La suppression de la Dispense de recherche d’emploi : quand les gouvernements augmentent volontairement le décompte des chômeurs !

par Gérard Cornilleau et Bruno Ducoudré

Entre le dernier trimestre de 2008 et le troisième trimestre de 2015, le chômage, mesuré au sens du BIT[1], a augmenté de 962 000 personnes en passant de 2 millions à 2,9 en France métropolitaine, soit une hausse de l’ordre de 48 % (+2,8 points de taux de chômage). Le chômage des seniors de 55 ans et plus a plus que doublé, passant de 122 000 à 303 000 personnes entre 2008 et 2014 (+3 points de taux de chômage). Le nombre de demandeurs d’emplois de 55 ans et plus enregistré par Pôle emploi en catégorie A (celle qui se rapproche le plus de la définition du chômage par le BIT) a quant à lui augmenté de 372 000 entre les fins décembre 2008 et 2014, ce qui correspond à un quadruplement des seniors demandeurs d’emploi. Dans le même temps, le total des demandeurs d’emploi de catégorie A[2] passait de 2,25 millions à 3,25 soit une hausse de l’ordre de 53 %. Peu concernés par le chômage avant la crise, les seniors auraient donc connu une forte dégradation de leurs situations absolue et relative. Cette évolution était attendue car le recul de l’âge de la retraite implique que les seniors restent actifs  plus longtemps : certains en emploi d’autres au chômage. C’est bien ce que l’on a observé avec une augmentation de 11 points du taux d’emploi des 55-59 ans et de plus de 9 points de celui des plus de 60 ans entre 2008 et 2014. Le bilan de l’évolution de la situation des seniors sur le marché du travail au cours de la crise est donc contrasté : d’un côté, on a observé une hausse importante de l’emploi dans un contexte de crise ; de l’autre, le nombre de chômeurs a fortement augmenté, ce qui confirme la difficulté de retrouver un emploi après 55 ans et la situation fragile des actifs en fin de carrière.

Ce constat doit être nuancé car au cours de la même période une réforme administrative est venue perturber la mesure du chômage des seniors. Jusqu’en 2008, les plus de 50 ans pouvaient en effet être dispensés de recherche d’emplois. Cette dispense leur évitait d’avoir à actualiser mensuellement leur inscription à l’ANPE (puis à Pôle emploi) lorsqu’ils étaient, en pratique, en attente de leur départ en retraite. Pour les demandeurs d’emploi approchant l’âge légal de la retraite ayant un horizon de vie active très court[3], le plus souvent indemnisés et à peu près certains de ne pas pouvoir retrouver un emploi, cette mesure permettait de mettre en cohérence leur position administrative avec la réalité de leur situation : ces personnes, à quelques mois de la retraite, n’étaient effectivement pas à la recherche d’un emploi et il n’était ni réaliste, ni socialement justifié de leur imposer des actions de recherche active d’emploi ou la participation à une formation inutile.

La possibilité d’être dispensé de recherche d’emploi a toutefois été supprimée au motif de ce qu’elle pouvait être incitative à la sortie prématurée de l’activité. La DRE (Dispense de recherche d’emploi) ne concernait que les demandeurs d’emploi et elle ne prenait place qu’une fois la sortie d’activité réalisée. Contrairement à la préretraite, qui garantissait en plus une rémunération jusqu’à la retraite dont le montant était en général plus élevé que l’indemnisation du chômage, elle ne constituait donc pas une incitation importante. On a d’ailleurs pu observer qu’une fois cette dispense supprimée, le nombre de sorties d’activité vers le chômage n’a pas diminué. Les seuls effets auront été sociaux en imposant aux chômeurs âgés une recherche « active » sans grandes chances d’aboutir, et statistique en majorant le nombre des demandeurs d’emploi de catégorie A.

L’impact de la suppression de la DRE sur la statistique du nombre de demandeurs d’emploi explique probablement une part de la hausse du chômage des seniors âgés de 55 ans et plus. Autrement dit le changement de « thermomètre » lié à la disparition des DRE aura biaisé à la hausse l’évolution du chômage depuis 2008. Contrairement à l’habitude, le traitement statistique aura ainsi été à rebours de l’objectif habituel de minoration du chômage. Mais dans quelle proportion ?

Pour évaluer la dérive statistique du nombre de demandeurs d’emploi inscrits à Pôle emploi en catégorie A, on fait l’hypothèse que si l’on avait maintenu la dispense de recherche d’emploi, le taux de DRE aurait évolué parallèlement à l’allongement de la durée séparant les seniors de 55 ans et plus de l’âge de la retraite requis pour bénéficier du taux plein de la retraite[4]. Ce déplacement homothétique du taux de DRE et de l’âge de la retraite aurait conduit à une légère baisse du taux de DRE moyen dont nous avons donc tenu compte.

Le graphique 1 montre que le biais qui résulte de la suppression de la DRE est très important. La disparition de la DRE expliquerait la moitié de la hausse du nombre d’inscrits de 55 ans et plus depuis 2008 : l’augmentation observée de 557 000 chômeurs n’aurait été que de 224 000 ; en fin d’année 2015, le niveau observé du nombre de demandeurs d’emploi inscrits en catégorie A aurait été plus faible de 330 000.

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Corrigé de la suppression des dispenses de recherche d’emploi, la hausse du nombre de seniors demandeurs d’emploi de plus de 55 ans apparaît moins marquée : il aurait augmenté de 224 000 entre décembre 2008 et décembre 2015 alors que la population active correspondante augmentait dans le même temps de plus de 1,1 million[5].

L’impact de la suppression de la DRE sur le taux de chômage au sens du BIT peut également être évalué à partir de l’enquête emploi[6]. La plus grande partie des DRE est considérée comme inactive (84% en 2008), les autres personnes se déclarant dispensées étant soit considérées comme chômeurs au sens du BIT (9% en 2008), soit en emploi (7% en 2008). Pour évaluer l’impact de la suppression de la DRE sur le taux de chômage, on suppose le maintien du ratio de personnes inactives en DRE sur « inactifs DRE + chômeurs » à son niveau de 2008, par âge pour les 55-65 ans, en faisant évoluer ce taux à partir de 2010 pour prendre en compte le décalage de l’âge minimum de liquidation de la retraite. Il en résulte que le taux de chômage au sens du BIT aurait été inférieur de 0,4 point à son niveau observé en 2014, soit 110 000 chômeurs de moins au sens du BIT[7]. Le taux de chômage des 55-64 ans aurait augmenté de 0,6 point entre 2008 et 2014 contre 3,3 points observés.

 

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Ce diagnostic qui relativise la hausse du chômage des seniors observée depuis 2008 ne dit rien de la situation financière et sociale des sans-emplois de 55 ans et plus : le maintien des dispenses de recherche d’emploi les aurait simplement sortis de la catégorie A des demandeurs d’emploi, sans changer leur situation en matière de revenus.

Etablir un bilan précis de la suppression de la DRE est difficile et nous n’avons pas tenté de l’établir ici. Il est toutefois utile de rappeler que la situation des seniors au chômage est très hétérogène entre ceux, chômeurs de longue durée, qui ne disposent que d’une faible indemnisation du chômage ou du RSA[8] et les « faux préretraités » ayant pu négocier une rupture conventionnelle de leur contrat de travail et bénéficiaires, jusqu’au moment de leur retraite, d’une indemnisation pleine. Ces deux catégories très différentes sur le plan social, ont en commun d’avoir très peu de chance de retrouver un emploi. On peut d’ailleurs facilement imaginer qu’elles sont très peu actives à cet égard. Leur maintien en catégorie A est dans ces conditions parfaitement illusoire.

La DRE entérinait une situation de fait qu’on a voulu ignorer en la supprimant. Dès lors, on a créé une situation assez hypocrite dans laquelle les seniors sortis de l’emploi sont sommés d’en rechercher un activement, fusse quelques mois avant leur départ en retraite, alors que l’état du marché du travail ne permet pas d’envisager que ces démarches puissent aboutir.

Le traitement social du chômage, qu’on a diabolisé au motif de la désincitation au travail, mériterait certainement d’être réintroduit pour les seniors en fin de carrière exclus de leur emploi par accident (faillite de l’entreprise, fermeture de site, …) ou en accord avec leur entreprise par le biais d’une rupture conventionnelle avantageuse. Cette gestion sociale devrait sans doute s’appuyer sur plusieurs actions selon qu’elle viserait à retenir dans l’emploi les seniors[9], ou à améliorer les revenus et la situation sociale des chômeurs de longue durée âgés ou à très faibles ressources. Des emplois subventionnés réservés aux seniors (sur le modèle des emplois jeunes) pourraient par exemple aider ceux qui sont encore loin de l’âge de la retraite. Enfin la dispense de recherche d’un emploi pour ceux qui sont proches du départ en retraite, accompagnée d’une meilleure indemnisation pour les moins favorisés, ferait disparaître une exigence absurde d’activité et permettrait une réduction du nombre des inscrits en catégorie A qui est, comme on le sait, un objectif politique majeur des gouvernements. Il est assez paradoxal que pour d’assez mauvaises raisons, très liées à l’idéologie du « tout travail », les gouvernants aient finalement agi pour augmenter le nombre des demandeurs d’emplois comptabilisés et par ricochet le nombre de chômeurs BIT.

[1] Le chômage au sens du BIT regroupe les actifs sans emploi (i.e. n’ayant pas travaillé, ne serait-ce qu’une heure, dans la semaine de référence de l’enquête), à la recherche active d’un emploi et disponible pour en occuper un. La catégorie A des demandeurs d’emplois inscrits à Pôle emploi regroupe les sans-emplois n’ayant pas du tout travaillé dans le mois et soumis à une obligation de recherche active d’emploi.

[2] France métropolitaine.

[3] En 2008, 80 % des dispensés de recherche d’emploi avaient 58 ans et plus. Seuls 3 % avaient moins de 56 ans. Le nombre de DRE pour lesquels un effort de recherche d’emploi aurait été justifié par une espérance de vie en activité de l’ordre de cinq ans était donc très réduit. En pratique les DRE s’appliquaient bien à des chômeurs très proches de l’âge de la retraite.

[4] Le nombre de dispensés de recherche d’emploi avant 55 ans est très faible. Il a été négligé dans les calculs présentés ici.

[5] Précisément, d’après les données de l’enquête emploi, de 1,184 million entre les moyennes annuelles de 2008 et 2014.

[6] Jusqu’en 2012, les personnes âgées de 55 à 65 ans se déclarant dispensées de recherche d’emploi sont identifiables dans l’enquête. Pour 2013 et 2014, on utilise le nombre de DRE donné par la DARES, que l’on impute par âge à partir de la répartition par âge donnée par la DARES pour 2013. La répartition des DRE entre actif/inactif/chômeur au sens du BIT est celle de l’enquête emploi pour 2012.

[7] L’écart entre la hausse des demandeurs d’emploi liée à la suppression de la DRE et la hausse des chômeurs au sens du BIT s’explique par le fait qu’au sein des demandeurs d’emploi en DRE, une partie des seniors peut exercer une activité, ou rechercher activement un emploi et être ainsi considérée comme chômeur dans l’enquête emploi. L’écart s’explique aussi par la différence des sources de données : données administratives pour la DARES-Pôle emploi contre données d’enquête pour l’Insee.

[8] Les plus de 60 ans bénéficiaires de l’allocation de solidarité spécifique (ASS) ou du RSA bénéficient en outre d’une prime transitoire de solidarité (PTS) de 300 € par mois

[9] Pourquoi pas une autorisation administrative pour les ruptures conventionnelles concernant les plus de 55 ans ? La législation actuelle prévoit déjà une homologation des ruptures conventionnelles mais le contrôle de l’administration ne porte que sur le respect des formes (délais de rétractation conforme, montant des indemnités, etc.) et sur la vérification de la liberté de consentement des parties. Pour les plus de 55 ans il serait possible d’élargir le champ du contrôle de manière à tenir compte de l’intérêt général et des conséquences, y compris pour l’assurance chômage, des arrangements opportunistes entre salariés et entreprises permettant de réintroduire un système opaque de préretraites démissions.




Nouvelle économie régionale et réforme territoriale

Par Guillaume Allègre, Gérard Cornilleau, Éloi Laurent et Xavier Timbeau

A l’heure des élections régionales et de la création de nouvelles régions et de métropoles, un numéro de la Revue de l’OFCE (n° 143, novembre 2015) aborde les questions déterminantes pour les politiques publiques territoriales.

L’économie régionale met en jeu non pas un mais deux espaces : les régions et le cœur de celles-ci, les métropoles. L’attention à ces deux espaces, dont on peut dire qu’ils ont été les impensés du deuxième « acte » de la décentralisation en France, a largement déterminé les trois lois de la réforme régionale de 2014-2015. La loi MAPTAM du 27 janvier 2014 affirme l’importance des métropoles dès son intitulé : « loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles ». Elle crée la métropole du Grand Paris qui regroupera les communes de Paris et de la petite couronne à compter du 1er janvier 2016, la métropole de Lyon et celle d’Aix-Marseille-Provence, ainsi que neuf autres métropoles régionales dites de droit commun (Toulouse, Lille, Bordeaux, Nantes, Nice, Strasbourg, Rennes, Rouen, Grenoble).  La loi  du 16 janvier 2015 relative à la délimitation des régions fait quant à elle passer de 22 à 13 le nombre de régions également à compter du 1er janvier 2016. La loi du 7 août 2015 portant Nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe) parachève l’édifice en confiant de nouvelles compétences à ces nouvelles régions.

Si on voit bien l’influence de l’économie géographique et son souci d’efficience spatiale sur la réforme territoriale, on perçoit nettement moins dans les réformes envisagées les limites de celles-ci et la question pourtant centrale de l’égalité des territoires. C’est donc à l’aune de la double question de l’efficience et de l’équité qu’il convient d’interroger la nouvelle économie régionale française que dessine la réforme territoriale. Quelle relation entre la taille des zones d’emploi et leur performance économique et sociale ? Avec quels indicateurs doit-on mesurer le développement économique, social et environnemental des territoires ? Certaines organisations territoriales sont-elles plus efficaces que d’autres ? Les mesures favorisant l’égalité entre les territoires sont-elles un frein ou un accélérateur du développement économique ? Existe-t-il une taille optimale des régions ?  Peut-on envisager une tension entre régions légales et régions réelles et/ou vécues ?

Quelle relation entre la taille des zones d’emploi et leur performance économique et sociale ? 

Dans sa contribution, Jean-Claude Prager nous rappelle que la concentration spatiale des activités et la croissance économique sont deux phénomènes historiques difficiles à séparer. Il l’attribue à l’importance des effets d’agglomération. Cependant, la taille des villes s’accompagne également de coûts environnementaux et de congestion de plus en plus grands. Il n’y a donc pas de réponse générale à la taille optimale des villes dans la mesure où la qualité de la gouvernance joue un rôle déterminant dans l’équilibre entre les bénéfices et les coûts associés. Pour Laurent Davezies, la taille de la région et la qualité du fonctionnement des marchés sont des facteurs majeurs de croissance. La taille et la densité offrent en effet un meilleur appariement des offres et des demandes sur les différents marchés, notamment sur le marché du travail. L’efficacité des marchés urbains est tout de même conditionnée aux politiques publiques d’urbanisation et notamment à l’efficacité des systèmes de transports. A l’inverse, pour Olivier Bouba-Olga et Michel Grossetti, si les effets d’agglomération sont statistiquement significatifs, l’ampleur de ces effets est faible et les données présentent des limites. Pour les auteurs, il est hasardeux de justifier sur une base aussi fragile une politique de concentration de l’activité économique dans quelques métropoles.

Avec quels indicateurs doit-on mesurer le développement économique, social et environnemental des territoires ? 

Olivier Bouba-Olga et Michel Grossetti critiquent l’utilisation du PIB régional par habitant, qui serait un très mauvais indicateur de performance des régions.  Premièrement, c’est le PIB par emploi et non par habitant qui permet de mesurer la productivité apparente du travail. Deuxièmement, les auteurs soulignent que les différences de productivité apparente sont liées à des effets de composition et d’interdépendance. Par exemple, si l’Île-de-France est plus productive c’est parce qu’elle abrite les  sièges sociaux et une part importante des très hautes rémunérations. Mais toutes les régions ne peuvent pas imiter cette stratégie. Laurent Davezies reconnaît que le concept de PIB territorialisé pose de nombreux problèmes conceptuels et statistiques mal résolus. Pourtant, il considère que celui calculé par l’INSEE est très proche de l’idée raisonnable que l’on peut se faire de la contribution de la région à la création de richesse nationale. Pour l’auteur, la surproductivité de l’Île-de-France n’est pas qu’un artefact statistique. Il souligne ainsi que la part de la région dans les rémunérations versées (32,9%) et dans le PIB marchand (37%) est même supérieure à la part dans le PIB national (30,5%).

Dans un article retraçant les mutations économiques du Nord-Pas-de-Calais, Grégory Marlier, Thomas Dallery et Nathalie Chusseau  proposent de compléter le PIB régional par des indicateurs alternatifs d’inégalités territoriales et de développement humain (IDH2). Ce dernier indicateur qui reprend la santé, l’éducation et le niveau de vie comme dimensions, place le Nord-Pas-de-Calais en dernière position des régions françaises. La déclinaison communale de l’indicateur de développement humain (IDH4) met en évidence des contrastes importants à l’échelle infrarégionale.

Dans une contribution sur les stratégies de développement régional dans l’OCDE, Joaquim Oliveira Martins et Karen Maguire  présentent un ensemble d’indicateurs proposés par l’OCDE en 2014 pour mesurer le bien-être régional. Ces indicateurs capturent neuf dimensions du bien-être : revenu, emploi, logement, santé, éducation et compétences, qualité de l’environnement, sécurité personnelle, engagement civique et accès aux services.

Certaines organisations territoriales sont-elles plus efficaces que d’autres ?

Selon Joaquim Oliveira Martins et Karen Maguire, les études récentes de l’OCDE ont montré qu’une fragmentation des gouvernements municipaux peut avoir des effets négatifs sur la productivité des régions, notamment dans les zones métropolitaines. Les auteurs soulignent que l’on compte environ 1 400 collectivités locales dans l’agglomération de Paris. Or, un doublement des gouvernements locaux peut réduire de presque autant l’avantage en termes d’économies d’agglomération du doublement de la taille d’une ville. Laurent Davezies critique lui aussi la fragmentation communale et appelle à plus de politiques urbaines intégrées. Il souligne que la dernière loi sur l’organisation territoriale de la République va dans ce sens.

Pour Jean-Claude Prager, la qualité de la gouvernance des régions et des métropoles est importante pour leur prospérité mais elle ne peut cependant pas se réduire à des seuls critères formels. Elle dépend de la personnalité des dirigeants et de leurs capacités à mettre en œuvre des stratégies de différenciation économique des territoires.

Jacques Lévy critique pour sa part le faible poids des budgets régionaux (en moyenne, un peu plus de 1% du PIB), qui ne donne pas aux régions les moyens de gérer leur développement.

Les mesures favorisant l’égalité entre les territoires sont-elles un frein ou un accélérateur du développement économique ? 

Selon Jean-Claude Prager, le bilan des politiques de rééquilibrage régional est controversé, notamment parce qu’elles ne font pas la différence entre les individus concernés et les territoires administratifs. Selon l’auteur, le soutien financier aux régions moins riches peut avoir pour effet principal de faire bénéficier d’effets d’aubaine les personnes les mieux dotées de ces régions, celles dont la capacité de captation des subventions publiques est forte, sans nécessairement profiter principalement aux plus démunis de leur région. L’auteur conclut que l’efficacité et l’égalité des chances sont mieux assurées avec le développement du capital humain.

Cette stratégie peut être rendue difficile car, comme le soulignent Arnaud Degorre, Pierre Girard et Roger Rabier, les espaces métropolitains ont tendance à capter les ressources rares et notamment les travailleurs qualifiés qui sont également les plus mobiles. Au jeu des migrations résidentielles, la vaste majorité des territoires enregistrent des départs des plus qualifiés, au profit en premier lieu de l’agglomération parisienne, mais aussi des métropoles en région, dont Toulouse, Grenoble, Lyon et, dans une moindre mesure, Montpellier et Lille.

Existe-t-il une taille optimale des régions ? Peut-on envisager une tension entre régions légales et régions réelles et/ou vécues ? 

Jacques Lévy revient sur les quatre erreurs de la réforme régionale. C’est une action top-down technocratique qui ignore les habitants. Elle découpe le grand (la région) avant le petit (le local). Elle définit des frontières avant de définir des compétences. Enfin, elle évite de supprimer le Conseil de département. L’auteur avance une proposition alternative de carte régionale rapprochant les régions vécues des régions administratives. Il privilégie une démarche bottom-up et définit en premier lieu 771 pays de taille très variable (de 3 000 à 12 millions d’habitants) puis propose une nouvelle carte des régions en analysant les interconnexions entre pays. Les régions n’ont pas toutes la même taille car elles sont le produit d’équilibres différenciés entre ressources objectives (démographie, formation, système productif, niveau d’urbanisation) et ressources subjectives (identification, mémoire, projet). C’est ainsi que pour l’auteur la Corse (300 000 habitants) et l’ensemble du Bassin parisien (22,2 millions d’habitants) sont tous deux légitimes comme région.




La libre circulation des citoyens européens en question

Par Gérard Cornilleau

Les élections britanniques ont relancé le débat sur la libre circulation des citoyens européens au sein de la Communauté. Le fait qu’en moins de 10 ans la population originaire d’Europe centrale et orientale (essentiellement en provenance de Bulgarie et de Roumanie) ait décuplé au Royaume-Uni passant, d’après Eurostat, de 76 000 en 2004 à 800 000 en 2013  explique sans doute cette tension nouvelle autour des migrations intra-européennes.

Il faut ajouter à ce débat autour des migrations définitives celui qui concerne la libre circulation des travailleurs détachés qui viennent occuper des postes de travail dans un pays différent de leur pays de résidence sans autre justification que la possibilité de réduire le coût du travail en évitant de payer des cotisations sociales dans le pays d’accueil.

La législation européenne en matière de circulation des citoyens au sein de la Communauté est ambiguë. D’un côté, la libre circulation est un droit absolu pour les travailleurs, mais elle est limitée pour les inactifs car, par principe, elle ne doit pas entraîner de dépenses sociales pour les Etats de destination. Les populations européennes doivent ainsi rester rattachées socialement à leur Etat d’origine. En théorie, le « tourisme social » est impossible et les Etats membres non seulement ne sont nullement contraints à la prise en charge sociale des migrants intra-européens, mais ils sont même en droit de les expulser si leur durée de séjour est supérieure à 3 mois et n’excède pas 5 ans. C’est ce qu’a rappelé la Cour de justice européenne dans un arrêt du 11 novembre 2014, l’arrêt dit Dano du nom d’une ressortissante roumaine vivant en Allemagne qui s’est vue refuser le bénéfice d’une aide sociale pour elle et son fils. La Cour européenne a jugé qu’elle ne pouvait pas subvenir seule à ses besoins et ceux de sa famille et qu’elle ne cherchait pas d’emploi. Elle n’avait dans ces conditions droit ni au séjour en Allemagne ni aux bénéfices des aides sociales. La Cour européenne a ainsi rappelé que la législation européenne en matière de droit de circulation visait à éviter que les citoyens de l’Union ressortissants d’autres Etats membres deviennent une charge « déraisonnable » pour le système d’assistance sociale de l’Etat membre d’accueil.

Les données disponibles relatives aux migrations entre pays européens  sont relativement disparates et souvent très incomplètes. On sait toutefois que les migrations d’inactifs, susceptibles d’être motivées par la recherche du bénéfice de prestations sociales non contributives, sont faibles. Il en va d’ailleurs de même pour les migrations d’actifs. L’Europe reste en effet cloisonnée en blocs linguistiques qui limitent les mouvements définitifs de population entre pays. Comparée à la mobilité géographique que l’on peut observer aux USA, l’Union européenne se caractérise par des flux migratoires internes faibles. Les données statistiques restent incertaines mais les évaluations courantes montrent que, dans les années 2000, la mobilité interne était environ 10 fois plus faible en Europe qu’aux Etats-Unis : entre 0,01 et 0,25 % de la population des pays de l’union immigrait chaque année dans les principaux pays européens contre 1 à 1,7 % aux Etats-Unis[1]. Depuis, les mouvements de population ont, semble-t-il, un peu augmenté en Europe alors qu’ils ralentissaient aux USA, mais sans renversement complet qui mettrait en cause le diagnostic d’une mobilité structurellement plus faible en Europe.

S’agissant des migrations d’inactifs, en cause dans la peur de voir se développer le « tourisme social » motivé par la recherche d’une protection sociale généreuse non contributive, les données disponibles montrent que le potentiel est extrêmement faible. Un rapport récent réalisé pour la Commission[2] évalue la population de migrants intra-européens inactifs entre 0,7 et 1 % du total de la population des principaux pays. En conséquence, la part des prestations sociales versées à la population correspondante est très faible. Une part importante des migrants inactifs étant constituée d’étudiants ou de retraités disposant de revenus suffisants, la question du tourisme social apparaît donc anecdotique.

Alors qu’elle est rigoureuse pour les inactifs, la législation européenne, très orientée en faveur du libre commerce, favorise la concurrence sociale entre les Etats au travers d’un droit du détachement de travailleurs d’un pays à l’autre manifestement trop laxiste. Cette législation a été conçue initialement  pour favoriser la mobilité non permanente des cadres des grandes entreprises qui souhaitaient continuer à bénéficier de leur couverture sociale d’origine en cas de mission de plus ou moins longue durée. Mais depuis l’ouverture à l’Est de l’Europe, certains secteurs ont utilisé de plus en plus massivement la possibilité d’embaucher des travailleurs d’autres pays en payant des cotisations sociales faibles dans les pays d’origine et ce, sans que cela se justifie par des pénuries de main-d’œuvre ou par le souci d’une plus grande efficacité productive. Ainsi en France 10 % de la main-d’œuvre de l’industrie de la viande est maintenant détachée en provenance d’autres pays européens. Cent mille ouvriers du bâtiment, sur un effectif de 1,8 million de salariés, sont dans cette même situation. Leur coût salarial est de 20 à 30 % inférieur à celui des nationaux. En outre, du fait de la difficulté du contrôle du paiement des cotisations dans le pays d’origine, une grande partie des détachements est irrégulière. Certes, des mesures techniques sont proposées par la Commission pour mieux vérifier la réalité de l’activité des entreprises qui pratiquent le détachement et leur paiement des cotisations. Mais elles seront sans doute très insuffisantes pour endiguer la croissance forte d’un mouvement qui puise sa source directement dans la concurrence sociale.

Toutes ces questions ont en commun de poser celle de la solidarité entre Etats européens et surtout de sa mise en œuvre. Les mouvements migratoires, quelle que soit leur nature, ont tendance à rééquilibrer les évolutions divergentes des marchés du travail et de la répartition de la population sur le territoire de l’Union. Il n’y a pas de raison de principe pour s’opposer à l’augmentation de la mobilité. Au contraire, compte tenu des déséquilibres actuels entre Etats européens, une plus grande mobilité devrait être encouragée ; sans bien sûr abandonner les politiques macroéconomiques, monétaires et budgétaires, qui constituent le levier le plus efficace pour lutter contre la divergence des économies.

Mais une politique accommodante en matière de mobilité implique une répartition des coûts immédiats qui ne peut pas être réalisée sans un minimum de convergence des systèmes de prise en charge des plus démunis et la mise en commun d’un certain montant de ressources. La clarification des règles de la concurrence sociale est également indispensable.

Pour éviter que la mobilité soit motivée par la seule recherche de baisse du coût salarial, le principe de l’égalité de traitement des travailleurs au sein d’un pays donné doit être appliqué strictement. Ceci implique qu’en cas de détachement, les cotisations soient prélevées au taux du pays dans lequel s’exerce l’activité du salarié. Le montant des cotisations prélevées par les organismes sociaux et fiscaux du pays d’activité peut être reversé au pays d’origine. Deux cas de figure se présentent : si les cotisations reçues excèdent celles qui auraient été payées sans détachement, il n’y a pas de problème de financement des prestations versées aux salariés détachés. Dans le cas inverse (salariés de grandes entreprises des pays les plus riches détachés dans des pays moins favorisés), une cotisation complémentaire peut être prélevée par le pays de détachement. Le principe d’un traitement égal des travailleurs locaux et détachés est compatible à la fois avec l’absence de concurrence sociale directe et le maintien des droits des salariés.

La réduction des freins à la libre circulation de tous les citoyens de l’Union serait d’autre part grandement facilitée par la mise en œuvre d’un plan de convergence des minimas de rémunérations, qu’elles soient salariales ou sociales. La mise en place d’un salaire minimum européen et d’un revenu minimum européen permettraient à terme d’éliminer la concurrence sociale et de faire disparaître les craintes de migrations motivées uniquement par la recherche de prestations non contributives. En outre, favoriser à long terme le rattrapage des niveaux de vie serait certainement un gage de renforcement de la confiance dans le projet d’union européenne. A plus court terme, la solidarité entre Etats doit accompagner le desserrement des contraintes migratoires. Ceci implique que les Etats susceptibles d’accueillir des citoyens pouvant bénéficier de prestations sociales non contributives reçoivent une aide financière de la Commission. Cette aide peut passer par la mise en place d’un nouveau budget social européen qui prendrait en charge le financement d’un certain nombre de minimas sociaux. Le budget européen peut encore être augmenté de 0,25 point de PIB. Il conviendrait d’examiner si un tel projet d’européanisation partielle de la politique sociale pourrait bénéficier d’une telle hausse du budget communautaire. Mais tout autre mode de transfert, garantissant aux Etats un financement solidaire des prestations non contributives versées aux migrants est envisageable.

Si l’on veut éviter le repli des Etats sur leurs frontières et, in fine, l’affaiblissement durable du projet européen fondé a contrario sur une volonté d’ouverture, il est sans doute temps de réviser quelques principes, de mettre en place un programme de convergence sociale volontariste et la mutualisation des coûts immédiats que peut entraîner la mobilité.

 


[1] Voir Mouhoud E.M et Oudinet J. (2006), « Migrations et marché du travail dans l’espace européen», Économie internationale, n° 105. Voir aussi Xavier Chojnicki (2014), « Les migrations intra-européennes sont d’ampleur limitées et se concentrent sur les grands pays», Blog du CEPII, Billet du 4 septembre 2014. Pour une analyse complète voir, Ettore Recchi, Mobile Europe, The Theory and Pratice of Free Movements in the EU, Palgrave macmillan, Londres, 2015.

[2] Voir “Fact finding analysis on the impact on Member States’ social security systems of the entitlements of non-active intra-EU migrants to special non-contributory cash benefits and healthcare granted on the basis of residence”, DG Employment, Social Affairs and Inclusion via DG Justice Framework Contract, Final report submitted by ICF GHK in association with Milieu Ltd, 14 October 2013.




Pourquoi pas le dimanche : mais à quels prix ?

par Gérard Cornilleau

A propos de l’ouverture des magasins de bricolage le dimanche, un aspect de la question n’a jamais été évoqué. Il concerne pourtant la majorité des clients qui font leurs achats en semaine, dans la journée. Si les magasins ouvrent leurs portes tardivement et en dehors des jours traditionnellement ouvrés, cela entraîne un surcoût salarial et une baisse des coûts de structure. Le surcoût est lié à la compensation salariale qui doit être accordée aux salariés qui acceptent de travailler en dehors des heures habituelles. Il n’y a aujourd’hui plus aucun doute sur cette nécessaire compensation. Les discussions en cours entre les syndicats et les enseignes déboucheront certainement sur une hausse de cette compensation avec sans doute un salaire double pour les travailleurs du dimanche. Ceux du soir, après 21 heures, seront également compensés. Sans cela il est vraisemblable que le nombre de « volontaires » se réduirait drastiquement. Personne ne songe d’autre part à contester qu’il s’agit d’une compensation « juste »[1]. La baisse des coûts de structure (liée en particulier à l’allongement de la durée d’utilisation du capital) devrait s’accompagner d’une redistribution de l’activité entre les commerces de proximité et les grandes surfaces : comme il n’est pas raisonnable de tabler sur une hausse du volume des ventes[2], l’extension des horaires devrait renforcer le mouvement de concentration commerciale avec moins de magasins ouverts plus longtemps. Du point de vue du bien-être, cette évolution serait favorable à ceux qui souhaitent et qui peuvent s’approvisionner en dehors des heures et jours habituels et défavorable à tous ceux qui préfèrent – ou qui ont du mal, comme les plus âgés – à se passer d’un service de proximité à taille humaine.

La question de la compensation des clients « perdants », ceux qui ne souhaitent pas s’approvisionner en dehors des heures traditionnelles et dans des magasins plus éloignés, se pose donc. Il n’est pas acceptable que faute de discrimination par les prix, ceux-ci subventionnent les clients qui exigent d’être servis la nuit ou le dimanche. Une telle situation de subvention implicite n’est d’ailleurs pas justifiée du strict point de vue économique : pour que les choix des consommateurs ne soient pas biaisés, ils doivent supporter le coût du service qu’ils demandent. Autrement dit les consommateurs du dimanche et de la nuit doivent payer le juste prix du service qu’ils utilisent. Celui-ci ne doit pas être porté à la charge des autres consommateurs[3]. Heureusement, il existe une solution simple à ce problème : majorer d’un coefficient fixe obligatoire toutes les factures des achats réalisés après 21 heures ou le dimanche[4]. Dès lors les consommateurs pourront choisir librement d’acheter aux heures habituelles au tarif courant ou en dehors de ces heures au tarif majoré. Pour déterminer le montant de la majoration, des travaux statistiques fins sont nécessaires, mais il est possible de fournir un ordre de grandeur : les marges commerciales étant voisines de 1/3 et la masse salariale représentant environ 60 % du coût du service commercial, une majoration minimale de l’ordre de 15 % est nécessaire pour tenir compte du doublement des salaires le dimanche et après 21h. En outre, pour compenser la perte de bien-être potentielle liée à l’impact des achats hors heures habituelles sur les structures commerciales, un coefficient de 20 % semble raisonnable. Dès lors que les clients des magasins payent le service supplémentaire qu’ils demandent en achetant le dimanche ou le soir, il serait possible d’accepter le libre choix de l’ouverture par les commerçants, sous la même condition qu’aujourd’hui de compensation salariale et de vérification du caractère « volontaire » du travail hors normes horaires habituelles. Selon la réaction de la clientèle à cette discrimination par les prix, les magasins choisiront d’ouvrir ou pas sur une base rationnelle, sans pénaliser ceux qui ne souhaitent pas s’approvisionner en dehors des heures habituelles.

Cette solution est extrêmement facile à appliquer puisqu’il suffit d’une très légère modification du code des programmes de caisse des magasins. La vérification de son application est également très simple. Elle est compatible avec une plus grande liberté du commerce et une juste compensation pour les salariés. Il reste que l’on pourra toujours lui opposer qu’elle va dans le sens d’une cassure des temps sociaux qui ne peut être évitée que par une réglementation contraignante. Il me semble qu’elle pourrait cependant être expérimentée pour mesurer précisément le besoin d’ouverture des commerces en dehors des heures « normales » : si avec une facture majorée de 20 %, les clients sont toujours aussi nombreux, c’est que le besoin d’élargissement des plages horaires est important. Dans le cas contraire, on en reviendra sans doute à une situation plus satisfaisante dans laquelle quelques magasins (ou parties de magasins) pourront ouvrir pour satisfaire une demande marginale, l’essentiel du commerce, et donc du temps de travail, restant concentré sur la semaine et dans les plages horaires habituelles.

 


[1] De nombreuses professions appliquent des tarifs majorés le dimanche sans que personne ne conteste la légitimité de cette pratique. C’est le cas en particulier des professions médicales. Si à l’avenir le dimanche devenait un jour « banal », les majorations de tarif du dimanche pourraient être remises en cause y compris pour ces professions. Par contre les majorations pour le travail de nuit continueraient à être justifiées par l’effet très négatif sur la santé.

[2]Voir la contribution de Xavier Timbeau (http://www.ofce.sciences-po.fr/blog/jamais-le-dimanche/)

[3] D’ores et déjà les magasins ouverts le dimanche et la nuit, comme les épiciers dépanneurs de quartier, pratiquent des prix très supérieurs à la moyenne, ce qui permet d’éviter une trop forte subvention des clients « hors normes ». Les prix supérieurs de ces commerces sont facilement acceptés parce qu’ils correspondent à un service particulier. Mais dans l’hypothèse d’une levée générale de la réglementation des horaires d’ouverture, il est peu probable que les magasins des circuits traditionnels introduisent spontanément une discrimination par les prix.

[4] Cette majoration n’est pas un impôt. La recette associée constituerait un revenu pour le magasin qui serait fortement incité par la concurrence à baisser l’ensemble de ses prix.




Retraites : garantir le système social

par Gérard Cornilleau et Henri Sterdyniak

La Commission européenne recommande à la France de mettre en œuvre une nouvelle réforme des retraites, or cela ne devrait pas être une priorité pour la France à l’heure actuelle. Voici pourquoi.

[Ce texte est initialement paru sur le site Lemonde.fr, rubrique Idées, vendredi 24 mai 2013]

Le système public de retraite doit assurer aux retraités un niveau de vie équivalent à celui des actifs, à partir d’un âge socialement déterminé. Ainsi, les salariés n’ont-ils pas à faire d’effort d’épargne-retraite, à se préoccuper de l’évolution des marchés financiers ou de leur durée de vie. Ce système doit être contributif (la retraite dépend des cotisations versées), mais aussi rétributif (la retraite rémunère la contribution à la production, mais aussi l’élevage d’enfants ; ceux qui ont connu chômage ou maladie ne doivent pas être pénalisés) et redistributif (la société doit assurer un niveau de vie satisfaisant à toutes les personnes âgés). Il doit être socialement géré : l’âge de fin d’activité doit tenir compte de la situation de l’emploi comme du comportement des entreprises. Ses règles doivent être adaptées en permanence à l’évolution économique et sociale.

Le système français est l’un des plus généreux du monde ; les retraités ont le même niveau de vie que les actifs. Le premier objectif doit être de garantir sa pérennité. Les jeunes générations doivent être convaincues que la dette sociale qu’elles acquièrent en fournissant une retraite satisfaisante à leurs parents leur sera remboursée sous la même  forme ; elle est plus solide qu’un placement financier. Ceci est d’autant plus crédible que le ratio entre actifs et retraités restera un des plus favorables du fait d’une fécondité française satisfaisante (2 enfants par femme).

Il n’existe pas de réforme miracle qui assurerait automatiquement l’équilibre du système. Certains préconisent un système par point où la valeur du point (donc, le niveau des retraites) servirait de variable d’ajustement. D’autres, un système de « comptes notionnels » où chacun devrait arbitrer entre le niveau de sa retraite et son âge de départ, sans tenir compte des différences d’espérance de vie et de capacité à se maintenir en emploi après 60 ans, selon la profession, cet arbitrage se dégradant au fil des années.

Il est déplorable que le système de retraite ne soit pas unifié, mais il n’est pas possible d’instaurer brutalement un régime unique, ce qui impliquerait de recalculer les droits acquis dans les actuels régimes disparates ; le nouveau régime devrait remplacer progressivement les anciens, avec le risque d’instaurer en douceur, comme en Italie, un système beaucoup moins généreux pour les jeunes. Dans l’immédiat, le système serait compliqué puisque que le nouveau régime s’ajouterait aux anciens. Faire converger les régimes, les inscrire dans un pilotage commun est la voie la plus réaliste, qui peut, elle, être mise en œuvre rapidement. Il faudrait surtout rouvrir le dossier de la pénibilité pour permettre un départ précoce aux salariés du privé soumis à des conditions de travail difficiles.

L’objectif de stabiliser le ratio pension/retraite à un niveau satisfaisant doit être clairement affiché. L’Etat et les syndicats doivent s’engager sur des niveaux cibles de taux de remplacement net : 85 % au niveau du SMIC ; 75 % pour la part des salaires en dessous du plafond ; 50 % de 1 à 2 plafonds. Ces taux serviraient d’objectif pour la convergence des régimes. Enfin les pensions liquidées doivent être  indexées sur les salaires nets.

A court terme, le déséquilibre des régimes de retraites induit par la crise doit être accepté. Il faut éviter une baisse des retraites par une désindexation progressive, qui  diminuerait la fiabilité du système et enfoncerait dans la crise en pesant sur la consommation. C’est une croissance plus vigoureuse qui doit permettre de réduire les déficits sociaux. La priorité en 2013 n’est pas de réduire les retraites ou les allocations familiales, mais de remettre en cause les politiques suicidaires d’austérité qu’impose l’Europe et de lancer une politique industrielle préparant la transition écologique.

Malgré la crise, le taux d’emploi des seniors a nettement progressé, malheureusement, au détriment de l’emploi des jeunes. Il faut aller jusqu’au bout de la logique de la réforme de 2003, une durée de cotisations requise de 42 ans, qui permettra à ceux qui commencent à travailler à 18 ans de partir à 60 ans et demandera aux cadres, qui commencent à 23 ans, d’aller jusqu’à 65 ans. Quand la France se rapprochera du plein-emploi, il faudra relancer les négociations dans les entreprises pour améliorer les conditions de travail et repenser les carrières pour que chacun puisse aller jusqu’à l’âge requis. Se posera ensuite un choix social : faudra-t-il continuer à allonger la durée des carrières ou ne sera-t-il pas préférable d’utiliser les gains de productivité pour maintenir une retraite précoce ?

Ni l’Europe, ni les marchés financiers ne doivent se préoccuper de l’équilibre futur de notre système de retraite : celui-ci sera géré, compte-tenu de la situation économique, par des choix sociaux qui seront faits en temps voulus. Le gouvernement et les syndicats doivent annoncer clairement que c’est par la hausse des cotisations que le système sera équilibré, si nécessaire, une fois effectués les efforts souhaitables en matière d’emplois des seniors.




Faut-il réduire les dépenses d’indemnisation du chômage ?

Par Gérard Cornilleau

La Cour des comptes vient de présenter un rapport sur le marché du travail qui propose de mieux « cibler » les politiques. En ce qui concerne l’indemnisation du chômage elle met l’accent sur la non soutenabilité des dépenses et propose quelques mesures d’économies. Certaines sont habituelles et concernent le régime des intermittents du spectacle et l’indemnisation des intérimaires. Nous n’y reviendrons pas ici car le sujet est bien connu[1]. Mais la Cour propose aussi de réduire les prestations des chômeurs dont elle dit qu’elles sont (trop) généreuses dans le bas et le haut de l’échelle des salaires. En particulier elle propose de réduire le plafond de l’indemnisation et de mettre en place un système dégressif alors que certains cadres chômeurs peuvent bénéficier aujourd’hui de prestations dépassant 6 000 euros par mois. Il nous semble que les raisonnements qu’elle présente à l’appui de ces propositions sont doublement erronés.

En premier lieu le diagnostic de non soutenabilité du régime omet la prise en compte de la crise : si l’Unedic doit aujourd’hui faire face à une situation financière dégradée c’est avant tout du fait de la baisse de l’emploi et de la montée du chômage. Il est évidemment naturel qu’un régime de protection sociale dont la vocation est de soutenir le revenu des salariés dans les périodes de crise soit en déficit au creux de celle-ci. Chercher maintenant à rééquilibrer les finances de l’Unedic par une réduction des prestations reviendrait à renoncer à sa vocation de dispositif contra-cyclique. Cela serait injuste pour les chômeurs et économiquement aberrant puisque en réduisant les revenus dans une période de conjoncture dégradée on ne peut qu’aggraver la situation. Dans ces circonstances il est également facile de comprendre que les arguments d’incitation au travail sont de très faible valeur : c’est en haut de cycle, quand l’économie se rapproche du plein emploi qu’il est possible de se poser la question des incitations à la reprise d’emploi. En bas de cycle l’incitation à la recherche plus active d’un emploi modifie éventuellement la répartition du chômage, certainement pas son niveau.

Le déficit de l’assurance chômage reflète aujourd’hui simplement la situation du marché du travail. Un calcul approché permet de se rendre compte de ce que la générosité du système est tout à fait compatible avec l’équilibre financier en situation « normale ». Pour s’en convaincre il suffit de mesurer l’impact de la croissance économique, de l’emploi et du chômage sur le déficit du régime depuis 2009. En 2008, les finances de l’Unedic étaient excédentaires de près de 5 milliards d’euros[2] . Elles sont devenues déficitaires de 1,2 milliard en 2009 et 3 milliards en 2010 avant de se redresser un peu en 2011 avec un déficit de seulement 1,5 milliard, à nouveau passé à 2,7 milliards en 2012. Pour 2013, le déficit prévu devrait atteindre 5 milliards. Le tableau 1 retrace nos estimations de l’impact de la crise sur les recettes et les dépenses du régime depuis 2009. L’estimation des recettes perdues du fait de la crise repose sur l’hypothèse d’une hausse annuelle de la masse salariale de 3,5 % par an (qui se décompose en +2,9 % de hausse du salaire moyen et +0,6 % de l’emploi) si la crise n’était pas intervenue en 2008-2009. Du côté des dépenses l’estimation de la hausse des prestations liée à la crise repose sur l’hypothèse d’une stabilité du niveau du chômage « hors crise », les dépenses étant dans ce cas indexées sur l’évolution tendancielle du salaire moyen.

Les résultats de cette estimation montrent clairement que la crise est la seule responsable de l’apparition d’un déficit important de l’assurance chômage. Sans la hausse du chômage et la baisse de l’emploi, le régime serait resté structurellement excédentaire et la réforme de 2009, qui a permis l’indemnisation de chômeurs disposant de références de travail plus courtes (4 mois au lieu de 6 mois), n’aurait eu qu’un effet minime sur le résultat financier du régime. Il n’y a donc pas eu de dérapage d’un système parfaitement soutenable à long terme… à condition que l’on mène des politiques économiques contra-cycliques qui évitent un dérapage du chômage dont la soutenabilité est sans doute aujourd’hui bien plus préoccupante que celle des finances de l’Unedic[3].

Sur la base d’un diagnostic qui est donc très contestable, la Cour des comptes propose de réduire la générosité des prestations de chômage. Comme il est difficile de mettre en avant des propositions de coupe des plus faibles prestations, la Cour insiste plutôt sur les économies susceptibles d’être réalisées en limitant les très hautes indemnités de chômage qui en France peuvent dépasser 6 000 euros par mois pour les cadres de haut niveau dont les salaires vont jusqu’à 4 fois le plafond de la Sécurité sociale soit, en 2013, 12 344 euros bruts par mois. Mais en réalité il n’est même pas acquis, d’un point de vue strictement comptable, que cette mesure ait un effet favorable sur les finances de l’Unedic. En effet, les bénéficiaires de très hautes indemnités sont peu nombreux, car les cadres sont beaucoup moins souvent au chômage que les autres salariés. Par contre leurs salaires plus élevés supportent les mêmes taux de cotisations si bien qu’ils apportent une contribution nette positive au financement du régime. Un calcul approché, fondé sur la distribution des salaires et des indemnités reçues par les chômeurs indemnisés par l’Unedic, montre que les salariés qui gagnent plus de 5 000 euros bruts par mois reçoivent environ 7 % des indemnités de chômage et assurent près de 20 % des cotisations. A titre d’exemple nous avons simulé une réforme qui alignerait approximativement le régime d’assurance chômage français sur le régime allemand qui est nettement plus sévèrement plafonné que le régime français. Le plafond allemand étant de 5 500 euros bruts par mois (anciens Länder) contre 12 344 dans le système français. En retenant un plafond de 5 000 euros bruts par mois, l’indemnité nette française maximale serait de l’ordre de 2 800 euros. Avec cette hypothèse, les prestations reçues par les chômeurs excédant le plafond seraient réduites de près de 20 %, mais l’économie représenterait à peine plus de 1 % du total des prestations. Du côté des recettes, la baisse du plafond devrait entraîner une réduction de celles-ci de l’ordre de 5 %. L’existence d’un plafond élevé dans le système français d’assurance chômage permet en fait une redistribution verticale importante du fait des différences de taux de chômage. Paradoxalement le fait de réduire l’assurance pour les plus favorisés conduirait à diminuer cette redistribution et détériorerait l’équilibre financier du régime. Sur la base des hypothèses précédentes, le passage à un plafond de 5 000 euros entraînerait une augmentation du déficit de l’ordre de 1,2 milliard (–1,6 milliard de recettes – 400 millions de dépenses).

On ne tient pas compte dans ce premier calcul d’un éventuel impact sur le chômage de ceux dont les prestations seraient fortement réduites. Pour éclairer l’ordre de grandeur de cet effet, par ailleurs improbable, nous avons simulé une situation dans laquelle le nombre de bénéficiaires des plus hautes prestations serait divisé par deux (par exemple par une réduction de leur durée de chômage dans la même proportion). Entre le nouveau plafond et le niveau le plus élevé des salaires de référence, nous avons estimé que l’effet d’incitation augmenterait linéairement (–10 % de chômeurs dans la première tranche au-dessus du plafond, puis –20 % etc., jusqu’à –50 %). Avec cette hypothèse d’une incidence forte de l’indemnisation sur le chômage, l’économie supplémentaire de prestation serait proche de 1 milliard d’euros. Dans ce cas la réforme du plafond serait pratiquement équilibrée (avec un surcoût potentiel, non significatif, de 200 millions d’euros). Mais on n’a pas intégré le fait que le raccourcissement de la durée de chômage des chômeurs très indemnisés pourrait augmenter celle des chômeurs moins indemnisés. Dans une situation proche du plein emploi il est possible de considérer que le rationnement de l’emploi résulte de celui de l’offre de travail ; dans la situation actuelle de crise généralisée, c’est bien l’hypothèse inverse d’un rationnement de la demande de travail qui est la plus réaliste. La réalisation d’économies budgétaires par la baisse des fortes prestations est donc peu crédible, du moins si l’on s’en tient à une réforme qui ne change pas la nature du système.

On pourrait bien entendu obtenir un résultat plus favorable en ne réduisant que le plafond des prestations et pas celui des cotisations. Cette solution serait très déstabilisante pour le régime puisqu’elle inciterait fortement les cadres supérieurs à demander à sortir d’un système solidaire qui leur apporte aujourd’hui une assurance raisonnable moyennant l’acceptation d’une forte redistribution verticale, alors que la baisse du plafonnement des seules prestations les forcerait à s’assurer individuellement tout en continuant à verser de fortes cotisations obligatoires. Ce type d’évolution remettrait nécessairement en cause le principe de base de l’assurance sociale : des contributions fonction des moyens de chacun contre des prestations fonction des besoins.

L’économie générale du rapport de la Cour sur l’indemnisation du chômage paraît donc très discutable car, en ne prenant pas en compte l’effet de la crise, elle revient à proposer une politique procyclique faisant peser sur les chômeurs un poids supplémentaire dans une période où il est moins que jamais possible de leur faire porter la responsabilité du sous-emploi. Quant à la mesure phare remettant en cause le compromis sur les hautes prestations, elle ne peut au mieux qu’être budgétairement neutre et au pire détruire le contrat social qui permet aujourd’hui une forte redistribution verticale au sein du système solidaire d’assurance chômage.


[1] L’assurance chômage subventionne, par le régime spécial des intermittents, à hauteur d’un milliards d’euros par an environ les entreprises de spectacle. Il serait évidemment judicieux que cette dépense soit prise en charge par le budget général et non par l’Unedic

[2] Hors opérations exceptionnelles

[3] Sur les politiques économiques en Europe et leur absence de soutenabilité macroéconomique voir le premier rapport du projet Independent Annual Growth Survey (IAGS) .




France-Allemagne : le grand écart démographique

par Gérard Cornilleau

Les trajectoires démographiques divergentes de l’Allemagne et de la France vont avoir des conséquences majeures et différenciées sur les dépenses sociales, les marchés du travail, les capacités productives et sur la soutenabilité des dettes publiques. Elles expliquent notamment les craintes allemandes face à la montée de leur propre dette. Les divergences démographiques vont nécessiter la mise en œuvre de politiques publiques hétérogènes de part et d’autre du Rhin. Le « one-size-fits-all » n’est pas encore pour demain.

Les trajectoires  démographiques de la France et de l’Allemagne sont le produit des guerres européennes et de l’Histoire. La superposition des pyramides des âges (graphique 1) est à cet égard instructive : en Allemagne les générations les plus nombreuses sont celles qui sont nées au cours de la période nazi, jusqu’en  1946 ; ensuite viennent les générations nées au milieu des années soixante (les enfants des générations nées pendant le nazisme).  En France les générations des années trente sont à l’inverse peu nombreuses. En conséquence le baby-boom qui, comme on peut  facilement le comprendre, démarre avant celui de l’Allemagne (dès 1945 au moment où l’on observe un baby krach en Allemagne qui ne prendra fin qu’au début des années cinquante ; le baby-boom allemand culminant tardivement au cours des années soixante) est d’une ampleur limitée car les générations en âge d’avoir des enfants sont peu nombreuses. En revanche le ralentissement de la natalité est nettement plus faible en France après la crise des années soixante-dix et surtout la fécondité augmente de  nouveau depuis le début des années quatre-vingt-dix. Si bien qu’avec un taux de fécondité qui reste proche de 2 enfants par femme en âge de procréer, les générations sont de taille pratiquement constante de 1947 à aujourd’hui.  En Allemagne la réunification entraîne un effondrement de la fécondité dans l’ex-RDA qui converge vers le taux de l’Ouest  au milieu des années 2000 (graphique 2). Au total, depuis la guerre, la fécondité française est toujours restée supérieure à la fécondité allemande et depuis le début des années 2000 l’écart se creuse. Si bien que le nombre de naissances en France excède aujourd’hui  de beaucoup celui qui est observé en Allemagne : en 2011, 828 000 contre 678 000 soit 22 % de naissances en plus en France.

 

Du point de vue démographique, la France et l’Allemagne sont donc dans des situations radicalement différentes. Alors que la France a pu conserver un taux de fécondité satisfaisant, pratiquement suffisant pour garantir la stabilité à long terme de la population, la dénatalité allemande va entraîner une baisse  rapide et importante de la population et un vieillissement nettement plus prononcé qu’en France (graphiques 3 et 4)

D’après les projections démographiques retenues par la Commission européenne[1], l’Allemagne devrait perdre plus de 15 millions d’habitants d’ici 2060 et la France en gagner un peu moins de 9. Vers 2045 les deux pays devraient avoir des populations identiques (un peu moins de 73 millions d’habitants) et en 2060 la France compterait environ 7 millions d’habitants de plus que l’Allemagne (73 millions contre 66).

Dans les deux pays les migrations contribuent à la croissance de la population mais de manière modérée. Les migrations nettes ont été faibles en Allemagne au cours de la période la plus récente avec un taux de 1,87 ‰ entre 2000 et 2005 et 1,34‰ entre 2005 et 2010 contre respectivement 2,55 ‰ et 1,62‰ en France[2]. La Commission européenne retient pour l’avenir  des taux de migration nets proches pour la France et l’Allemagne, contribuant à l’horizon de 2060 à augmenter la population de l’ordre de 6 % dans chaque pays[3]. L’ONU[4] envisage une hypothèse similaire, la contribution des migrations étant de plus en plus faible dans l’ensemble des pays du fait du ralentissement général des migrations internationales dues à la hausse des revenus dans les pays d’origine. Dans ce contexte, l’Allemagne ne semble pas disposer d’un réservoir important de main-d’œuvre externe alors qu’elle a peu de liens historiques avec les principales zones d’émigration.

L’inversion des poids démographiques semble donc inéluctable et elle s’accompagnera d’une divergence de l’âge moyen de la population, l’Allemagne étant nettement plus âgée que la France (graphique 4). En 2060, la part des plus de 65 ans atteindra presque le tiers de la population en Allemagne contre un peu moins de  27 % en France.

En conséquence, et compte tenu des réformes engagées dans les deux pays, la part des dépenses publiques de retraites dans le PIB augmenterait peu en France et beaucoup en Allemagne. D’après les travaux de la Commission européenne (op. cit.) elle passerait en France, entre 2010 et 2060, de 14,6 à 15,1 %, soit une hausse de +0,5 point, alors qu’elle augmenterait de  2,6 points en Allemagne passant de 10,8 à 13,4 % du PIB. Ceci bien que la réforme allemande du système de retraite prévoie un report à 67 ans de l’âge de la retraite et la réforme française un report à seulement  62 ans.

La démographie a également des conséquences sur les marchés du travail qui vont être soumis à des contraintes différentes. Entre 2000 et 2011, les populations actives française et allemande ont augmenté du même ordre de grandeur –  +7,1 % en Allemagne et + 10,2 % en France –,  mais alors qu’en Allemagne les deux tiers de cette hausse résulte de celle des taux d’activité, en France la démographie en explique 85 %. Dans un avenir proche, l’Allemagne va buter sur la difficulté d’accroître davantage ses taux d’activité. Sa politique familiale comprend aujourd’hui des dispositions, comme le congé parental, qui visent à inciter le travail féminin par une meilleure conciliation entre le travail et la vie de famille, mais les taux d’activité féminins sont déjà élevés et la question est plutôt celle de l’augmentation de la fécondité que de l’offre de travail. La France qui part d’un niveau plus faible de taux d’activité, surtout à cause des seniors qui sortent du marché du travail nettement plus tôt qu’en Allemagne, dispose de plus de réserves de hausse. Depuis quelques années la disparition des préretraites et l’allongement des durées de travail requises pour obtenir une retraite à taux plein ont commencé à produire leurs effets et le taux d’emploi des seniors progresse nettement, même pendant la crise[5]. Dans le même temps l’emploi des seniors progresse également en Allemagne, mais il ne pourra pas augmenter fortement indéfiniment et l’hypothèse d’une convergence à long terme des taux d’emploi entre la France et l’Allemagne est la plus vraisemblable. Au total, selon les projections de la Commission européenne[6], le taux d’activité allemand pourrait augmenter de 1,7 point entre 2010 et 2020 (passant de 76,7 à 78,4 %) alors que le taux français augmenterait de 2,7 points (de 70,4 à 73,1 %). A l’horizon de 2060 le taux d’activité français augmenterait deux fois plus que le taux allemand (+4,2 points contre +2,2). Mais le taux français serait encore inférieur au taux allemand (74,7 contre 78,9) si bien que la France disposerait encore d’une réserve de hausse.

La conséquence de cette divergence démographique  entre les deux pays est lourde  en termes de croissance potentielle à moyen long terme. Toujours selon les projections de la Commission européenne (qui repose sur l’hypothèse de la convergence de la productivité du travail en Europe autour d’un rythme de croissance annuelle de 1,5 %), la croissance potentielle française sera à long terme le double de la croissance potentielle allemande : +1,7 % par an d’ici 2060 contre +0,8. La différence resterait relativement faible jusqu’en 2015 (1,4 en France et 1,1 en Allemagne) mais elle se creusera ensuite rapidement : 1,9 en France en 2020, contre 1 en Allemagne.

Il en résultera que, comme pour la population, la hiérarchie des PIB français et allemand devrait s’inverser aux alentours de 2040 (graphique 5).

Les contextes démographiques de la France et de l’Allemagne expliquent donc logiquement que les perspectives des dépenses sociales liées à l’âge soient plus préoccupantes en Allemagne qu’en France. Ceci devrait conduire à nuancer les analyses relatives aux dettes publiques : à niveau identique du ratio dette/Pib en 2012, la dette française est plus soutenable à long terme que la dette allemande.


[1] Cf. “The 2012 ageing report”, European Economy 2/1012.

[2] Cf. United Nations, Department of Economic and Social Affairs, Population Division (2011). World Population Prospects: The 2010 Revision, CD-ROM Edition.

[3] Le solde migratoire net serait un peu plus élevé en Allemagne qu’en France atteignant 130 000 par an aux alentours de 2025-2030, alors qu’il resterait inférieur à 100 000 en France. Mais au total la différence serait très faible : en 2060 le cumul des migrations nettes entre 2010 et 2060 augmenterait la population de 6,2 % en Allemagne et 6 % en France (en pourcentage de la population de 2010)

[4] Op. cit.

[5] Voir le bilan de l’évolution de la population active en 2011 par l’Insee : http://www.insee.fr/fr/ffc/ipweb/ip1415/ip1415.pdf

[6] Op. cit.

 




Is our health system in danger? Reorienting the reform of health management (4/4)

By Gérard Cornilleau

Health is one of the key concerns of the French. Yet it has not been a major topic of political debate, probably due to the highly technical nature of the problems involved in the financing and management of the health care system. An OFCE note presents four issues that we believe are crucial in the current context of a general economic crisis: the last major concern about the health system is hospital financing. This underwent severe change in 2005 with the launch of the T2A system, which reintroduced a direct financial relationship between the activity of the hospitals and their financial resources. It has reinforced the importance and power of the “managers”, which could give the impression that hospitals were henceforth to be regarded as undertakings subject to the dictates of profitability.

The reality is more complex, as the T2A system is aimed less at making hospitals “profitable” than at rationalizing the way expenditure is distributed among the hospitals by establishing a link between their revenue and their activity, as measured by the number of patients cared for weighted by the average cost of treating each patient. Paradoxically, the risk of this type of financing is that it could lead to a rise in spending by encouraging the multiplication of treatments and actions. In fact, the HCAAM report for 2011 (op. cit.) notes that the 2.8% growth in hospital fee-for-service expenditures in 2010 can be broken down into a 1.7% increase attributable to an increase in the number of stays and a 1.1% increase attributable to a “structural effect” linked to a shift in activity towards better reimbursed treatments [1].

This development is worrying, and it could lead to a rise in hospital costs for no reason other than budget needs. The convergence of costs at private clinics and at government and non-profit hospitals is no guarantee against this tendency, as the incentives are not different for private clinics. Here we are reaching the limits of management by competition, even in a notional form, as its flaws are too numerous for it to be the only means of regulation and management.

Public hospitals also receive lump-sum allocations to carry out the general interest and training missions assigned to them. This lump-sum envelope represented approximately 14% of their actual budget in 2010 [2]. It provides funding for teaching and research in the hospitals, participation in public health actions, and the management of specific populations such as patients in difficult situations. Unlike reimbursements related to the application of the fee schedule, the amounts of the corresponding budgets are restrictive and easy to change.

Consequently, budget adjustments are often based on setting aside a portion of these allocations and revising the amounts allocated based on changes in total hospital expenditure. In 2010, for instance, the overrun of the spending target set for the hospitals that year, estimated at 567 million euros, resulted in a 343 million euro reduction in the budget allocated to the general interest mission, or an adjustment of about -4.2% from the original budget (HCAAM, 2011).

The regulation of hospital expenditure has tended to focus on the smallest budget share, which is also the easiest for the central authorities to control. While it is possible to revise the reimbursement rates of the T2A fee schedule, this takes time to affect the budget and the targets are harder to hit. The system for managing hospital budgets is thus imperfect, and it runs the dual risk of uncontrolled slippage on expenditures governed by the T2A system and a drying up of the budget envelopes used to finance expenditures that do not give rise to any billing. There is no magic bullet for this problem: returning to the previous system of a total budget to finance total expenditure would obviously not be satisfactory when the T2A system has made improvements in the link between hospital activity and financing; nor is it acceptable to keep putting the burden of any budget adjustments solely on the budget envelopes of the general interest and investment missions, especially in a period of austerity. The general trend is to minimize the scope of the lump-sum funding envelope (Jégou, 2011) and to maximize the scope of fee-for-service charging.

Pricing is not, however, always perfectly suited to the management of chronic complex conditions. One could therefore ask whether, conversely, the establishment of a mixed rate system of reimbursement, including a component that is fixed and proportional, would not be more effective, while facilitating the overall regulation of the system as a whole by means of a larger lump-sum envelope. The fixed part could for example be determined on the basis of the population covered (as was the case in the old system of an overall budget). This development would also have the advantage of reducing the obsessive managerial spirit that seems to have contributed significantly to the deterioration of the working atmosphere in the hospitals.

 


[1] The patients treated by the hospital are classified into a Groupe Homogène de Malade (GHM, a diagnosis-related group) based on the diagnosis. For each stay of a given patient, the hospital is paid on the basis of a fee set in the Groupe Homogène de Séjours (GHS, a stay-related group), which refers to the patient’s GHM and to the treatment that they receive. In theory this system can associate an “objective” price with the patient treated. In practice, the classification into a GHM and GHS is very complex, particularly when multiple pathologies are involved, and the classification process can be manipulated. As a result, it is impossible to determine precisely whether the shift towards more expensive GHS classifications reflects a worsening of cases, the manipulation of the classifications, or the selection of patients who are “more profitable”.

[2] The credits, called “MIGAC” (for general interest missions and aid to contracting), came to 7.8 billion euros in 2010 out of total hospital expenditure in the “MCO” field (Medicine, Surgery, Obstetrics, Dentistry) of 52.7 billion; see HCAAM, 2011.

 

 




Notre système de santé est-il en péril ? Réorienter la réforme de la gestion hospitalière (4/4)

par Gérard Cornilleau

La santé fait partie des préoccupations essentielles des Français.  Pourtant sa place dans le débat politique reste limitée, sans doute du fait du caractère très technique des problèmes que posent le financement et la gestion du système de soins.  Une note de l’Ofce présente les quatre problèmes qui nous semblent essentiels dans le contexte actuel  de crise économique générale : le dernier sujet de préoccupation important à propos du système de santé concerne le financement de l’hôpital. Celui-ci a été fortement perturbé par la mise en place de la T2A depuis 2005. Cette dernière a réintroduit un lien financier direct entre l’activité des hôpitaux et leurs ressources financières. Cette réforme a  renforcé l’importance et le pouvoir des « gestionnaires », ce qui a pu donner le sentiment que les hôpitaux étaient dorénavant assimilés à des entreprises soumises à un impératif de rentabilité.
La réalité est plus complexe car la T2A vise moins la « rentabilisation » des hôpitaux que la rationalisation de la répartition des dépenses entre eux en établissant un lien entre leurs recettes et leur activité mesurée par le nombre de patients pris en charge pondéré par le coût moyen des traitements de chacun d’entre eux. Le risque de ce mode de financement est paradoxalement d’inciter à la dépense en contribuant à privilégier la multiplication des traitements et des actes. De fait le rapport du HCAAM pour 2011 (op.cit.) note que la croissance de 2,8 % des dépenses hospitalières tarifées à l’activité en 2010 se décompose en une hausse de 1,7 % imputable à l’augmentation du nombre de séjours et une hausse de 1,1 % imputable à un « effet structure » lié au déplacement de l’activité vers des prises en charge mieux rémunérées[1].

Cette évolution est inquiétante et pourrait conduire à une remontée des dépenses hospitalières sans autre justification que la nécessité budgétaire. La convergence des tarifs appliqués aux cliniques privées et aux hôpitaux publics et non lucratifs n’est pas une garantie contre cette dérive car les cliniques privées ne sont pas soumises à des incitations différentes. On touche là aux limites de la gestion par la concurrence, fut-elle fictive, dont les imperfections sont trop nombreuses pour qu’elle soit le seul moyen de régulation et de gestion.

Les hôpitaux publics reçoivent aussi des crédits forfaitaires destinés à assurer les missions d’intérêt général et de formation qui leur sont confiées. Cette enveloppe de crédit représente environ 14 % de leur budget exécuté en 2010[2]. Elle permet de financer les activités d’enseignement et de recherche des hôpitaux, la participation aux actions de santé publique, ou la prise en charge de populations spécifiques comme les patients en situation de précarité. Contrairement aux remboursements liés à l’application de la tarification, les montants des budgets correspondants sont limitatifs et faciles à modifier.

En conséquence la régulation budgétaire s’appuie souvent  sur la mise en réserve d’une partie de ces crédits et la révision des montants attribués en fonction de l’évolution de l’ensemble de la dépense hospitalière. Ainsi en 2010 le dépassement en cours d’année de l’objectif de dépenses assigné aux hôpitaux, évalué à 567 millions d’euros, s’est traduit par une réduction de 343 millions d’euros du budget affecté aux missions d’intérêt général, soit un ajustement de l’ordre de – 4,2 % par rapport au budget initial (HCAAM, 2011).

La régulation de la dépense hospitalière a donc tendance à porter sur la part du budget la plus faible qui est aussi la plus facile à maîtriser par les autorités centrales. Il est certes possible de réviser les tarifs de remboursement de la T2A, mais l’impact budgétaire est nécessairement retardé et les objectifs visés plus difficiles à atteindre.  Le système de gestion budgétaire des hôpitaux est donc imparfait et il fait courir le double risque d’un dérapage mal contrôlé des dépenses régies par la T2A et d’un assèchement des enveloppes budgétaires qui servent au financement des dépenses qui ne peuvent pas donner lieu à facturation. Il n’y a pas de solution simple à cette difficulté : revenir au système antérieur de budget global pour le financement de la totalité de la dépense ne serait évidemment pas satisfaisant alors que la T2A a permis d’améliorer le lien entre l’activité des hôpitaux et leur financement ; faire peser tous les ajustements budgétaires sur les seules enveloppes de missions générales et d’investissement, surtout dans une période de rigueur, n’est pas plus acceptable. La tendance générale est de limiter le plus possible le champ de l’enveloppe de financement forfaitaire (Jégou, 2011) et d’étendre au maximum celui de la tarification à l’activité.

Mais la tarification n’est pas toujours parfaitement adaptée à la prise en charge de pathologies complexes et chroniques.  On peut donc se demander si, à l’inverse, la mise en place d’un tarif de remboursement mixte comprenant une part fixe et proportionnelle ne serait pas plus efficace tout en facilitant la régulation d’ensemble du système du fait d’une enveloppe forfaitaire plus large. La partie fixe pourrait par exemple être déterminée sur la base de la population couverte (comme c’était le cas dans la modalité ancienne de budget global). Cette évolution aurait aussi l’avantage de faire reculer l’obsession gestionnaire qui semble avoir fortement contribué à dégrader le climat social au sein des hôpitaux.


[1] Les malades pris en charge par l’hôpital sont classés dans un Groupe Homogène de Malade (GHM) sur la base du diagnostic. Pour chaque séjour d’un malade donné l’hôpital est rémunéré sur la base d’un tarif établi en Groupe Homogène de Séjours (GHS) qui renvoie au GHM auquel appartient le malade et au traitement qu’il reçoit. En théorie ce système permet d’associer un tarif « objectif », en fonction du malade pris en charge. En pratique, le classement en GHM et GHS est très complexe, notamment du fait des pathologies multiples, et le classement est « manipulable ». Il en résulte que l’on ne peut pas savoir précisément si le glissement vers des GHS plus coûteux correspond à une aggravation des cas, à une manipulation du codage ou à une sélection des patients les plus « rentables ».

[2] Ces crédits dit MIGAC (pour Missions d’intérêt général et aides à la contractualisation) atteignaient 7,8 milliards d’euros en 2010 sur un total de dépenses hospitalières du champ MCO (Médecine, Chirurgie, Obstétrique et Odontologie) de 52,7 milliards, Cf. HCAAM, 2011.




Notre système de santé est-il en péril ? Réformer le remboursement des soins (3/4)

par Gérard Cornilleau

La santé fait partie des préoccupations essentielles des Français.  Pourtant sa place dans le débat politique reste limitée, sans doute du fait du caractère très technique des problèmes que posent le financement et la gestion du système de soins.  Une note de l’Ofce présente les quatre problèmes qui nous semblent essentiels dans le contexte actuel  de crise économique générale : le troisième, ici présenté, le problème du remboursement des soins, des soins de longue durée et de la hausse des dépassements d’honoraires.

Actuellement le remboursement des soins par la Sécurité sociale varie en fonction de la gravité de la maladie : les soins de longue durée, qui correspondent à des affections de gravité élevée, sont pris en charge à 100 % alors que les remboursements des soins courants ont tendance à diminuer du fait de  l’existence et de la hausse de forfaits divers non remboursés. S’ajoute à cette évolution structurelle la hausse des dépassements d’honoraires non remboursés qui réduisent la part des dépenses financée par la Sécurité sociale.  Il en résulte que la prise en charge des soins courants par l’assurance maladie est limitée à 56,2 % alors que le taux de remboursement des malades atteints d’affections de longue durée (ALD) est de 84,8 % pour les soins de ville[1]. Cette situation a de multiples conséquences fâcheuses : elle peut entraîner un renoncement à certains soins courants avec des conséquences négatives sur la prévention des affections plus graves ; elle renchérit le coût des assurances complémentaires qui paradoxalement sont taxées pour alimenter l’assurance obligatoire au motif de la forte prise en charge publique des ALD. Enfin elle donne à la définition du champ des ALD un rôle central alors qu’il n’est pas très facile à délimiter puisqu’il faut mêler la mesure du « degré » de gravité et celle du coût des traitements pour définir la liste des affections ouvrant droit à un remboursement complet. La question des affections multiples et de leur prise en charge simultanée par l’assurance maladie au titre des soins courants ou des ALD constitue d’autre part un casse-tête bureaucratique  générateur d’incertitude et de dépenses de gestion et de contrôle peu utiles.

C’est pourquoi certains proposent de remplacer le système des ALD par la mise en place d’un bouclier sanitaire qui permettrait la prise en charge à 100 % de l’ensemble des dépenses dépassant un certain seuil annuel. Au-delà d’un certain seuil de dépenses non remboursées (correspondant par exemple au niveau actuel  du « reste à charge » moyen après remboursement de l’assurance maladie obligatoire, soit environ 500 euros par an en 2008[2]) la prise en charge par la Sécurité sociale deviendrait intégrale. Un tel système assurerait mécaniquement la prise en charge des dépenses les plus importantes associées aux maladies graves sans nécessiter le détour actuel par les ALD.

On peut aussi imaginer moduler le seuil de dépenses non remboursées en fonction du revenu (Briet et Fragonard, 2007) ou le taux de remboursement ou les deux. Cette possibilité est généralement évoquée pour limiter la hausse des dépenses remboursées. Elle pose la question habituelle du soutien des plus favorisés aux assurances sociales alors qu’ils auraient intérêt à se rallier à la mutualisation du risque santé dans le cadre d’assurances privées à cotisations proportionnelles aux risques plutôt qu’aux revenus.

La mise en place d’un système de bouclier sanitaire pose aussi la question du rôle des assurances complémentaires. Historiquement ces assurances « complétaient » la couverture publique par la prise en charge de dépenses écartées totalement ou quasi intégralement du panier de soins remboursées par l’assurance de base (appareils dentaires, montures de lunettes, optique sophistiquée, chambres « seul » à l’hôpital, etc.). Elles interviennent aujourd’hui de plus en plus comme des assurances « supplémentaires » qui viennent compléter l’assurance publique pour le remboursement de l’ensemble des dépenses de santé (prise en charge du ticket modérateur, remboursement partiel des dépassements d’honoraires).  Le passage à un système de bouclier sanitaire limiterait leur champ d’action au remboursement des dépenses en deçà du seuil. On imagine souvent que les assurances complémentaires, si elles sortaient de leur rôle actuel de co-payeur aveugle des dépenses de soins, pourraient jouer un rôle actif de promotion de la prévention en proposant par exemple une modulation des cotisations en fonction des comportements des assurés[3]. Mais quel serait leur intérêt si le bouclier venait limiter leur engagement au-delà du seuil non pris en charge par l’assurance publique ? Même dans le cas du maintien d’un « reste à charge » non négligeable au-delà du seuil du fait des dépassements d’honoraires par exemple, elles resteraient certainement relativement passives et la situation serait peu modifiée par rapport à celle d’aujourd’hui  qui les écarte de l’essentiel de la prise en charge des maladies graves et coûteuses.

Dès lors un système dans lequel l’assurance publique assure seule la prise en charge d’un panier de soins clairement délimité est sans doute préférable : il faudrait pour cela que le bouclier sanitaire soit croissant avec le revenu, les ménages les plus pauvres étant pris en charge à 100 % au premier euro. Si les ménages aisés décidaient de s’auto-assurer pour les dépenses en deçà du seuil (ce qui est vraisemblable si celui-ci est inférieur à 1000 € par an), les complémentaires pourraient se retirer pratiquement intégralement du champ des remboursements des dépenses de soins courants. Par contre, elles pourraient se consacrer à la prise en charge des dépenses hors champ de l’assurance maladie publique, soit en pratique les dépenses de prothèses dentaire et d’optique correctrice. Dans ces domaines elles pourraient intervenir plus activement qu’aujourd’hui pour structurer l’offre de soins et d’appareillage. Leur rôle de payeur principal dans ces secteurs justifierait qu’on leur délègue la responsabilité de traiter avec les professions concernées.  Cette solution impliquerait toutefois qu’un système de prise en charge publique vienne aider les plus pauvres à accéder aux soins non pris en charge par l’assurance publique (sous une forme proche de l’actuelle CMU qui devrait toutefois être étendue et rendue plus progressive). Il n’existe donc pas de solution simple à la question de l’articulation entre assurance publique et assurance privée complémentaire.

Il faut aussi évoquer la fusion des deux systèmes, en pratique l’absorption du privé par le public, qui aurait l’avantage de simplifier l’ensemble du dispositif mais laisserait partiellement irrésolue la question de la définition du panier de soins pris en charge. Il est fort probable qu’à la marge du système des assurances complémentaires se réinstallent pour prendre en charge les dépenses annexes non couvertes par le système public du fait de leur caractère jugé non indispensable et de confort. Le remboursement des dépenses de santé doit donc certainement rester mixte, mais il est urgent de reconsidérer la frontière entre privé et public sinon la tendance à privilégier la baisse de la prise en charge publique se renforcera au détriment de la rationalisation du système et de  l’équité dans la prise en charge des dépenses de santé.


 


[1] En 2008. Il s’agit d’un taux de prise en charge hors optique. Avec l’optique le taux de prise en charge par l’assurance maladie tombe à 51.3 % (Haut Conseil pour l’Avenir de l’Assurance Maladie, décembre 2011).

[2] HCAAM, 2011 (op.cit.)

[3] La prise en compte des comportements des assurés n’est pas aisée. Au-delà du recours aux examens préventifs qui peut être relativement facilement mesuré, les autres comportements de prévention sont difficilement vérifiables. Il existe d’autre part un risque, inhérent à l’assurance privée, d’écrémage de la population par les assureurs : pour attirer les « bonnes » clientèles on assure la prise en charge de dépenses caractéristiques des populations à plus faible risque (par exemple le recours aux médecines « douces »), et on rejette celles qui présentent le plus de risque sur la base de questionnaires médicaux détaillés.