Combien d’euros par emploi créé ?

Par Guillaume Allègre, @g_allegre

Pacte de responsabilité, CICE, allégements de cotisations : peut-on réduire l’évaluation de ce type de mesures au coût en euros de chaque emploi créé ? Si l’évaluation est évidemment importante, le chiffre final fait souvent l’objet d’une mauvaise interprétation ou d’une utilisation abusive dans le débat public, et ce par des personnes de parfaite bonne foi. Pour certains commentateurs, un coût par emploi créé très élevé, largement plus élevé que le coût réel moyen d’un emploi public (ou privé), est un gâchis d’argent public qui serait mieux utilisé ailleurs : en crèches, dans l’éducation ou la police nationale.

Ce type de raisonnement s’appuie sur une interprétation erronée des milliards en jeu. Pour le comprendre, faisons l’expérience de pensée suivante : prenons deux mesures fiscales, disons A et B, qui ont pour objet d’alléger le coût du travail afin de créer des emplois. La mesure A crée 200 000 emplois et coûte ex post (c’est-à-dire après prise en compte des emplois créés et interaction avec les autres dispositifs sociaux et fiscaux) 20 milliards et 1 euros à l’Etat et aux administrations publiques. Le coût par emploi créé est ainsi de 100 000 euros, ce qui paraît excessif. La mesure B crée 180 000 emplois et coûte ex post 20 milliards d‘euros, soit 111 111 euros, ce qui est encore moins bien. À première vue, il ne faut mettre en place ni la mesure A, ni la mesure B : le coût par emploi créé est bien trop important. Maintenant, supposons qu’il est également possible de mettre en place –A ou –B qui, inversement à A et B, augmentent le coût du travail (par un accroissement des cotisations) avec des effets symétriques sur l’emploi. Supposons aussi que les effets sur l’emploi et le coût soient additifs lorsqu’on met en place deux mesures en même temps. Alors il paraît évident qu’il faut mettre en place [A-B][1]: alléger le coût du travail par A et l’augmenter par –B  permettrait de créer 20 000 emplois pour un coût de 1 euro, soit 0,00005 euro par emploi créé ! Le ratio de coût d’emploi créé entre la mesure A et la mesure [A-B] est de 1 sur 2 milliards (=100 000/0,00005) ! Un esprit distrait pourrait dire alors : il ne faut surtout pas mettre en place la mesure A…

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Depuis Ricardo, on sait en économie que ce sont bien souvent les avantages relatifs qui comptent et non les avantages absolus : toute seule, A ne paraît pas une mesure intéressante, mais combinée à –B, elle s’avère très puissante, de même qu’au Poker, un 2 de cœur dans une main n’a pas la même valeur avec des Valets ou avec les 2 de pique, de trèfle et de carreau… Les mesures de politiques économiques ne peuvent donc être évaluées seules : il faut les évaluer dans leur interaction avec l’ensemble des instruments déjà mis en œuvre ou simplement disponibles.

Outre la non-prise en compte du bouclage macroéconomique ou du financement, une autre limite du raisonnement en termes de coût par emploi créé est qu’il ne prend pas toujours bien en compte les questions : qui paie la note et qui reçoit quoi ? Une dépense de l’Etat (en termes de crèches, d’éducation ou de police nationale) n’est pas équivalent à une dépense fiscale : si elles sont financées, la première réduit le revenu disponible des ménages alors que la seconde non (c’est un transfert entre ménages, entre entreprises, ou entre ménages et entreprises). Par conséquent, il est trompeur de comparer les deux types de dépenses seulement en termes d’emplois créés. En effet, les emplois créés ne sont qu’une conséquence indirecte d’une dépense fiscale (l’effet direct est le transfert de l’Etat vers les ménages et les entreprises) ; si elle est financée, comme dans [AB], les emplois créés sont un effet de second ordre lié à une réponse comportementale différente à A et –B. Au contraire, l’augmentation structurelle des dépenses de l’Etat (et donc des prélèvements obligatoires) a pour effet premier d’augmenter la consommation de biens publics et de réduire la consommation de biens privés. Si on ne raisonne qu’en termes d’emplois, on risque de se retrouver avec le plein-emploi mais au sein d’une économie entièrement socialisée. Pour évaluer ce type de transferts, il faut rajouter des paramètres au-delà de la création d’emplois. Il faut notamment tenir compte du bien-être (quelle est l’utilité des crèches, des dépenses d’éducation et de police nationale par rapport aux dépenses privées ?) et des effets d’incitation (quel est l’effet de l’augmentation des prélèvements sur les incitations à répondre aux besoins économiques des consommateurs ?). Il est aussi nécessaire de réfléchir en termes d’incidence fiscale. [AB] ne peut créer des emplois qu’en organisant des transferts au sein des ménages et/ou des entreprises. Les questions pertinentes sont donc : qui sont les gagnants et les perdants ex post (en tenant compte des emplois créés et de l’évolution des prix et des salaires) ? Ces transferts réduisent-ils ou augmentent-ils les inégalités ? Contreviennent-ils à l’équité horizontale (à faculté contributive égale, impôt égal) ? Sont-ils susceptibles de modifier la croissance à long-terme (via la structure de l’emploi, les effets substitution capital-travail etc.) ?

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[1] Par exemple, on peut financer une baisse ciblée des cotisations sociales patronales (A) par une hausse générale de ces cotisations (-B).




Fusionner RSA-activité et PPE ?

par Guillaume Allègre

Suite à la remise du rapport d’évaluation de la mise en œuvre du plan pluriannuel contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale, le premier ministre a réaffirmé la volonté du gouvernement de fusionner RSA-activité et PPE.

Comme les auteurs du rapport le rappellent, en 2014, les dépenses publiques consacrées à ces deux mesures vont diminuer pour la quatrième année consécutive pour atteindre 3,9 milliards d’euros (contre 4,5 en 2009). Ceci est dû au gel de la PPE. Au départ, celui-ci était justifié par la mise en place du RSA-activité : le financement de la lutte contre la pauvreté laborieuse a bien pesé de façon disproportionnée sur les classes populaires, bénéficiaires de la PPE, comme nous le dénoncions dès 2008 (« Faut-il sacrifier la prime pour l’emploi sur l’autel du revenu de solidarité active ? ») puis de nouveau en 2011 ( «Les échecs du RSA » ). Dans un deuxième temps, le gel de la PPE a pu être justifié par celui, simultané, de l’impôt sur le revenu (IR) : il n’est pas illégitime que toutes les catégories participent, selon leurs moyens, à la réduction des déficits publics. Toutefois, sous fond de discours sur le « ras-le-bol fiscal », le gouvernement a renoncé au gel du barème de l’IR sans toucher à celui de la PPE, qui pourtant est un crédit venant se déduire de l’IR. Ceci pourrait être lié à la volonté de diminuer le nombre de perdants faisant suite à une réforme visant à fusionner RSA-activité et PPE.

En effet, comme le souligne la note de l’OFCE n°33 parue en septembre 2013, RSA-activité et PPE sont des dispositifs très différents (le RSA-activité est une prestation sociale familialisée tandis que la PPE est un crédit d’impôt individualisé), s’adressant à des publics différents. Une fusion à crédits constants ferait nécessairement des perdants pour un avantage très incertain, la prime d’activité proposée dans le rapport Sirugue ne répondant pas aux principales critiques adressées au RSA-activité et à la PPE.

Une autre stratégie est possible. Concernant la PPE, elle consiste à supprimer cet instrument, à augmenter le Smic d’autant et à réduire les cotisations patronales de façon à ne pas augmenter le coût du travail. Le bénéfice serait alors directement sous forme de salaire et non, avec un délai d’un an, sous forme de crédit d’impôt comme aujourd’hui.

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Pour en savoir plus : Faut-il remplacer le RSA-activité et la PPE par une Prime d’activité ? Réflexions autour du rapport Sirugue

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Guerre des taxis contre les VTC : chacun a ses raisons

par Guillaume Allègre

 « Le plus terrible dans ce monde c’est que chacun a ses raisons »

 Jean Renoir, La Règle du jeu

Dans la guerre entre taxis et voitures de tourisme avec chauffeur (VTC), chacun a ses raisons. Nous avons souligné dans un précédent billet que le discours sur l’innovation masquait un conflit classique de répartition entre producteurs, qui veulent défendre leurs revenus, et consommateurs, qui veulent un service de taxi peu coûteux et disponible rapidement, y compris aux heures de pointe. Ceci se double d’un non moins classique conflit entre les détenteurs d’une licence ayant une valeur de rareté et les nouveaux entrants, défenseurs de l’ouverture du marché.  

Dans ce conflit, la régulation actuelle est absurde. La limitation du nombre de licences de taxis avait pour objectif de soutenir le revenu des taxis indépendants et d’éviter qu’ils travaillent trop d’heures par jour pour atteindre un revenu décent. Toutefois les autorités ont commis deux erreurs. Tout d’abord, en permettant de céder les licences, ils ont transféré l’avantage du contingentement des chauffeurs de taxis aux propriétaires des licences : aujourd’hui un chauffeur de taxi doit soit louer sa licence soit l’acheter à un prix reflétant sa valeur de rareté (230 000 euros à Paris en 2012) ! La situation actuelle est d’autant plus aberrante que les nouvelles licences sont cédées gratuitement (sur liste d’attente) : si le préfet attribue gratuitement 1 000 nouvelles licences, c’est 230 millions d’euros au prix du marché qui seront transférés aux heureux gagnants (qui pourront par la suite louer ces licences) !

Ensuite, deuxième erreur, les pouvoirs publics ont laissé gonfler la bulle sur les licences de taxi. Le prix élevé des licences reflète à l’évidence une offre trop faible par rapport à la demande. Mais il serait maintenant injuste de spolier ceux qui viennent de dépenser une fortune pour acquérir une licence, par exemple, en augmentant massivement le nombre de licences : pourquoi les acquéreurs récents devraient payer pour les atermoiements du régulateur ?

Quelle solution ?

Il serait préférable de sortir d’un système où l’on doit se préoccuper continuellement de la valeur patrimoniale de licences attribuées gratuitement. Racheter toutes les licences à leur prix de marché serait coûteux et aurait pour conséquence un enrichissement sans cause de ceux ayant reçu une licence à titre gratuit.

Une solution, proposée dans le précédent billet, consiste à racheter les licences actuelles au fil de l’eau (lorsque les chauffeurs de taxis prennent leur retraite), non à leur valeur de marché mais à leur valeur d’acquisition majorée d’intérêts et à attribuer de nouvelles licences gratuites mais non cessibles. Ce système permettrait d’indemniser les acquéreurs récents, sans contribuer à l’enrichissement sans cause de ceux qui ont obtenu une licence gratuitement ou à un prix très faible. Il permettrait la transition d’un système de licences cessibles à un système de licences non cessibles dans lequel le nombre de licences en circulation et la répartition du marché entre VTC et taxis dépendraient de la demande de services et non du pouvoir de nuisance des uns et des autres. Certes, ce système est complexe mais il permettrait de détricoter les erreurs du passé de façon la plus équitable.

Pour en savoir plus : Taxis vs VTC : la victoire du lobby contre l’innovation ?

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Comment peut-on défendre un revenu de base ?

par Guillaume Allègre

A la suite de la remise de 125 000 signatures réunies par des organisations défendant l’introduction d’un revenu de base, les citoyens suisses se prononceront lors d’un référendum d’initiative populaire sur l’inscription du principe du revenu de base dans la constitution fédérale helvétique.

La Note de l’OFCE (n°39 du 19 décembre 2013) analyse des fondements sur lesquels pourrait s’appuyer l’institution d’un revenu de base.

Si le revenu de base peut prendre plusieurs formes, son principe est d’être versé (1) de manière universelle, d’un montant égal pour tous, sans contrôle des ressources ou des besoins ; (2) sur une base individuelle et non aux foyers ou ménages ; (3) de façon inconditionnelle, sans exigence de contrepartie. Dans sa version progressiste, on peut rajouter une quatrième caractéristique : il doit être (4) d’un montant suffisant pour couvrir les besoins de base et permettre la participation à la vie sociale.

Bien qu’en apparence séduisant, il n’est pas aisé de trouver des fondements, en matière de justice distributive, compatibles avec ces quatre caractéristiques du revenu de base. Tant qu’il existe des économies d’échelle et un arbitrage politique entre conditionnalité et niveau du revenu minimum, alors, dans une perspective rawlsienne, un système de revenu minimum garanti de type RMI/RSA (familialisé et faiblement conditionné) semble préférable à un revenu de base pur. De plus, la réduction généralisée du temps de travail semble une solution politique plus soutenable que le revenu de base pour atteindre les objectifs écologiques et émancipateurs qui sont souvent assignés au revenu de base.

Il apparaît que l’avantage principal du revenu de base, de par son universalité, est de ne provoquer aucun indu ou non-recours et de ne pas stigmatiser les bénéficiaires nets du système. Dans cette optique, les minima sociaux pourraient être transformés en une allocation plus universelle, qui serait moins stigmatisante. Cette allocation devrait tenir compte de la composition familiale, définir une condition de participation sociale. Elle impliquerait un contrôle du travail au noir et conserverait les incitations au travail. Elle serait complétée par des politiques spécifiques prenant en charge les enfants, les personnes âgées et les handicapés, soit ceux qui ne répondent pas aux incitations, et s’ajouterait au système assurantiel (chômage, retraite, maladie). Le système de protection sociale ne serait ainsi pas réellement simplifié mais transformé pour éviter la stigmatisation et le non-recours.

Si le revenu de base n’est pas une idée stupide, ce n’est pas non plus la réforme miracle décrite par ses défenseurs : véritable couteau suisse – social, écologiste, émancipateur – de la réforme de la protection sociale.

Pour en savoir plus: Note de l’OFCE n°39 (pdf)

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Vers une grande réforme fiscale, enfin ?

par Guillaume Allègre,  @g_allegre

En début de semaine, Jean-Marc Ayrault a annoncé une remise à plat de la fiscalité qui pourrait, entre autre, passer par un rapprochement entre impôt sur le revenu et CSG. L’OFCE participera certainement à ce débat qu’il a déjà essayé d’éclairer à de nombreuses reprises, notamment à l’occasion d’un numéro spécial « Réforme fiscale » de la Revue de l’OFCE, dirigé par Mathieu Plane et moi-même, et sorti en avril 2012.

Mentionnons quelques contributions. Jacques Le Cacheux y discutait des finalités et moyens d’une réforme fiscale (« Soutenabilité et justice économique »), rappelant ainsi quels sont les fondamentaux de la politique fiscale. Nicolas Delalande effectuait une analyse historique des résistances aux réformes fiscales et évaluait les contraintes qui pèsent sur l’élaboration et l’application des réformes (« L’économie politique des réformes fiscales »), autant de sujets qui semblent avoir été rattrapés par l’actualité. Il souligne que : « En effet, il peut se révéler plus compliqué d’agréger des soutiens positifs à une mesure que de rallier temporairement des oppositions hétéroclites aux motivations parfois antagonistes, surtout s’il s’agit de créer un nouvel outil de prélèvement ou de toucher à des situations acquises». Mathieu Plane posait la question des conséquences d’une hausse de la fiscalité (qui a bien eu lieu en 2012-2013): « Dans un contexte de hausse du chômage, sera-t-il possible de générer un nouveau choc fiscal d’ampleur sans faire plonger la France dans une nouvelle crise ? La volonté de réduire les déficits publics uniquement par des ajustements structurels pèse sur la dynamique de croissance et de chômage» (« Finances publiques : vers une nouvelle hausse de la fiscalité? »). Si le gouvernement annonce aujourd’hui vouloir réformer la fiscalité à prélèvement constant, la question de l’impact des ajustements budgétaires (cette fois, à travers la baisse des dépenses publiques) sur la croissance et, in fine,  l’acceptabilité sociale d’une réforme structurelle de la fiscalité se pose toujours pour la période 2014-2017. Le gouvernement parviendra-t-il à mettre en place une réforme structurelle dans un contexte où le chômage est élevé et ne baisse pas ?

La fusion de la CSG et de l’impôt sur le revenu pose de nombreuses questions, déjà abordées dans un article de la Revue de l’OFCE en 2007 (« Vers la fusion de l’impôt sur le revenu et de la CSG ? »). Le législateur devra trancher la question de la conjugalisation (imposition commune des conjoints) ou de l’individualisation de l’impôt fusionné ainsi que la prise en compte des enfants (« Faut-il défendre le quotient familial ? »). Ce sujet, qui touche à la représentation de la famille et aux relations entre l’Etat et la famille est particulièrement sensible. Il a fait l’objet de débats au sein même de l’OFCE (« Réformer le quotient conjugal », « Pour défendre le quotient familial »).

En entremêlant intérêts privés (quelles charges pour quels ménages?) et sociaux (quels instruments pour quels objectifs?), la question fiscale a toujours été au centre du débat démocratique. Le rôle de l’OFCE est d’alimenter ce débat par des argumentations solides et quantifiées. Les chercheurs de l’OFCE continueront de proposer leur propre vision de la « bonne » réforme fiscale, en discutant des objectifs, des conséquences et de la soutenabilité de façon transparente et rigoureuse.




Taxis vs VTC : la victoire du lobby contre l’innovation ?

par Guillaume Allègre *

L’affaire est entendue : en imposant aux voitures de tourismes avec chauffeur (VTC) un délai de 15 minutes entre la réservation et la prise en charge du client, le lobby des taxis aurait gagné une bataille contre l’innovation[1], réussissant ainsi à préserver une rente. C’est peut-être Nicolas Colin, inspecteur des finances et co-rédacteur d’un rapport sur la fiscalité de l’économie numérique, qui présente l’argument de la victoire du lobbying contre l’innovation de la façon la plus convaincante et divertissante (« Les fossoyeurs de l’innovation »).

Pour rappel, depuis quelques années, des start-up (Voitures jaunes, Uber, SnapCar, LeCab…) proposent des services de voitures avec chauffeur, réservables sur smartphone après téléchargement d’une application. Le service rendu semble apprécié par les clients de VTC : le prix est connu à l’avance, la voiture attend sans surcharge, on peut suivre la voiture commandée sur son écran, la course est prépayée. Face à ces nouveaux entrants, les taxis dénoncent une concurrence déloyale. En effet, non seulement la profession est très réglementée[2] mais ils doivent aussi payer une licence (230 000 euros à Paris, 400 000 euros à Nice en 2012) pour avoir le droit de stationner dans la rue et prendre des clients à la volée, seuls avantages qu’ils ont par rapport aux VTC depuis la déréglementation des VTC en 2009[3]. Or, à l’heure où la plupart des clients potentiels de services de taxis sont équipés de smartphone qui permettent la géolocalisation, on peut redouter que la valeur de ce droit supplémentaire (prendre les clients dans la rue qui lèvent le bras, plutôt que de se géolocaliser) s’effondre. Selon les sociétés de taxis, les VTC contournent ainsi l’esprit de la loi en pratiquant la réservation immédiate.

Il n’est pas inutile de rappeler à ce stade que le débat sur la réglementation des taxis ne date ni d’hier ni du rapport Attali pour la libération de la croissance. A Paris, les historiens font remonter les premiers services de « voitures de louage avec cocher » à 1612 (sur cette partie historique, voir « Régulation des taxis, a tale of two cities »). La première régulation date de 1657 lorsque Louis XIV accorde un monopole au Sieur de Givry. A Londres, la première réglementation date de 1635 et répond à la demande des bateliers qui dénonçaient une concurrence déloyale alors qu’ils avaient jusque-là un monopole de fait sur le transport de passagers entre la City et Westminster : le roi impose alors aux carrosses des courses de plus de trois miles (la distance entre la City et Westminster est de 2,3 miles). Depuis le milieu du XVIIème siècle, l’histoire des taxis à Paris et à Londres oscille entre réglementation et dérégulation, monopoles accordés et inventions de nouveaux services pour contourner ces monopoles : en 1664, Piquet de Sautour reçoit le monopole des calèches à un cheval ; en 1665, le Marquis de Crenan celui des « Chaises à la Crenan », véhicules légers à deux roues (Margairaz, cité par Darbéra). Disons qu’Uber et SnapCar ressemblent étrangement à ces chaises à la Crenan et autres calèches à un cheval.

Le meilleur rapport qualité/prix des VTC est-il dû à des gains de productivité liés à l’innovation ou au fait qu’ils n’ont pas à payer des licences de 230 000 euros (à Paris) ? Evidemment, on a toutes les raisons de penser qu’économiser 230 000 euros procure un net avantage économique. En revanche, les arguments en faveur de l’innovation sont assez faibles : les nouvelles technologies permettent la localisation des taxis, mais c’est également le cas des centrales radios, créées à Paris en 1964 par G7 et les compagnies de taxis n’ont pas attendu la concurrence des VTC pour utiliser les techniques de localisation en temps réel (La CNIL a été saisie de la question de la géolocalisation des employés par les sociétés de taxis dès 2004). Certaines compagnies de taxis proposent d’ailleurs le même service de commande d’un taxi en temps réel à l’aide d’une application pour smartphone. Enfin à Paris, les « innovations » dans les services de transports de passager incluent le retour de la propulsion humaine, ce qui relativise également leur caractère réellement innovant. Si les gains de productivité étaient réellement dus à l’innovation, les nouveaux entrants pourraient acheter les licences et remplacer les anciennes sociétés de taxis. Ils ne le feront pas parce que ni eux ni les centrales-radio ne veulent prendre le risque que les licences ne perdent leur valeur. Ils préfèrent que les artisans portent ce risque : il n’y a aujourd’hui que 37% de locataires ou salariés parmi les chauffeurs de taxis parisiens et on peut penser qu’une grande partie des détenteurs de ces licences les ont reçues gratuitement. D’un point de vue politique, cette structure est rationnelle : un gouvernement spoliera moins facilement un artisan-taxi qu’un actionnaire d’une société de taxi, à la fois pour des raisons de justice sociale et de pouvoir de nuisance.

Le discours sur l’innovation et la croissance sert ici de leurre pour masquer un classique conflit entre producteurs, qui veulent défendre leurs revenus, et consommateurs, qui veulent un service de  taxi peu coûteux et disponible rapidement, y compris en heures de pointe. Ce conflit se double d’un non moins classique conflit entre détenteurs d’une licence ayant une valeur de rareté et nouveaux entrants, défenseurs de l’ouverture du marché. Dans ce paysage, l’alliance entre nouveaux entrants et consommateurs, qui ont aussi intérêt à l’ouverture du marché, paraît naturelle. Pour les détenteurs de licence, l’enjeu de ce conflit est d’autant plus important que le prix auquel la licence s’échange est élevé.

Ceci dit, la régulation actuelle pose problème. La limitation du nombre de licences de taxis a pour objectif de soutenir le revenu des taxis indépendants et d’éviter qu’ils travaillent trop d’heures par jour pour atteindre un revenu décent[4]. La régulation peut également se justifier  pour des motifs de qualité minimale et de sécurité. C’est le Front Populaire, suite à la crise économique et à l’afflux de chômeurs dans le secteur, qui a réintroduit le contingentement de licences (le secteur était ouvert depuis 1865). Dans ces conditions, il est particulièrement absurde d’avoir permis que ces licences soient cessibles[5] et d’avoir laissé leur prix augmenter en ne délivrant pas de licences supplémentaires entre 1990 et 2002 (alors que, par exemple, dans le même temps, le nombre de passagers dans les aéroports de Paris a augmenté de 49%[6]). Permettre la cession des licences, c’est transférer l’avantage lié au contingentement des licences de taxis des chauffeurs de taxis aux propriétaires des licences, au détriment des nouveaux acquéreurs. En effet, pour le nouvel entrant dans la profession, l’avantage du contingentement est nul puisqu’il doit payer cet avantage au prix du marché. La régulation actuelle est d’autant plus aberrante que les nouvelles licences sont cédées gratuitement (sur liste d’attente) : si le préfet attribue gratuitement 1 000 nouvelles licences, c’est 230 millions d’euros au prix du marché qui seront transférés aux heureux gagnants.

Si la régulation actuelle est absurde, il serait injuste de spolier ceux qui viennent de dépenser une fortune pour acquérir une licence, par exemple en augmentant massivement le nombre de licences.

Une première solution consiste à racheter en une fois les licences cessibles au prix du marché et à attribuer de nouvelles licences non cessibles. Le coût d’une telle mesure serait colossal : il y a environ 17 500 licences à Paris, ce qui représenterait un coût total de 4 milliards d’euros.

Une autre proposition, avancée notamment par Trannoy, est censée augmenter le nombre de licences sans ruiner les acquéreurs récents. La préfecture attribuerait une licence à chaque détenteur actuel de licence, ce qui doublerait le nombre de licences en circulation ; la valeur des licences serait divisée par deux mais sans léser les propriétaires de licences qui conserveraient une et vendrait la deuxième. En première approximation, le patrimoine des chauffeurs de taxi resterait inchangé. Trannoy envisage même que les détenteurs de licence soient gagnants car le chiffre d’affaires global devrait augmenter. Cette solution a également l’avantage de ne rien coûter aux pouvoirs publics. Bref, elle ne ferait que des heureux et l’intérêt des taxis ne s’opposerait pas à celui des consommateurs. Il y a en fait une erreur de raisonnement dans la proposition de Trannoy : il suppose que la valeur de la licence est proportionnelle au chiffre d’affaires des taxis. A chiffre d’affaires global inchangé, un doublement des licences signifierait une division par deux du prix des licences. Ceci est faux : si on multiplie par dix le nombre de licences, elles ne vaudront plus rien et pas dix fois moins. La valeur de la licence est en fait proportionnelle au profit (qui provient du contingentement des taxis), ce qui fait une grande différence dans un secteur où le coût fixe est élevé et le coût marginal faible (rouler à vide ne coûte pas moins cher que rouler à plein)[7]. Bacache-Beauvallet et al. (2008) estiment par exemple à 35 000 euros le coût fixe de l’activité de taxi (salaire compris) et à 42%, l’augmentation du nombre de licences à Paris qui annulerait la valeur des licences[8]. Cette évaluation n’est pas aberrante : la valeur des licences en 1995, pendant la période de gel des attributions était beaucoup plus faible (60 000 euros[9]).

Que faire ?

Le problème ne se limite pas à la question du nombre de licences : au cours de la journée, il y a inadéquation entre offre et demande du fait d’une demande beaucoup plus importante en heures de pointe qui se conjugue, à Paris, avec un engorgement important, qui réduit la vitesse des taxis ou les bloque aux aéroports. La régulation doit également se préoccuper d’une meilleure adéquation entre offre et demande au cours de la semaine, en modulant encore plus la tarification selon l’heure et en incitant au développement du doublage de licence comme l’explique par exemple ce rapport (pdf).

Concernant les licences, la très forte augmentation de leur valeur traduit probablement une offre trop faible par rapport à la demande. L’objectif serait alors d’augmenter l’offre sans spolier les nouveaux acquéreurs. De plus, il serait préférable de sortir d’un système où l’on doit se préoccuper continuellement de la valeur patrimoniale des licences attribuées gratuitement. Une solution consiste à  racheter les licences actuelles au fil de l’eau, non à leur valeur de marché mais à leur valeur d’acquisition majorée d’intérêts[10]. De nouvelles licences non cessibles seraient attribuées gratuitement. Leur nombre permettrait de maintenir le revenu net des nouveaux acquéreurs[11], en tenant compte d’un prélèvement sur le chiffre d’affaires (taxis plus VTC) qui financerait un fond de rachat des anciennes licences[12]. Ce système permet d’indemniser les acquéreurs récents, sans contribuer à l’enrichissement de ceux qui ont obtenu antérieurement une licence gratuitement ou à un prix très faible. Il permet la transition d’un système de licences cessibles à un système de licences non cessibles dans lequel le nombre de licences en circulation et la répartition du marché entre VTC et taxis dépend de la demande de services et non du pouvoir de nuisance des uns et des autres. Il est complexe mais il permet de détricoter les erreurs du passé de façon la plus équitable.

Il est toutefois peu probable qu’une telle solution soit mise en place. Par rapport au statu quo, elle fait de gros perdants dans l’immédiat : les détenteurs de licence qui espèrent réaliser une plus-value importante, notamment les chauffeurs les plus proches de la retraite. Les nouveaux acquéreurs de licence seraient probablement solidaires en espérant pour eux-mêmes une telle solidarité qui permettrait de maintenir le système actuel. Le risque pour eux est que le nombre de licences augmente au fil de l’eau et/ou que les VTC capturent une part croissante du marché malgré les contraintes qui leur sont imposées. Dans ce cas, la valeur réelle de leur licence pourrait diminuer petit à petit : les acquéreurs récents seraient perdants mais la perte ne serait actée que lorsqu’ils prendront leur retraite, dans 20 ou 30 ans. On peut toutefois penser que cette évolution ne se passera pas sans heurts.  
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* L’auteur n’a reçu aucun financement, ni des compagnies de taxis, ni des compagnies de VTC.

[1] L’argument de l’innovation est abondamment repris par les VTC sur le mode « chandelles et ampoules électriques » : voir par exemple « #PourNePasFaireDeConcurrence ».

[2] Le chauffeur de taxi doit notamment être titulaire d’une carte professionnelle, le taximètre est obligatoire et  les tarifs maximaux sont fixés par arrêté préfectoral.

[3] Avant 2009, l’activité de « grande remise », dont la spécialité est la mise à disposition de voitures haut de gamme avec chauffeur, uniquement sur commande et pour une destination définie, était soumise à une licence spéciale délivrée par le préfet, le représentant de l’entreprise devant également être titulaire d’un certificat d’aptitude à la profession d’entrepreneur de remise et de tourisme. La loi du 22 juillet 2009 a supprimé l’obligation de posséder une licence, ce qui a permis le développement des VTC.

[4] Du fait de coûts marginaux faibles et de coûts fixes élevés, le profit est négatif à l’équilibre concurrentiel en l’absence de régulation (« Valeur de licence et régulation du marché des taxis »). En pratique, cela signifie qu’en l’absence de régulation la rémunération des chauffeurs de taxi indépendants risque d’être inférieure au SMIC.

[5] Les licences peuvent officiellement être revendues depuis 1973.

[6] « Propositions de réforme de la profession de taxi » (Page 16)

[7] Prenons l’exemple extrême d’une activité où le coût marginal est nul et le coût fixe représente 2/3 du chiffre d’affaires : disons que le coût fixe est égal à 100 000 euros, le chiffre d’affaires de 150 000 euros, le profit est donc de 50 000 euros. Pour le propriétaire, la valeur de cette activité correspond aux profits futurs actualisés : elle est proportionnelle au profit. Si le chiffre d’affaires est réduit d’un tiers à 100 000 euros, le profit est annulé de même que la valeur de la propriété.

[8] Les auteurs utilisent un modèle théorique calibré. En réalité, le prix réel de la licence ne tomberait pas à zéro, notamment parce que les acteurs sur le marché pourraient anticiper la construction d’une nouvelle rente de rareté.

[9] Darbéra. A Dublin, la valeur de la licence de taxis est passée de 3 500 IEP en 1980 à 90 000 IEP en 2000, période de restriction de l’accès au marché (OCDE).

[10] Cette solution nécessite d’interdire la cession de ces licences sur le marché, ce qui était déjà le cas avant 1973.

[11] Généralement, les locataires et salariés.

[12] La valeur des licences a fortement augmenté dans les années 90 puis entre 2003 et aujourd’hui. Elle valait 60 000 € en 1995 (Darbéra), 90 000 € en 1999, 105 000 € en 2003 et 180 000 € en 2007 (voir annexe 9). Le prix de rachat des licences peut être estimé à 3 milliards d’euros (en tenant compte de l’évolution du prix de la licence de taxi entre 1993 et 2013, d’un taux d’intérêt nominal de 4% et d’un taux de rotation de 5%) : sur une période de 20 ans, il faudrait pouvoir dégager l’équivalent de 150 millions annuels (en euros 2013).




Faut-il remplacer le RSA-activité et la PPE par une Prime d’activité ? Réflexions autour du rapport Sirugue

Par Guillaume Allègre

Après avoir annoncé son intention de réformer les dispositifs de soutien aux revenus d’activité modestes (RSA-activité et Prime pour l’emploi – PPE), le Premier ministre a confié au député Christophe Sirugue l’élaboration d’un rapport portant sur les voies de réforme permettant de trouver un équilibre entre redistribution vers les plus pauvres et accompagnement du retour à l’emploi. 

La Note de l’OFCE n°33 du 24 septembre 2013 montre que la Prime d’activité proposée dans le rapport Sirugue n’améliorerait qu’assez marginalement le système de soutien aux bas revenus. Instrument hybride entre PPE et RSA-activité, la Prime d’activité est une nouvelle combinaison des défauts et qualités de ces deux instruments. La note propose une autre réforme, qui minimiserait le problème du non-recours. Le soutien aux bas revenus reposerait alors sur un RSA « conjugalisé », fortement dégressif, un complément familial généreux dès le premier enfant, une allocation d’insertion pour les chômeurs de 18 à 25 ans, versée par Pôle Emploi et une revalorisation du SMIC compensée par des allègements de cotisations employeurs.

 




Comment peut-on défendre les 1% ?

par Guillaume Allègre

Dans un article à paraître dans le Journal of Economic Perspectives, Greg Mankiw, professeur à l’Université Harvard et auteur reconnu de manuels universitaires, défend les revenus perçus par les 1 % les plus aisés et critique l’idée d’une imposition des hauts revenus à un taux marginal de 75 %. Pour Mankiw, il est juste que les individus soient rémunérés en proportion de leur contribution. En concurrence pure et parfaire, les individus sont rémunérés selon leur productivité marginale, il n’est donc ni nécessaire ni souhaitable pour un gouvernement de modifier la répartition des revenus. Le gouvernement doit se limiter à corriger les distorsions de marché (externalités, recherche de rente).

Dans la dernière Note de l’OFCE (n° 28, 5 juillet 2013) nous démontrons que l’économie dans laquelle vivent ces « 1 % » s’éloigne de l’équilibre concurrentiel classique par de nombreuses façons non discutées par Mankiw, ce qui nous semble être une limite importante de son argumentation. C’est parce que les « 1 % » n’opèrent pas dans une économie concurrentielle pure et parfaite qu’ils peuvent recevoir des rémunérations astronomiques. Les rémunérations perçues sur le marché par les « 1 % » ne correspondent donc pas à leur contribution sociale marginale. Cela ne signifie pas que leur contribution sociale est nulle mais que le marché est incapable de mesurer cette contribution. Les rémunérations astronomiques ne peuvent donc pas être défendues sur la base du « mérite mesuré par la contribution marginale » proposé par Mankiw.

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Voir dans le blog de l’OFCE  sur le même sujet : “Superstars et équité : Let the sky fall” et “Pigeons : comment imposer le revenu des entrepreneurs ?




Réformer le quotient conjugal

par Guillaume Allègre et Hélène Périvier

Dans le cadre d’un réexamen des dispositifs d’aide aux familles, dont les motivations sont discutables par ailleurs, le gouvernement a annoncé vouloir réduire en 2014 le plafonnement du bénéfice du quotient familial dans le calcul de l’impôt sur le revenu (IR). L’avantage fiscal lié à la présence d’enfants à charge dans le foyer sera réduit de 2 000 à 1 500 euros par demi-part. La réflexion ouverte sur le quotient familial aurait dû être l’occasion de repenser plus globalement la prise en compte de la famille dans le calcul de l’impôt sur le revenu et notamment l’imposition des couples.

Comment les couples sont-ils imposés aujourd’hui ?

En France, l’imposition conjointe est obligatoire pour les couples mariés ou pacsés (et leurs enfants à charge) qui ne forment ainsi qu’un seul et même foyer fiscal. On suppose que les membres d’un même foyer mettent intégralement en commun leurs ressources, peu importe qui apporte ces ressources. En attribuant deux parts fiscales à ces couples, on applique la progressivité du barème à la moyenne des revenus du couple [(R1 +R2) /2]. Lorsque les deux conjoints gagnent des revenus proches, le quotient conjugal ne procure pas d’avantage particulier. En revanche, dès lors que les deux revenus sont inégaux, l’imposition conjointe apporte un avantage fiscal par rapport à l’imposition séparée.

Dans certaines configurations, l’imposition séparée est plus avantageuse que l’imposition conjointe, ceci est dû notamment au fonctionnement particulier de la prime pour l’emploi et de la décote[1], ou encore  au fait que l’imposition séparée permet d’optimiser l’affectation des enfants entre les deux foyers fiscaux, ce que ne permet pas l’imposition conjointe par construction. L’optimisation fiscale est complexe car peu lisible pour le contribuable lambda. Quoiqu’il en soit, dans la grande majorité des cas, le mariage (ou le pacs) procure un avantage fiscal : 60 % des couples mariés ou pacsés payent moins d’impôts que s’ils étaient imposés séparément, avec un gain annuel moyen de 1 840 euros, tandis que 21 % bénéficieraient d’une imposition séparée qui leur ferait gagner 370 euros en moyenne (Eidelman, 2013).

Pourquoi  accorder cet avantage aux seuls  mariés ou pascés ?

Le quotient conjugal repose sur le principe de mise en commun totale des ressources dans le couple. Le contrat privé passé entre deux personnes via le mariage ou encore le pacs constituerait  une « garantie »  de cette mise en commun. En outre, le contrat de mariage est assorti d’une obligation alimentaire entre époux, ce qui les lie au-delà du mariage à mettre en commun une partie de leurs ressources.  Toutefois, le Code civil n’associe pas « mariage » et  « mise en commun intégrale » des ressources entre conjoints. L’article 214 du Code civil prévoit que les époux contribuent aux charges du mariage « à proportion de leurs facultés respectives », ce qui revient à reconnaître que les facultés contributives des époux peuvent être inégales. Depuis 1985, l’article 223 pose le principe de libre jouissance des revenus professionnels, ce qui renforce l’idée que le mariage n’implique pas que les conjoints partagent le même niveau de vie : « chaque époux peut librement exercer une profession, percevoir ses gains et salaires et en disposer après s’être acquitté des charges du mariage ». L’autonomie professionnelle des conjoints et le droit de disposer de ses gains et salaires sont pleinement reconnus dans le Code civil, alors le Code fiscal reste cantonné à une vision globale des ressources et des dépenses du couple.

Par ailleurs, il existe une dissonance dans le traitement social et fiscal des couples. Le montant du RSA versé à un couple est le même qu’il soit marié, pascé ou en union libre. S’agissant du RSA majoré versé aux mères isolées ayant un enfant, l’isolement s’entend comme la vie sans conjoint y compris en union libre. L’union libre est donc reconnue comme une situation de mise en commun des ressources par le système social mais pas par le système fiscal.

Les couples mettent-ils effectivement en commun leurs ressources ?

Les études empiriques montrent que si les couples mariés ont tendance à pratiquer davantage la mise en commun totale des revenus que ceux vivant en union libre, ce n’est pas le cas de tous : en 2010, 74 % des couples mariés déclaraient mettre totalement en commun leurs ressources, mais seulement 30 % des couples pacsés contre 37 % des couples en union libre. La pratique dépend beaucoup de ce qu’il y a à partager : si 72 % des couples du premier quartile de revenu déclarent mettre en commun intégralement leurs ressources, ce n’est le cas que de 58 % des couples du dernier quartile (Ponthieux, 2012). Plus les ressources sont élevées moins les membres du couple mettent en commun leurs ressources. La mise en commun totale n’est donc pas aussi répandue que supposée : les conjoints ne partagent pas nécessairement exactement le même niveau de vie.

Capacité contributive et nombre de parts accordées

Le système fiscal reconnaît une mise en commun des ressources chez les couples mariés ou pascés, et leur attribue deux parts fiscales. L’attribution de ces parts fiscales repose sur le principe de capacité contributive dont on doit tenir compte pour être conforme au principe d’égalité devant l’impôt : autrement dit, on cherche à imposer le niveau de vie plus que le revenu en tant que tel. A revenu identique, une personne vivant seule a un niveau de vie plus élevé qu’un couple, mais du fait des avantages liés à la vie en couple, il n’est pas deux fois plus élevé. Pour comparer les niveaux de vie de ménages de tailles différentes, des échelles d’équivalence ont été estimées (Hourriez et Olier, 1997). L’INSEE attribue 1,5 part (ou unité de consommation) aux couples et 1 part aux célibataires : selon cette échelle, un couple ayant 3 000 euros de revenu disponible a ainsi le même niveau de vie qu’un célibataire dont le revenu s’élève à 2 000 euros. Or le quotient conjugal attribue 2 parts aux couples mariés quand il en donne une seule au célibataire. On sous-estime donc de 33 % le niveau de vie des couples relativement aux personnes vivant seules, et donc on ne les impose pas à hauteur de leur capacité contributive réelle.

En outre, on note encore une fois une incohérence entre le traitement des couples par les politiques sociale et fiscale : les minima sociaux tiennent compte des économies d’échelle liées à la vie en couple conformément aux échelles d’équivalence. Le RSA-socle perçu par un couple (725€) est 1,5 fois plus élevé que celui perçu par un célibataire (483€). Il y a une asymétrie dans le traitement des conjoints selon qu’ils font partie du haut de l’échelle des revenus et sont soumis à l’impôt sur le revenu, ou du bas de l’échelle des revenus et perçoivent des prestations sociales sous conditions de ressources.

Quelle norme familiale portée par le quotient conjugal ?

Le quotient conjugal a été pensé en 1945 en cohérence avec une certaine norme familiale, celle de Monsieur Gagnepain et Madame Aufoyer. Il contribuait aux côtés d’autres dispositifs à encourager cette forme d’organisation familiale, jugée comme celle souhaitable. Jusqu’en 1982, l’imposition reposait sur les seules épaules du chef de famille, à savoir l’homme ; la femme était perçue comme à la charge de l’homme. Or, loin de constituer une charge pour son conjoint, elle produit un service gratuit, via le travail domestique qu’elle fournit. Cette production domestique (garde et éducation des enfants, ménage, cuisine, …) a une valeur économique qui n’est ainsi pas imposée. Ainsi, les couples mono-actifs sont-ils les grands gagnants du système qui leur donne un avantage par rapport aux couples bi-actifs, qui doivent payer pour externaliser une partie des tâches domestiques et familiales.

En résumé, le système d’imposition conjointe actuel conduit à pénaliser les célibataires ou les couples en union libre par rapport aux couples mariés ou pascés, et à pénaliser les couples biactifs par rapport aux couples mono-actifs. Il est dans ses fondements défavorables à l’émancipation économique des femmes.

Que faire ?

La réalité des familles est aujourd’hui multiple (mariage, union libre, …) et mouvante (divorce, remariage, ou remise en couple, recomposition familiale), l’activité des femmes a changé profondément la donne en la matière. Si tous les couples ne mettent pas en commun leur ressources, certains le font, totalement ou partiellement, qu’ils soient en union libre ou mariés. Doit-on en tenir compte ? Si oui, comment en tenir compte face à cette multiplicité des formes d’union et leur mouvance ? Tel est le défi qu’il nous faut relever en réformant les principes et les normes familiales qui sous-tendent l’Etat social. En attendant, des modifications et rééquilibrages pourraient être réalisés.

Aujourd’hui, le bénéfice de l’imposition commune n’est pas plafonné par loi. Il peut s’élever à 19 000 euros par an (pour des revenus supérieurs à 300 000 euros,  niveau de revenus qui atteignent la dernière tranche d’imposition) et même à presque 32 000 euros (pour des revenus supérieurs à 1 000 000 d’euros) si on inclut le bénéfice de l’imposition commune à la contribution exceptionnelle sur les très hauts revenus. A titre de comparaison, on note que le montant maximal de la majoration du RSA pour un couple par rapport à une personne vivant seule est de 2 900 euros par an. Le plafond du quotient familial (QF), qui lui est explicite, est de 1 500 euros par demi-part. Un plafonnement du quotient conjugal à 3 000 euros (soit deux fois le plafonnement du QF) ne toucherait que les 20 % des ménages les plus aisés (à partir de 55 000 euros annuels pour un couple mono-actif avec deux enfants). A ce niveau de revenu il est probable que l’avantage de l’imposition commune soit lié à une inégalité de revenus qui est la conséquence d’une spécialisation (complète ou non) entre les conjoints dans la production marchande et non-marchande ou que les ressources ne sont pas intégralement mises en commun entre les conjoints.

Une autre solution, complémentaire, consisterait à laisser le choix à tous les couples, entre la déclaration conjointe et la déclaration séparée et conformément aux échelles de consommation couramment utilisées, à n’accorder à la déclaration conjointe qu’une part et demie, au lieu de deux aujourd’hui. L’administration fiscale pourrait calculer la solution la plus avantageuse, les ménages ne choisissant pas systématiquement la bonne option pour eux.

Une véritable réforme exige d’ouvrir un débat plus large sur la prise en compte des solidarités familiales dans le système socio-fiscal. En attendant, ces solutions rééquilibrent le système et reviennent sur une norme de couple contraire à l’égalité femmes-hommes. A l’heure où le gouvernement cherche des marges manœuvre budgétaires, pourquoi s’interdire de modifier la fiscalité des couples ?


[1] Une décote est appliquée à l’impôt pour les foyers fiscaux dont le montant de l’impôt brut est peu élevé (moins de 960€). Comme la décote est calculée par foyer fiscal et qu’elle ne dépend pas du nombre de personnes inclues dans le foyer, elle est relativement plus favorable pour les célibataires que pour les couples.  Elle permet d’éviter que les personnes seules rémunérées au SMIC travaillant à temps plein soient imposables. La décote vient ainsi compenser pour les bas revenus le fait que les célibataires sont pénalisés par les parts de quotient conjugal. Aucun mécanisme similaire n’est prévu pour les hauts revenus.

 




France, Allemagne : pauvreté des non-travailleurs

par Guillaume Allègre

« Les façons de penser la société, de la gérer et de la quantifier sont indissociables »

Alain Desrosières, 1940-2013

Le thème de la pauvreté au travail a émergé en Europe dans le débat public ainsi que dans le champ académique au début des années 2000, parallèlement à la mise en place de politiques visant à rendre le travail « payant ». Les lignes directrices européennes pour l’emploi mentionnent explicitement la nécessité de réduire la pauvreté des travailleurs depuis 2003 et Eurostat a mis en place un indicateur de pauvreté des travailleurs dès 2005 (Bardone et Guio). En France, les politiques visant à rendre le travail payant ont notamment pris la forme de compléments de revenus d’activité  (PPE puis RSA). En Allemagne, un ensemble de réformes du marché du travail et de la protection sociale (Lois Hartz) a été mis en place au début des années 2000 selon une logique d’activation des chômeurs. Les critiques des réformes allemandes insistent souvent sur la prolifération des formes atypiques d’emploi (Alber et Heisig, 2011) : recours au temps partiel, bas-salaires, et mini-jobs sans protection sociale. En France comme en Allemagne, la focalisation sur les travailleurs masque un aspect moins connu de l’évolution de la pauvreté : parmi les individus d’âge actif, c’est la pauvreté des personnes sans emploi (inactifs en France, chômeurs en Allemagne) qui augmente depuis la fin des années 1990.

Le graphique 1 représente l’évolution entre 1996 et 2010 du taux de pauvreté des individus, calculé au seuil de 60 % du niveau de vie médian, selon leur statut d’activité. Deux faits saillants ressortent. Premièrement, la pauvreté touche avant tout les chômeurs : leur taux de pauvreté est d’environ 35 % sur la période. Deuxièmement, les inactifs de plus de 15 ans, ni étudiants, ni  retraités (dit ‘autres inactifs’), soit les chômeurs découragés, et les hommes et femmes (surtout les femmes !) au foyer, constituent la population la plus touchée par l’augmentation de la pauvreté. Alors que leur taux de pauvreté s’élevait à 23 % en 1996, il atteint 32 % en 2010. Dans le même temps, la pauvreté des actifs occupés est passée de 9 % à 8 %. Par conséquent, alors que les actifs occupés représentaient 25 % des pauvres en 1996 et les ‘autres inactifs’ 12 %, ces derniers représentent 17 % de pauvres en 2010 et les actifs occupés 22 %. Le poids des travailleurs pauvres dans la population pauvre tend donc à diminuer, tandis que celui des inactifs augmente.

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Concernant l’Allemagne, l’analyse du taux de pauvreté par statut d’activité se heurte à des divergences selon les sources, notamment concernant l’évolution de la pauvreté des chômeurs, beaucoup plus marquée selon Eurostat (enquête Eu-Silc) que dans l’enquête nationale SOEP (voir graphique 2). Malgré les incertitudes statistiques, on peut tout de même observer que la pauvreté touche avant tout les chômeurs et que leur taux de pauvreté a beaucoup augmenté : de 30 à 56 % entre 1998 et 2010 selon l’enquête SOEP, généralement considérée comme plus fiable que SILC (Hauser, 2008). Si la pauvreté augmente pour toutes les catégories de population (voir Heyer, 2012), c’est bien chez les chômeurs qu’elle est la plus prononcée.

L’augmentation de la pauvreté chez les chômeurs est la conséquence de certaines mesures des lois Hartz IV, moins connues que celles instituant les mini-Jobs (Hartz II). Avant ces lois, les chômeurs pouvaient recevoir une indemnisation chômage pour une durée maximale de 32 mois, à la suite de laquelle ils pouvaient recevoir une assistance chômage sous condition de ressources pour une durée illimitée (Ochel, 2005). Mais contrairement à l’ASS[i] en France, le montant de cette assistance dépendait des derniers revenus nets d’activité et assurait un taux de remplacement relativement généreux (53 % du revenu net pour les personnes sans enfant). Ce système a été remplacé à partir de 2005 par une indemnisation beaucoup moins généreuse, répondant à un objectif d’activation. L’indemnisation chômage (Arbeitslosengeld I – ALG I) a été limitée à 12 mois pour les chômeurs de moins de 55 ans et les motifs de sanction ont été élargis. A la suite de cette période, l’assistance chômage (Arbeitslosengeld II – ALG II) a été très fortement diminuée et n’agit plus que comme un dernier filet de sécurité : son montant pour un célibataire est limité à 345 euros par mois ; les sanctions ont également été élargies et durcies[ii]. La stratégie allemande d’activation a ainsi joué sur deux leviers : la réduction des revenus d’assistance pour les chômeurs et les sanctions. Si cette politique a peut-être contribué à la baisse du chômage (voir Chagny, 2008, pour une discussion sur les effets controversés de la réforme), elle a eu par construction un impact important en termes de pauvreté des chômeurs.

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Un paradoxe qu’il convient d’éclairer est la faible évolution (au moins selon l’enquête SOEP) du taux de pauvreté des individus en emploi depuis le début des années 2000. En effet, durant cette période, la proportion de bas-salaires a progressé et le recours au temps-partiel s’est fortement développé sans que le taux de pauvreté des personnes en emploi n’augmente significativement. En 2010, 4,9 millions de personnes (soit 12 % de la population en emploi) détiennent un mini-job grâce auquel ils ne peuvent recevoir plus de 400 euros par mois de revenus d’activité (Alber et Heisig, 2011). Il faut y ajouter le développement des temps-partiels avec protection sociale (de 3,9 millions en 2000 à 5,3 en 2010). On s’attendrait donc à une progression de la pauvreté des travailleurs. Mais celle-ci est freinée pour deux raisons : le développement des possibilités de cumul avec les allocations chômage (troisième levier de la stratégie d’activation) et les solidarités familiales. En effet, les emplois à temps partiel et à bas salaire sont très majoritairement détenus par des femmes qui représentent ainsi deux tiers des travailleurs à bas salaire annuel[iii]. Le revenu de leur conjoint, lorsqu’elles en ont un, leur permet souvent d’éviter la pauvreté puisque les revenus de tous les membres du ménage sont agrégés afin de déterminer le niveau de vie et la pauvreté. En cela, en paraphrasant Meulders et O’Dorchai, le ménage sert bien de cache-sexe aux faibles revenus des femmes. Les mères isolées, par contre, sont particulièrement touchées par la pauvreté : le taux de pauvreté est ainsi de 40 % chez les familles monoparentales.

Du point de vue des indicateurs, l’utilisation de la catégorie ‘travailleurs pauvres’ pose ainsi plusieurs problèmes. Premièrement, la catégorie masque le chômage et l’inactivité comme déterminants de la pauvreté ; de par son appellation, elle met en avant un déterminant de la pauvreté laborieuse (« le travail ne paie pas ») par rapport aux autres déterminants (« faible nombre d’heures travaillées » ou «charges familiales élevées»). Les politiques publiques s’appuyant sur cette approche courent alors le risque de restreindre le public visé par la lutte contre la pauvreté (en France, les chômeurs indemnisés sont ainsi exclus du bénéfice du RSA-activité) et de se concentrer sur le renforcement des incitations financières à la reprise d’emploi afin de stimuler l’offre de travail alors même que le niveau élevé du chômage est lié à un rationnement du côté de la demande de travail. Deuxièmement, la catégorie est aveugle aux inégalités femmes-hommes : les femmes sont plus souvent pauvres et constituent la plus grande partie des bas-salaires mais sont moins souvent travailleurs pauvres (Ponthieux, 2004) ! Si on ne gère bien que ce que l’on mesure, il est également nécessaire que la mesure soit facilement interprétable par les décideurs publics. La réduction des inégalités de niveau de vie (entre ménages) et de revenus d’activité (entre individus) sont deux objectifs légitimes des politiques publiques (comme expliqué ici), qu’il convient de mesurer séparément, de même qu’il convient d’affecter des instruments spécifiques à ces deux objectifs.

Du point de vue des politiques publiques, l’évolution de la pauvreté par statut d’activité  en France et en Allemagne souligne qu’une lutte efficace contre la pauvreté nécessite de s’attaquer à toutes les formes de la pauvreté. Pour la population d’âge actif, dans des économies où la bi-activité parmi les couples est devenue la norme, il s’agit de mettre en place des politiques de pleine-activité et de plein-emploi qui ne recourent pas au développement de formes de travail atypiques. Ceci requiert, d’un point de vue macroéconomique, de la croissance ou du partage du travail (et des revenus associés) et, d’un point de vue microéconomique, de répondre aux besoins en termes, notamment, de gardes d’enfants, de formation et de transports. Si ces politiques sont coûteuses, les mesures économes, telles que le renforcement des incitations financières, n’ont pas réussi à démontrer qu’elles pouvaient réellement réduire la pauvreté dans son ensemble.

 

 

 


[i] Allocation de solidarité spécifique, versée aux chômeurs ayant épuisé leur droit à l’assurance chômage.

[ii] Au total, 1,5 million de sanctions ont été prononcées en 2009, pour 2,8 millions de chômeurs indemnisés, contre 360 000 en 2004, pour 4 millions de chômeurs indemnisés (d’après Alber et Heisig (2011) : tableaux 6-8 pp. 24-30).

[iii] Défini au seuil de 2/3 du salaire médian.