VTC contre taxis : la victoire du lobby contre l’innovation ?

par Guillaume Allègre *

NDLR: Ce texte a été publié une première fois le 21 octobre 2013 sur le blog de l’OFCE lorsque la question des services de voiture avec chauffeur faisait l’objet du débat. Etant donné l’actualité récente autour de ce sujet, il nous a semblé pertinent de republier le texte de Guillaume Allègre .

L’affaire est entendue : en imposant aux voitures de tourismes avec chauffeur (VTC) un délai de 15 minutes entre la réservation et la prise en charge du client, le lobby des taxis aurait gagné une bataille contre l’innovation[1], réussissant ainsi à préserver une rente. C’est peut-être Nicolas Colin, inspecteur des finances et co-rédacteur d’un rapport sur la fiscalité de l’économie numérique, qui présente l’argument de la victoire du lobbying contre l’innovation de la façon la plus convaincante et divertissante (Les fossoyeurs de l’innovation).

Pour rappel, depuis quelques années, des start-up (Voitures jaunes, Uber, SnapCar, LeCab…) proposent des services de voitures avec chauffeur, réservables sur smartphone après téléchargement d’une application. Le service rendu semble apprécié par les clients de VTC : le prix est connu à l’avance, la voiture attend sans surcharge, on peut suivre la voiture commandée sur son écran, la course est prépayée. Face à ces nouveaux entrants, les taxis dénoncent une concurrence déloyale. En effet, non seulement la profession est très réglementée[2] mais ils doivent aussi payer une licence (230 000 euros à Paris, 400 000 euros à Nice en 2012) pour avoir le droit de stationner dans la rue et prendre des clients à la volée, seuls avantages qu’ils ont par rapport aux VTC depuis la déréglementation des VTC en 2009[3]. Or, à l’heure où la plupart des clients potentiels de services de taxis sont équipés de smartphone qui permettent la géolocalisation, on peut redouter que la valeur de ce droit supplémentaire (prendre les clients dans la rue qui lèvent le bras, plutôt que de se géolocaliser) s’effondre. Selon les sociétés de taxis, les VTC contournent ainsi l’esprit de la loi en pratiquant la réservation immédiate.

Il n’est pas inutile de rappeler à ce stade que le débat sur la réglementation des taxis ne date ni d’hier ni du rapport Attali pour la libération de la croissance. A Paris, les historiens font remonter les premiers services de « voitures de louage avec cocher » à 1612 (sur cette partie historique, voir « Régulation des taxis, a tale of two cities »). La première régulation date de 1657 lorsque Louis XIV accorde un monopole au Sieur de Givry. A Londres, la première réglementation date de 1635 et répond à la demande des bateliers qui dénonçaient une concurrence déloyale alors qu’ils avaient jusque-là un monopole de fait sur le transport de passagers entre la City et Westminster : le roi impose alors aux carrosses des courses de plus de trois miles (la distance entre la City et Westminster est de 2,3 miles). Depuis le milieu du XVIIème siècle, l’histoire des taxis à Paris et à Londres oscille entre réglementation et dérégulation, monopoles accordés et inventions de nouveaux services pour contourner ces monopoles : en 1664, Piquet de Sautour reçoit le monopole des calèches à un cheval ; en 1665, le Marquis de Crenan celui des « Chaises à la Crenan », véhicules légers à deux roues (Margairaz, cité par Darbéra). Disons qu’Uber et SnapCar ressemblent étrangement à ces chaises à la Crenan et autres calèches à un cheval.

Le meilleur rapport qualité/prix des VTC est-il dû à des gains de productivité liés à l’innovation ou au fait qu’ils n’ont pas à payer des licences de 230 000 euros (à Paris) ? Evidemment, on a toutes les raisons de penser qu’économiser 230 000 euros procure un net avantage économique. En revanche, les arguments en faveur de l’innovation sont assez faibles : les nouvelles technologies permettent la localisation des taxis, mais c’est également le cas des centrales radios, créées à Paris en 1964 par G7 et les compagnies de taxis n’ont pas attendu la concurrence des VTC pour utiliser les techniques de localisation en temps réel (La CNIL a été saisie de la question de la géolocalisation des employés par les sociétés de taxis dès 2004). Certaines compagnies de taxis proposent d’ailleurs le même service de commande d’un taxi en temps réel à l’aide d’une application pour smartphone. Enfin à Paris, les « innovations » dans les services de transports de passager incluent le retour de la propulsion humaine, ce qui relativise également leur caractère réellement innovant. Si les gains de productivité étaient réellement dus à l’innovation, les nouveaux entrants pourraient acheter les licences et remplacer les anciennes sociétés de taxis. Ils ne le feront pas parce que ni eux ni les centrales-radio ne veulent prendre le risque que les licences ne perdent leur valeur. Ils préfèrent que les artisans portent ce risque : il n’y a aujourd’hui que 37% de locataires ou salariés parmi les chauffeurs de taxis parisiens et on peut penser qu’une grande partie des détenteurs de ces licences les ont reçues gratuitement. D’un point de vue politique, cette structure est rationnelle : un gouvernement spoliera moins facilement un artisan-taxi qu’un actionnaire d’une société de taxi, à la fois pour des raisons de justice sociale et de pouvoir de nuisance.

Le discours sur l’innovation et la croissance sert ici de leurre pour masquer un classique conflit entre producteurs, qui veulent défendre leurs revenus, et consommateurs, qui veulent un service de  taxi peu coûteux et disponible rapidement, y compris en heures de pointe. Ce conflit se double d’un non moins classique conflit entre détenteurs d’une licence ayant une valeur de rareté et nouveaux entrants, défenseurs de l’ouverture du marché. Dans ce paysage, l’alliance entre nouveaux entrants et consommateurs, qui ont aussi intérêt à l’ouverture du marché, paraît naturelle. Pour les détenteurs de licence, l’enjeu de ce conflit est d’autant plus important que le prix auquel la licence s’échange est élevé.

Ceci dit, la régulation actuelle pose problème. La limitation du nombre de licences de taxis a pour objectif de soutenir le revenu des taxis indépendants et d’éviter qu’ils travaillent trop d’heures par jour pour atteindre un revenu décent[4]. La régulation peut également se justifier  pour des motifs de qualité minimale et de sécurité. C’est le Front Populaire, suite à la crise économique et à l’afflux de chômeurs dans le secteur, qui a réintroduit le contingentement de licences (le secteur était ouvert depuis 1865). Dans ces conditions, il est particulièrement absurde d’avoir permis que ces licences soient cessibles[5] et d’avoir laissé leur prix augmenter en ne délivrant pas de licences supplémentaires entre 1990 et 2002 (alors que, par exemple, dans le même temps, le nombre de passagers dans les aéroports de Paris a augmenté de 49%[6]). Permettre la cession des licences, c’est transférer l’avantage lié au contingentement des licences de taxis des chauffeurs de taxis aux propriétaires des licences, au détriment des nouveaux acquéreurs. En effet, pour le nouvel entrant dans la profession, l’avantage du contingentement est nul puisqu’il doit payer cet avantage au prix du marché. La régulation actuelle est d’autant plus aberrante que les nouvelles licences sont cédées gratuitement (sur liste d’attente) : si le préfet attribue gratuitement 1 000 nouvelles licences, c’est 230 millions d’euros au prix du marché qui seront transférés aux heureux gagnants.

Si la régulation actuelle est absurde, il serait injuste de spolier ceux qui viennent de dépenser une fortune pour acquérir une licence, par exemple en augmentant massivement le nombre de licences.

Une première solution consiste à racheter en une fois les licences cessibles au prix du marché et à attribuer de nouvelles licences non cessibles. Le coût d’une telle mesure serait colossal : il y a environ 17 500 licences à Paris, ce qui représenterait un coût total de 4 milliards d’euros.

Une autre proposition, avancée notamment par Trannoy, est censée augmenter le nombre de licences sans ruiner les acquéreurs récents. La préfecture attribuerait une licence à chaque détenteur actuel de licence, ce qui doublerait le nombre de licences en circulation ; la valeur des licences serait divisée par deux mais sans léser les propriétaires de licences qui conserveraient une et vendrait la deuxième. En première approximation, le patrimoine des chauffeurs de taxi resterait inchangé. Trannoy envisage même que les détenteurs de licence soient gagnants car le chiffre d’affaires global devrait augmenter. Cette solution a également l’avantage de ne rien coûter aux pouvoirs publics. Bref, elle ne ferait que des heureux et l’intérêt des taxis ne s’opposerait pas à celui des consommateurs. Il y a en fait une erreur de raisonnement dans la proposition de Trannoy : il suppose que la valeur de la licence est proportionnelle au chiffre d’affaires des taxis. A chiffre d’affaires global inchangé, un doublement des licences signifierait une division par deux du prix des licences. Ceci est faux : si on multiplie par dix le nombre de licences, elles ne vaudront plus rien et pas dix fois moins. La valeur de la licence est en fait proportionnelle au profit (qui provient du contingentement des taxis), ce qui fait une grande différence dans un secteur où le coût fixe est élevé et le coût marginal faible (rouler à vide ne coûte pas moins cher que rouler à plein)[7]. Bacache-Beauvallet et al. (2008) estiment par exemple à 35 000 euros le coût fixe de l’activité de taxi (salaire compris) et à 42%, l’augmentation du nombre de licences à Paris qui annulerait la valeur des licences[8]. Cette évaluation n’est pas aberrante : la valeur des licences en 1995, pendant la période de gel des attributions était beaucoup plus faible (60 000 euros[9]).

Que faire ?

Le problème ne se limite pas à la question du nombre de licences : au cours de la journée, il y a inadéquation entre offre et demande du fait d’une demande beaucoup plus importante en heures de pointe qui se conjugue, à Paris, avec un engorgement important, qui réduit la vitesse des taxis ou les bloque aux aéroports. La régulation doit également se préoccuper d’une meilleure adéquation entre offre et demande au cours de la semaine, en modulant encore plus la tarification selon l’heure et en incitant au développement du doublage de licence comme l’explique par exemple ce rapport (pdf).

Concernant les licences, la très forte augmentation de leur valeur traduit probablement une offre trop faible par rapport à la demande. L’objectif serait alors d’augmenter l’offre sans spolier les nouveaux acquéreurs. De plus, il serait préférable de sortir d’un système où l’on doit se préoccuper continuellement de la valeur patrimoniale des licences attribuées gratuitement. Une solution consiste à  racheter les licences actuelles au fil de l’eau, non à leur valeur de marché mais à leur valeur d’acquisition majorée d’intérêts[10]. De nouvelles licences non cessibles seraient attribuées gratuitement. Leur nombre permettrait de maintenir le revenu net des nouveaux acquéreurs[11], en tenant compte d’un prélèvement sur le chiffre d’affaires (taxis plus VTC) qui financerait un fond de rachat des anciennes licences[12]. Ce système permet d’indemniser les acquéreurs récents, sans contribuer à l’enrichissement de ceux qui ont obtenu antérieurement une licence gratuitement ou à un prix très faible. Il permet la transition d’un système de licences cessibles à un système de licences non cessibles dans lequel le nombre de licences en circulation et la répartition du marché entre VTC et taxis dépend de la demande de services et non du pouvoir de nuisance des uns et des autres. Il est complexe mais il permet de détricoter les erreurs du passé de façon la plus équitable.

Il est toutefois peu probable qu’une telle solution soit mise en place. Par rapport au statu quo, elle fait de gros perdants dans l’immédiat : les détenteurs de licence qui espèrent réaliser une plus-value importante, notamment les chauffeurs les plus proches de la retraite. Les nouveaux acquéreurs de licence seraient probablement solidaires en espérant pour eux-mêmes une telle solidarité qui permettrait de maintenir le système actuel. Le risque pour eux est que le nombre de licences augmente au fil de l’eau et/ou que les VTC capturent une part croissante du marché malgré les contraintes qui leur sont imposées. Dans ce cas, la valeur réelle de leur licence pourrait diminuer petit à petit : les acquéreurs récents seraient perdants mais la perte ne serait actée que lorsqu’ils prendront leur retraite, dans 20 ou 30 ans. On peut toutefois penser que cette évolution ne se passera pas sans heurts.  
———–

* L’auteur n’a reçu aucun financement, ni des compagnies de taxis, ni des compagnies de VTC.

[1] L’argument de l’innovation est abondamment repris par les VTC sur le mode « chandelles et ampoules électriques » : voir par exemple « #PourNePasFaireDeConcurrence ».

[2] Le chauffeur de taxi doit notamment être titulaire d’une carte professionnelle, le taximètre est obligatoire et  les tarifs maximaux sont fixés par arrêté préfectoral.

[3] Avant 2009, l’activité de « grande remise », dont la spécialité est la mise à disposition de voitures haut de gamme avec chauffeur, uniquement sur commande et pour une destination définie, était soumise à une licence spéciale délivrée par le préfet, le représentant de l’entreprise devant également être titulaire d’un certificat d’aptitude à la profession d’entrepreneur de remise et de tourisme. La loi du 22 juillet 2009 a supprimé l’obligation de posséder une licence, ce qui a permis le développement des VTC.

[4] Du fait de coûts marginaux faibles et de coûts fixes élevés, le profit est négatif à l’équilibre concurrentiel en l’absence de régulation (« Valeur de licence et régulation du marché des taxis »). En pratique, cela signifie qu’en l’absence de régulation la rémunération des chauffeurs de taxi indépendants risque d’être inférieure au SMIC.

[5] Les licences peuvent officiellement être revendues depuis 1973.

[6] « Propositions de réforme de la profession de taxi » (Page 16)

[7] Prenons l’exemple extrême d’une activité où le coût marginal est nul et le coût fixe représente 2/3 du chiffre d’affaires : disons que le coût fixe est égal à 100 000 euros, le chiffre d’affaires de 150 000 euros, le profit est donc de 50 000 euros. Pour le propriétaire, la valeur de cette activité correspond aux profits futurs actualisés : elle est proportionnelle au profit. Si le chiffre d’affaires est réduit d’un tiers à 100 000 euros, le profit est annulé de même que la valeur de la propriété.

[8] Les auteurs utilisent un modèle théorique calibré. En réalité, le prix réel de la licence ne tomberait pas à zéro, notamment parce que les acteurs sur le marché pourraient anticiper la construction d’une nouvelle rente de rareté.

[9] Darbéra. A Dublin, la valeur de la licence de taxis est passée de 3 500 IEP en 1980 à 90 000 IEP en 2000, période de restriction de l’accès au marché (OCDE).

[10] Cette solution nécessite d’interdire la cession de ces licences sur le marché, ce qui était déjà le cas avant 1973.

[11] Généralement, les locataires et salariés.

[12] La valeur des licences a fortement augmenté dans les années 90 puis entre 2003 et aujourd’hui. Elle valait 60 000 € en 1995 (Darbéra), 90 000 € en 1999, 105 000 € en 2003 et 180 000 € en 2007 (voir annexe 9). Le prix de rachat des licences peut être estimé à 3 milliards d’euros (en tenant compte de l’évolution du prix de la licence de taxi entre 1993 et 2013, d’un taux d’intérêt nominal de 4% et d’un taux de rotation de 5%) : sur une période de 20 ans, il faudrait pouvoir dégager l’équivalent de 150 millions annuels (en euros 2013).




Emmanuel Macron signe-t-il une nouvelle politique industrielle pour la France ?

par Sarah Guillou

Le soutien à l’industrie est un sujet économique qui suscite l’adhésion à droite comme à gauche. Toutes les tendances politiques françaises s’accordent sur l’importance de l’industrie pour l’avenir de l’économie. Y fait écho un consensus des économistes qui agrège aussi de nombreuses sensibilités en reconnaissant le rôle moteur de l’industrie pour la croissance à travers les exportations et les innovations principalement – le secteur manufacturier étant responsable de plus de 70% des exportations totales et de plus de 75% de la dépense en recherche et développement. Ce consensus est même international à tel point que, en paraphrasant Robert Reich, on peut remarquer que  « sur les champs de bataille de l’ambition économique nationale, l’industrie est le nouveau fantassin ».

En France, tout le monde s’accorde aussi à déplorer le déclin des emplois industriels et plus généralement la désindustrialisation qui a fait passer la part de l’emploi industriel dans l’emploi total de 25% en 1990 à 10% en 2014. Intensifiée depuis la crise de 2007, la désindustrialisation cristallise toutes les inquiétudes à l’égard de la mondialisation ou tous les reproches faits à l’environnement réglementaire et fiscal français.

Les gouvernements, dans leur ensemble, ont été prompts à soutenir l’industrie et ont mis en place des dispositifs soutenant l’innovation, les PME, les dépenses en R&D. Le Crédit Impôt Recherche né en 1983 a été, gouvernement après gouvernement, renforcé et illustre parfaitement le consensus politique en la matière. Mais se sont additionnées et sédimentées de nombreuses aides aux entreprises créant un enchevêtrement de dispositifs et d’institutions locales et nationales, que l’OCDE, dans un rapport récent, jugeait comme assez incohérent.

Malheureusement, force est de constater que le consensus économico-politique n’a pas conduit à faire de l’industrie française une singularité mondiale en termes de performance. La politique industrielle a été incapable de contrarier l’inexorable recul de l’industrie face aux services.

Mais en jugeant de cette manière la politique industrielle, on se méprend sur les objectifs possibles de cette politique. Pour comprendre l’enjeu d’une politique industrielle, il faut l’écarter des vieux réflexes.

D’une part, opposer l’industrie aux services est suranné et n’est qu’un artefact statistique. Les services sont en passe de prendre le relai de l’innovation et des exportations, mais nos statistiques n’ont pas encore pris la mesure de ces changements. On ne sait toujours pas bien mesurer la productivité dans les services ni appréhender les canaux de l’innovation dans les services qui ne passent pas forcément par les dépenses de R&D. On constate cependant que parmi les entreprises qui bénéficient du Crédit Impôt Recherche, celles appartenant aux services augmentent d’année en année indiquant leur contribution croissante à la dépense de R&D privée. Les services sont une catégorie très hétérogène et le secteur « Information et communication », par exemple, s’éloigne moins du secteur manufacturier que du secteur des activités immobilières. Par ailleurs les exportations de services ne sont pas encore bien mesurées (ni déclarées) et ne se distinguent pas toujours très bien des mouvements de capitaux. Voilée derrière les imperfections statistiques, la globalisation n’épargne cependant pas les services qui vont de plus en plus s’inscrire dans les transactions internationales.

Malgré tout, pour le moment, il est indéniable que le secteur manufacturier gouverne la part de R&D dans le PIB et que le recul des parts de marché françaises révèle les difficultés productives des entreprises. Mais il faut dès à présent anticiper les changements de frontières sectorielles qui se jouent et ne pas s’enfermer dans une lecture des activités économiques qui est incapable de saisir les lieux futurs de la création de valeur ajoutée. La ré-industrialisation au sens de l’augmentation de la part du secteur manufacturier (ou du « retour à l’âge du faire ») n’est pas forcément le salut de l’économie du futur.

D’autre part, la politique industrielle stricto sensu n’est ni responsable de la désindustrialisation, ni le moyen de contrarier le déclin de l’emploi industriel.

Les raisons de la désindustrialisation – au-delà de la part importante causée par le progrès technique – sont à trouver dans les conditions d’exercice de l’activité économique en France relativement au reste du monde : des incitations à innover aux incitations à investir, de la fiscalité à la régulation, des qualifications à la productivité.

Pour le dire autrement, la politique industrielle n’est pas en cause dans les difficultés d’Alstom, d’AREVA, ni dans le rachat d’Alcatel-Lucent par Nokia et encore moins dans le rachat du transporteur Norbert Dentressangle par XPO…

Reconnaissons que la politique industrielle française se confond parfois avec déraison avec ce que d’aucuns appellent le « mécano industriel ». Les entreprises publiques ayant été historiquement les fers de lance de la politique industrielle, celle-ci a la particularité de doubler les logiques industrielles de logiques de pouvoirs économique et politique, ces dernières n’étant pas toujours en cohérence avec les premières. Ces incohérences ont pu participer aux difficultés des entreprises à capitaux publics.

La politique industrielle devrait se contenter d’insuffler les trajectoires technologiques et de promouvoir la croissance des entreprises. Le renouveau de la politique industrielle consistera en une approche globale des technologies d’avenir. Les modalités passeront par le développement des partenariats public-privé et l’externalisation des interventions par des agences administratives indépendantes et pérennes. Il faudrait à cet égard que le consensus politique s’étende aux moyens afin notamment d’assurer la continuité de ces agences, de façon à stabiliser le paysage institutionnel dans lequel évoluent les entreprises.

La politique industrielle est l’expression des orientations technologiques. Elle peut être plus ou moins interventionniste, s’écarter plus ou moins des simples déclarations d’intention selon les budgets qu’on y consacre, selon les contraintes budgétaires qui le permettent. Elle est d’autant plus déterminante qu’elle engage les fonds publics ou oriente les fonds privés afin de financer la demande qui s’adresse aux entreprises. Mais il faut que ce financement public corresponde soit à une vraie demande de l’Etat, comme par exemple le besoin en matériel de défense pour satisfaire la politique étrangère ou la conquête de l’espace, soit à une réelle décision d’engager la société dans certains usages, comme par exemple les énergies vertes. Dans une démocratie, il faut, qui plus est, que la demande de l’Etat soit soutenue par la demande du corps social, qui serait prêt par exemple à financer l’énergie verte en payant plus cher le carbone et l’essence à l’instar de ce qui se pratique en Allemagne.

En ce sens, les orientations de politique industrielle d’Emmanuel Macron témoignent d’une évolution positive. La réduction des 34 projets d’avenir à moins d’une dizaine est pertinente car elle permet de clarifier les engagements de l’Etat et de les rendre davantage crédibles. Aussi, l’engagement dans le numérique est la transcription d’un choix technologique. La « ré-industrialisation » tourne à présent autour des industries du futur, la numérisation et la modernisation de l’outil industriel. Il serait plus honnête de se passer de l’objectif de « ré-industrialisation » puisqu’il s’agit d’engager toute l’économie et de moderniser les moyens de production afin de faire du tissu productif, français une nouvelle étoffe plus solide.

Cependant, les objectifs annoncés ne reposent pas sur des choix technologiques très risqués et engagent peu de moyens : 2,5 milliards d’avantage fiscal pour les entreprises investissant dans leur outil productif au cours des 12 prochains mois (le sur-amortissement annoncé il y a un mois) et 2,1 milliards d’euros de prêts de développement supplémentaires distribués par BPI France aux PME et ETI au cours des deux prochaines années. Ils n’entraînent pas, heureusement, la création d’une instance supplémentaire de médiation de la nouvelle politique. Quant au rôle de l’Etat actionnaire, le discours est plus serein vis-à-vis de la globalisation et plus encourageant à l’égard de la coopération européenne – comme l’aura montré la réaction au processus de fusion de Nokia avec Alcatel-Lucent. Les décisions du Ministre ne semblent cependant pas s’écarter d’une totale neutralité, comme l’aura montré l’affaire des actions à vote double que l’Etat a imposé à Renault.

Le renouveau de la politique industrielle reste cependant modeste eu égard aux moyens et aux objectifs, mais il a le mérite d’assigner à la politique industrielle des objectifs qu’elle peut éventuellement tenir.

 

 

 




Érosion du tissu productif en France : causes et remèdes

Xavier Ragot, Président de l’OFCE et CNRS

La désindustrialisation de la France, et plus généralement les difficultés des secteurs exposés à la concurrence internationale, révèlent des tendances œuvrant en France et en Europe depuis plus de dix ans. En effet, si le moment proprement financier de la crise commençant en 2007 est le résultat de l’explosion de la bulle immobilière américaine, l’ampleur de son impact sur l’économie européenne ne peut se comprendre que par des fragilités auparavant ignorées.

Dans « Érosion du tissu productif en France : Causes et remèdes », Document de travail de l’OFCE n°2015-04, écrit avec Michel Aglietta, nous proposons une synthèse des facteurs à la fois macroéconomiques et microéconomiques de cette dérive productive. Cette synthèse est nécessaire. En effet, avant de proposer des changements de politique pour la France, il convient de construire un diagnostic cohérent sur les grandes tendances des échanges internationaux mais aussi sur la réalité du tissu productif français.

Les divergences européennes

Le point de départ est l’étonnante divergence européenne. Les deux plus grands pays de la zone euro, l’Allemagne et la France, ont connu une divergence inédite depuis le milieu des années 1990.  Les prix immobiliers ont été multipliés par 2,5 en France alors qu’ils sont restés stables en Allemagne, avec deux conséquences négatives côté français : un coût de la vie élevé pour les salariés et un investissement immobilier des entreprises en chute libre. Les salaires allemands sont aujourd’hui 20% plus bas que les salaires français du fait de la modération salariale instaurée outre-Rhin afin d’y gérer les conséquences de la réunification. Enfin, jusqu’à la crise, les taux d’intérêt réels de court terme (qui tiennent compte des écarts d’inflation) ont été plus faibles en France ou en Espagne d’environ 1 point de pourcentage par rapport à l’Allemagne. Ce changement du prix des facteurs de production (taux d’intérêt réel plus élevés et salaires plus bas en Allemagne par rapport à la France) n’a pas entraîné une substitution plus importante du capital au travail en France. Le taux d’investissement diffère peu entre la France et l’Allemagne, et il est plutôt stable dans les deux pays. De plus, d’autres indicateurs, comme le nombre de robots, indiquent au contraire la moindre modernisation du tissu productif français. Ainsi, ces changements dans le prix des facteurs ne se sont pas traduits par un ajustement des tissus productifs, mais par une divergence insoutenable des balances courantes.

Les balances courantes sont des notions essentielles pour mesurer les déséquilibres européens. Une balance courante positive signifie qu’un pays prête au reste du monde, alors qu’une balance courante négative signifie qu’un pays s’endette auprès du reste du monde. Alors que les règles européennes ont orienté le regard vers le seul déficit public, la bonne mesure de l’endettement d’un pays est la balance courante, somme des endettements public et privé. Selon cette mesure, la balance courante de l’Allemagne est l’une des plus positives du monde et elle prête donc massivement aux autres pays. Si l’on assiste depuis trois ans à une réduction des différences entre les balances courantes européennes, celle-ci est plus le résultat de la contraction de l’activité du fait des mesures d’austérité que de la modernisation du tissu productif des pays avec des balances courantes négatives. Le cadre européen d’analyse des déséquilibres macroéconomiques comporte certes de nombreux indicateurs, parmi lesquels la balance courante. Cependant, la multiplicité des indicateurs donne de fait un rôle essentiel aux objectifs chiffrés de déficit public. Ainsi, bien que le cadre de surveillance européen semble très général dans son appréciation des déséquilibres économiques, c’est bien le seul aspect budgétaire de court terme qui domine l’analyse. Rappelons que la dette publique de l’Espagne publique était de moins de 40% du PIB en 2007, et à plus de 90% du PIB en 2013. Ainsi, les dettes publiques faibles ne sont pas une condition suffisante pour la stabilité macroéconomique, comme des dettes publiques temporairement élevées ne sont pas forcément le signe de problèmes structurels.

La fragilité du tissu productif en France

En ce sens, les données d’entreprises permettent de mieux comprendre l’évolution de l’économie française. Certes, les entreprises françaises ont connu une baisse du taux de marge, mais celle-ci concerne surtout les secteurs exposés à la concurrence internationale. Ensuite, la rentabilité des entreprises (qui finance le paiement des dividendes, des intérêts et contribue en partie à l’investissement) a baissé, passant de 6,2% en 2000 à moins de 5% en 2012. En dépit de cette baisse, le taux d’investissement s’est maintenu dans toutes les catégories d’entreprises sur la période, financé partiellement par l’épargne des entreprises, dont le taux s’est réduit de 16% en 2000 à 13% en 2012. Le résultat est une hausse considérable de l’endettement des entreprises, sans que cela ne se traduise à ce jour par une hausse du coût de la dette, du fait de la baisse des taux d’intérêt. Ces éléments ne peuvent que susciter des inquiétudes sur la santé de notre tissu productif: les entreprises françaises ont réagi aux difficultés économiques, non par l’innovation, mais par une financiarisation du bilan et l’accroissement de l’endettement.

Vers une gouvernance partenariale

L’innovation, l’investissement, la montée en gamme des entreprises en France comme ailleurs exige un effort de long terme, seul compatible avec un processus de reconvergence en Europe. Il ne s’agit pas de maximiser les rendements financiers à court terme, par des distributions excessives de dividendes par exemple, mais au contraire d’investir sur des horizons habituellement considérés comme (trop) longs par les entreprises. De ce fait, une évolution de la gouvernance des entreprises vers un modèle plus partenarial et patient permettant d’investir dans les compétences et qualifications des salariés, dans les actifs intangibles, dans les nouvelles technologies, constitue une condition nécessaire de l’amélioration du tissu productif français. Le dialogue social ne concerne pas seulement la répartition du revenu et la réforme de la fiscalité, c’est aussi la condition, au sein des entreprises, de la mobilisation des seules richesses productives, que sont les hommes et les femmes qui s’investissent dans leur travail.

 




L’innovation dans les énergies renouvelables : quand intervention de l’État et concurrence vont de pair

par Lionel Nesta et Francesco Vona[1]

Contrairement à une idée reçue selon laquelle la concurrence n’exige aucune intervention de l’État, les politiques d’innovation et de concurrence se complètent mutuellement. C’est la principale conclusion d’une étude[2] que nous avons réalisée sur l’innovation dans le domaine des énergies renouvelables et que nous résumons dans une note de l’OFCE (OFCE Briefing Paper, n°8, October 6, 2014).

L’innovation est en effet le seul moyen permettant, à terme, de surmonter une contrainte environnementale croissante. Dans le domaine de l’énergie, l’augmentation de la rareté des ressources rend de plus en plus pressant le besoin de sources d’énergies renouvelables, comme la biomasse, l’énergie solaire ou éolienne.

Mais en dépit de l’augmentation considérable des demandes de brevets dans le domaine des énergies renouvelables (voir la graphique 1 pour le cas de six grands pays de l’OCDE), les énergies renouvelables ne peuvent toujours pas rivaliser avec les combustibles fossiles, leur production étant moins chère et leur distribution plus efficace. Les politiques publiques s’avèrent dès lors nécessaires notamment parce qu’elles peuvent s’inscrire dans une perspective de long terme permettant le développement des énergies renouvelables. Se pose alors la question des politiques publiques qui seront les plus efficaces pour servir de support à l’innovation verte.

Initialement, l’adoption de l’Accord de Kyoto sur le changement climatique a créé un consensus sur la nécessité de ces politiques environnementales. Ainsi, au cours des 20 dernières années, les pays de l’OCDE ont de plus en plus soutenu l’innovation dans les énergies renouvelables en diversifiant le type d’intervention. Aujourd’hui, ces politiques publiques visent à la fois à stimuler les investissements dans les capacités dites « vertes » et à réduire le coût de production de l’énergie renouvelable.

Dans le même temps, le processus de libéralisation des marchés de l’énergie s’est graduellement affirmé, et ce dans la plupart des pays de l’OCDE. Il a accru la concurrence en abaissant les barrières à l’entrée et accéléré la privatisation des producteurs d’énergie. Ce processus de libéralisation peut être positif pour l’innovation dans les énergies renouvelables, car ce type d’innovation s’appuie sur l’émergence de nouveaux acteurs. Les grands opérateurs historiques, eux, ne sont guère incités à développer des nouvelles technologies qui mettraient en cause leurs investissements passés dans la production d’énergie à grande échelle.

Dans ce contexte, il est important de comprendre la façon dont l’interaction entre politique publique et libéralisation influe sur l’innovation dans les énergies renouvelables. Notre principal résultat est que ces politiques sont plus efficaces dans des marchés libéralisés. Trois fois plus efficaces, en fait ! En général, cette complémentarité est l’un des plus grands moteurs de l’innovation, en particulier pour les brevets de haute qualité. Ce résultat est résumé dans le graphique 2 où nous décrivons l’effet marginal estimé des politiques d’énergies renouvelables sur l’innovation en fonction du degré de déréglementation du marché. Cet effet est positif pour les pays ayant un niveau de réglementation en dessous de la moyenne, comme c’est le cas pour l’Allemagne et les Etats-Unis. Notre conclusion est que l’effet des politiques d’énergies renouvelables sur l’innovation est médiatisé par le degré de concurrence sur le marché de l’énergie.

Encore une fois, dans le secteur de l’énergie, contrairement à la croyance commune que la concurrence n’exige aucune intervention de l’État, les politiques d’innovation et de concurrence se complètent mutuellement.

Graph1Vona_nesta

 

Graph2_Vona_nesta

 

 

 


[1] Cette recherche a bénéficié du financement du 7e PCRD de l’Union européenne (FP7/2007-2013) n°320278 (RASTANEWS).

[2] Voir : Nesta, L., Vona, F., Nicolli, F., 2014. “Environmental Policies, Competition and Innovation in Renewable Energy”, Journal of Environmental Economics and Management, vol. 67(3), 396-411.




Aux sources du redressement productif

par Jean-Luc Gaffard

Les entreprises françaises, dans nombre de secteurs, ont dû faire face à une hausse relative des coûts unitaires du travail, à une baisse relative du prix de la valeur ajoutée et à une baisse des taux de marge, signifiant, pour beaucoup d’entre elles, qu’elles sont fortement concurrencées et relativement peu compétitives en prix faute d’avoir suffisamment innové et investi dans le passé. Le résultat a été, au cours de la dernière décennie, une perte de substance significative du tissu industriel et une aggravation du déficit des échanges extérieurs. La question du redressement productif est clairement posée. Elle dépasse le périmètre des industries manufacturières pour englober l’ensemble des activités susceptibles de répondre à une demande d’échelle suffisamment grande et organisée sur une base industrielle[1].

Il est de sens commun de considérer que la solution réside dans la capacité renouvelée de ces entreprises à innover, à exporter et tout simplement à croître, bref dans la capacité de retrouver ou d’acquérir la compétitivité hors prix qui leur fait défaut. La difficulté à laquelle elles sont confrontées tient à ce que leur manque de compétitivité-prix les conduit à rechercher des baisses immédiates de coût au détriment d’investissements innovants. Face à cette difficulté, les responsables de la politique économique doivent résoudre un réel dilemme : soit prendre des mesures de concurrence fiscale, sociale, voire salariale en vue de rétablir la compétitivité-prix des entreprises au risque d’affaiblir encore la demande globale et finalement de peser négativement sur leurs chiffres d’affaires, soit conserver le système de prélèvements en vigueur au risque de priver ces mêmes entreprises des moyens pour investir et innover.

Certes, le consensus du moment nie l’existence d’un tel dilemme. La neutralité présumée de la monnaie et du budget, couplée avec la flexibilité des marchés de biens et du travail, est censée permettre à l’économie de retrouver le chemin d’une croissance régulière et stable. Les entreprises, rassurées par l’équilibre retrouvé des comptes publics et libérées de contraintes réglementaires excessives, auraient de nouveau toute latitude pour investir.

Ce consensus véhicule une vision réductrice du fonctionnement des économies de marché. Le modèle de concurrence parfaite, qui fait ici référence, décrit un monde où les entreprises réagissent aux seuls signaux de prix envoyés par des marchés de biens et de facteurs dont le fonctionnement est immunisé contre tout pouvoir exercé par l’un ou l’autre des protagonistes sur ces marchés. De quelque manière, c’est ce que signifie l’hypothèse de marchés financiers efficients dont la fonction est de discipliner entreprises et Etats. La réalité est tout autre. Les marchés sont naturellement et nécessairement imparfaits. Les entreprises développent des stratégies de prix, de production et d’investissement qui répondent à cet environnement de marché en même temps qu’elles contribuent à le façonner. Aussi importe-t-il de reconnaître cette réalité avant d’essayer de définir des politiques économiques adaptées.

Les sources de la compétitivité des entreprises

Dans une économie industrielle de marché, la croissance des entreprises procède de l’innovation, autrement dit de leur capacité d’acquérir une compétitivité hors prix plus robuste et plus pérenne qu’une simple compétitivité-prix. L’innovation, technologique ou organisationnelle, visant la création de nouveaux produits, voire de nouveaux services, ou l’exploration de nouveaux marchés, implique, toutefois, un détour de production. Du temps est nécessaire pour construire une nouvelle capacité de production avant de pouvoir l’utiliser et en tirer bénéfice. Généralement, cette nouvelle capacité a un coût de construction plus élevé que celui du simple remplacement de la capacité existante. Des coûts additionnels doivent être supportés avant que les revenus additionnels correspondants puissent être perçus. Une perte de compétitivité, en principe temporaire, est manifeste. Elle peut se traduire par des hausses de prix courants (des anciens produits) si la hausse de coûts devait être immédiatement répercutée ou, plus vraisemblablement, par des baisses de taux de marge. La performance de la production des biens ou services existants se trouve être négativement affectée par le choix d’innover[2].

Dans ce contexte, il reste nécessaire pour l’entreprise de rester compétitive en prix à court terme afin de ne pas perdre de parts de marché significatives par rapport à ses concurrents. C’est au regard de cette exigence immédiate que la question des coûts du travail est posée. Elle l’est singulièrement au sein de la zone euro quand, en l’absence de possibles ajustements par le taux de change, les différences légales et réglementaires en matière sociale et fiscale créent de réelles distorsions de concurrence. Quand, également, la fragmentation internationale de la production, en fait la délocalisation de segments de la production dans des pays où les salaires sont moindres à qualifications identiques, assure aux entreprises qui en ont la capacité ou l’opportunité un avantage en termes de coûts répercuté sur le prix des produits, sur les taux de marge et le volume des investissements.

Conserver ou retrouver une compétitivité-prix immédiate ne saurait, toutefois, suffire. Encore faut-il que les entreprises soient effectivement incitées à innover. Or quand les investissements, y compris les investissements intangibles, sont irréversibles et quand l’information sur la configuration future du marché n’est pas immédiatement disponible, il est difficile pour les entreprises de s’engager. Elles ne peuvent fonder leur décision sur les seuls signaux de prix. Elles doivent pouvoir être en mesure de sécuriser leurs investissements en acquérant une connaissance suffisante du marché futur, c’est-à-dire non seulement de la taille de la demande, mais aussi de celle des offres concurrentes et complémentaires. Il s’agit de faire en sorte que les investissements concurrents ne dépassent pas un certain seuil et que les investissements complémentaires atteignent un certain seuil. Ce n’est possible que grâce à des pratiques qu’il faut bien considérer comme monopolistes, lesquelles renvoient à différentes formes de connexions entre les entreprises concernées[3]. Pareille stratégie organisationnelle met en scène, non pas une entreprise en particulier, mais un réseau d’entreprises, véritable écosystème mariant souvent dimension locale et capacité de se projeter vers l’extérieur. Le propre de ces réseaux est de concilier concurrence et coopération. Les pratiques qualifiées d’imperfections de marché deviennent ici des incitations à innover. Elles concourent à délimiter les frontières de l’entreprise les mieux adaptées au choix d’innover.

Ce qui est vrai des investissements en capital physique l’est tout autant des investissements en capital humain. Ces investissements ont un temps de gestation qui n’est autre que le temps d’apprentissage. Ils participent de la construction des nouvelles capacités productives. Leurs produits doivent être sécurisés. Les relations de travail propres à l’entreprise et les réseaux constitués entre entreprises y contribuent. La stabilité de la relation de travail, qui lie le salarié à l’entreprise, est un facteur décisif de l’apprentissage et de la conservation des acquis professionnels. La mobilité des salariés entre entreprises en est un autre. Cette mobilité permet à chaque entreprise de tirer parti de ce qu’un salarié a appris dans une autre entreprise qui développe le même type de compétences. Elle est source d’une hausse des salaires. Elle n’est possible que si les entreprises sont en situation de concurrence monopolistique.

La difficulté même d’innover, quand les investissements sont irréversibles et l’information de marché incomplète, nécessite de pouvoir accéder à un financement qui permet de combler l’écart entre le profil des coûts et celui des recettes, mais surtout de disposer d’un engagement financier long, c’est-à-dire de relations financières stables ou du contrôle du capital. Le problème que rencontre la plupart des entreprises innovatrices tient à ce que les actifs créés ne sont pas facilement redéployables (y compris les actifs intangibles). Cette contrainte, qui justifie de se donner les moyens organisationnels d’acquérir une information de marché crédible, requiert en même temps de pouvoir bénéficier d’un soutien financier constant.

Objectifs et moyens d’une politique de redressement productif

Identifier ainsi les stimulants de la croissance des entreprises devrait orienter les politiques à mettre en œuvre, réductibles ni à la politique de la concurrence, ni à la politique industrielle. Ces politiques concernent le fonctionnement des différents marchés (marchés de biens, marchés du travail, marchés du crédit et marchés financiers). Elles font usage d’une multiplicité d’instruments et se situent à différents niveaux géographiques.

La politique industrielle doit se donner pour objectif de stimuler la coopération entre entreprises, y compris entre entreprises concurrentes et, plus largement, de concourir à la formation d’écosystèmes associant entreprises, banques et établissements de recherche. Il n’est pas question, ici, de désigner a priori des produits ou des technologies ni même des territoires à promouvoir, mais de contribuer à créer les conditions de marché qui incitent les entreprises à investir dans les directions qui leur paraissent les plus prometteuses. Les critères retenus pour les subventions versées ou les allègements fiscaux consentis devraient répondre à cet objectif, forcément plus complexe que celui, récemment mis en avant, consistant à cibler des secteurs où la concurrence est forte[4]. C’est ce à quoi les financements des pôles de compétitivité devraient être dédiés, ainsi que les autres formes d’aides publiques.

La politique industrielle a une dimension régionale, tant il est vrai que les entreprises ont une tendance à s’agglomérer pour bénéficier d’effets externes, et notamment d’effets d’apprentissage s’agissant non seulement des connaissances technologiques, mais aussi des connaissances de marché. Cet état de fait rencontre la volonté des collectivités locales d’aider à la création de clusters. Il n’y a cependant aucune évidence que ces collectivités disposent de l’information nécessaire, ni qu’ils ne peuvent pas être capturés par des lobbys. La concurrence entre elles peut s’avérer dispendieuse si elle consiste en une concurrence fiscale qui peut sans doute améliorer la situation des uns mais au détriment des autres et affecter négativement la performance globale. La question des compétences, du nombre et de la taille des collectivités locales est nécessairement posée.

La politique de concurrence n’est pas un substitut à la politique industrielle. Elle doit se conformer au même objectif qui est de faire la part entre concurrence et coopération. Dans cette perspective, le rôle qui devrait lui être reconnu est de sanctionner les imperfections et distorsions nuisibles à l’innovation et de valider celles qui lui sont utiles. Le traitement retenu pour les accords de coopération en R&D est significatif de cette exigence. Il ne saurait être exclusif. D’autres types d’accord doivent pouvoir échapper au droit commun de la concurrence.

La politique du marché du travail doit se donner pour objectif de renforcer les voies et moyens d’enrichissement des compétences. En tout premier lieu, il s’agit  de créer les conditions de stabilisation de la relation de travail, source d’apprentissage pour les salariés et de conservation des compétences acquises pour les entreprises. Ces conditions relèvent sans doute du contrat de travail lui-même, mais elles sont aussi indissociables de la constitution de ces agglomérations ou clusters que sont les réseaux d’entreprises innovantes. Ces réseaux constituent des marchés « locaux » du travail au sein desquels la mobilité des travailleurs entre entreprises est éventuellement bénéfique à tous les partenaires en termes de maîtrise de nouvelles compétences. Par ailleurs, il conviendrait de mettre fin à des mécanismes incitatifs qui concourent à pérenniser le fait de privilégier des emplois peu ou pas qualifiés. Enfin, les conditions légales et réglementaires permettant aux entreprises de maintenir l’emploi en cas de difficultés temporaires (i.e. le recours au chômage partiel) devraient être renforcées

La politique bancaire doit se donner pour objectif de créer des relations stables entre entreprises et institutions financières. Les banques dites de relation, qui rassemblent des informations sur les emprunteurs, ont des coûts plus élevés que ceux des banques à l’acte, mais elles présentent aussi l’avantage de fournir des ressources aux entreprises rencontrant des problèmes de liquidité liés aux caractéristiques du cycle de l’innovation. De fait l’intermédiation classique augmente le taux de croissance de l’économie et réduit sa volatilité à long terme, au contraire d’un financement par le marché[5]. Aussi importe-t-il de recentrer le système financier sur l’intermédiation classique, spécialement sur le crédit aux entreprises, et de revenir à une forme de séparation entre les deux types d’activité, de façon à ce que l’octroi de crédits aux entreprises échappe aux conséquences des aléas indissociables de l’activité marché[6].

La politique fiscale doit se donner un double objectif. L’objectif à court terme est d’alléger le coût du travail en diminuant le taux des contributions sociales des employeurs et en augmentant la taxe sur la valeur ajoutée. L’objectif à moyen terme est de pénaliser les activités improductives, celles dont la contribution à la croissance pose question. Dans cette perspective, il faut sans doute taxer les services financiers et faire un plus grand usage des taxes sur la richesse et la transmission de la richesse comme le recommande le Fonds Monétaire International. L’enjeu d’une réforme fiscale, sans préjudice des formes que peut prendre sa mise en œuvre, est double : d’une part, favoriser la production de biens et services à caractère industriel et échangeables dans le commerce international, d’autre part, engager une redistribution des revenus et des richesses dans le but d’accroître la demande potentielle de ces biens et services.[7]

Le redressement productif est un enjeu majeur pour l’économie française aujourd’hui prise en étau entre l’économie allemande et l’économie espagnole. Il passe par une réorientation de l’ensemble des politiques qui affectent et orientent le comportement des entreprises bien au delà des entreprises du secteur manufacturier, et qui ne sont réductibles ni à la recherche de la baisse des coûts, ni à la promotion de nouvelles technologies, ni au respect des règles de la libre concurrence.

 


[1] Sur la nature de l’organisation industrielle voir chapitre 4 de l’ouvrage de N. Georgescu-Roegen, 1971, The Entropy Law and the Economic Process, Cambridge Mass., Harvard University Press.

[2] Voir C. M. Christensen, 1997, The Innovator’s Dilemma, Harvard, Harvard Business School Press.

[3] G. B. Richardson, 1990, Information and Investment, Oxford, Clarendon Press. G. B Richardson, 1998, The Economics of Imperfect Knowledge, Cheltenham, Edward Elgar.

[4] P. Aghion, M. Dewatripont, L. Du, A. Harrison et P. Legros, 2012), “Industrial Policy and Competition”, NBER Working Paper 18048.

[5] Bolton P., X. Freixas, L. Gambacorta, et P. E. Mistrulli, 2013, Relationship and Transaction Lending in a Crisis, BIS Working Paper, n° 17.

[6] T. Beck, 2013, Finance and Growth : Too Much of a Good Thing, Vox eu.

J.-P. Pollin et J.-L. Gaffard, 2013, Pourquoi faut-il séparer les activités bancaires?, Note de l’OFCE, n° 36.

[7] Keen M., 2013 : Tax Policy in (and for) Hard Times, Vox eu http://www.voxeu.org/article/tax-policy-hard-times#.Um7TETxwZzA.gmail

IMF, 2013 : Fiscal Monitor, Taxing Times, World Economic and Financial Surveys http://www.imf.org/external/pubs/ft/fm/2013/02/fmindex.htm




Taxis vs VTC : la victoire du lobby contre l’innovation ?

par Guillaume Allègre *

L’affaire est entendue : en imposant aux voitures de tourismes avec chauffeur (VTC) un délai de 15 minutes entre la réservation et la prise en charge du client, le lobby des taxis aurait gagné une bataille contre l’innovation[1], réussissant ainsi à préserver une rente. C’est peut-être Nicolas Colin, inspecteur des finances et co-rédacteur d’un rapport sur la fiscalité de l’économie numérique, qui présente l’argument de la victoire du lobbying contre l’innovation de la façon la plus convaincante et divertissante (« Les fossoyeurs de l’innovation »).

Pour rappel, depuis quelques années, des start-up (Voitures jaunes, Uber, SnapCar, LeCab…) proposent des services de voitures avec chauffeur, réservables sur smartphone après téléchargement d’une application. Le service rendu semble apprécié par les clients de VTC : le prix est connu à l’avance, la voiture attend sans surcharge, on peut suivre la voiture commandée sur son écran, la course est prépayée. Face à ces nouveaux entrants, les taxis dénoncent une concurrence déloyale. En effet, non seulement la profession est très réglementée[2] mais ils doivent aussi payer une licence (230 000 euros à Paris, 400 000 euros à Nice en 2012) pour avoir le droit de stationner dans la rue et prendre des clients à la volée, seuls avantages qu’ils ont par rapport aux VTC depuis la déréglementation des VTC en 2009[3]. Or, à l’heure où la plupart des clients potentiels de services de taxis sont équipés de smartphone qui permettent la géolocalisation, on peut redouter que la valeur de ce droit supplémentaire (prendre les clients dans la rue qui lèvent le bras, plutôt que de se géolocaliser) s’effondre. Selon les sociétés de taxis, les VTC contournent ainsi l’esprit de la loi en pratiquant la réservation immédiate.

Il n’est pas inutile de rappeler à ce stade que le débat sur la réglementation des taxis ne date ni d’hier ni du rapport Attali pour la libération de la croissance. A Paris, les historiens font remonter les premiers services de « voitures de louage avec cocher » à 1612 (sur cette partie historique, voir « Régulation des taxis, a tale of two cities »). La première régulation date de 1657 lorsque Louis XIV accorde un monopole au Sieur de Givry. A Londres, la première réglementation date de 1635 et répond à la demande des bateliers qui dénonçaient une concurrence déloyale alors qu’ils avaient jusque-là un monopole de fait sur le transport de passagers entre la City et Westminster : le roi impose alors aux carrosses des courses de plus de trois miles (la distance entre la City et Westminster est de 2,3 miles). Depuis le milieu du XVIIème siècle, l’histoire des taxis à Paris et à Londres oscille entre réglementation et dérégulation, monopoles accordés et inventions de nouveaux services pour contourner ces monopoles : en 1664, Piquet de Sautour reçoit le monopole des calèches à un cheval ; en 1665, le Marquis de Crenan celui des « Chaises à la Crenan », véhicules légers à deux roues (Margairaz, cité par Darbéra). Disons qu’Uber et SnapCar ressemblent étrangement à ces chaises à la Crenan et autres calèches à un cheval.

Le meilleur rapport qualité/prix des VTC est-il dû à des gains de productivité liés à l’innovation ou au fait qu’ils n’ont pas à payer des licences de 230 000 euros (à Paris) ? Evidemment, on a toutes les raisons de penser qu’économiser 230 000 euros procure un net avantage économique. En revanche, les arguments en faveur de l’innovation sont assez faibles : les nouvelles technologies permettent la localisation des taxis, mais c’est également le cas des centrales radios, créées à Paris en 1964 par G7 et les compagnies de taxis n’ont pas attendu la concurrence des VTC pour utiliser les techniques de localisation en temps réel (La CNIL a été saisie de la question de la géolocalisation des employés par les sociétés de taxis dès 2004). Certaines compagnies de taxis proposent d’ailleurs le même service de commande d’un taxi en temps réel à l’aide d’une application pour smartphone. Enfin à Paris, les « innovations » dans les services de transports de passager incluent le retour de la propulsion humaine, ce qui relativise également leur caractère réellement innovant. Si les gains de productivité étaient réellement dus à l’innovation, les nouveaux entrants pourraient acheter les licences et remplacer les anciennes sociétés de taxis. Ils ne le feront pas parce que ni eux ni les centrales-radio ne veulent prendre le risque que les licences ne perdent leur valeur. Ils préfèrent que les artisans portent ce risque : il n’y a aujourd’hui que 37% de locataires ou salariés parmi les chauffeurs de taxis parisiens et on peut penser qu’une grande partie des détenteurs de ces licences les ont reçues gratuitement. D’un point de vue politique, cette structure est rationnelle : un gouvernement spoliera moins facilement un artisan-taxi qu’un actionnaire d’une société de taxi, à la fois pour des raisons de justice sociale et de pouvoir de nuisance.

Le discours sur l’innovation et la croissance sert ici de leurre pour masquer un classique conflit entre producteurs, qui veulent défendre leurs revenus, et consommateurs, qui veulent un service de  taxi peu coûteux et disponible rapidement, y compris en heures de pointe. Ce conflit se double d’un non moins classique conflit entre détenteurs d’une licence ayant une valeur de rareté et nouveaux entrants, défenseurs de l’ouverture du marché. Dans ce paysage, l’alliance entre nouveaux entrants et consommateurs, qui ont aussi intérêt à l’ouverture du marché, paraît naturelle. Pour les détenteurs de licence, l’enjeu de ce conflit est d’autant plus important que le prix auquel la licence s’échange est élevé.

Ceci dit, la régulation actuelle pose problème. La limitation du nombre de licences de taxis a pour objectif de soutenir le revenu des taxis indépendants et d’éviter qu’ils travaillent trop d’heures par jour pour atteindre un revenu décent[4]. La régulation peut également se justifier  pour des motifs de qualité minimale et de sécurité. C’est le Front Populaire, suite à la crise économique et à l’afflux de chômeurs dans le secteur, qui a réintroduit le contingentement de licences (le secteur était ouvert depuis 1865). Dans ces conditions, il est particulièrement absurde d’avoir permis que ces licences soient cessibles[5] et d’avoir laissé leur prix augmenter en ne délivrant pas de licences supplémentaires entre 1990 et 2002 (alors que, par exemple, dans le même temps, le nombre de passagers dans les aéroports de Paris a augmenté de 49%[6]). Permettre la cession des licences, c’est transférer l’avantage lié au contingentement des licences de taxis des chauffeurs de taxis aux propriétaires des licences, au détriment des nouveaux acquéreurs. En effet, pour le nouvel entrant dans la profession, l’avantage du contingentement est nul puisqu’il doit payer cet avantage au prix du marché. La régulation actuelle est d’autant plus aberrante que les nouvelles licences sont cédées gratuitement (sur liste d’attente) : si le préfet attribue gratuitement 1 000 nouvelles licences, c’est 230 millions d’euros au prix du marché qui seront transférés aux heureux gagnants.

Si la régulation actuelle est absurde, il serait injuste de spolier ceux qui viennent de dépenser une fortune pour acquérir une licence, par exemple en augmentant massivement le nombre de licences.

Une première solution consiste à racheter en une fois les licences cessibles au prix du marché et à attribuer de nouvelles licences non cessibles. Le coût d’une telle mesure serait colossal : il y a environ 17 500 licences à Paris, ce qui représenterait un coût total de 4 milliards d’euros.

Une autre proposition, avancée notamment par Trannoy, est censée augmenter le nombre de licences sans ruiner les acquéreurs récents. La préfecture attribuerait une licence à chaque détenteur actuel de licence, ce qui doublerait le nombre de licences en circulation ; la valeur des licences serait divisée par deux mais sans léser les propriétaires de licences qui conserveraient une et vendrait la deuxième. En première approximation, le patrimoine des chauffeurs de taxi resterait inchangé. Trannoy envisage même que les détenteurs de licence soient gagnants car le chiffre d’affaires global devrait augmenter. Cette solution a également l’avantage de ne rien coûter aux pouvoirs publics. Bref, elle ne ferait que des heureux et l’intérêt des taxis ne s’opposerait pas à celui des consommateurs. Il y a en fait une erreur de raisonnement dans la proposition de Trannoy : il suppose que la valeur de la licence est proportionnelle au chiffre d’affaires des taxis. A chiffre d’affaires global inchangé, un doublement des licences signifierait une division par deux du prix des licences. Ceci est faux : si on multiplie par dix le nombre de licences, elles ne vaudront plus rien et pas dix fois moins. La valeur de la licence est en fait proportionnelle au profit (qui provient du contingentement des taxis), ce qui fait une grande différence dans un secteur où le coût fixe est élevé et le coût marginal faible (rouler à vide ne coûte pas moins cher que rouler à plein)[7]. Bacache-Beauvallet et al. (2008) estiment par exemple à 35 000 euros le coût fixe de l’activité de taxi (salaire compris) et à 42%, l’augmentation du nombre de licences à Paris qui annulerait la valeur des licences[8]. Cette évaluation n’est pas aberrante : la valeur des licences en 1995, pendant la période de gel des attributions était beaucoup plus faible (60 000 euros[9]).

Que faire ?

Le problème ne se limite pas à la question du nombre de licences : au cours de la journée, il y a inadéquation entre offre et demande du fait d’une demande beaucoup plus importante en heures de pointe qui se conjugue, à Paris, avec un engorgement important, qui réduit la vitesse des taxis ou les bloque aux aéroports. La régulation doit également se préoccuper d’une meilleure adéquation entre offre et demande au cours de la semaine, en modulant encore plus la tarification selon l’heure et en incitant au développement du doublage de licence comme l’explique par exemple ce rapport (pdf).

Concernant les licences, la très forte augmentation de leur valeur traduit probablement une offre trop faible par rapport à la demande. L’objectif serait alors d’augmenter l’offre sans spolier les nouveaux acquéreurs. De plus, il serait préférable de sortir d’un système où l’on doit se préoccuper continuellement de la valeur patrimoniale des licences attribuées gratuitement. Une solution consiste à  racheter les licences actuelles au fil de l’eau, non à leur valeur de marché mais à leur valeur d’acquisition majorée d’intérêts[10]. De nouvelles licences non cessibles seraient attribuées gratuitement. Leur nombre permettrait de maintenir le revenu net des nouveaux acquéreurs[11], en tenant compte d’un prélèvement sur le chiffre d’affaires (taxis plus VTC) qui financerait un fond de rachat des anciennes licences[12]. Ce système permet d’indemniser les acquéreurs récents, sans contribuer à l’enrichissement de ceux qui ont obtenu antérieurement une licence gratuitement ou à un prix très faible. Il permet la transition d’un système de licences cessibles à un système de licences non cessibles dans lequel le nombre de licences en circulation et la répartition du marché entre VTC et taxis dépend de la demande de services et non du pouvoir de nuisance des uns et des autres. Il est complexe mais il permet de détricoter les erreurs du passé de façon la plus équitable.

Il est toutefois peu probable qu’une telle solution soit mise en place. Par rapport au statu quo, elle fait de gros perdants dans l’immédiat : les détenteurs de licence qui espèrent réaliser une plus-value importante, notamment les chauffeurs les plus proches de la retraite. Les nouveaux acquéreurs de licence seraient probablement solidaires en espérant pour eux-mêmes une telle solidarité qui permettrait de maintenir le système actuel. Le risque pour eux est que le nombre de licences augmente au fil de l’eau et/ou que les VTC capturent une part croissante du marché malgré les contraintes qui leur sont imposées. Dans ce cas, la valeur réelle de leur licence pourrait diminuer petit à petit : les acquéreurs récents seraient perdants mais la perte ne serait actée que lorsqu’ils prendront leur retraite, dans 20 ou 30 ans. On peut toutefois penser que cette évolution ne se passera pas sans heurts.  
———–

* L’auteur n’a reçu aucun financement, ni des compagnies de taxis, ni des compagnies de VTC.

[1] L’argument de l’innovation est abondamment repris par les VTC sur le mode « chandelles et ampoules électriques » : voir par exemple « #PourNePasFaireDeConcurrence ».

[2] Le chauffeur de taxi doit notamment être titulaire d’une carte professionnelle, le taximètre est obligatoire et  les tarifs maximaux sont fixés par arrêté préfectoral.

[3] Avant 2009, l’activité de « grande remise », dont la spécialité est la mise à disposition de voitures haut de gamme avec chauffeur, uniquement sur commande et pour une destination définie, était soumise à une licence spéciale délivrée par le préfet, le représentant de l’entreprise devant également être titulaire d’un certificat d’aptitude à la profession d’entrepreneur de remise et de tourisme. La loi du 22 juillet 2009 a supprimé l’obligation de posséder une licence, ce qui a permis le développement des VTC.

[4] Du fait de coûts marginaux faibles et de coûts fixes élevés, le profit est négatif à l’équilibre concurrentiel en l’absence de régulation (« Valeur de licence et régulation du marché des taxis »). En pratique, cela signifie qu’en l’absence de régulation la rémunération des chauffeurs de taxi indépendants risque d’être inférieure au SMIC.

[5] Les licences peuvent officiellement être revendues depuis 1973.

[6] « Propositions de réforme de la profession de taxi » (Page 16)

[7] Prenons l’exemple extrême d’une activité où le coût marginal est nul et le coût fixe représente 2/3 du chiffre d’affaires : disons que le coût fixe est égal à 100 000 euros, le chiffre d’affaires de 150 000 euros, le profit est donc de 50 000 euros. Pour le propriétaire, la valeur de cette activité correspond aux profits futurs actualisés : elle est proportionnelle au profit. Si le chiffre d’affaires est réduit d’un tiers à 100 000 euros, le profit est annulé de même que la valeur de la propriété.

[8] Les auteurs utilisent un modèle théorique calibré. En réalité, le prix réel de la licence ne tomberait pas à zéro, notamment parce que les acteurs sur le marché pourraient anticiper la construction d’une nouvelle rente de rareté.

[9] Darbéra. A Dublin, la valeur de la licence de taxis est passée de 3 500 IEP en 1980 à 90 000 IEP en 2000, période de restriction de l’accès au marché (OCDE).

[10] Cette solution nécessite d’interdire la cession de ces licences sur le marché, ce qui était déjà le cas avant 1973.

[11] Généralement, les locataires et salariés.

[12] La valeur des licences a fortement augmenté dans les années 90 puis entre 2003 et aujourd’hui. Elle valait 60 000 € en 1995 (Darbéra), 90 000 € en 1999, 105 000 € en 2003 et 180 000 € en 2007 (voir annexe 9). Le prix de rachat des licences peut être estimé à 3 milliards d’euros (en tenant compte de l’évolution du prix de la licence de taxi entre 1993 et 2013, d’un taux d’intérêt nominal de 4% et d’un taux de rotation de 5%) : sur une période de 20 ans, il faudrait pouvoir dégager l’équivalent de 150 millions annuels (en euros 2013).




Les conteurs d’EDF

par Evens Saliesa

L’enjeu des politiques de réduction des émissions de gaz à effet de serre n’est pas seulement environnemental. Il est aussi de stimuler l’innovation, facteur de croissance économique. La politique d’amélioration de l’efficacité énergétique [1] nécessite de lourds investissements visant à transformer le réseau électrique en un réseau plus intelligent, un smart grid.

A ce titre, les Etats membres ont jusqu’en 2020 pour remplacer les compteurs d’au moins 80 % des clients des secteurs résidentiel et tertiaire par des compteurs plus « intelligents ». En France métropolitaine, ces deux secteurs représentent 99 % des sites raccordés au réseau basse tension (< 36kVA), soit environ 43 % de la consommation d’électricité, et près de 25 % des émissions de gaz à effet de serre (sans compter celles émises lors de la production de l’énergie électrique qui alimente ces sites).

Ces nouveaux compteurs possèdent des fonctionnalités qui, comme l’ont montré des recherches, permettent de réduire la consommation électrique. La télérelève des données de consommation toutes les 10 minutes, et leur transmission en temps réel sur un afficheur déporté (l’écran d’un ordinateur, etc.), matérialisent sans délai les efforts d’économie d’électricité ; ce qui était impossible auparavant avec deux relevés par an. La télérelève à haute fréquence permet aussi un élargissement du menu de contrats des fournisseurs à des tarifs mieux adaptés au profil de consommation des clients. Le « pilote » du réseau de transmission peut optimiser plus efficacement l’équilibre entre la demande et une offre plus fragmentée à cause du nombre croissant de petits producteurs indépendants. Pour les distributeurs [2], la télérelève résout le problème d’accessibilité aux compteurs [3].

Ces fonctionnalités sont supposées créer les conditions d’émergence d’un marché de la maîtrise de la demande d’électricité (MDE) complémentaire de celui de la fourniture. Ce marché offre aux fournisseurs non-historiques la possibilité de se différencier un peu plus, en proposant des services adaptés au besoin de MDE de la clientèle [4]. Le gain en termes d’innovation pourrait être significatif si des sociétés tierces, spécialistes des technologies de l’information et de la communication, développent elles aussi les applications logicielles permises par l’usage du compteur. Pourtant, en France, la politique de déploiement des compteurs évolués ne semble pas aller dans le sens d’une plus grande concurrence. L’innovation pourrait s’arrêter au compteur en raison d’une délibération de la Commission de régulation de l’énergie (CRE) stipulant que :

« Les fonctionnalités des systèmes de comptage évolués doivent relever strictement des missions des [distributeurs] d’électricité, […] Ainsi, les fonctionnalités supplémentaires demandées par certains acteurs [essentiellement les fournisseurs] qui relèvent du domaine concurrentiel (notamment, l’afficheur déporté) ne sont pas retenues. »

A la lecture de ce paragraphe, nous comprenons que les fournisseurs ne sont pas prêts à supporter le coût de développement de ces fonctionnalités. Or, d’après l’Article 4 de cet arrêté, qui précise la liste des fonctionnalités réservées aux distributeurs, aucune ne semble avoir été laissée en exclusivité au secteur concurrentiel. En effet, les ménages équipés d’un ordinateur pourront consulter leurs données de consommation sans passer par leur fournisseur ou une société tierce.

Il est bon de s’interroger sur les bénéfices et les coûts d’une telle approche qui, a priori, ressemble à une monopolisation du marché de la MDE par les distributeurs.

Cette approche permettra d’atteindre rapidement l’objectif des 80 % puisque la CRE a opté pour un service public de la MDE : les distributeurs, qui ont des obligations de service public, déploieront les compteurs communicants. A lui seul, le compteur « Linky » du distributeur d’électricité dominant, ERDF, sera déployé sur 35 millions de sites basse tension, couvrant ainsi 95 % du réseau national de distribution[5]. Ainsi, le risque de sous-investissement dans les capacités d’effacement que les fournisseurs d’électricité devront bientôt détenir est faible. En effet, ces derniers n’ayant pas à supporter les coûts de fabrication et déploiement des compteurs, ils pourront rapidement investir dans le développement de ces capacités. De plus, la péréquation des coûts de sous-traitance pour la fabrication des compteurs et de déploiement sur tout le réseau français de distribution permet des économies d’échelle considérables. Enfin, le faible taux de pénétration des compteurs dans les pays qui ont opté pour une approche décentralisée (le compteur et les services sont alors en partie à la charge des ménages intéressés), plaide en faveur du modèle français. Ce modèle est en effet plus pragmatique puisqu’il supprime l’essentiel des barrières à l’adoption.

Cependant, le niveau de concentration des activités de distribution et de fourniture de l’électricité aux ménages pose question : ERDF est affilié à EDF, en quasi-monopole dans la fourniture aux ménages. En termes d’innovation dans les services de MDE, l’intérêt pour EDF d’aller au-delà du projet Linky de sa filiale paraît faible. D’abord, à cause des coûts déjà engagés par le groupe (au moins cinq milliards). Ensuite parce que la qualité de la solution de base d’information sur les consommations par défaut dans Linky, sera suffisante pour parvenir à créer des coûts de migration vers les services de MDE offerts par la concurrence [6]. Certes, les fournisseurs alternatifs vont pouvoir introduire des tarifs innovants. Mais EDF aussi. Une manière de surmonter cet obstacle serait de mettre en place une plateforme Linky, pour que des applications des sociétés tierces puissent dialoguer avec son système d’exploitation. Moyennant l’accord du ménage et, éventuellement, une charge d’accès aux données, l’activité serait certes régulée, mais l’entrée serait libre. Cela stimulerait l’innovation dans les services de MDE, mais n’augmenterait pas la concurrence puisque ces sociétés ne seront pas fournisseurs d’électricité. Le consommateur a-t-il beaucoup à perdre ? Evidemment, cela dépend du montant de la réduction de sa facture. Etant donnée la hausse probable de 30% des prix de l’électricité d’ici à 2017 (inflation incluse), nous craignons que les efforts des ménages en vue d’optimiser leur consommation ne seront pas récompensés. Le gain net à moyen terme pourrait être négatif.

Finalement, nous pouvons nous demander si, avec Linky, le groupe EDF n’essaie pas de maintenir sa position d’entreprise dominante dans la fourniture d’électricité, affaiblie depuis l’ouverture à la concurrence. Avec un service de MDE installé par défaut sur 95% des sites basse tension, Linky va devenir l’élément d’infrastructure du réseau national que devront emprunter tous les offreurs de service de MDE. Du point de vue des règles de la concurrence, il faut alors se poser la question de savoir si ERDF et ses partenaires ont bien communiqué l’information sur le système d’exploitation de Linky, sans favoritisme pour le groupe EDF et ses filiales (Edelia, Netseenergy). Les conteurs aimeraient nous narrer une belle histoire d’encouragement à l’innovation dans l’énergie et l’économie numérique pour réussir la transition écologique. Sachant que l’actuel PDG de l’entreprise en charge de l’architecture du système d’information de Linky, Atos, était ministre de l’économie et des finances juste avant le lancement du projet Linky en 2007, nous pouvons en douter…


[1] « Amélioration de l’efficacité énergétique » et « économie d’électricité » sont utilisées indifféremment dans ce billet. Voir l’article 2 de la directive 2012/27/UE du Parlement et du Conseil européens pour des définitions précises.

[2] Les distributeurs sont les gestionnaires des réseaux de lignes moyenne et basse tension. Le plus répandu est ERDF. Réseaux et compteurs font partie des ouvrages concédés, propriété des collectivités locales délégantes.

[3] Cependant, cela impliquera, par exemple pour ERDF, la suppression de 5 000 postes (à rapprocher des 5900 départs à la retraite … ; cf. Sénat, 2012, Rapport n° 667, Tome II, p. 294).

[4] En conformité avec la loi NOME de 2010, les fournisseurs et autres opérateurs devront être capables de baisser ponctuellement la consommation d’électricité de certains clients (couper momentanément l’alimentation d’un chauffage électrique, etc.), ce qui est appelé « effacement de consommation ».

[5] Dans les territoires où ERDF n’est pas concessionnaire, d’autres expérimentations existent, comme celle du distributeur SRD dans la Vienne qui déploie son compteur évolué, i-Ouate, sur 130 000 sites.

[6] Voir DGEC, 2013, Groupe de travail sur les compteurs électriques communicants – Document de concertation, février.

———-

a L’auteur remercie C. Blot, K. Chakir, S. Levasseur, L. Nesta, F. Saraceno, et plus particulièrement O. Brie, M.-K. Codognet et M. Deschamps. Les opinions défendues dans ce billet n’engagent que son auteur.




Quelle politique industrielle dans la mondialisation ?

par Sarah Guillou et Lionel Nesta

Dans des économies nécessairement mondialisées et face aux contraintes budgétaires qu’impose la crise économique, y a-t-il encore une place pour la politique industrielle ? Les développements qui suivent (et la note associée) permettent de répondre par l’affirmative, soulignant le besoin pour l’économie française et au-delà, pour l’économie européenne, d’intensifier la valeur ajoutée en services de la production et plus généralement la valeur en savoir des activités économiques.

Les contraintes structurelles nées de la mondialisation économique et les contraintes conjoncturelles imposées par la crise économique créent une situation paradoxale pour la politique industrielle. Ces contraintes motivent la mise en place de politiques industrielles volontaristes en raison des menaces qui pèsent sur l’industrie et du déclin de l’emploi industriel ; mais elles créent aussi de fortes limites à son exercice en termes de faisabilité légale, technique et budgétaire. La marge de manœuvre est donc très étroite. Ce constat impose une redéfinition des objectifs et des moyens de la politique industrielle. Quel est son rôle et quels investissements doit-elle favoriser ? Doit-elle s’orienter vers la modération salariale, gage de compétitivité-coût, comme le suggère l’exemple allemand ? Doit-elle soutenir des secteurs en déclin ou s’orienter vers des secteurs d’avenir ?

Aujourd’hui, les avantages comparatifs des pays occidentaux – et donc de la France – se situent dans la valeur en services de leur production industrielle, qu’il s’agisse de services privés (R&D, marketing, organisation, réseaux d’approvisionnement, réseaux de distribution) ou de services issus des biens publics (infrastructures, sécurité des approvisionnements, coût de transport, homogénéité des normes, durabilité environnementale des processus, sécurité sanitaire, etc.). Plutôt que de maintenir les emplois industriels traditionnels, voués à être délocalisés de toute façon vers des pays aux salaires plus faibles, il faut accentuer la spécialisation dans les emplois industriels du futur qui reposent sur ces services à haute valeur ajoutée.

La prescription de politique est immanquablement l’investissement dans le capital humain et l’éducation, contradictoire avec une politique de modération salariale. Cette politique se justifie prioritairement parce qu’elle inscrit durablement la spécialisation productive vers ces services à haute valeur ajoutée, donc vers une économie du savoir aux déclinaisons multiples : savoir-inventer, savoir-innover, savoir-faire, savoir-vendre, savoir-distribuer. Par ailleurs, l’avantage comparatif des économies européennes se caractérise par un contenu élevé en bien public. La diversité et la qualité du réseau des transports en Europe est indéniablement un atout qu’il faut absolument consolider et renforcer dans certaines régions d’Europe. La qualité de l’accès aux ressources énergétiques sera également un élément clé de l’attractivité des territoires et de l’implantation des entreprises. Concernant la cohérence et la stabilité réglementaire, elles permettent de lever l’incertitude qui freine les décisions d’investissement des entreprises. Les normes font ainsi œuvre de signal institutionnel qui lève une partie du risque accompagnant les investissements dans de nouvelles technologies (exemples : voitures électriques, énergies solaires, éoliennes). De plus, les normes créent un cadre d’exigence qualitative qui répond à la demande citoyenne en termes de respect environnemental et de sécurité et qui renforce la compétitivité hors-prix des entreprises. Le développement de ces services est également un plaidoyer pour une politique industrielle définie à l’échelle européenne.