Le faucon et la colombe : quel impact des décisions de la Fed et de la BCE sur le taux de change euro/dollar ?

par Christophe Blot, Paul Hubert et Rémi Odry

Après la décision de hausse des taux d’un quart de point décidé par la Réserve fédérale mercredi 13 juin, le Conseil des gouverneurs de la BCE se réunissait le lendemain pour décider de l’orientation de la politique monétaire dans la zone euro. A l’issue de cette réunion, Mario Draghi a tenu une conférence de presse au cours de laquelle il a précisé à quelles échéances cesseraient les achats de titres et à quel horizon les taux seraient augmentés. Le canal du taux de change étant un canal majeur de la transmission de la politique monétaire, il est intéressant d’observer comment les marchés ont réagi à ces deux annonces et s’ils ont accordé une plus grande importance à la décision de la Fed ou à celle de la BCE.

La transmission de la politique monétaire dépend de son impact sur les prix d’actifs. Dans la mesure où le prix de ces variables est déterminé en continu sur les marchés, leur variation au moment de ces décisions permet de mesurer l’effet signal des annonces de politique monétaire. Dans un article récent, nous mesurons la réaction du taux de change euro/dollar le jour des réunions de politique monétaire de la Réserve fédérale et de la BCE. Pour des décisions de la même ampleur, nos résultats suggèrent que les marchés seraient généralement plus réactifs aux annonces de la Fed.

L’actualité de la semaine permet également d’illustrer ces différences de réaction. En effet, en l’espace de 24 heures, la banque centrale américaine s’est plutôt montrée « faucon » tandis que la sensibilité de la BCE apparaît plutôt « colombe »[1]. Même si la décision de la Réserve fédérale d’augmenter son taux directeur était anticipée, elle envoie néanmoins le signal que la normalisation de la politique monétaire américaine devrait être légèrement plus rapide que ce qu’anticipaient les marchés en fin d’année 2017[2]. Inversement, en donnant des éléments sur la fin du programme d’achat de titres, réduit en volume mais prolongé jusqu’en décembre 2018, et surtout en annonçant que les taux ne seraient pas remontés avant l’été 2019, la BCE indique clairement que la politique monétaire restera très expansionniste sur l’année à venir. Ces deux décisions ont pour conséquence une dépréciation de l’euro vis-à-vis du dollar. De fait, c’est bien ce qui a été observé à la suite de ces deux annonces (graphique).

Graphe_post18-06Cette fois-ci, les marchés ont accordé plus d’importance à la décision de la BCE qu’à celle de la Réserve fédérale. En effet, sur une fenêtre de 3 heures suivant la publication des décisions, l’euro n’a baissé que faiblement et temporairement après l’annonce de la Réserve fédérale, mais plus fortement et durablement après celle de la BCE. Cette différence s’explique largement par le contenu informationnel des annonces. D’une part, la décision de la Réserve fédérale était largement anticipée et déjà intégrée par les investisseurs sur le marché des changes. Il n’est donc guère surprenant que la réaction n’ait été qu’éphémère. D’autre part, le signal relatif à l’orientation de la politique monétaire était plus marqué pour la décision de la BCE : la Fed a juste annoncé une hausse d’un quart de point de son taux directeur, alors que la BCE a annoncé que son taux n’augmenterait pas dans les 12 prochains mois. Reste à savoir dans quelle mesure cet effet sera durable. Sur ce point, l’analyse développée dans notre article indique que les chocs de politique monétaire en zone euro auraient un effet plus important que ceux liés à la politique monétaire américaine.

 

[1] Cette terminologie (« hawkish » versus « dovish ») permet de qualifier l’attitude des banques centrales selon que leur politique monétaire est plutôt restrictive ou accommodante.

[2] Voir ici.




Quel rôle pour le bilan des banques centrales dans la conduite de la politique monétaire ?

par Christophe Blot, Jérôme Creel et Paul Hubert

En ajustant la taille et la composition de leur bilan, les banques centrales ont profondément modifié leur stratégie de politique monétaire. Bien que la mise en œuvre de ces mesures ait été initialement envisagée pour une période de crise, la question se pose désormais de l’utilisation du bilan comme instrument de politique monétaire en dehors des périodes de crise.

La politique d’achats de titres effectués par les banques centrales s’est traduite par une augmentation considérable de la taille de leur bilan. En septembre 2017, les bilans de la Réserve fédérale et de la BCE s’élevaient respectivement à près de 4 500 Mds de dollars (soit 23,3 % du PIB des Etats-Unis) et 4 300 Mds d’euros pour la BCE (38,5 % du PIB de la zone euro), alors qu’ils étaient de 870 Mds de dollars (soit 6,0 % du PIB) et 1 190 Mds d’euros (soit 12,7 % du PIB) en juin 2007. La fin de la crise financière et de la crise économique plaide pour un resserrement progressif de la politique monétaire, déjà entamé aux Etats-Unis et à venir dans la zone euro. Ainsi, la Réserve fédérale a augmenté le taux d’intérêt directeur à cinq reprises depuis décembre 2015 et a commencé à réduire la taille de son bilan en octobre 2017. Toutefois, aucune indication précise n’a été donnée sur la taille du bilan des banques centrales une fois que le processus de normalisation aura été achevé. Au-delà de la taille se pose la question du rôle de ces politiques de bilan pour la conduite de la politique monétaire à venir.

Initialement, les mesures prises pendant la crise devaient être exceptionnelles et temporaires. L’objectif était de satisfaire un large besoin de liquidités et d’agir directement sur les prix de certains actifs ou sur la partie longue de la courbe des taux, lorsque l’instrument standard de politique monétaire – le taux d’intérêt de très court terme – était contraint par le plancher à 0% (ZLB pour Zero lower bound). L’utilisation de ces mesures pendant une période prolongée – depuis dix ans – suggère cependant que les banques centrales pourraient continuer à utiliser leur bilan comme instrument de politique monétaire et de stabilité financière, y compris en période dite « normale », c’est-à-dire lorsqu’il existe des marges de manœuvre pour baisser le taux directeur. Non seulement, ces mesures non conventionnelles ont démontré une certaine efficacité mais, en outre, leurs mécanismes de transmission ne semblent pas spécifiques aux périodes de crise. Leur utilisation pourrait donc à la fois renforcer l’efficacité de la politique monétaire et améliorer la capacité des banques centrales à atteindre leurs objectifs de stabilité macroéconomique et financière. Nous développons ces arguments dans une publication récente que nous résumons ici.

Dans un article présenté en 2016 lors de la conférence de Jackson Hole, Greenwood, Hanson et Stein suggèrent que les banques centrales puissent utiliser leur bilan pour fournir des liquidités afin de satisfaire un besoin croissant du système financier pour des actifs liquides et sans risque. Les réserves excédentaires ainsi émises augmenteraient le stock d’actifs sûrs mobilisable par les banques commerciales, renforçant la stabilité financière. Les banques centrales pourraient également intervenir plus régulièrement sur les marchés afin de modifier le prix de certains actifs, les primes de risque ou les primes de terme. Ici, il ne s’agit pas forcément d’accroître ou de réduire la taille du bilan, mais de moduler sa composition afin de corriger d’éventuelles distorsions ou de renforcer la transmission de la politique monétaire en intervenant sur l’ensemble des segments de la courbe des taux. Pendant la crise des dettes souveraines, la BCE a lancé un programme d’achats de titres publics (SMP pour Securities Market Programme) qui avait pour but de réduire les primes de risques apparues sur les rendements de plusieurs pays (Grèce, Portugal, Irlande, Espagne et Italie) et d’améliorer la transmission de la politique monétaire commune vers ces pays. En 2005, le Président de la Réserve fédérale s’étonnait d’une énigme sur les marchés obligataires, constatant que les taux longs ne semblaient pas réagir au resserrement en cours de la politique monétaire américaine. Le recours à des achats ciblés de titres sur des maturités plus longues aurait sans doute permis d’améliorer la transmission de l’orientation de la politique monétaire telle qu’elle était souhaitée à cette époque par la Réserve fédérale.

En pratique, la mise en œuvre d’une telle stratégie en période « normale » soulève plusieurs remarques. D’une part, si les politiques de bilan complètent la politique de taux, les banques centrales devront accompagner leurs décisions d’une communication adaptée précisant à la fois l’orientation globale de la politique monétaire ainsi que les raisons justifiant l’utilisation de tel ou tel instrument et à quelle fin. Il semble qu’elles aient su y parvenir pendant la crise alors qu’elles multipliaient les programmes ; il n’y a donc pas de raison d’imaginer que cette communication devienne subitement plus difficile à mettre en œuvre en période « normale ». Par ailleurs, l’utilisation plus fréquente du bilan comme instrument de politique monétaire se traduirait par une plus large détention d’actifs et potentiellement d’actifs risqués. Il y aurait dans ces conditions un arbitrage à réaliser entre l’efficacité à attendre de la politique monétaire et les risques pris par la banque centrale. Notons aussi que l’utilisation du bilan n’implique pas que la taille de celui-ci croisse en permanence. Les banques centrales pourraient tout aussi bien faire le choix de vendre certains actifs dont le prix serait jugé trop élevé. Cependant, pour être en capacité de moduler effectivement la composition des actifs de la banque centrale, encore faut-il que son bilan soit suffisamment élevé pour faciliter les opérations de portefeuille de la banque centrale.

Il faut reconnaître que les économistes n’ont pas encore complètement analysé les effets potentiels des politiques de bilan sur la stabilité macroéconomique et financière. Mais cette incertitude ne devrait pas empêcher les banques centrales de recourir à des politiques de bilan, car seule l’expérience peut fournir une évaluation complète du pouvoir des politiques de bilan. L’histoire des banques centrales nous rappelle que les objectifs et les instruments utilisés par les banques centrales ont régulièrement évolué[1]. Un nouveau changement de paradigme semble donc possible. Si les politiques de bilan permettent de renforcer l’efficacité de la politique monétaire et d’améliorer la stabilité financière, les banques centrales devraient sérieusement réfléchir à leur utilisation.

Pour en savoir plus : Christophe Blot, Jérôme Creel, Paul Hubert, « What should the ECB “new normal” look like? », OFCE policy brief 29, 20 décembre.

[1] Voir Goodhart (2010).




L’optimisme des banquiers centraux a-t-il un effet sur les marchés ?

par Paul Hubert et Fabien Labondance

Les « esprits animaux », aussi appelés « erreurs d’optimisme et de pessimisme » ou « sentiments » contribuent aux fluctuations macroéconomiques comme mis en lumière par Pigou (1927), Keynes (1936), ou plus récemment Angeletos et La’O (2013)[1]. La quantification de tels concepts inobservables apparaît cruciale pour comprendre comment les agents économiques forment leurs anticipations et prennent leurs décisions, qui à leur tour influencent l’économie. Dans un récent document de travail, nous étudions cette question en analysant la communication des banques centrales et en évaluant ses effets sur les anticipations de marchés de taux d’intérêt.

Notre étude a pour objectif de quantifier le « sentiment » véhiculé par la communication des banques centrales à travers les déclarations de politique monétaire de la Banque centrale européenne (BCE) et la Reserve fédérale américaine (Fed) puis nous testons si cet optimisme ou ce pessimisme transmis dans ces déclarations affecte la structure par terme des anticipations de taux d’intérêt à court terme.

Le principal défi consiste à mesurer un concept aussi peu tangible que le « sentiment » de la banque centrale. Dans un premier temps, nous quantifions la tonalité employée par la BCE et la Fed dans leurs déclarations de politique monétaire en employant une analyse textométrique qui s’appuie sur trois dictionnaires de mots « positifs » et « négatifs »[2]. Précisons que l’objectif ici n’est pas de mesurer l’orientation du discours (expansionniste ou restrictif par exemple) mais bien de quantifier l’usage de mots à tonalité positive ou négative afin de mesurer la tonalité globale du discours indépendamment de son message de fond. Le sentiment se conçoit comme une composante indépendante des fondamentaux économiques et des décisions de politique monétaire[3]. Dit autrement, nous cherchons à savoir si l’usage de certains mots plutôt que d’autres, indépendamment du message communiqué, affecte les marchés financiers.

 Le graphique 1 montre l’évolution de la tonalité des discours des banquiers centraux, calculée sur la base des trois dictionnaires, entre 2005 et 2015 pour la BCE et la Fed. Cette tonalité est corrélée au cycle économique : le discours est plus optimiste (tonalité positive) durant les périodes de croissance et plus pessimiste (tonalité négative) durant les périodes de récession. On retrouve ainsi à travers notre mesure de tonalité les récessions de 2008-2009 en zone euro et aux Etats-Unis, ainsi que la crise des dettes souveraines en 2012-2013 en zone euro. La tonalité des banquiers centraux semble donc être le produit d’une combinaison entre l’évaluation des banques centrales de l’état actuel et futur de l’économie, et du sentiment qu’elles véhiculent.

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Après avoir isolé la composante de « sentiment » des variables quantifiant la tonalité, nous mesurons l’impact de ce sentiment sur la variation des anticipations de taux d’intérêt à court terme, mesurées par des swaps de taux d’intérêt (OIS – pour Overnight Indexed Swaps), pour des maturités allant de 1 mois à 10 ans. Parce que ce sentiment est communiqué le jour de la décision de politique monétaire, nous vérifions également que nous ne mesurons pas l’effet de la décision en elle-même.

Nos résultats montrent qu’un discours dont le sentiment est positif (i.e. optimiste) a un effet positif sur les anticipations de taux d’intérêt à des maturités allant de 3 mois à 10 ans dans la zone euro et à des maturités de 1 à 3 mois et de 1 à 3 ans aux Etats-Unis. L’effet culminant se situe autour des maturités de 1 et 2 ans à la fois dans la zone euro et aux Etats-Unis. Nous montrons également que cet effet est persistant et tend à prendre de l’ampleur dans le temps (cf. graphique 2). Nous trouvons aussi que l’effet du sentiment dépend de la précision du signal, de sa taille et de son signe (l’effet du pessimisme est plus fort que celui de l’optimisme, par exemple), ainsi que du niveau de l’inflation ou de la croissance.

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Ces résultats montrent que les marchés ne réagissent pas uniquement au message de fond mais également à la façon dont il est véhiculé par les banquiers centraux. Le sentiment des banquiers centraux influence la formation des anticipations de taux d’intérêt et semble indiquer l’évolution future du sentier des taux directeurs. Dans un contexte où les observateurs scrutent avec attention le moindre détail qui pourrait révéler la date à laquelle la Fed augmentera à nouveau son taux d’intérêt, ce travail ouvre de nouvelles pistes de recherche et suggère qu’il pourrait être utile de tester si le sentiment véhiculé lors des derniers discours de Janet Yellen pourrait en être un bon indicateur.

 

[1] Angeletos, George-Marios, et Jennifer La’O (2013), « Sentiments », Econometrica, 81(2), 739-780 ; Keynes, John Maynard (1936), General Theory of Employment, Interest and Money, London, Palgrave Macmillan; et Pigou, Arthur Cecil (1927), Industrial Fluctuations, London, Palgrave MacMillan.

[2] Nous utilisons trois dictionnaires différents : celui centré sur la communication des banques centrales d’Apel et Blix-Grimaldi (2012),  celui développé par Loughran et McDonald (2011) pour un contexte financier, et le General Inquirer’s Harvard dictionary recensant les mots positifs et négatifs de la vie de tous les jours. Ces dictionnaires listent les mots ou expressions connotés positivement ou négativement. La différence entre le nombre de mots positifs et négatifs indique la tonalité du texte : s’il y a plus d’expressions positives que négatives, la tonalité sera optimiste et inversement, pessimiste. Voir Apel, Mikael, et Marianna Blix-Grimaldi (2012), « The information content of central bank minutes », Riksbank Research Paper Series, n° 92 ; Loughran Tim, et Bill McDonald (2011), « When is a Liability not a Liability? Textual Analysis, Dictionaries, and 10-Ks », Journal of Finance, 66 (1), 35-65 ; et http://www.wjh.harvard.edu/~inquirer/.

[3] Cf. Angeletos et La’O (2013).




Les prévisions macroéconomiques des banques centrales sont-elles meilleures que celles des agents privés ?

par Paul Hubert

Les anticipations privées – d’inflation, de croissance ou de taux d’intérêt – sont un élément crucial de la plupart des modèles macroéconomiques récents, car elles déterminent les réalisations courantes et futures de ces mêmes variables. La prise en compte par les banquiers centraux et l’influence qu’ils peuvent exercer sur les anticipations privées, via les décisions de taux ou leur communication, a ainsi pris de plus en plus de poids dans l’élaboration des politiques monétaires. La mise en place par les banques centrales de politiques d’orientation prospective, dites de « forward guidance », renforce d’autant plus l’importance des prévisions macroéconomiques de la banque centrale comme outil de la politique monétaire pour affecter ces prévisions privées.

Un article récent paru dans la Revue de l’OFCE (n° 137 – 2014) évalue la performance de prévision de la Réserve fédérale des Etats-Unis par rapport à celle des agents privés. Cette revue empirique de la littérature existante confirme que la Fed bénéficie d’une performance de prévision supérieure aux agents privés en ce qui concerne l’inflation, mais pas sur la croissance du PIB. En outre, plus l’horizon de prévision est lointain, plus l’avantage de la Fed est prononcé. Cette supériorité semble cependant diminuer dans la période la plus récente, mais reste importante. Cet article met en lumière les sources potentielles de cette supériorité et suggère qu’elle pourrait provenir d’une meilleure information sur les chocs affectant l’économie plutôt que d’un meilleur modèle de l’économie. La publication de ces prévisions macroéconomiques participe donc à la diffusion de l’information parmi les agents économiques et à l’efficacité de la politique monétaire en permettant aux agents privés d’en appréhender l’inclination et l’évolution future probable.

 




Le clair-obscur du “forward guidance” de la BCE*

par Paul Hubert et Fabien Labondance

« The Governing Council expects the key interest rates to remain at present or lower levels for an extended period of time[1] ». Par ces mots prononcés le 4 juillet 2013 lors de la conférence de presse suivant la réunion mensuelle du Conseil des Gouverneurs, Mario Draghi amorce l’adoption par la Banque centrale européenne (BCE) d’une nouvelle stratégie de communication dite de forward guidance. Ces mots ont été depuis ce jour toujours inclus dans son allocution qui suit l’annonce de politique monétaire de la BCE, et il les a à nouveau répétés aujourd’hui[2]. Que faut-il en attendre ? Le forward guidance a été récemment adopté par plusieurs banques centrales, mais les modalités choisies par le BCE diffèrent et laissent entrevoir une efficacité limitée de cette mesure dans la zone euro.

La communication est devenue un élément à part entière de la conduite de la politique monétaire depuis que les taux directeurs sont maintenus à leur niveau plancher. Plus précisément, le forward guidance consiste à annoncer et à s’engager sur la trajectoire future du taux directeur. Par cet intermédiaire, les banques centrales souhaitent accroître la transparence de leur action et ancrer les anticipations. L’objectif est à la fois de préciser leur stratégie ainsi que leurs prévisions quant à l’évolution de la conjoncture. Dans le cas présent, les banques centrales souhaitent affirmer leur volonté de ne pas relever les taux d’intérêt dans un futur proche. Elles espèrent ainsi influencer les anticipations privées de taux courts, et donc les taux longs, afin de renforcer la transmission de la politique monétaire, et ainsi soutenir l’économie.

De la théorie…

Les promoteurs de la stratégie de forward guidance, au premier rang desquels figurent Eggertsson et Woodford (2003), suggèrent que l’efficacité de la politique monétaire peut être accrue avec une politique de taux d’intérêt stable et connue à l’avance. Cette proposition est justifiée par le fait que la demande de crédit dépend fortement des anticipations de taux d’intérêt à long terme, lesquelles dépendent des anticipations de taux à court terme. Ainsi, en annonçant à l’avance les niveaux futurs des taux d’intérêt, la banque centrale précise ses intentions et dissipe l’incertitude reposant sur ses futures décisions. Cette stratégie est d’autant plus pertinente en situation de trappe à liquidité lorsque les taux nominaux sont proches de zéro, comme c’est le cas actuellement. L’outil traditionnel des banques centrales est alors contraint, les taux d’intérêt nominaux ne pouvant être négatifs. Les banques centrales ne peuvent donc plus influencer le prix des prêts accordés mais sont en revanche en mesure de jouer sur les volumes via les mesures non conventionnelles[3]. Le canal des anticipations et l’envoi de signaux aux agents privés deviennent dès lors primordiaux et complètent l’assouplissement quantitatif.

Il est important de préciser que l’effet du forward guidance sur les taux longs et donc sur l’économie passe par la structure par terme des taux d’intérêt. Plusieurs théories tentent d’expliquer comment les taux varient en fonction de leur maturité. La structure par terme des taux d’intérêt peut être abordée sous l’angle de la théorie des anticipations qui suppose que les taux longs sont une combinaison des taux courts futurs anticipés et donc que les différentes maturités sont des substituts parfaits. De son côté, la théorie de la prime de liquidité suppose que les taux d’intérêt à long terme incluent une prime liée à l’existence d’un ou plusieurs risques à long terme. Enfin, une autre théorie repose sur l’hypothèse de segmentation du marché et stipule que les instruments financiers de différentes maturités ne sont que peu substituables et que leurs prix évoluent indépendamment. Si les investisseurs souhaitent détenir des actifs liquides, ils préféreront les instruments à court terme à ceux à long terme et leurs prix varieront dans des directions opposées. Dans le cas des deux premières théories uniquement, le forward guidance peut avoir l’effet désiré sur les taux longs.

…à la pratique

Avant la crise financière de 2008, certaines banques centrales avaient déjà mis en œuvre une telle stratégie. C’est le cas en Nouvelle-Zélande depuis 1997, en Norvège depuis 2005 et en Suède depuis 2007. Les Etats-Unis ont également mis en place cette stratégie de communication à plusieurs reprises alors que les taux étaient très bas. Le Federal Open Market Committee (FOMC) avait introduit de manière implicite le forward guidance dans sa communication en août 2003. Alors que son taux cible était à son plus bas historique, le FOMC mentionna que « that policy accommodation can be maintained for a considerable period[4] ». Ce vocabulaire propre au forward guidance demeura dans les communiqués du FOMC jusqu’à fin 2005. Il y réapparut en décembre 2008 et de manière plus précise en août 2011, lorsque Ben Bernanke, président de la Réserve Fédérale (ou « Fed ») des États-Unis, annonça que les conditions économiques justifiaient le maintien des taux des fonds fédéraux à un bas niveau au moins jusqu’à mi-2013. Depuis, l’annonce du 13 septembre 2012 précisant que la Fed ne relèvera pas ses taux avant mi-2015, prolonge précisément cette stratégie.

Pour comprendre quel pourrait être l’effet du forward guidance de la BCE, il est important de distinguer deux types de forward guidance : celui pour lequel l’action de la banque centrale est conditionnée à une période temporelle, et celui dépendant de variables économiques incluant des seuils déclenchant une action de sa part. Dans le cas de la Fed, les premières annonces mentionnées précédemment font référence à une période de temps. Mais depuis décembre 2012, la Fed conditionne dorénavant son engagement sur l’évolution future des taux à des seuils conjoncturels déclencheurs. Elle a ainsi annoncé que « les niveaux exceptionnellement bas des taux des Fed Funds le resteront aussi longtemps que le taux de chômage demeurera au-dessus de 6,5%, que l’inflation prévue à 1-2 ans ne dépassera pas de plus d’un demi-point l’objectif à long terme (2%) et que les anticipations d’inflation à plus long terme resteront bien ancrées.» L’arrivée de nouveaux membres au FOMC à partir de janvier 2014 pourrait cependant modifier le timing du prochain resserrement monétaire. De même, Mark Carney, nouveau gouverneur de la Banque d’Angleterre (BoE), a mis en place en août 2013 une stratégie de forward guidance signalant son intention de ne pas remonter les taux tant que le taux de chômage n’est pas repassé sous la barre des 7%. Cet engagement est néanmoins conditionnel à une inflation contenue, des anticipations d’inflation ancrées et à un effet neutre de cet engagement sur la stabilité financière.

Le forward guidance conditionnel à une durée de temps, adopté par la BCE (et comme nous le décrirons plus tard) présente un inconvénient majeur : les conditions économiques évoluant au cours de la période de temps en question, elles rendent l’engagement caduc. La crédibilité de l’annonce est donc très faible. Le forward guidance conditionnel à des seuils sur des variables économiques ne présente pas cet inconvénient. Un critère pour la crédibilité de ces engagements conditionnels à des seuils est néanmoins que les variables sous-jacentes choisies soient observables (PIB plutôt qu’output gap) et ne souffre pas d’erreurs de mesure (inflation plutôt qu’anticipations d’inflation) afin que les agents privés puissent évaluer si la banque centrale agit comme elle s’était engagée à le faire. Alors et seulement alors, les agents pourront avoir confiance dans ces annonces et la banque centrale sera en mesure d’influencer les anticipations de taux longs. Les avantages et inconvénients relatifs des deux types de forward guidance expliquent que la Fed soit passée de l’un à l’autre et que la BoE ait aussi pris un engagement lié à des seuils.

La mise en place d’un forward guidance conditionnel à un seuil pour une variable macroéconomique peut néanmoins concourir à brouiller les pistes concernant la hiérarchie des objectifs de la banque centrale. Si plusieurs variables sont ciblées simultanément et que leurs évolutions divergent, quelles seront ses futures décisions ? La Fed ne hiérarchise pas ses objectifs. Qu’elle souhaite, en sortie de crise, s’assurer de la vigueur du PIB ou de la diminution du chômage plutôt que de l’inflation est dès lors tout à fait envisageable. De son côté, la BoE suit une stratégie de ciblage d’inflation. Elle a ainsi défini des conditions (« knockouts ») sur l’inflation, les anticipations d’inflation et la stabilité financière, qui dès lors qu’elles ne seraient pas respectées, entraîneraient la fin du forward guidance et donc de l’engagement à maintenir les taux inchangés. La hiérarchie des objectifs serait donc bien respectée, et la crédibilité de la BoE maintenue.

Quelle peut être l’efficacité du forward guidance? Kool et Thornton(2012) expriment de sérieux doutes quant aux résultats obtenus par l’intermédiaire du forward guidance. Ils évaluent la prédictibilité des taux courts et longs dans les pays où cette stratégie a été adoptée et montrent que le forward guidance n’améliore la capacité des agents privés à prévoir les taux courts futurs que pour des horizons de prévisions inférieurs à un an, sans amélioration de la prédictibilité des taux à plus long terme. Le graphique ci-dessous montre ainsi les anticipations de taux à 3 mois par les marchés financiers en octobre 2013 pour les prochains mois. L’évolution minimale des taux directeurs étant de 0,25%, ce graphique nous indique qu’aucune modification des taux n’est pour l’heure anticipée, hormis peut être aux Etats-Unis à l’horizon d’un an.

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La timide adoption par la BCE

En ce qui concerne la BCE, qui de son côté hiérarchise ses objectifs en donnant la priorité à l’inflation, la mise en place du forward guidance constitue un engagement conditionnel à une période de temps  (« … for an extended period of time ») en l’absence de référence à des seuils. De ce point de vue, elle est à contre-courant de la Fed et de la BoE qui ont pris des engagements conditionnels à des seuils chiffrés. Pour mémoire, avant le 4 juillet, la BCE donnait des indices quant à sa prochaine décision du mois suivant sous la forme d’expressions aisément reconnaissables par les observateurs. Ainsi, l’insertion du mot « vigilance » dans le discours du président de la BCE lors de sa conférence de presse annonçait un probable durcissement de la politique monétaire[5]. En intégrant le forward guidance à sa panoplie d’instruments, la BCE se veut moins énigmatique. En particulier, il semblerait qu’elle ait voulu répondre à des inquiétudes portant sur une éventuelle remontée des taux.

Cependant, Benoit Coeuré, membre du directoire de la BCE, a affirmé que cette stratégie ne remettait pas en cause la règle, répétée maintes fois en conférence de presse, qui veut que la BCE ne s’engage jamais sur les politiques futures (« no pre-commitment rule ») et que le forward guidance soit réévalué à chaque réunion du Conseil des Gouverneurs. Jens Weidmann, membre du conseil de politique monétaire de la BCE en tant que president de la Bundesbank, a confirmé que le forward guidance « is not an absolute advanced commitment of the interest rate path[6]» tandis que Vitor Constancio, vice-président de la BCE, a ajouté une dose supplémentaire de confusion en affirmant que le forward guidance de la BCE «  is in line with our policy framework as it does not refer to any date or period of time but is instead totally conditional on developments in inflation prospects, in the economy and in money and credit aggregates – the pillars of our monetary strategy[7]. »

L’efficacité à attendre d’une politique mal définie, qui ne semble pas faire consensus au sein du Conseil des Gouverneurs de la BCE, et dont la clé du succès – la crédibilité de l’engagement – est ouvertement remise en cause, paraît donc très faible.

Références bibliographiques

Eggertsson, G., et Woodford, M. (2003). Optimal monetary policy in a liquidity trap. NBER Working Paper (9968).

Kool, C., et Thornton, D. (2012). How Effective is Central Forward Guidance? Federal Reserve Bank of Saint Louis Working Paper Series .

Rosa, C., et Verga, G. (2007). On the Consistency and Effectiveness of Central Bank Communication: Evidence from the ECB. European Journal of Political Economy, 23, 146-175.

 

 

* Ce texte s’appuie sur l’étude “Politique monétaire: est ce le début de la fin?” à paraître prochainement dans les perspectives 2013-2014 de l’OFCE pour l’économie mondiale.


[1] « Le Conseil des Gouverneur anticipe que les taux directeurs demeurent à leur niveau actuel ou à des niveaux plus bas pour une période de temps prolongée ».

[2] La baisse aujourd’hui de 25 points de base du taux directeur est en accord avec la stratégie de forward guidance de la BCE.

[3] Les mesures non conventionnelles renvoient aux pratiques de politique monétaire qui ne relèvent pas de la politique traditionnelle (i.e. des modifications du taux directeur). Il s’agit de mesures entraînant une modification du contenu ou de la taille du bilan des banques centrales via des achats de titres publics ou privés. On parle alors d’assouplissement quantitatif (« Quantitative easing »).

[4] « Notre politique accommodante pourra être maintenue sur une longue période. »

[5] Rosa et Verga (2007) proposent une description de ces expressions.

[6] « Le forward guidance ne constitue pas un pré-engagement absolu quant à la trajectoire du taux d’intérêt. »

[7] « Notre communication de type forward guidance est en accord avec notre cadre opérationnel de politique monétaire puisqu’il n’est fait référence à aucune date ou période de temps précise et qu’elle est entièrement conditionnée aux évolutions des perspectives d’inflation, dans l’économie et dans les agrégats monétaires et de crédits, qui demeurent les piliers de notre stratégie monétaire ».

 




Pas de surprise du côté de la Fed*

par Christine Rifflart

Sans grande surprise, lors de sa réunion des 29 et 30 octobre, le Comité de politique monétaire de la Réserve fédérale des Etats-Unis a décidé de maintenir ses mesures non conventionnelles et de laisser inchangé son taux des fonds fédéraux. Depuis la fin de l’année 2012, la Réserve fédérale procède en effet à des achats massifs de titres (obligations publiques et titres de dette hypothécaire) au rythme de 85 milliards de dollars par mois. L’objectif est de faire pression sur les taux longs et soutenir l’activité, y compris sur le marché immobilier.

Par ailleurs, la Réserve fédérale, engagée dans une stratégie de transparence et de communication qui vise à ancrer les anticipations des investisseurs, n’a fait que confirmer le maintien du taux entre 0 et 0,25 % aussi longtemps que le taux de chômage sera supérieur à 6,5 %, que l’inflation anticipée à l’horizon d’ 1 à 2 ans ne sera pas supérieure d’un demi-point à l’objectif d’inflation de long terme, fixé à 2 %, et que les anticipations d’inflation de long terme resteront stables. Selon nos prévisions d’octobre (voir Etats-Unis : la croissance plafonnée), le taux de chômage, de 7,2 % en septembre pourrait atteindre 6,9 % fin 2014. Enfin, l’inflation, à 1,5 % au troisième trimestre 2013, ne dépasserait pas 1,8 % en 2014. Dans ces conditions, aucune hausse n’est attendue avant le deuxième semestre 2015. La politique restera donc particulièrement accommodante.

Les incertitudes portaient davantage sur le retrait effectif des mesures non conventionnelles qui maintiennent les taux longs à des niveaux artificiellement bas. Annoncé en mai dernier, l’arrêt ou la réduction de ces mesures est attendu par les marchés, ces mesures n’ayant pas vocation à durer. Entre mai et septembre 2013, les investisseurs privés ou publics étrangers avaient anticipé le début du retrait et s’étaient défaussés d’une partie de leurs titres. Cet afflux de titres avait fait chuter les prix et entraîné une hausse d’un point des taux longs publics en quelques semaines. Mais la fragilité de la croissance, l’insuffisance des créations d’emploi et surtout l’exercice de communication dans lequel se sont lancées les Banques centrales pour rassurer les marchés financiers ont éloigné au fil des mois, la date d’application de ce retrait des achats. Les taux longs ont à nouveau baissé, et encore plus ces dernières semaines après la crise budgétaire d’octobre.

Si, rétrospectivement, il apparaît que l’anticipation d’un retrait des mesures non conventionnelles était prématurée, il n’en demeure pas moins que la question du timing se pose. Dans son communiqué, le Comité précise que la décision dépendra des perspectives économiques tout autant que de l’évaluation coût / bénéfice du programme. Or, le paysage économique ne devrait pas s’améliorer dans les prochains mois. Si le Congrès parvient à un accord budgétaire avant le 13 décembre, celui-ci se fera assurément sur la base de coupes dans les dépenses publiques. Ce nouveau choc budgétaire viendra freiner encore la croissance et pénaliser davantage le marché du travail. L’émission de nouveaux titres de dette, contrainte en 2013 par le plafond légal de la dette, progresserait alors très lentement en 2014 du fait des ajustements budgétaires. Face à cette modération de l’offre de titres, la Réserve fédérale pourrait réduire ses achats au profit des autres investisseurs. L’équilibre sur le marché des titres pourrait alors être maintenu sans baisse brutale du prix des actifs.

Cette normalisation des instruments de politique monétaire ne devrait pas tarder. Mais elle n’est pas sans risque car une brusque hausse des taux longs n’est pas exclue. Les marchés sont volatiles et l’épisode des mois de mai et juin l’a rappelé. Mais une grande partie du mouvement est déjà intégré par les marchés. La Réserve fédérale devra donc amplifier sa stratégie de communication (en annonçant à l’avance par exemple la date et l’ampleur du retrait) si elle veut réussir le difficile exercice d’équilibriste de maintien d’une politique monétaire très accommodante tout en levant progressivement ses mesures exceptionnelles de bas taux d’intérêt. On fait l’hypothèse que l’exercice sera réussi. Les taux longs publics de 2,7 % au troisième trimestre 2013, ne devraient pas dépasser 3,5 % à la fin de 2014.

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*Ce texte s’appuie sur l’étude « Politique monétaire : est ce le début de la fin ? » à paraitre prochainement dans les perspectives 2013-2014 de l’OFCE pour l’économie mondiale.