs pour les banques, il convient de considérer les bénéfices attendus d’une telle politique et le cadre global dans lequel ils s’inscrivent. Conjointement aux taux négatifs, la BCE permet aux banques, via le programme TLTRO II, de se financer elles-mêmes à des taux négatifs et les incite ainsi doublement (via le coût des réserves excédentaires et via le taux auquel elles se financent) à octroyer des crédits à l’économie réelle.

 

[1] Les établissements de crédit sont en effet tenus de laisser en réserves sur ce compte, une fraction des dépôts collectés auprès des agents non financiers. Voir ici pour plus de détails.

[2] Montant des réserves au-delà des réserves obligatoires.

[3] Avec les billets émis, elles forment ce qu’on appelle la base monétaire, également appelée M0.




Pourquoi un taux d’intérêt négatif ?

Christophe Blot et Fabien Labondance

Comme anticipé, la Banque centrale européenne (BCE) a dégainé le 5 juin 2014 un arsenal de nouvelles mesures non-conventionnelles. Cela afin d’enrayer la dynamique déflationniste dans laquelle se trouve la zone euro. Parmi les mesures annoncées, la BCE a notamment décidé d’appliquer un taux d’intérêt négatif aux facilités de dépôts. Cette proposition inédite mérite une explication.

Il faut rappeler que depuis juillet 2012, le taux des facilités de dépôts était de 0 %. Il passe dorénavant à -0,10 %, de telle sorte qu’une banque déposant des liquidités auprès de la BCE verra son dépôt réduit de ce taux d’intérêt négatif. Avant de voir quelles seront les répercussions de cette mesure, il est utile de préciser le rôle des facilités de dépôts. L’action de la BCE s’appuie sur les prêts octroyés aux établissements de crédits de la zone euro via les opérations principales de refinancement (MRO pour main refinancing operations) ou les opérations de refinancement à plus long terme (LTRO pour long term refinancing operations). Avant la crise, ces opérations étaient conduites à taux variables, suivant une procédure d’enchères. Elles sont réalisées à taux fixe depuis octobre 2008. Le taux des opérations de refinancement doit permettre à la BCE d’influencer le taux pratiqué par les établissements de crédits pour les prêts interbancaires (EONIA pour Euro overnight index average), puis, par ce biais, l’ensemble des taux bancaires et des taux de marché. Pour éviter une trop forte volatilité de l’EONIA, la BCE met deux facilités à disposition des banques : facilités de crédits, par lesquelles elles peuvent emprunter auprès de la BCE pour une durée de 24 heures, et facilités de dépôts permettant de laisser des liquidités en dépôts auprès de la BCE pour une durée de 24 heures. Ainsi, en cas de crise de liquidités, les banques ont la garantie de pouvoir prêter ou emprunter via la BCE, moyennant un taux d’intérêt plus élevé pour les facilités de crédits, ou plus faible pour les facilités de dépôts. Ces taux permettent alors d’encadrer les fluctuations de l’EONIA comme l’illustre le graphique 1.

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En pratique, jusqu’à la faillite de Lehman Brothers en septembre 2008, les banques n’avaient que très peu recours aux facilités de dépôts, témoignant d’un fonctionnement normal du marché interbancaire. Depuis, la situation a radicalement changé, et le montant des dépôts laissés auprès de la BCE a fluctué de manière plus ou moins grande selon les incertitudes liées à la crise des obligations souveraines (graphique 2). Le paroxysme de la crise, au printemps 2012 coïncide avec les montants maxima déposés par les banques qui disposaient d’un excès de liquidité. Pendant une période de trois mois, environ 800 milliards d’euros (l’équivalent d’un peu moins de 10% du PIB de la zone euro), rémunérés à 0,25 %, étaient déposés par les banques européennes. Dans un contexte de crainte d’éclatement de la zone euro et d’incertitude sur la situation financière des agents financiers et non-financiers, les banques ont déposé des montants très faiblement rémunérés auprès de la BCE. Elles ont fait ce choix plutôt que d’échanger ces excès de liquidité sur le marché monétaire, ou de soutenir l’activité par l’octroi de crédits aux entreprises ou par l’acquisition de titres financiers. Il a fallu attendre les déclarations de Mario Draghi de juillet 2012 annonçant qu’il mettrait tout en œuvre pour soutenir la zone euro (« Whatever it takes »), pour voir la confiance revenir et ces montants diminuer. C’est aussi le moment où le taux est passé à 0 %, réduisant un peu plus l’incitation à utiliser les facilités de dépôts. D’emblée, les dépôts diminuèrent de moitié, passant de 795,2 à 386,8 milliards d’euros. Depuis, ils diminuent graduellement mais restent élevés, notamment au regard de leur rémunération nulle. Ainsi, la dernière semaine de mai 2014, les dépôts s’élevaient encore à 40 milliards d’euros (graphique 2).

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Ce constat a donc poussé la BCE à proposer des taux négatifs afin d’inciter les banques commerciales à réallouer ces montants. Gageons que dès l’application de ce taux négatif, les dépôts deviendront rapidement nuls. Pour autant, l’impulsion attendue ne sera que de 40 milliards d’euros et il en faudra davantage pour soutenir l’activité réelle. A n’en pas douter, cette seule mesure de la BCE n’a pas convaincu les marchés qu’elle avait pris la mesure de la situation.

La BCE a donc une nouvelle fois fait preuve d’activisme afin d’endiguer les risques qui pèsent sur la zone euro. Cette réaction peut être comparée à celle des autres institutions européennes qui ont eu des difficultés à prendre la mesure de la profondeur de la crise. En poussant la comparaison au-delà de la zone euro, il est aussi frappant de voir que les réactions de la Réserve fédérale et de la Banque d’Angleterre ont été plus rapides, alors même que le risque de déflation était moindre aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. Cet activisme n’est peut-être pas étranger au dynamisme retrouvé de la croissance dans ces pays.  L’action de la BCE est donc la bienvenue. Il faut maintenant espérer qu’elle permettra de prévenir le risque de déflation qui pèse sur la zone euro, risque qui aurait pu être évité si les gouvernements de la zone euro n’avaient pas mené des politiques d’austérité budgétaire généralisée, et si la BCE s’était montrée moins attentiste.