Pourquoi est-il si difficile de réformer l’impôt en France ?

par Guillaume Allègre

Jusqu’ici, les réformes de la fiscalité des ménages ont consisté à rajouter un impôt (CSG, 1991), à en supprimer un (taxe d’habitation, 2018-2022) ou à déformer un impôt en particulier (voir les nombreuses modifications de la décote au titre de l’impôt sur le revenu) plutôt qu’à une remise à plat générale. Ceci nuit à la cohérence du système fiscal, à son efficacité, à sa transparence ainsi qu’à sa compréhension par les contribuables (et même souvent par les « experts »). L’exemple de la décote est parlant : elle est calculée après l’application du barème et consiste à réduire l’impôt des contribuables les moins aisés de façon inutilement complexe[1]. L’objectif est d’exonérer certains contribuables tout en réduisant le coût pour les finances publiques. Pour se faire, la décote crée des taux marginaux implicites plus élevés que les taux affichés à l’entrée de l’impôt de façon incompréhensible pour un contribuable lambda[2]. Une fois mise en place, il est politiquement difficile de la réformer. Les citoyens ne comprenant pas les tenants et aboutissants, ils peuvent croire qu’il y a un loup : simplifier c’est compliqué.

« 56% des foyers français ne payent pas l’impôt sur le revenu »[3]. Cette affirmation, vraie pour l’impôt sur le revenu stricto sensu, est répétée à longueur de tribunes et d’émissions télévisées. L’impôt universel, payé par tous les Français dès le premier euro de revenu, fait partie des revendications des gilets jaunes. Or, cet impôt existe déjà : la CSG impose les revenus du travail et du capital à 9,2% dès le premier euro (les petites pensions en sont exonérées). La CSG rapporte plus que l’impôt sur le revenu : elle a rapporté près de 100 milliards d’euros en 2017 alors que l’impôt sur le revenu (IR) a rapporté 77 milliards d’euros[4]. Cette superposition de deux impôts sur le revenu est une exception en comparaison internationale. Une solution, plus simple et transparente serait de fusionner IR et CSG, d’autant plus que les deux impôts sont maintenant prélevés à la source. Cette fusion est un serpent de mer. Elle faisait partie, avec le prélèvement à la source, des propositions du candidat Hollande lors de la campagne présidentielle de 2012. Un rapport d’information de l’Assemblée nationale prônait ce rapprochement dès 2007 (voir également Allègre et al., 2007 : « Vers la fusion de l’impôt sur le revenu et de la CSG »). Le rapport concluait que « fusionner IR et CSG permettrait à la fois d’éviter une trop grande concentration apparente de l’impôt sur un nombre réduit de contribuables et de prendre en compte les facultés contributives de tous les contribuables, y compris ceux qui ne sont imposés aujourd’hui principalement qu’à la CSG ». Elle aurait permis de remettre à plat les niches fiscales qui mitent l’IR : à l’époque, on en dénombrait 189 (contre 60 pour la CSG). La fusion permettrait ainsi de s’inspirer du meilleur des deux prélèvements : le rendement pour la CSG et la progressivité pour l’IR.

Alors pourquoi la réforme n’a jamais eu lieu ? Comme toute réforme de la fiscalité à rendement constant, elle ferait de nombreux perdants (et gagnants), notamment dans le bas de la distribution des revenus. Ceci s’explique entre autre par le fait que la CSG, prélevée directement sur les revenus du travail, est individualisée alors que l’IR tient compte de la composition des foyers fiscaux ainsi que de l’intégralité de leur revenu. L’IR est ainsi familialisé – par le quotient familial – et conjugalisé (il tient compte des revenus des deux conjoints). Alors que l’avantage du quotient familial est plafonné, celui du quotient conjugal ne l’est pas (voir Allègre, Périvier et Pucci, 2019 : « Imposition des couples en France et statut marital : simulation de trois réformes du quotient conjugal ». L’avantage maximal du quotient conjugal est de 32 000 euros par an pour les très hauts revenus, alors que le quotient familial est plafonné à 1 500 euros. L’individualisation de l’impôt impliquerait un gain en recettes fiscales de 7,2 milliards d’euros qui pourrait être redistribué sous forme de réduction d’impôt pour tous les ménages afin que le rendement global de l’impôt ne soit pas affecté. Une telle réforme n’a pas été menée jusqu’ici car les les réformes impliquant des transferts massifs entre différentes catégories de ménages n’étaient pas appréciées : le gain politique est perçu comme faible car les perdants protestent alors que les gagnants se taisent[5]. Ceci explique également l’absence de réforme de la taxe d’habitation et de la taxe foncière : calculés sur des valeurs locatives cadastrales qui n’ont jamais été actualisées, ces deux impôts sont particulièrement inéquitables[6]. Une grande réforme fiscale aurait pu fusionner taxe foncière, IFI et droits de mutation à titre onéreux (« frais de notaires ») en un impôt s’appuyant sur la valeur de marché de l’habitation nette de l’endettement. Mais au lieu de remettre à plat la fiscalité, le gouvernement Philippe a décidé de supprimer intégralement la taxe d’habitation sans toucher, jusqu’ici, à la taxe foncière. La suppression intégrale de la taxe d’habitation bénéficiera principalement aux ménages les plus riches (voir Madec, 2018 : « Exonération de taxe d’habitation pour tous » : quand justice fiscale rime avec inégalités… » alors que l’exonération pour 80% des ménages seulement était la principale proposition du candidat Macron en direction de la classe moyenne. Résultat, l’ensemble des réformes socio-fiscales du gouvernement Philippe sont dégressives avant même la prise en compte de l’exonération totale de la taxe d’habitation (voir Madec et al., 2018 : « Budget 2019 : du pouvoir d’achat mais du déficit » , graphique 4 ).

Une remise à plat de l’ensemble de la fiscalité, locale et nationale, est nécessaire. La baisse de la fiscalité, entamée en 2018 et poursuivie en 2019, aurait pu être l’occasion d’une grande réforme fiscale qui aurait limité le nombre de perdants, notamment dans le bas de l’échelle des revenus. L’opportunité d’une réforme globale a été gâchée. Une réforme future pourrait revenir sur les avantages fiscaux accordés aux plus aisés afin de limiter l’impact sur les plus pauvres. Comme toute réforme visant une plus grande équité socio-fiscale, cela ne se fera pas sans mécontenter une partie de la population mais c’est le rôle des politiques d’arbitrer entre les revendications des différents groupes sociaux.

 

[1] Le montant de la décote est égal à la différence entre le plafond applicable en fonction de la situation familiale du contribuable (1 196 € pour les contribuables célibataires, divorcés ou veufs et 1 970 € pour les contribuables soumis à imposition commune) et les trois-quarts du montant de l’impôt brut résultant du barème.

[2] Le taux marginal implicite passe ainsi passe de 0 % à 28 %, avant de descendre à 14 %, pour remonter à 30 %, 40 puis 45 % (voir Pacifico et Trannoy, 2015 : « Abandonner la décote, cette congère fiscale »)

[3] Ce chiffre correspond aux foyers fiscaux. Il peut toutefois y avoir plusieurs foyers fiscaux dans un même ménage, certains payant l’impôt sur le revenu et d’autres ne le payant pas (concubin ou enfant par exemple). Le nombre de ménages imposables est donc plus élevé.

[4] Avec la mise en place du prélèvement forfaitaire unique sur les revenus du capital et la bascule des cotisations sur la CSG, l’écart va augmenter.

[5] Notons néanmoins que la bascule cotisations/CSG fait beaucoup de gagnants et perdants (entre salariés du privé qui gagnent à la réforme et retraités fonctionnaires qui y perdent). Ce gouvernement, contrairement aux autres, ne semble donc pas avoir peur des gros transferts.

[6] La valeur locative cadastrale est calculée à partir des conditions du marché locatif au 1er janvier 1970. Si l’inflation a été prise en compte, les évolutions structurelles du marché immobilier depuis 50 ans n’ont pas modifié le calcul de la taxe.




Individualisation du patrimoine au sein des couples : quels enjeux pour la fiscalité ?

par Nicolas Frémeaux et Marion Leturcq

De 1998 à 2010, la manière dont le patrimoine est détenu au sein des couples a profondément changé. La généralisation de la cohabitation hors mariage, l’essor du pacs et le recours plus fréquent au régime de la séparation de biens pour les couples mariés ont conduit à une individualisation du patrimoine. Cette individualisation a eu pour conséquence une augmentation des inégalités de patrimoine entre conjoints. Cette transformation du mode de détention du patrimoine n’a toutefois pas été prise en compte dans la fiscalité du patrimoine en France, celle-ci tendant à faire l’hypothèse d’une mise en commun des ressources au sein du couple. De ce point de vue, la fiscalité actuelle fait preuve d’incohérences dans le traitement fiscal des couples. L’objectif de notre article paru dans la Revue de l’OFCE (n°161-2019 accessible ici) est de proposer un questionnement sur les principes de justice qui sous-tendent l’imposition du patrimoine des couples, que ce soit à travers les revenus, la détention ou la transmission des patrimoines.




Pour une réforme de l’imposition des couples

par Guillaume Allègre, Hélène Périvier et Muriel Pucci, CES, Université Paris 1

Le passage à l’imposition à la source en janvier 2019 a modifié le mode de prélèvement de l’impôt sur le revenu (IR) en appliquant un paiement de l’impôt directement sur la fiche de paie individuelle. Mais, les couples mariés ou pacsés déclarent toujours leurs revenus conjointement et se voient attribuer deux parts fiscales (système de quotient conjugal, qui applique au barème de l’IR le revenu moyen du couple), alors que les couples vivant en union libre déclarent leurs revenus séparément avec une part fiscale chacun. Ainsi, le mode de prélèvement de l’IR a été individualisé alors que son calcul reste fondé sur les revenus du couple pour ceux qui sont mariés ou pacsés. Ce mode de prélèvement applique par défaut le taux moyen du couple aux deux salaires. Lorsque les revenus des deux époux ou pacsés sont très différents, cela ampute alors fortement le salaire net d’IR de celui, ou le plus souvent de celle, ayant le revenu le plus faible et réduit fortement l’IR de son conjoint mieux rémunéré. Les couples mariés ou pacsés peuvent réduire le taux d’imposition appliqué au revenu le plus faible en optant pour les taux d’imposition individualisés. Dans ce cas, celui qui a le revenu le plus faible se voit appliquer le taux d’imposition calculé sur ses seuls revenus et son conjoint bénéficie seul de l’avantage de l’imposition commune, le montant global d’impôt dû par le couple restant inchangé. Ce mode d’imposition commune est le plus souvent plus avantageux que l’imposition séparée lorsque les revenus des conjoints sont inégaux. Le prélèvement à la source aura peut-être la vertu de mettre au jour une partie des effets de l’imposition commune et du quotient conjugal.

Le quotient conjugal en vigueur depuis 1945 implique une redistribution importante de la charge fiscale en faveur des couples mariés/pacsés lorsque les revenus des conjoints sont inégaux. L’avantage fiscal qui en découle est d’autant plus important que les revenus du couple sont élevés. Or, contrairement au quotient familial (parts attribuées pour les personnes à charge), dont l’avantage ne peut dépasser 1 527 euros par an et par demi part, la réduction d’impôt associée au quotient conjugal n’est pas plafonnée et peut atteindre plus de 32 000 euros par an dans des cas extrêmes.

Alors que la justice fiscale est au cœur des débats actuels, cette redistribution des célibataires et des couples concubins vers les couples mariés ou pacsés mérite d’être évaluée et discutée. Revenir sur le quotient conjugal ou réduire l’avantage qui lui est associé peut prendre plusieurs formes selon les principes retenus et la façon dont ils sont appliqués. Le premier principe est celui du choix de l’unité fiscale de référence : le couple ou l’individu. Puis dans le cas où l’unité fiscale reste le couple, la question du statut marital se pose : souhaite-on imposer les couples mariés/pacsés et ceux vivant en union libre différemment ? Autrement dit accorde-t-on une reconnaissance fiscale aux couples vivant en union libre ou considère-t-on qu’il s’agit de deux personnes célibataires (donc deux foyers fiscaux distincts) ? Le nombre de parts attribuées aux couples peut être modifié conformément aux échelles d’équivalence utilisées pour le calcul des niveaux de vie (soit 1 part pour une personne seule, 1.5 pour un couple au lieu des 2 parts du quotient conjugal). Enfin, l’avantage associé au quotient conjugal peut être plafonné à l’instar de celui associé au quotient familial.

Pour enrichir le débat autour d’une réforme de l’imposition des couples, nous avons estimé la masse financière associée à l’avantage du quotient conjugal et simulé trois réformes possibles. Ces scénarios de réforme corrigent une ou plusieurs critiques faites au quotient conjugal. Dans chaque cas, les parts accordées aux enfants (quotient familial) restent inchangées. Les trois scénarios sont :

  1. L’individualisation de l’IR : l’unité fiscale devient l’individu et non plus couple marié/pacsé et à l’instar des couples concubins, les couples mariés/pacsés peuvent répartir les parts fiscales associées aux personnes dépendantes entre leurs deux foyers fiscaux respectifs de façon à limiter le montant d’impôt global dont le couple doit s’acquitter ;
  2. L’attribution de 1,5 part aux couples mariés/pacsés au lieu des 2 parts dans la législation actuelle, avec la possibilité pour ces couples d’opter pour une déclaration séparée si celle-ci est plus avantageuse ;
  3. Le plafonnement de l’avantage fiscal associé au quotient conjugal au même niveau que celui associé au quotient familial (soit 1 527 euros par demi-part, ou 3 054 euros pour la part entière du conjoint)

Nous avons mobilisé le modèle de microsimulation Ines, mis à disposition par l’Insee, la Drees et la Cnaf. Le modèle reproduit la législation socio-fiscale de 2016 et s’appuie sur l’enquête ERFS 2014 actualisée pour être représentative de l’année 2016.

Si on appliquait le principe de l’imposition séparée aux couples mariés ou pacsés en partageant égalitairement les demi-parts pour les personnes à charge, le gain en recettes fiscales qui en découlerait est estimé à environ 10 milliards d’euros. Mais cela ne tient pas compte de l’optimisation des parts fiscales associées aux personnes à charge à laquelle les couples mariés et pacsés auraient recours comme les concubins peuvent le faire actuellement. L’individualisation avec optimisation des parts impliquerait donc un surcroît de recettes fiscales plus faible, de 7 milliards environ. La réduction du nombre de parts à 1,5 pour les couples mariés/pacsés avec option d’individualisation conduirait à un gain fiscal de 4,8 milliards d’euros et le plafonnement du quotient conjugal augmenterait les recettes fiscales d’environ 3 milliards.

Pour chaque réforme, nous estimons le nombre de perdants et de gagnants par décile de niveau de vie, ainsi que la perte ou le gain moyen et médian. Pour les trois réformes, la proportion de couples perdants est plus importante dans le dernier décile de niveau de vie avec une perte moyenne plus élevée (voir les graphiques ci-dessous).

L’accroissement des recettes fiscales pourrait être utilisé de plusieurs manières :

  1. Afin de ne pas augmenter les prélèvements obligatoires sur les ménages, les reformes peuvent être réalisées à rendement d’impôt constant. Pour cela, les gains en recettes fiscales seraient redistribués :
    • soit à l’ensemble des contribuables (baisse des taux marginaux, relèvement des seuils des différentes tranches…) ;
    • soit aux couples uniquement (via différent mécanismes en calibrant les paramètres de prise en charge du conjoint, comme par exemple un abattement pour conjoint, ou un crédit d’impôt …) ;
    • soit aux couples mariés/pacsés uniquement.
  2. Les gains fiscaux issus de ces réformes pourraient être utilisés pour financer des politiques publiques liés à la famille et à l’égalité femmes-hommes (garde d’enfant, congés parentaux etc.).

Un mixte de ces deux options est également possible.

graph 1

graph 2

graph 3

Vous pouvez accéder à l’intégralité de l’article en cliquant ici :

Allègre G., H. Périvier et M. Pucci, 2019, « Imposition des couples en France et statut marital : simulation de trois réformes du quotient conjugal », Sciences Po, OFCE Working Paper n°05-2019.

 




CICE : des effets faibles sur l’activité économique, modérés sur l’emploi

par Nicolas Yol et Bruno Ducoudré

Six années après sa mise en place par le gouvernement de Jean-Marc Ayrault, le Crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE) sera transformé en baisses de cotisations sociales patronales dès janvier 2019. Les travaux d’évaluation de ce dispositif fiscal d’ampleur (1 point de PIB reversé aux entreprises sous forme d’un crédit d’impôt assis sur la masse salariale) se poursuivent néanmoins. Les premiers travaux d’évaluation se sont concentrés sur les effets microéconomiques du CICE. Ces travaux ne permettent toutefois pas de saisir l’ensemble des mécanismes en jeu et des effets induits par la mise en œuvre du CICE. Ils ne prennent pas en compte au moins trois mécanismes importants : les effets de bouclage macroéconomique du CICE ; les effets dus à la mise en place de mesures pour le financer (hausses de taxes et économies de dépenses publiques) ; les effets du CICE reçus par une entreprise sur les autres entreprises via les modifications de prix des consommations intermédiaires. À la demande de France Stratégie, l’OFCE a donc réalisé une évaluation des impacts macroéconomiques du CICE sur la période 2013-2015, en intégrant les résultats des évaluations sur données microéconomiques, et sera amené à poursuivre ses travaux sur cette question au cours des prochains trimestres. Nous présentons ici les principales hypothèses et résultats de ce premier rapport.

Une mesure s’apparentant à une baisse du coût du travail

Le CICE est un avantage fiscal consistant à accorder aux entreprises un crédit d’impôt, ce dernier étant calculé sur la part de la masse salariale n’excédant pas 2,5 SMIC. Autrement dit, toute entreprise employant au moins un salarié rémunéré en-dessous de 2,5 SMIC est éligible au dispositif. Pour un taux de CICE de 6 %, une entreprise bénéficiera d’un crédit d’impôt représentant 6 % de sa masse salariale éligible[1]. Ce dispositif implique que la quasi-totalité des entreprises peut bénéficier du CICE, à des degrés divers selon la structure de leur masse salariale. Ainsi, les entreprises évoluant dans des secteurs d’activité particuliers (par exemple à très haute valeur ajoutée) sont peu exposées au CICE dans la mesure où leurs salariés sont pour la plupart rémunérés au-dessus du seuil de 2,5 SMIC, alors que d’autres bénéficieront très largement du dispositif.

Dans sa forme actuelle, le CICE est un dispositif de baisse du coût du travail assez singulier pour deux raisons. Premièrement, il s’agit d’un avantage fiscal induisant une baisse indirecte du coût du travail, qui se matérialise par une baisse de l’impôt sur les bénéfices versé par les entreprises (IS). Par conséquent, il diffère des dispositifs habituellement utilisés pour réduire le coût du travail de façon plus explicite, tels les allègements de cotisations (ex : allègements généraux dits « allègements Fillon »). Deuxièmement, la créance correspondant à la masse salariale éligible de l’année t est imputée sur l’IS à partir de l’année t+1 pour les entreprises bénéficiaires, d’où un décalage de trésorerie rendant peu visible l’impact sur le coût du travail[2]. Pour ces raisons, toutes les entreprises n’ont pas immédiatement modifié leur comportement en termes de recrutement et de politique de prix.

De quels effets parlons-nous ?

La baisse du coût du travail résultant du CICE peut avoir plusieurs effets sur les entreprises. Ces dernières peuvent ainsi répercuter le CICE sur leurs prix afin de réaliser des gains de parts de marché à l’étranger, se traduisant également par un recul des importations sur le marché français. Concernant le marché du travail, le CICE peut être utilisé comme une opportunité de favoriser le facteur travail par rapport au facteur capital, dans la mesure où le prix relatif du premier devient moins élevé. Une hausse de l’emploi stimule le revenu des ménages, leur consommation et la demande adressée aux entreprises (effet de bouclage macroéconomique). Un phénomène de redistribution sous forme d’augmentations de salaires est également envisageable, notamment dans les secteurs où les salariés sont en mesure de capter une partie des montants versés aux entreprises. Dans les cas où le CICE n’est pas répercuté sur les prix, les salaires ou les embauches, il peut alors contribuer à augmenter les marges, les investissements ou les dividendes[3].

Une limite importante du CICE a trait aux mesures fiscales et budgétaires qui ont accompagné sa mise en place. En effet, des hausses d’impôts indirects (TVA, fiscalité écologique) ainsi que des économies de dépenses publiques ont été réalisées pour couvrir le coût du dispositif. Ces efforts budgétaires s’élevant à près de 20 milliards d’euros exercent des contraintes fortes sur la demande des ménages et des administrations publiques. L’impact récessif sur la demande adressée aux entreprises est susceptible de limiter fortement l’efficacité du CICE sur les embauches, d’autant plus que les effets d’offre peuvent être longs à se matérialiser. Ainsi, les entreprises ne répercutent pas nécessairement instantanément le crédit d’impôt sur leurs prix ou leur demande de travail, alors que l’effet récessif de la fiscalité est immédiat[4]. En considérant à la fois les effets stimulants du CICE (principalement sur l’offre) et les effets récessifs (principalement sur la demande), il est difficile d’estimer a priori les impacts de cette mesure sur l’économie dans son ensemble. Notre étude consiste précisément à quantifier les effets macroéconomiques du CICE en tenant compte des contraintes exercées par son financement.

Des effets modérés sur l’emploi, faibles sur le PIB

Dans le cadre de notre étude, nous avons simulé les impacts macroéconomiques du CICE à partir du modèle e-mod.fr de l’OFCE. Afin d’assurer une calibration du modèle[5] aussi précise que possible, nous avons utilisé les résultats obtenus à partir de données d’entreprises par une équipe de chercheurs du TEPP[6]. L’utilisation de ces résultats microéconomiques permet également de prendre en compte la réaction des entreprises vis-à-vis du CICE dans notre modèle, puisque nous considérons le dispositif comme une baisse du coût du travail.

L’équipe du TEPP trouve deux résultats microéconomiques significatifs concernant les créations d’emplois associées au CICE, un résultat « bas » et un résultat « haut », mais qui ne tiennent pas compte des efforts budgétaires et des effets de bouclage macroéconomique. Nous simulons donc deux évaluations, auxquelles nous intégrons également un résultat positif sur les salaires mis en avant par la même équipe du TEPP.

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Le graphique 1 montre que les effets du CICE sont contrastés selon le scénario considéré. Lorsque l’évaluation « basse » est simulée, nos résultats chiffrent les créations d’emplois à 110 000 à l’horizon 2015, alors que les résultats de l’évaluation « haute » sont trois fois supérieurs. Toutefois, l’évaluation « haute » semble surestimer les effets du CICE dans la mesure où une baisse du taux de marge des entreprises est observée dans les simulations. Or, le CICE est un dispositif devant permettre aux entreprises de reconstituer leurs marges à court terme, un phénomène plus compatible avec les résultats de notre évaluation « basse ». Dans son rapport 2018, le Comité de suivi de France Stratégie semble par ailleurs privilégier le scénario microéconomique « bas » de l’équipe TEPP, sans pour autant exclure des effets du CICE plus importants sur l’emploi.

Le graphique 2 apporte des informations complémentaires et montre que les effets relatifs au financement du CICE (fiscalité, économies de dépenses publiques) sont importants et contribuent à limiter l’efficacité du dispositif. Les effets du financement étant constants dans les deux évaluations, l’impact du CICE sur le comportement des entreprises en termes de demande de travail est déterminant pour obtenir un effet « net » important sur l’emploi. Autrement dit, les effets d’offre doivent être rapides pour compenser l’impact négatif du financement sur la demande intérieure. Il faut ajouter que les simulations ne prennent en compte qu’un tiers des économies de dépenses publiques, en raison de la disponibilité limitée des données fournies par le TEPP (2013-2015). Par conséquent, le coût du CICE n’est pas totalement couvert dans nos simulations, d’où une impulsion budgétaire positive. Si nous avions pu prolonger nos simulations, les effets négatifs du financement auraient probablement été plus importants.

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Le graphique 3 montre clairement que le mode de financement du CICE détermine grandement la capacité stimulante du dispositif sur l’économie. En considérant que le coût du CICE n’est pas couvert pas des restrictions budgétaires ou des hausses d’impôts, l’effet sur le PIB est important quel que soit le scénario considéré (entre 0,4 % et 0,5 % de PIB, en écart au compte central). En revanche, l’introduction du financement annihile une part significative des effets, la contribution du CICE au PIB devenant quasi-nulle (entre 0,1 % et 0,2  %). Le niveau d’activité rétroagissant sur l’emploi (Okun, 1962), l’efficacité du CICE ne dépend pas seulement de son impact sur le coût du travail, mais également de facteurs affectant la croissance comme la fiscalité ou la dépense publique. Ces résultats témoignent de la nécessité de prendre en compte l’ensemble des canaux de diffusion du CICE à l’économie (effets microéconomiques, bouclage macroéconomique, financement) afin d’évaluer de manière plus exhaustive son impact sur l’économie.

 

[1] Ce taux de 6 % s’appliquera en réductions de cotisations sociales patronales à partir de 2019. Les précédents taux de CICE s’élevaient à 4 % (2013), 6 % (2014, 2015, 2016), 7 % (2017) puis à nouveau 6 % (2018).

[2] Un pré-financement assuré par Banque publique d’investissement (BPI) est toutefois possible. Pour les entreprises ne réalisant pas de bénéfice, la créance CICE est restituée les années suivantes.

[3] Le CICE ne faisant l’objet d’aucune contrepartie, il est en pratique très difficile de connaître de manière directe et précise son utilisation par les entreprises.

[4] En particulier, la hausse de la TVA est effective depuis le 1er janvier 2014.

[5] Pour davantage de détails sur le modèle utilisé, voir l’étude complète.

[6] Voir le rapport de France Stratégie.




Prélèvement à la source de l’impôt sur le revenu : un bilan actualisé des avantages et inconvénients

par Gilles Le Garrec et Vincent Touzé

Le prélèvement à la source de l’impôt sur le revenu a fait l’objet d’un ultime arbitrage entre le Président de la République et les ministres concernés. Le 4 septembre 2018, le Premier ministre, Edouard Philippe, a confirmé que ce nouveau mode de prélèvement serait bien mis en place le 1er janvier 2019.

Notre note dresse un bilan actualisé des avantages et des inconvénients engendrés par ce nouveau mode de prélèvement. Elle montre que les avantages (une meilleure synchronisation entre impôt et revenu, une perception plus rapide des recettes d’IR pour l’État, une meilleure observation des revenus en temps réel) semblent peu nombreux au regard des inconvénients engendrés : tâches administratives supplémentaires pour les agents publics et privés ; risque d’erreurs pouvant être sources de contentieux ; année blanche due à la non fiscalisation des revenus 2018 qui conduit à rendre la réforme socialement inégalitaire, source d’optimisation fiscale et irréversible ; hausse fiscale liée à la suppression du délai d’un an pour payer l’IR ; impact psychologique potentiel de l’effet fiche de paie avec un salaire versé réduit ; divulgation d’information fiscale à l’employeur ; non mensualisation des remboursements de crédits d’impôt ; nouvelles formes de complexité qui peuvent réduire le consentement des contribuables français à payer l’impôt.

La minimisation de ces inconvénients sera la condition du succès de l’introduction de  la réforme.




Le montant des recettes publiques en 2018 réserve-t-il une surprise ?

par Raul Sampognaro

En 2017 le déficit public français s’est amélioré de 0,8 point de PIB pour atteindre 2,6 % du PIB et passer sous la barre des 3 %. La baisse du déficit s’explique en grande partie par la hausse de 0,7 point de PIB du taux de prélèvements obligatoires (PO). Cette hausse s’est opérée alors même que les mesures discrétionnaires augmentaient les PO à peine de 0,1 point de PIB[1]. Ainsi, ces prélèvements ont connu un dynamisme bien supérieur à celui du PIB. Ce différentiel explique 0,6 point de PIB de la hausse totale du taux de PO. La question se pose de savoir si ce dynamisme des assiettes fiscales peut se maintenir en 2018.

La sensibilité des recettes fiscales à la croissance dépend des conditions cycliques

À court terme, les élasticités des recettes fiscales au PIB peuvent fluctuer et s’éloigner de leur niveau de long terme[2]. Trois raisons peuvent modifier le lien entre niveau d’activité et recettes publiques :

– La composition de la croissance : toutes les composantes du PIB ne sont pas soumises à la même taxation. Ainsi, une croissance portée par la consommation des ménages aura plus d’impact sur les recettes publiques que si elle l’est par les exportations ;

– Le cycle du prix des actifs : certaines recettes sont liées aux prix des actifs (immobiliers ou financiers) qui ne sont pas toujours corrélés au cycle du PIB. Ceci est notamment vrai pour la fiscalité locale ou les impôts assis sur la valeur du patrimoine ;

– Un effet dynamique sur l’assiette fiscale : certains impôts sont encaissés sur la base d’une assiette correspondant à l’année antérieure. Ainsi, les recettes d’IS de l’année t sont dépendantes des profits déclarés pour l’année t-1. De même, l’IRPP dépend (avant l’instauration du prélèvement à la source) du revenu de l’année précédente. Le décalage entre la dynamique du PIB et de celle des profits ou du RDB peut casser le lien entre PIB et recettes.

Ces facteurs ont joué en 2017 et, en particulier, l’emploi est reparti à la hausse. Dans ce contexte, ce sont surtout les impôts assis sur les revenus et le patrimoine (+5,2 %) et les impôts sur les produits et la production (+4,6 %) qui ont crû plus fortement que le PIB nominal (+2,8 %).

Une estimation de la sensibilité des recettes à la croissance en fonction du cycle pour la France

Évaluer le lien entre l’évolution des recettes et celle du PIB requiert de tenir compte des changements législatifs introduits. Il est possible d’appréhender l’impact des nouvelles mesures à partir des évaluations réalisées dans chaque projet de loi de finances. Nous suivons la méthodologie de Lafféter et Pak (2015)[3] pour obtenir une série des recettes corrigées des changements législatifs sur la période 1998-2017 (notée ). Le lien existant entre l’évolution spontanée des PO et le cycle de l’activité économique est évalué sur la base du modèle suivant, qui sera estimé économétriquement :

EQN_post26-06Où représente le PIB nominal à la date et des variables cycliques qui peuvent modifier à court terme l’élasticité des recettes fiscales au PIB nominal.

La spécification (1), présentée dans le tableau 1, relie simplement les recettes fiscales au PIB nominal à législation constante, sans se soucier du contexte cyclique. Dans ce modèle de référence, l’élasticité estimée est bien unitaire, ce qui traduit bien l’idée que les recettes fiscales, corrigées des mesures fiscales, croient spontanément comme le PIB.

Tab_post26-06

L’ajout de variables cycliques modifie le diagnostic. En particulier, la spécification (3) couple la croissance du PIB nominal avec le niveau de l’output-gap. En bas de cycle, l’élasticité des recettes serait sensiblement supérieure à l’unité et serait de 1,21.

Les recettes peuvent rester dynamiques en 2018

En 2018, l’output gap resterait ouvert et la reprise devrait se poursuivre en France selon notre dernière prévision. Dans ce contexte, un aléa haussier sur les recettes ne peut pas être exclu. Dans notre scénario de base – prudent – où l’élasticité des PO serait unitaire, le déficit nominal s’établirait à 2,4 %. En revanche, si l’élasticité s’établit à 1,21, un surplus de recettes fiscales de 6 milliards peut être attendu (0,3 point) et le déficit serait de 2,1 % du PIB.

Une telle surprise donnerait de l’air au gouvernement et sécuriserait sa trajectoire de finances publiques. Or, la France affiche une stabilisation de son solde structurel pour 2018. Ceci constitue une déviation de plus de 0,5 point de PIB vis-à-vis de la convergence vers son Objectif de Moyen Terme (OMT) dans le cadre du volet préventif du Pacte de stabilité[4], ce qui pourrait aboutir au renforcement des procédures budgétaires européennes. Or, avec une surprise positive sur les recettes – que l’on peut évaluer à 0,3 point de PIB d’après l’estimation du tableau 1 – l’écart vis-à-vis des obligations en termes de convergence vers l’OMT serait plus faible et dans la marge des déviations annuelles autorisées par le Pacte de stabilité et de croissance (0,25 point de PIB). Ceci, permettrait à la France de préserver sa stratégie de finances publiques et cela sans même jouer la carte des flexibilités existantes dans la gouvernance européenne, comme celles de la clause de réformes structurelles et la clause d’investissement public.

 

[1] Ce chiffre inclut la contribution exceptionnelle sur les bénéfices des grandes entreprises – 0,2 point de PIB – destinée à financer la moitié du remboursement de la taxe sur les dividendes annulés par le Conseil constitutionnel. Cette contribution exceptionnelle constitue un one-off qui ne sera pas reconduit en 2018. Ainsi, les mesures discrétionnaires structurelles peuvent même être évaluées comme une baisse de la fiscalité de 0,1 point de PIB.

[2] Dans un premier temps on peut considérer cette élasticité de long terme comme étant unitaire. La DG Trésor l’évalue à 1,04.

[3] Lafféter Q. et M. Pak, 2015, « Élasticités des recettes fiscales au cycle économique : étude de trois impôts sur la période 1979-2013 en France », Document de travail, INSEE, G. 2015/08.

[4] Le 23 mai 2018 la Commission européenne a publié sa recommandation au Conseil pour acter la fin de la procédure de déficit excessif ouverte à l’encontre de la France en 2009. Cette recommandation sera validée par le Conseil avant la fin du mois de juin 2018.




Livret A : un placement sans intérêt ?

par Céline Antonin

Alors que les Caisses d’épargne célèbrent en 2018 le bicentenaire de leur création, le gouvernement a décidé de modifier la méthode de calcul du taux de rémunération du livret A. Cette mesure concerne un grand nombre d’épargnants : en effet, malgré un taux de détention en baisse[1] en 2016, essentiellement lié à l’application de la loi Eckert[2], le livret A reste populaire et son encours atteint le record historique de 249 milliards d’euros en février 2018. Ce n’est certes pas la première modification de cet ordre : ne serait-ce qu’au début des années 2000, le mode de calcul du taux de rémunération a été modifié à trois reprises[3]. Le projet de réforme présenté le 19 avril 2018 est clairement défavorable aux détenteurs du livret A. Il traduit notamment la volonté de détourner les ménages de l’épargne défiscalisée et de les inciter à investir dans des placements de long-terme dédiés à l’investissement productif ; en cela, il est cohérent avec la réforme de la fiscalité du capital et l’instauration d’une flat tax à 30 %.

Quel changement par rapport au mode de calcul antérieur ?

Selon l’arrêté de novembre 2016, le taux de rémunération du livret A est égal au chiffre le plus élevé entre :

  1. a) la moyenne arithmétique entre la moyenne semestrielle de l’EONIA[4] (Euro Overnight Index Average) et l’inflation en France mesurée par la moyenne semestrielle de la variation sur les douze derniers mois connus de l’indice des prix à la consommation hors tabac de l’ensemble des ménages ;
  2. b) l’inflation mentionnée au a), majorée d’un quart de point sauf si l’écart entre le taux monétaire et l’inflation mentionnés au a) est supérieur à un quart de point.

À partir de 2020, la réforme proposée par le gouvernement est la suivante : le taux du livret A sera égal à la moyenne semestrielle du taux d’inflation hors tabac et des taux interbancaires à court terme (EONIA), arrondie à 0,1 point le plus proche. Par ailleurs, un taux plancher de 0,5 % est instauré. Dans l’intervalle, entre novembre 2017 et le 31 janvier 2020, le taux du livret A sera maintenu à 0,75 %.

Les raisons qui motivent cette décision

Le premier argument mis en exergue pour motiver ce changement de calcul est le creusement problématique de l’écart de taux entre d’une part les taux courts négatifs liés à la politique monétaire expansionniste de la BCE, et d’autre part une inflation restée positive. Le creusement de cet écart rend la rémunération du livret A plus coûteuse pour la Caisse des dépôts et consignations et pour les banques, alors même que les taux à court terme sont négatifs.

Par ailleurs, les encours collectés par les banques sont centralisés par la Caisse des dépôts afin de servir au financement du logement social. Or, la nécessité de maintenir un niveau de rémunération plus élevé pour les épargnants que le taux à court terme renchérit le coût de financement du secteur du logement social. Ainsi, le gouvernement avance que les charges financières du secteur du logement social devraient être réduites de 675 millions d’euros par an grâce à la réforme.

Une autre volonté affichée par le gouvernement est d’inciter les épargnants à délaisser les livrets défiscalisés et à diriger leurs économies vers l’investissement productif. Notons que si la baisse des taux incite les épargnants à se détourner du livret A, cela déplace le problème vers la question du financement du logement social (Levasseur, 2013).

Mauvaise nouvelle pour le détenteur du livret A

Par rapport à la situation actuelle, la réforme de 2020 est défavorable aux détenteurs d’un livret A. Elle entraîne en effet la disparition de la garantie de rémunération supérieure à l’inflation. Comme le montre le tableau, le mode de calcul est plus avantageux sous le régime actuel dans tous les cas, sauf lorsque l’inflation est inférieure aux taux courts minorés d’un quart de point, auquel cas la réforme ne change rien.

Tabe-post3-05Or, depuis 2010, l’inflation est systématiquement supérieure ou égale au niveau des taux courts (graphique 1). Par conséquent, si le mode de calcul avait été celui proposé par cette réforme, les épargnants auraient été désavantagés depuis 2010. Par exemple, en mars 2018, avec une moyenne semestrielle des taux EONIA de -0,35 % et une moyenne semestrielle du taux de variation sur douze mois de l’IPC hors tabac à 1,09 %, le taux moyen de rémunération serait de 0,37 %, soit 0,4 %. L’instauration d’un taux plancher permettrait de porter ce taux à 0,5 %, mais le taux serait néanmoins deux fois plus faible que si l’on applique le mode de calcul actuel (1 % en l’occurrence). Ainsi, sur l’année 2017, le taux de rendement du livret A, hors mouvements de dépôts ou de retrait, est de 0,8 % avec la formule de calcul théorique actuelle ; il aurait été de 0,5 % avec la formule de calcul applicable à partir de 2020. Sur longue période (2010-2017), le taux de rendement aurait été de 7,9 % avec la formule actuelle, contre 5,9 % après réforme.

Le graphique 2 permet de comparer comment le taux de rémunération du livret A aurait évolué historiquement si la réforme de 2020 avait été mise en place dès 2000. Ainsi, on compare le taux théorique que l’on obtiendrait en appliquant le calcul avec la législation actuelle au taux théorique que l’on obtiendrait en appliquant les modalités de la réforme. Sur la période 2000-2009, les taux courts étant plus élevés que l’inflation, la réforme n’aurait pas eu d’impact. En revanche, entre 2010 et 2014, la réforme prévue aurait conduit à un taux de rémunération plus faible. En 2015 et 2016, période d’inflation très faible, l’instauration d’un taux plancher aurait permis d’éviter que le taux du livret A ne tombe en dessous de 0,5 %, et se serait révélé donc plus favorable que le calcul actuel. Par contre, dès que le spectre de la déflation s’éloigne, en 2017, le taux post-réforme redevient désavantageux pour l’épargnant.

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Notons également que jusqu’à présent, la formule théorique de calcul des taux a servi de point de départ à la fixation du taux légal, mais que le législateur s’en est quasi systématiquement écarté, dans un sens toujours plus favorable aux épargnants. Cela a notamment permis de ne jamais avoir un taux inférieur à 0,75 %, point bas historique.

Au total, la réforme prévue pour 2020 est désavantageuse pour l’épargnant :

  • Le fait de geler à 0,75 % le taux du livret A jusqu’en janvier 2020, alors que nous prévoyons une progression de l’IPC de 1,1 % en 2018 et de 1,5 % en 2019, va entraîner un rendement réel négatif pour l’épargnant pendant cette période de transition, car la remontée des taux courts devrait être lente ;
  • Par ailleurs, avec la suppression de la référence aux taux d’inflation comme taux plancher après la réforme de 2020, le rendement réel de l’épargne pourrait rester négatif si les taux courts sont inférieurs au taux d’inflation ;
  • Si le gouvernement souhaite appliquer à la lettre la formule théorique de calcul du taux de livret A, cela devrait également être défavorable aux épargnants, qui bénéficiaient jusqu’à présent d’un coup de pouce lié à un taux toujours plus favorable que la stricte formule de calcul.Seule l’instauration d’un taux plancher permettra d’éviter que le taux de rémunération du livret A ne tombe en dessous de 0,5 %. Cependant, comme le montre le graphique 1, il est très rare que l’inflation soit durablement aussi faible en dehors de périodes exceptionnelles. L’idée est donc de détourner les épargnants du livret A et de rendre d’autres types de placements plus attractifs, aidés en cela par la mise en place de la flat tax à 30 %[5]. Pour l’instant, l’annonce du maintien du taux au niveau historiquement bas de 0,75 % en novembre 2017 n’a pas empêché l’encours du livret A de progresser mensuellement de 5 % en glissement annuel (graphique 3), pour atteindre le record historique de 249 milliards d’euros en février 2018.

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Etant donné la forte concentration de l’épargne défiscalisée, une potentielle substitution dépendra essentiellement du comportement des « gros déposants » dont les dépôts sur le livret A sont proches des plafonds (supérieurs à 19 125 euros) et qui représentent près de la moitié des encours du livret A en 2016. Or, ces « gros déposants » étant les plus sensibles aux variations du taux de l’épargne réglementée (Levasseur, 2013), le réajustement pourrait s’avérer brutal.

 

[1] Le taux de détention d’un livret A par les personnes physiques est passé de 91,7 % en 2015 à 83,4 % en 2016 (Rapport annuel pour 2016 de l’Observatoire de l’épargne réglementée).

[2] La loi Eckert oblige depuis le 1er janvier 2016 les banques à recenser les comptes bancaires inactifs et à les transférer à la Caisse des dépôts et consignations au bout d’un certain délai.

[3] Le texte de référence pour le calcul des taux est le règlement du Comité de la réglementation bancaire n° 86-13 du 14 mai 1986 relatif à la rémunération des fonds reçus par les établissements de crédit.

[4] L’EONIA désigne le taux de référence moyen pondéré des dépôts interbancaires au jour le jour.

[5] Voir Aparisi de Lannoy et Madec, Fiscalité du capital mobilier, quel impact du prélèvement forfaitaire unique?, 2017, Policy brief, OFCE.




Incohérences fiscales

par Henri Sterdyniak

La société française a choisi de mettre en place un niveau important de dépenses publiques et sociales, ce qui implique un haut niveau de prélèvements obligatoires. Ce choix social nécessite d’une part que les dépenses soient gérées avec rigueur, d’autre part que les prélèvements soient le plus équitables possibles.La fiscalité a trois rôles. Le premier est de faire financer les dépenses publiques par chaque citoyen selon ses capacités contributives. Ceci se traduit aussi par la règle : « A revenu égal, impôt égal ». Le degré de liberté des gouvernements en matière fiscale est ainsi en principe limité. Le deuxième est de redistribuer les revenus de façon à ce que les revenus disponibles soient plus équitables que les revenus primaires. Le troisième est d’inciter les agents économiques à avoir des comportements socialement et économiquement souhaitables. Ces objectifs se renforcent parfois (ainsi, la taxation progressive est conforme aux deux premiers rôles de la fiscalité) mais parfois se contredisent (ainsi, subventionner les emplois à domicile n’est pas conforme aux deux premiers objectifs). Aussi, les mesures fiscales incitatives qui entrent en conflit avec le principe de taxation selon les capacités contributives doivent-elles être soigneusement réfléchies.

Malheureusement, la fiscalité française est trop souvent réformée par des mesures incohérentes, qui contribuent à la rendre compliquée et injuste. Ces réformes sont dictées par les préoccupations à court terme des hommes politiques, au pouvoir ou en campagne électorale. Des mesures à fort effet de communication sont souvent privilégiées, comme la baisse de l’IR, censée avoir un impact psychologique positif sur les contribuables. Les gouvernants préfèrent créer de nouvelles prestations plutôt qu’indexer correctement les prestations existantes. Des dispositions inutiles, compliquées, injustes ne sont pas revues pour ne pas faire de vagues. Pourtant, il est légitime qu’une réforme qui vise à mettre fin à des situations injustes, crée des perdants parmi leurs bénéficiaires.

Nous discuterons ici, de point de vue de la logique fiscale, six mesures annoncées par Emmanuel Macron dans sa campagne électorale, mesures que le gouvernement actuel essaie de mettre en œuvre dans le budget et la loi de financement de la Sécurité sociale de 2018[1].

 1- La suppression de l’ISF et la création de l’IFI

Le gouvernement a donc décidé de supprimer l’ISF. Cet impôt était accusé de faire fuir les plus riches et de coûter davantage en pertes de recettes fiscales qu’il ne rapporte. Il ne portait pourtant pas sur les biens professionnels et comporte de larges possibilités d’exemption pour les entrepreneurs et leurs familles. L’ISF considérait que le patrimoine est un indicateur de la capacité à contribuer aux dépenses publiques, en plus du revenu. Déjà, le plafonnement de l’ISF en fonction du revenu était une erreur puisque les contribuables aisés qui réussissaient à échapper à l’IR en dissimulant leur revenu, échappaient aussi à l’ISF. Le gouvernement va donc remplacer l’ISF par un IFI (Impôt sur la fortune immobilière) pour encourager les placements productifs et décourager les placements immobiliers.

Le problème est que ce nouvel impôt n’aura strictement aucune légitimité. Les dépenses des collectivités locales liées au logement sont déjà prises en charge par la taxe foncière. Il y aurait certes des arguments pertinents pour taxer le revenu que représentent les loyers implicites, mais l’IFI n’est pas une taxe sur les loyers implicites puisqu’il frappe aussi les immeubles loués. Il y a aussi de bons arguments pour taxer les biens de luxe, comme l’occupation de résidences d’un prix élevé, les yachts, les voitures luxueuses, etc. Mais, l’IFI ne taxe que les résidences (et pas les autres biens de luxe) et ne fait pas le partage entre résidences occupées et résidences louées. Du point de vue redistributif, il n’y a pas de raison pour frapper particulièrement la richesse immobilière. Faut-il détaxer la richesse mobilière car elle a la possibilité de fuir à l’étranger ? C’est récompenser l’exil fiscal et encourager la concurrence fiscale en renonçant à l’équité.

Par ailleurs, le besoin de logement est aussi respectable qu’un autre ; une entreprise qui construit et gère des logements pour étudiants est aussi utile qu’une entreprise qui organise des soirées de gala ; la production de services de logement est aussi productive que la production de tels ou tels services, services de beauté, d’éducation, de loisir, etc. Comment placer la frontière : comment traiter les titres de SCPI, de OCPI ? C’est de l’immobilier, semble dire le gouvernement. Et les entreprises qui gèrent des établissements d’accueil de personnes âgées ou dépendantes, celles qui gèrent des chaînes d’hôtels ? Que faire enfin des entreprises qui possèdent et louent des bureaux ou des locaux industriels ? La distinction entre actifs immobiliers et mobiliers est parfois arbitraire.

Enfin, il semble que l’IFI portera sur la valeur du patrimoine immobilier moins les dettes immobilières. Imaginons donc quelqu’un qui dispose d’un patrimoine de 3 millions d’euros et veut faire un placement immobilier. Il peut acheter un immeuble pour 3 millions et sera alors assujetti à l’IFI ; mais, il peut aussi acheter cet immeuble avec un crédit de 2,5 millions et utiliser 2,5 millions à faire des placements financiers, par exemple un dépôt dans sa banque (qui servira précisément à financer ce crédit). Dans ce cas, son patrimoine immobilier net ne sera que de 0,5 million et il ne sera pas assujetti.

Bref, l’IFI est un impôt mal pensé, qui ne sert qu’à réduire le coût de la suppression de l’ISF (et son mauvais effet sur l’opinion publique). Il est certain que l’IFI sera déféré par les parlementaires devant le Conseil constitutionnel. Il est probable que celui-ci le refusera.

2- Le Prélèvement Forfaire Unique

Avec les mêmes motivations pour favoriser les placements financiers, le gouvernement veut introduire un Prélèvement Forfaitaire Unique à 30% sur les revenus du capital mobilier. L’objectif qui avait guidé les premières réformes fiscales du quinquennat précédent : « Tous les revenus doivent être taxés de la même manière » est oublié. Le principe de progressivité de l’impôt sur le revenu est lui aussi oublié. Comment le justifier ? La cohérence de la taxation du revenu des ménages est mise en cause. Le chiffre de 30% est arbitraire. A chaque réforme se posera la question : comment s’applique-t-elle aux revenus du capital ? On le voit dès maintenant avec la hausse de la CSG (qui ne frappera donc pas les revenus du capital). Le 30% sera-t-il bien réparti entre 15,5+1,7=17,2% pour la Sécurité Sociale et 12,8% pour l’Etat ? Ce 12,8% est très faible par rapport au 45% de la tranche supérieur de l’IR.

La fiscalité actuelle distingue les intérêts et les dividendes. Les dividendes ayant déjà subi un prélèvement à l’IS (de 33,3% en principe) bénéficient en contrepartie d’un abattement de 40% à l’IR, ce qui n’est pas le cas pour les intérêts. Cet avantage relatif des dividendes va disparaître avec le PFU.

On pourrait à la limite justifier des exonérations du revenu épargné (à condition qu’il soit taxé à la sortie, comme dans les PERP) ; il est difficile de justifier un traitement privilégié des revenus du capital qui ne sont pas a priori réinvestis dans les fonds propres des entreprises. La mesure envisagée ne s’attaque pas aux dépenses fiscales injustifiées actuellement : la non-taxation des PEA, les privilèges de l’assurance-vie…

Le point le plus délicat nous semble le même que celui de l’IFI : comment justifier un traitement différencié des revenus du capital mobilier et des revenus du capital immobilier ? Se pose de plus le traitement du revenu mixte, celui des entrepreneurs individuels, dont la composante implicite « revenu du capital » sera taxé au taux normal de l’impôt sur le revenu, donc obligatoirement à un taux plus élevé que 30%, de sorte que la mesure devrait décourager les entrepreneurs individuels d’investir dans leur entreprise. Là aussi, le Conseil constitutionnel aura son mot à dire.

3- La réduction de la taxe d’habitation

Pour compenser ces deux mesures qui profitent essentiellement aux ménages les plus riches, Le gouvernement a donc décidé de supprimer la taxe d’habitation pour 80% des contribuables, ceux dont le revenu fiscal de référence est en dessous d’un certain seuil. Certes la taxe d’habitation est un impôt injuste qui affecte lourdement les habitants des communes pauvres et dont la base (les valeurs locatives) est périmée. Cependant, cette base périmée demeure pour la taxe foncière ; elle demeure pour les 20% de ménages qui continueront à la payer ; on peut craindre que la mesure de suppression ne fasse que retarder la nécessaire révision des valeurs locatives

Ensuite, il faudra compenser durablement la perte pour les communes ; on ne peut se contenter de leur dire que l’Etat assurera une compensation euros pour euros car ce serait injuste (pourquoi subventionner plus certaines communes que d’autres en 2027 sur la base de leur taxe d’habitation de 2017). De toute évidence, il fallait repenser la fiscalité locale : revaloriser les bases de la taxe d’habitation et de la taxe foncière ; réduire leur importance en finançant par des transferts budgétaires les dépenses imposées aux communes et, par ailleurs, donner aux communes une part de la taxation du revenu. Mais il aurait fallu réfléchir à cette réforme avant de prendre une mesure d’allègement sur laquelle il faudra revenir. Il sera d’autant plus difficile de repenser la fiscalité locale que les perdants seront obligatoirement des ménages figurant dans les 80% bénéficiant de la réforme aujourd’hui, donc que la prochaine réforme semblera anti-redistributive.

Cette mesure a le défaut de prévoir que 80% des habitants ne contribueront plus financièrement, en tant qu’habitant, à leur commune ; c’est gênant du point de vue de la démocratie locale. Enfin, la réforme introduit un seuil brutal, ce qui n’est pas souhaitable en principe et introduit des injustices (une personne dont le revenu dépasse le seuil de 1 euro peut devoir payer 500 euros d’impôt supplémentaire) ou des complications (si on introduit un raccord en biseau). Une fiscalité progressive bien pensée suppose un barème avec des tranches régulières d’imposition et non avec des seuils.

Notons cependant un point satisfaisant. Le seuil d’exonération s’applique au revenu fiscal de référence (et non au revenu imposable), de sorte que les revenus de capital financier (ceux qui ne seront pas soumis à l’IR mais au PFU) seront bien pris en compte. Le barème des seuils tient compte de la situation familiale selon des unités de consommation proches de celles définies par l’OCDE (ou l’INSEE) : les familles avec enfants sont toutefois légèrement perdantes

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4- Financement de l’assurance chômage : une réforme sans légitimité

L’assurance chômage est jusqu’à présent régie selon les principes de l’assurance sociale. Chaque salarié a droit à des prestations (l’ARE, Allocation d’aide au retour à l’emploi) qui dépendent, pour leur montant comme pour leur durée, des cotisations que lui et son entreprise ont versées. Actuellement, les cotisations employeurs représentent 4 % du salaire brut ; les cotisations salariés 2,4%. Les règles sont définies par accord contractuel entre les partenaires sociaux qui gère l’UNEDIC ; l’Etat valide ces règles et garantit la dette de l’Unedic. Le principe des assurances sociales est que le lien entre les cotisations et les droits n’est pas strict, n’est pas défini par des règles actuarielles, mais est social, comportant une certaine composante de solidarité. Ainsi, les cotisations ne dépendent pas du risque individuel de chômage ; ainsi, le taux de remplacement des cadres est plus faible que celui des salariés au SMIC. Les prestations chômage constituent du salaire socialisé et différé. La même problématique s’applique aux 0,75 point de cotisations maladie des salariés qui finance les indemnités maladie et maternité de remplacement.

Comme l’assurance chômage couvre des pertes d’emploi involontaires, elle ne couvre pas les salariés démissionnaires. Toutefois, elle couvre les démissions jugées légitimes (comme suivi du conjoint ou harcèlement au travail) et tout salarié démissionnaire peut demander un réexamen de ses droits après 4 mois. Les partenaires sociaux ont décidé que la rupture conventionnelle ouvre les droits aux prestations chômage. Le gouvernement propose d’ouvrir ce droit aux salariés démissionnaires, ce qui ne pose pas problème, sauf que ce droit ne serait donné qu’une fois tous les 5 ans, au lieu de dépendre du motif de la démission.

L’autre réforme envisagée est d’ouvrir le droit à l’ARE aux non-salariés, mais cela supposerait, en toute équité, qu’ils cotisent pour 4+2,4=6,4% d’une base de leur revenu équivalente au salaire brut, base qui permettrait de calculer leurs droits à l’ARE. De même que le salaire brut représente environ 70% du salaire extra-brut, le revenu assuré des non-salariés pourrait représenter 70 % de leur revenu d’activité (la différence étant leurs cotisations sociales) ; les non-salariés devraient cotiser pour environ 6,4% de leur revenu assuré (soit 4,5% de leur revenu d’activité). Les non-salariés voudront-ils bien payer une telle cotisation ? On pourrait certes mettre en place une cotisation plus faible qui leur ouvrirait des droits plus limités (soit en niveau de revenu assuré, soit en taux de remplacement), dans une caisse autonome. Par contre, ils ne peuvent avoir des droits équivalents à ceux des salariés sans cotisations équivalentes aux leurs. Ce d’autant plus que pour les non-salariés, le chômage est difficile à définir en raison de la discontinuité de leur activité et de leur revenu. S’agit-il de compenser la perte totale de revenu d’activité ou les fluctuations de celui-ci ou la baisse durable de revenu ? En tout état de cause, il faudra des règles spécifiques pour eux (comme pour les intermittents du spectacle). Il aurait fallu que ces règles soient négociées, avec les gestionnaires de l’Unedic, si les non-salariés voulaient bénéficier de l’assurance-chômage des salariés.

Bizarrement, le gouvernement affirme que les prestations chômage qui couvriront tous les actifs deviendront de ce fait une prestation universelle. C’est une interprétation erronée. Les prestations famille ou maladie en nature sont universelles car elles ne dépendent pas des cotisations versées. Ce n’est pas le cas pour les prestations chômage, retraites ou maladie de remplacement, qui restent des prestations d’assurances sociales. Cet argument est utilisé pour justifier de remplacer les cotisations chômage (et maladie) des salariés, soit 3,15 points par 1,7 point de CSG.

Les allocations chômage seraient en partie financées par un impôt payé par des retraités et des titulaires de revenu foncier. Elles perdraient leur statut de salaire différé et socialisé. Cela justifierait qu’elles ne soient plus gérées de façon paritaire par les syndicats de salariés et d’employeurs, mais par l’Etat. Une prestation financée par l’impôt doit être une prestation universelle ou une prestation d’assistance. Avec cette réforme du financement, la porte est ouverte pour que les allocations chômage deviennent des prestations universelles d’un montant uniforme et relativement faible, au détriment des salariés de salaire moyen qui se détourneraient du système de protection sociale qui ne les protégerait plus de façon satisfaisante.

Alors que les salariés profiteraient d’une hausse de 1,8% de pouvoir d’achat, les retraités (du moins ceux qui paient actuellement la CSG, ceux dont le revenu dépasse 1 330 euros par mois pour un célibataire, 2 040 euros pour un couple) subiraient une perte de pouvoir d’achat de 1,85%, alors qu’ils ne bénéficient pas depuis 1983 de hausse de pouvoir d’achat, quelle que soit l’évolution des salaires. La réforme réduirait immédiatement le taux de remplacement net des retraites (de 72% à 69,5 %), alors que celui-ci est déjà sur une pente descendante du fait des réformes en cours. Cette baisse ne s’inscrit pas dans une réflexion d’ensemble sur l’évolution souhaitable du niveau de vie relatif des retraités. Elle fragilise encore la garantie de niveau de vie que devrait apporter le système des retraites puisqu’une mesure analogue pourrait être prise demain pour les cotisations famille ou santé.

Les chômeurs seraient épargnés. Ils continueraient à payer 6,7% de CRDS-CSG contre 9,1% pour les retraités et 9,7% pour les actifs.

Les ménages titulaires de revenus du capital financier ne seraient pas touchés pour la quasi-totalité puisque le PFU implique une taxation uniforme à 30% de ces revenus[2].

Les fonctionnaires et les salariés du secteur public ne paient pas actuellement de cotisations maladie et chômage ; ils paient une contribution de solidarité de 1%. La réforme se traduirait pour eux par une baisse de 0,7% de leur revenu brut, si leur contribution de solidarité était supprimée. Certes, le gouvernement avait fait courir le bruit qu’ils bénéficieraient eux aussi d’une hausse de revenu équivalente à ceux du secteur privé, mais il y a renoncé, se contentant d’évoquer les gains que le PPCR apporterait aux fonctionnaires. Par ailleurs, les salariés du secteur public n’ont pas droit à l’Unedic. Leurs éventuelles prestations chômage sont payées par leur employeur. Cela deviendra injustifiable s’ils financent l’Unedic par de la CSG. Mais il faudrait alors que les employeurs publics paient des cotisations employeurs.

Les non-salariés paieraient certes de la CSG, mais a priori pas de cotisations, donc leurs droits ne seraient pas calculables, contrairement à ceux des salariés (sauf, là encore, si la prestation devient universelle). La réforme ne peut se justifier que si les non-salariés paient en plus de la CSG l’équivalent des cotisations chômage employeurs (soit 4% de leur revenu assuré, 2,8% de leur revenu d’activité), cela permettra de leur ouvrir des droits. En toute logique, ils devraient perdre 4,5% de pouvoir d’achat (2,8 points de cotisations employeurs et 1,7 point de CSG) en échange de l’ouverture de droits aux prestations chômage. En fait, le programme présidentiel prévoyait de leur donner les mêmes gains de pouvoir d’achat qu’aux salariés, alors même que leur situation de départ, en ce qui concerne les prestations chômage, était différente. Le gouvernement a donc décidé que les non-salariés bénéficieraient d’une réduction de 2,15 points de leur cotisation famille sur l’ensemble de leur revenu (ce qui compense la hausse de la CSG compte tenu des différences d’assiette) et d’une baisse dégressive des cotisations maladie jusqu’à un revenu de l’ordre de 3 SMIC. Ces baisses sont arbitraires et elles ne vont pas vers une convergence des cotisations salariés et non-salariés, en particulier pour les cotisations non-contributives maladie et famille. La réforme souhaitable, aligner les prestations et les cotisations des salariés et des non-salariés, se serait traduite au contraire par une hausse des cotisations des non-salariés.

Si la prestation chômage devient universelle, ouverte à tous les actifs sans conditions de cotisations, rien ne justifiera plus qu’elle soit financée en grande partie par des cotisations employeurs ne portant que sur les salaires.

Donc, la proposition du gouvernement ne repose pas sur une légitimité économique et sociale. Elargir l’assurance chômage telle qu’elle est, avec des droits dépendant des cotisations, nécessite qu’elle reste essentiellement financée par des cotisations assises sur les revenus d’activité (même si l’Etat et donc l’impôt pourrait prendre en charge une plus grande part des frais de fonctionnement de Pôle emploi et des dépenses de formation[3]). Transformer les prestations chômage en une prestation universelle suppose de supprimer les cotisations chômage employeurs ou de faire payer une cotisation équivalente aux non-salariés et aux revenus du capital. En tout état de cause, on ne peut avoir une prestation financée pour partie par la CSG, assise sur tous les revenus des ménages, pour partie par des cotisations employeurs assises sur les seuls salaires du privé, prestation à laquelle auraient droit les salariés du privé selon les cotisations versées par leurs employeurs et les non-salariés (de manière non encore définie) et pas les salariés du secteur public.

Contrairement à l’apparence, la mesure n’est pas favorable aux salariés puisque tant leur droit à l’assurance chômage que leur taux de remplacement à la retraite seront fragilisés. Il y a une différence fondamentale entre une cotisation qui fait partie du salaire socialisé et ouvre des droits salariaux que les syndicats ont toute légitimité à cogérer et un impôt (même si celui-ci finance une prestation). Ainsi, la réforme remet en cause le principe même de l’assurance chômage. Elle risque d’aboutir à remplacer une prestation d’assurances sociales, droit des salariés ayant cotisé, assurant un taux de remplacement relativement satisfaisant à la grande masse des salariés, par une prestation uniforme et d’un montant non garanti.

Reste l’aspect financier. Selon le gouvernement la mesure serait neutre pour les finances publiques. Donc, contrairement à ce qu’il prétend par ailleurs, elle n’augmenterait pas le pouvoir d’achat des ménages. Les retraités perdraient ce que gagneraient les actifs. En fait, les promesses faites ne sont pas équilibrées. Donner 1,45 % de hausse de revenu brut aux salariés du privé et aux non-salariés coûterait 9,6 milliards, ouvrir l’ARE aux non-salariés et aux démissionnaires environ 2 milliards ; prélever 1,7 point de CSG supplémentaire sur les retraités et titulaires de revenus immobiliers rapporterait 6 milliards. Il manque 5,6 milliards pour boucler l’opération.

5- L’exonération des heures supplémentaires

La mesure figurait dans le programme présidentiel : les heures supplémentaires seraient dispensées de cotisations sociales salariés et de CSG. Les cotisations salariés financent actuellement des prestations retraites (au régime général, à l’Agirc, à l’Arrco) ou chômage. Le montant de ces prestations dépend des cotisations versées. Si les heures supplémentaires ne sont plus soumises à cotisations, elles ne devraient pas ouvrir de droit. Les salariés perdraient à terme ce qu’ils gagneraient à court terme. Peut-on imaginer que les heures supplémentaires ouvrent des droits sans verser de cotisations ? Le Conseil constitutionnel s’est déjà opposé à ce dévoiement quand le gouvernement a voulu créer des exonérations de cotisations salariés pour les bas-salaires (décision du 6 Août 2014).

Le principe de base de la CSG, ce qui fait sa force et sa cohérence, est que, contrairement à l’IR, il n’est pas mité par des niches fiscales. Ce serait prendre une lourde responsabilité que d’en introduire une quasi-première, de plus pour les heures supplémentaires, dont il n’est pas évident qu’il faille les encourager en situation de chômage de masse.

6- Le choix de l’individualisation

Dans son programme, Emmanuel Macron proposait de permettre « à tous les couples qui le souhaitent de faire le choix d’une imposition individualisée ». Ceci avec l’argument : « dans le système actuel, certains couples à deux salaires paient davantage d’impôts que si les deux membres du couple vivaient seuls ! Cela pèse particulièrement sur le conjoint qui a le revenu le plus faible – souvent une femme – pour laquelle une hausse du revenu d’activité donne lieu à un supplément d’impôt plus important que si elle était seule ».

Notons d’abord qu’une telle présentation oublie les enfants. Peut-on préconiser que les parents pratiquent l’imposition séparée en attribuant fictivement la charge de 2 enfants au père et du troisième à la mère (ou l’inverse) ? Il mélange deux problèmes : le choix entre l’individualisation et la familialisation de l’impôt (que nous ne discuterons pas ici[4]) et le fait que, dans certains cas, l’individualisation serait plus favorable pour un couple. En fait, le principe de l’impôt progressif et du quotient familial fait que dans la grande majorité des cas, un couple (ou une famille) a intérêt à l’imposition conjointe. Il aurait même toujours intérêt à l’imposition conjointe si la France n’avait pas introduit un mécanisme baroque de décote.

Avec l’imposition séparée comme avec l’imposition conjointe, une personne seule compte pour une part fiscale et un couple pour 2 parts. C’est injuste par rapport aux unités de consommation telles que mesuré par l’OCDE ou l’INSEE (tableau 1) : une personne seule devrait compter pour 1 ; un couple pour 1,5. Mais, ce n’est pas réalisable du point de vue fiscal car le mariage (ou le PACS) serait fiscalement sanctionné par rapport au concubinage.

La meilleure solution aurait été de compter 2 part pour un couple (marié ou pacsé), 1 part pour une personne vivant en couple non officiel et 1,33 part (2/1,5) aux personnes vivant effectivement seules. Ce qui supposerait soit de se fier à leurs déclarations sur l’honneur, soit un contrôle pénible (comme celui que la CAF pratique déjà aujourd’hui).

La France avait choisi une cote mal taillée en donnant une part à tous les célibataires, une demi-part supplémentaire aux personnes seules avec enfants, une demi-part supplémentaire aux veuves (ou veufs) ayant élevé des enfants[5] et en introduisant en 1981 une décote pour les célibataires de bas-revenus. Cette décote a été étendue en 1986 aux couples de faible revenu, mais avec un montant identique pour les célibataires et les couples. Les couples bénéficient maintenant d’une décote plus élevée que les célibataires, mais le système continue à favoriser les célibataires (leur décote est de 1 165 euros) au détriment des couples (leur décote est de 1 920 euros, soit 410 euros de moins que 2 fois 1 165 euros). Ainsi, certains couples (par exemple, deux conjoints de 14 470 euros de revenu imposable chacun) peuvent devoir payer 410 euros de plus en étant mariés plutôt que concubins.

Il s’agit cependant de cas très particuliers. Le problème n’est pas qu’ils payent 410 euros de trop ; le problème est que les concubins bénéficient indument d’une réduction d’impôt qui devrait être réservée aux personnes vivant seules. L’idéal serait donc de supprimer la décote, quitte à repenser le barème pour les bas revenus, et d’attribuer 1,33 part aux personnes vivant seules.

Plus généralement, laisser aux couples la possibilité de choisir entre taxation conjointe ou séparée n’est pas une piste souhaitable. D’une part, cela rendra difficile le calcul de l’IR et l’automatisation du prélèvement à la source si les familles pouvaient changer chaque année la prise en charge des enfants et l’attribution des revenus et charges communes (revenus fonciers par exemple). D’autre part, le fisc et surtout les services sociaux ont besoin d’attribuer un niveau de vie à chaque famille : le meilleur moyen est de diviser le revenu fiscal de référence par le nombre d’unités de consommation de la famille. Cela ne serait pas possible si les familles avaient le droit de décider arbitrairement de leur composition pour minimiser leurs impôts et maximiser leurs droits aux aides. Il faut pouvoir distinguer une femme qui est seule sans ressources avec trois enfants et une femme sans ressources propres qui vit en famille, avec trois enfants et un mari à revenu satisfaisant. Compte-tenu des réformes récentes ou envisagées du RSA, de la prime d’activité, des allocation-logement, de l’impôt sur le revenu, comme de l’extension de la DSN, l’avenir est sans doute à un suivi en temps continu des ressources des ménages. Il faudra d’une façon ou d’une autre lever l’ambiguïté sur la composition de ces derniers.

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[1] Nous ne revenons pas ici sur le chiffrage du coût des mesures. Voir : « Evaluation du programme présidentiel pour le quinquennat 2017-2022 », OFCE, Policy Brief, n°25, 12 juillet 2017.

[2] Ne seraient touchés que les ménages les plus pauvres qui auraient intérêt à choisir la taxation à la CSG à 18,2% et à l’IR, donc les ménages non imposables pour les obligations, les ménages dans la tranche à 14% pour les actions. Très peu de personnes.

[3] Voir Bruno Coquet : « L’assurance chômage doit-elle financer le Service public de l’emploi ? », Lettre de l’OFCE, février 2016.

[4] Voir Sterdyniak Henri : « Faut-il remettre en cause la politique familiale française ? », Revue de l’OFCE, n° 116, janvier 2011 ; pour un point de vue différent : Allègre Guillaume et Hélène Périvier : “Le choix d’individualiser son impôt pour les couples.” OFCE Policy Brief n° 22, 2017.

[5] Cette demi part est maintenant réservée aux veuves (ou veufs) ayant élevé seules leurs enfants.




Attention : un PFU peut en cacher un autre

par Pierre Madec

Dans le cadre de l’évaluation économique du programme présidentiel, l’OFCE publiait le 30 juin dernier un policy brief évaluant les effets redistributifs de la mise en place d’un prélèvement forfaitaire unique (PFU) de 30% tel que proposé dans le programme du candidat Emmanuel Macron. Nous établissions que le coût budgétaire de la mesure était d’environ 4 milliards d’euros en année pleine. Les équipes du candidat annonçaient quant à elles un coût budgétaire quasi nul. Dans un entretien au journal Les Echos en date du 12 septembre 2017, le ministre de l’Economie et des Finances jugeait notre évaluation « fantaisiste et exagérée ». Dans ce contexte, il paraît nécessaire d’opérer un éclaircissement.

Notre évaluation publiée en juin avait pour source d’informations le programme d’ « En Marche » publié sur leur site internet. A l’aide du modèle de micro-simulation Ines, nous avons :

  1. Extrait du barème de l’impôt sur le revenu l’ensemble des revenus financiers autres que ceux issus de l’assurance-vie et des livrets défiscalisés (intérêts, dividendes, plus-value, …) ;
  2. Imposé l’ensemble de ces revenus à un prélèvement forfaire de 14,5% et à la CSG patrimoine de 15,5% ;
  3. Comparé la situation des ménages après la mise en place de la mesure à la situation qui était la leur dans le cadre de législation de 2015 ;
  4. Isolé les ménages gagnants et considéré que les autres ménages conservent l’imposition actuelle, comme le programme présidentiel le prévoyait. Autrement dit, il n’y a que des gagnants et, au pire, des impositions inchangées[1].

Par cette méthode nous avons chiffré le nombre de ménages bénéficiaires de la réforme à 12,8 millions et le coût budgétaire de la mesure à 4 milliards d’euros. Compte tenu des taux marginaux d’imposition des revenus du capital et de la concentration du capital financier dans le centile le plus élevé de la distribution de revenu, cette estimation semble raisonnable.

Depuis, le gouvernement a fait évolué la proposition de campagne et plusieurs nouvelles annonces ont modifié significativement l’évaluation du coût budgétaire de la mesure. La taxation obligatoire, donc non optionnelle, des assurances-vies de plus 150 000 euros (par contribuable) correspond à un gain fiscal de 1,2 milliard d’euros, réduisant l’impact budgétaire du PFU d’autant. L’entrée, obligatoire ou optionnelle, des plans d’épargne en actions ou des plans d’épargne Logement aura également un effet, bien que moindre, sur le coût de la réforme.

De fait, les comparaisons opérées entre notre évaluation du 30 juin 2017 et celle du gouvernement sont sur des bases différentes. Tel qu’il était conçu avant l’été, le PFU avait un coût budgétaire de 4 milliards. Cette évaluation n’était ni « fantaisiste » ni « exagérée » mais basée sur les éléments dont nous disposions en juin. Depuis, la mesure a été amendée. Ceci rend nécessaire une nouvelle évaluation du PFU (version de septembre 2017) que nous publierons dans les prochains jours. Le débat budgétaire pourra être l’occasion d’amendements qui peuvent encore modifier significativement le coût de la mesure.

On trouve encore (27 septembre 2017, 17h19) sur le site d’ « En marche » le paragraphe suivant : « A un taux d’environ 30 %, le PFU permet de maintenir le niveau des recettes antérieurement perçues sur les revenus de l’épargne, mais aussi de financer la hausse de la CSG (sic !) sur les revenus du capital, contrepartie de la baisse des cotisations salariales, et le remplacement de l’ISF par l’IFI. Le but n’est donc pas de baisser globalement la fiscalité des revenus du capital mais de la rendre plus lisible et plus efficace ». Sans commentaire.

 

[1] Le programme d’« En Marche » suggérait des abrogations de niches fiscales, mais sans indications précises et donc nous ne les avons pas simulées.

 




Croissance et inégalités dans l’Union européenne

par Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak

« Croissance et inégalités : défis pour les économies de l’Union européenne » : tel était le thème du 14e Colloque EUROFRAME sur les questions de politique économique dans l’Union européenne, qui s’est tenu le 9 juin 2017 à Berlin. EUROFRAME est un réseau d’instituts économiques européens qui regroupe : DIW et IFW (Allemagne), WIFO (Autriche), ETLA (Finlande), OFCE (France), ESRI (Irlande), PROMETEIA (Italie), CPB (Pays-Bas), CASE (Pologne) et NIESR (Royaume-Uni). Depuis 2004, EUROFRAME organise chaque année un colloque sur un sujet important pour les économies européennes.

Cette année, 27 contributions de chercheurs, retenues par un comité scientifique, ont été présentées au colloque dont la plupart sont disponibles sur la page web de la conférence. Ce texte fournit un résumé des travaux présentés et discutés lors du colloque.

Ainsi que l’a souligné Marcel Fratzcher, Président du DIW, dans son allocution d’ouverture, la montée des inégalités depuis quelque 30 années, a fait que les inégalités qui étaient auparavant un sujet réservé aux chercheurs spécialisés en politique sociale sont maintenant devenus des sujets d’étude pour de nombreux économistes. Se posent plusieurs questions : pourquoi cette hausse des inégalités ? La hausse des inégalités dans chaque pays est-elle une conséquence obligée de la diminution des inégalités entre pays, que ce soit en Europe ou au niveau mondial ? Quelles sont les conséquences macroéconomiques de cette hausse ? Quelles politiques économiques pour l’éviter ?

Inégalités de revenus : les faits. Mark Dabrowski (CASE, Varsovie) : “Is there a trade-off between global and national inequality ?”, souligne que la croissance des inégalités à l’intérieur de chaque pays (en particulier aux Etats-Unis et en Chine) va de pair avec la diminution des inégalités entre pays, les deux étant favorisés par la mondialisation commerciale et financière. Toutefois, certains pays avancés ont réussi à stopper la croissance des inégalités internes, ce qui montre que les politiques nationales continuent à avoir de l’importance.

Oliver Denk (OCDE) : “Who are the Top 1 Percent Earners in Europe ?” analyse la structure de la couche des 1% de salariés ayant les plus hauts salaires dans les pays de l’UE. Ceux-ci représentent de 9% de la masse salariale au Royaume-Uni à 3,8% en Finlande (4,7% en France). Statistiquement, ils sont plus âgés que l’ensemble des salariés (ceci étant moins net dans les pays de l’Est), plus masculins (ceci étant moins net dans les pays nordiques), plus diplômés. Ils sont plus nombreux dans la finance, la communication, les services aux entreprises.

Tim Callan, Karina Doorley et Michael Savage (ESRI Dublin) : “Inequality in EU crisis countries: Identifying the impacts of automatic stabilisers and discretionary policy”, analysent la croissance des inégalités de revenus dans les pays qui ont le plus souffert de la crise (Espagne, Grèce, Irlande, Portugal, Chypre). Dans ces cinq pays, les inégalités de revenus primaires ont augmenté en raison de la crise, mais le jeu des transferts fiscaux et sociaux automatiques a fait que les inégalités de revenu disponible sont restées stables en Irlande et au Portugal et (à un moindre degré) en Grèce.

Carlos Vacas-Soriano et Enrique Fernández-Macías (Eurofound) : “Inequalities and employment patterns in Europe before and after the Great Recession”, montrent que les inégalités de revenus diminuaient globalement dans l’UE avant 2008 puisque les nouveaux entrants rattrapaient les anciens membres. Depuis 2008, la Grande Récession a creusé les inégalités entre pays et à l’intérieur de nombreux pays. La croissance des inégalités internes provient surtout de la hausse du chômage ; elle frappe des pays traditionnellement égalitaristes (Allemagne, Suède, Danemark) ; elle est atténuée par la solidarité familiale et la protection sociale, dont les rôles sont cependant remis en cause.

Modélisation de la relation croissance/inégalité. Alberto Cardaci (Universita Cattolica del Sacro Cuore Milan) et Francesco Saraceno (OFCE, Paris) : “Inequality and Imbalances: an open-economy agent-based model”, présentent un modèle à deux pays. Dans l’un, la recherche d’excédents extérieurs induit une pression sur les salaires et une dépression de la demande intérieure compensée par des gains à l’exportation. Dans l’autre, la croissance des inégalités induit une tendance à la baisse de la consommation compensée par le développement du crédit. Il en résulte une crise endogène de la dette quand la dette des ménages du deuxième pays atteint une valeur limite.

Alain Desdoigts (IEDES, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), et Fernando Jaramillo, (Universidad del Rosario, Bogota) “Learning by doing, inequality, and sustained growth: A middle-class perspective”, présentent un modèle où les innovations ne peuvent être appliquées dans la production que dans les secteurs d’une taille suffisante, et donc ceux qui produisent les biens achetés par la classe moyenne (et ni dans les secteurs de biens de luxe, ni dans les secteurs de biens de bas de gamme). La croissance est donc d’autant plus forte que la classe moyenne est développée. La redistribution est favorable à la croissance si elle se fait des riches vers la classe moyenne, défavorable si elle va de la classe moyenne aux pauvres.

Inégalité, financiarisation, politique monétaire. L’article de Dirk Bezemer et Anna Samarina (Université de Groningen) : “Debt shift, financial development and income inequality in Europe”, distingue deux types de crédit bancaire, celui qui finance les activités financières et l’immobilier et celui qui finance les entreprises non-financières et la consommation. Il explique la croissance des inégalités dans les pays développés par la place croissante du crédit finançant la finance au détriment de celui qui finance la production.

L’article de Mathias Klein (DIW Berlin) et Roland Winkler (TU Dortmund University) : “Austerity, inequality, and private debt overhang”, soutient que les politiques budgétaires restrictives ont peu d’impact sur l’activité et l’emploi quand les dettes privées sont faibles (car l’effet Barro joue à plein) ; elles ont un effet restrictif sur l’activité et augmentent les inégalités de revenus quand les dettes privées sont fortes. De sorte qu’il faudrait ne pratiquer l’austérité budgétaire qu’une fois que l’endettement privé a été réduit.

Davide Furceri, Prakash Loungani et Aleksandra Zdzienicka (FMI) : “The effect of monetary policy shocks on inequality,” rappellent que l’impact de la politique monétaire sur les inégalités de revenus est ambigu. Une politique expansionniste peut faire baisser le chômage et réduire les taux d’intérêt (ce qui réduit les inégalités) ; elle peut aussi induire de l’inflation et faire augmenter le prix des actifs (ce qui augmente les inégalités). Empiriquement, il apparaît qu’une politique restrictive augmente les inégalités de revenu, sauf si elle est provoquée par une croissance plus forte.

Inégalités et politique sociale. Alexei Kireyev et Jingyang Chen (FMI) « Inclusive growth framework », plaident pour des indicateurs de croissance incluant l’évolution de la pauvreté et des inégalités de revenu et de consommation.

Dorothee Ihle (University of Muenster) : « Treatment effects of Riester participation along the wealth distribution: An instrumental quantile regression analysis » ,analyse l’impact des plans de pensions Riester sur le patrimoine des ménages allemands. Ceux-ci augmentent significativement le patrimoine des ménages participants au bas de la distribution des revenus, mais ils sont relativement peu nombreux, tandis qu’ils ont surtout des effets de redistribution du patrimoine pour les ménages des classes moyennes.

Inégalité, pauvreté et mobilité. Katharina Weddige-Haaf (Utrecht University) et Clemens Kool (CPB and Utrecht University) : “ The impact of fiscal policy and internal migration on regional growth and convergence in Germany”, analysent les facteurs de convergence du revenu par habitant entre les anciens et nouveau Länder allemands. La convergence a été impulsée par les migrations internes, les subventions à l’investissement et les fonds structurels, mais les transferts fiscaux en général n’ont pas eu d’effet. La crise de 2008 a favorisé la convergence en affectant surtout les régions les plus riches.

Elizabeth Jane Casabianca et Elena Giarda (Prometeia, Bologne) “From rags to riches, from riches to rags: Intra-generational mobility in Europe before and after the Great Recession” analysent la mobilité des revenus individuels dans quatre pays européens : Espagne, France, Italie, Royaume-Uni. Avant la crise, elle était forte en Espagne et faible en Italie. Elle a nettement diminué après la crise, en particulier en Espagne ; elle est restée stable au Royaume-Uni.

Luigi Campiglio (Università Cattolica del S. Cuore di Milano) : “Absolute-poverty, food and housing”, analyse la pauvreté absolue en Italie à partir d’un indicateur basé sur la consommation alimentaire. Il montre que les familles pauvres supportent des coûts de logement particulièrement importants, ce qui pèse sur leur consommation alimentaire et leurs dépenses de santé. Les familles pauvres avec enfants, locataires de leur logement, ont été particulièrement touchés par la crise. La politique sociale devrait mieux les protéger par des transferts ciblés, en espèces ou en nature (santé, éducation).

Georgia Kaplanoglou et Vassilis T. Rapanos (National and Kapodistrian University of Athens and Academy of Athens) : “Evolutions in consumption inequality and poverty in Greece: The impact of the crisis and austerity policies”, rappellent que la crise et les politiques d’austérité ont réduit en Grèce le PIB et la consommation des ménages d’environ 30 %. Cela s’est accompagné d’une hausse des inégalités en matière de consommation que l’article documente avec précision. Il analyse en particulier l’effet des hausses de TVA. Les familles avec enfants ont été particulièrement affectées.

Marché du travail. Christian Hutter (IAB, German Federal Employment Agency) et Enzo Weber, (IAB et Universität Regensburg)  : “Labour market effects of wage inequality and skill-biased technical change in Germany”, estiment sur données allemandes un modèle structurel vectoriel pour analyser le lien entre les inégalités salariales, l’emploi, le progrès technique neutre et le progrès technique favorisant le travail qualifié. Ce dernier augmente la productivité du travail, les salaires, mais aussi les inégalités salariales et réduit l’emploi. Les inégalités salariales ont elles un effet négatif sur l’emploi et sur la productivité globale.

Eckhard Hein et Achim Truger (Berlin School of Economics and Law, Institute for International Political Economy Berlin) : “Opportunities and limits of rebalancing the Eurozone via wage policies: Theoretical considerations and empirical illustrations for the case of Germany”, analysent l’impact des hausses de salaires en Allemagne sur le rééquilibrage des soldes courants en Europe. Ils montrent que celles-ci ne jouent pas seulement par effet compétitivité, mais aussi par effet demande en modifiant la répartition salaire/profit et en impulsant la consommation. Aussi, doivent-ils être appuyés par une hausse des dépenses publiques.

Camille Logeay et Heike Joebges (HTW Berlin) : “Could a wage formula prevent excessive current account imbalances in euro area countries? A study on wage costs and profit developments in peripheral countries”, montrent que la règle « les salaires doivent croître comme la productivité du travail et l’objectif d’inflation », aurait eu des effets stabilisateurs en Europe tant sur les compétitivités des pays membres que sur leurs demandes intérieures. Toutefois, cela suppose que les entreprises n’en profitent pas pour augmenter leurs profits et qu’aucun pays ne recherche de gain de compétitivité.

Hassan Molana (University of Dundee), Catia Montagna, (University of Aberdeen) et George E. Onwordi, (University of Aberdeen) : “Reforming the Liberal Welfare State – International Shocks, unemployment and household income shares” construisent une maquette pour montrer qu’un pays libéral, comme le Royaume-Uni, pourrait améliorer le fonctionnement de son marché du travail en en réduisant la flexibilité pour aller vers un modèle de flexi-sécurité : hausse des prestations chômage, restrictions aux licenciements, hausse des dépenses de formation, aides à l’embauche. Cette stratégie, en augmentant la productivité du travail, réduirait le taux de chômage structurel et augmenterait la part des profits.

Guillaume Claveres, (Centre d’Economie de la Sorbonne, Paris) et Marius Clemens (DIW, Berlin) : ”Unemployment Insurance Union” proposent une modélisation d’une assurance-chômage européenne qui prendrait en charge une partie des dépenses de prestations chômage. Celle-ci pourrait réduire les fluctuations de la consommation et du chômage à la suite de chocs spécifiques. Cela suppose cependant qu’elle ne s’applique qu’au chômage conjoncturel, qu’il est difficile de définir.

Bruno Contini, (Università di Torino et Collegio Carlo Alberto), José Ignacio Garcia Perez, (Universidad Pablo de Olavide), Toralf Pusch, (Hans-Boeckler Stiftung, Düsseldorf) et Roberto Quaranta, (Collegio Carlo Alberto) : “New approaches to the study of long term non-employment duration via survival analysis: Italy, Germany and Spain”, analysent la non-activité involontaire (les personnes qui souhaiteraient travailler mais ont renoncé à chercher un emploi et ont perdu leurs droits aux prestations chômage) en Allemagne, Italie et Espagne,. Celle-ci est particulièrement importante et durable en Espagne et en Italie. Ils mettent en garde contre les mesures favorisant les licenciements et la précarisation du travail ou incitant au travail au noir.

Fiscalité. Markku Lehmus, (ETLA, Helsinski) : “Distributional and employment effects of labour tax changes: Finnish evidence over the period 1996-2008” utilise un modèle d’équilibre général avec agents hétérogènes pour évaluer l’impact de la baisse de la fiscalité du travail en Finlande de 1996 à 2008. Il montre que celle-ci explique une faible part de la hausse de l’emploi (1,4 point sur 16%) et de la hausse des inégalités de revenu.

Sarah Godar (Berlin School of Economics and Law) et Achim Truger ( IMK and Berlin School of Economics and Law) : “Shifting priorities in EU tax policies: A stock-taking exercise over three decades” analysent l’évolution de la fiscalité dans les Etats de l’UE : de 1980 à 2007, la fiscalité est devenue moins progressive avec la baisse des taux marginaux supérieurs de l’impôt sur le revenu et de l’impôt sur les sociétés, et un traitement privilégié des revenus du capital. La crise de 2008 et les difficultés des finances publiques ont freiné temporairement ce mouvement ; la hausse des recettes a cependant été souvent recherchée par la hausse de la TVA.

Alexander Krenek et Margit Schratzenstaller (WIFO) : “Sustainability-oriented future EU funding: A European net wealth tax” plaident pour l’instauration d’un impôt européen sur la richesse des ménages, qui pourrait contribuer à financer le budget européen.

Les conséquences macroéconomiques des inégalités. Bjoern O. Meyer (University of Rome – Tor Vergata) : “Savings glut without saving: retirement saving and the interest rate decline in the United States between 1984 and 2013 », explique 60 % de la baisse du taux d’intérêt aux Etats-Unis entre 1983 et 2013, malgré la baisse du taux d’épargne global des ménages par des facteurs démographiques (la hausse différenciée de l’espérance de vie), le ralentissement des gains de productivité du travail et l’augmentation des inégalités de revenu.

Marius Clemens, Ferdinand Fichtner, Stefan Gebauer, Simon Junker et Konstantin A. Kholodilin (DIW Berlin) : “How does income inequality influence economic growth in Germany?” présentent un modèle macroéconométrique où, à court terme, les inégalités de revenu augmentent la productivité de chaque actif (effet d’incitation), mais réduisent la consommation globale (effet d’épargne) ; à long terme, elles ont un impact négatif sur la formation du capital humain des jeunes des classes populaires. Ainsi, une hausse exogène des inégalités de revenu a d’abord un effet négatif sur le PIB (effet demande), puis positif (effet incitation individuel), puis négatif à long terme (effet capital humain). L’effet est toujours négatif sur la consommation des ménages et positif sur la balance extérieure.