Grèce : quand l’histoire bégaie

par Jacques Le Cacheux

La durée de la crise grecque et la dureté des plans d’austérité successifs qui lui ont été imposés pour tenter de redresser ses finances publiques et la remettre en position de faire face à ses obligations à l’égard de ses créanciers ont frappé les opinions publiques européennes et suscité de nombreux commentaires. L’accord obtenu à l’arraché le lundi 13 juillet au sein du sommet des chefs d’Etat et de gouvernement de la zone euro comporte, en plus des exigences déjà formulées avant le référendum grec du 5 juillet, alors rejetées par une majorité des votants, des conditions si inhabituelles et si contraires à la souveraineté des Etats telle qu’on a l’habitude de la concevoir aujourd’hui qu’il a choqué bon nombre de citoyens européens et conforté les arguments des  eurosceptiques qui y voient la preuve que la gouvernance européenne s’exerce contre la démocratie.

En exigeant que les créanciers soient consultés sur tout projet de loi ayant une incidence sur les finances publiques et en imposant la gestion des privatisations, dont la longue liste a été dictée par les créanciers, par un fonds indépendant du gouvernement grec, les responsables de la zone euro ont effectivement mis les finances publiques grecques sous tutelle. En outre, les mesures contenues dans le nouveau plan d’austérité sont de nature à déprimer encore plus une demande intérieure déjà exsangue, aggravant ainsi la récession dans laquelle l’économie grecque a replongé en 2015, après une légère et brève rémission en 2014.

Appauvrissement sans ajustement

Déclencheur, en 2010, de la crise des dettes souveraines au sein de la zone euro, la crise grecque ressemble à une longue agonie, entrecoupée de psychodrames européens toujours conclus in extremis par un accord censé sauver la Grèce et la zone euro. Dès le début, il était clair que la méthode, fondée sur l’administration de doses massives d’austérité sans véritable soutien à la modernisation de l’économie grecque, était vouée à l’échec[1], pour des raisons désormais bien comprises[2] mais alors presque unanimement ignorées par les responsables, qu’il s’agisse des gouvernements européens, de la Commission européenne ou du FMI, principale caution et source d’inspiration des plans d’ajustement successifs.

Les résultats, à ce jour catastrophiques, sont bien connus : en dépit d’une longue cure d’austérité, faite de hausse d’impôts, de coupes dans les dépenses publiques, de baisse des salaires et des retraites, etc., l’économie grecque ne s’est pas redressée, au contraire, et la soutenabilité des finances publiques grecques n’a pas été rétablie, loin s’en faut ; malgré l’accord, en 2012, des gouvernements européens sur un défaut partiel, qui a allégé la dette envers les créanciers privés – allègement refusé par ces mêmes gouvernements deux ans auparavant –, la dette publique représente aujourd’hui une pourcentage plus important du PIB (près de 180%) qu’au début de la crise, et un nouvel allégement – cette fois sans doute par rééchelonnement – paraît incontournable. Le troisième plan d’aide – plus ou moins 85 milliards d’euros envisagés, après environ 250 milliards au cours des cinq dernières années – qui va être négocié dans les semaines qui viennent sera, pour une bonne part, consacré au seul paiement des échéances sur la dette.

Pendant ce temps, le niveau de vie moyen des citoyens grecs s’est littéralement effondré, et l’écart par rapport à la moyenne de la zone euro, qui avait eu tendance à se réduire au cours de la décennie précédant la crise, s’est creusé de façon dramatique (Graphique 1) : le PIB par tête grec  est aujourd’hui d’un peu moins de la moitié de celui de l’Allemagne. Encore le PIB par tête reflète-t-il très mal la réalité vécue dans une économie où les inégalités se sont creusées et les dépenses de protection sociale ont été drastiquement réduites.

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Le nouveau plan d’austérité ressemble aux précédents : combinant hausse de la fiscalité – notamment la TVA dont le taux normal, à 23%, est étendu aux îles et à de nombreux secteurs, dont le tourisme, jusqu’ici soumis au taux intermédiaire (13%) – et baisse des dépenses publiques, il aboutira à une économie budgétaire d’environ 6,5 milliards d’euros en année pleine,  ce qui amputera la demande intérieure grecque et accentuera la récession en cours.

Les plans d’ajustement précédents ont également comporté des réformes « structurelles », telles que la baisse du salaire minimum et des pensions de retraite, une déréglementation du marché du travail, etc. Mais force est de constater que le volet fiscal de ces plans n’a pas eu de résultats très visibles sur les recettes publiques : après avoir beaucoup baissé jusqu’en 2009, la pression fiscale grecque – mesurée par le ratio des recettes fiscales totales au PIB – s’est certes accrue, mais guère plus qu’en France (Graphique 2). Ce qui ne signifie pas, bien sûr, qu’une dose plus forte encore du même remède assurera mieux la guérison.

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L’histoire éclaire-t-elle l’avenir ?

Les maux dont souffre l’économie grecque sont bien connus : faiblesse de l’industrie et des secteurs exportateurs – en dehors du tourisme, qui pourrait sans doute faire mieux, mais affiche des performances honorables –, nombreux secteurs réglementés et situations rentières, administration et services fiscaux pléthoriques et peu efficaces, poids des dépenses militaires, etc.

Tout cela n’est pas nouveau et sans doute était-il de la responsabilité des autorités européennes de tirer plus tôt la sonnette d’alarme et d’aider la Grèce à une mise à niveau, comme cela a été fait pour les PECO (pays d’Europe centrale et orientale) au début des années 2000, dans les années  précédant leur adhésion à l’Union européenne. La manière dont on décide à présent de le faire, à marche forcée et par la mise sous tutelle du gouvernement grec, sera-t-elle plus efficace ?

Si l’on pouvait se fier simplement à l’histoire, on serait tenté de répondre oui. L’épisode du défaut grec de 1893 présente en effet de nombreuses similitudes avec la crise actuelle. La Grèce était alors un Etat relativement neuf, n’ayant acquis son indépendance à l’égard de l’Empire ottoman qu’en 1830, au terme d’une longue lutte, et grâce au soutien des puissances européennes (Angleterre et France), qui lui imposèrent un roi bavarois. Elle était sensiblement plus pauvre que les pays d’Europe d’occidentale : malgré l’ébauche de modernisation entreprise, après l’indépendance, sous la conduite des fonctionnaires bavarois qui entouraient alors le roi de Grèce Othon 1er, son PIB par tête n’était, en 1890 selon les données assemblées par Angus Maddison[3], que d’environ 50% de celui de la France, et un peu moins d’un tiers de celui du Royaume-Uni. Et le diagnostic porté sur la Grèce alors n’était guère meilleur que celui d’aujourd’hui :

« … la Grèce se caractérise tout au long du XIXe siècle par des finances structurellement faibles, qui la conduisent à défaillir de façon récurrente sur sa dette publique. Selon le Statesman’s Yearbook, la Grèce ajoute à des dépenses militaires importantes, des frais élevés pour entretenir un nombre important de fonctionnaires, disproportionné pour un petit Etat peu développé. Par ailleurs, une partie des dettes grecques étant garantie par la France et la Grande-Bretagne, la Grèce pouvait suspendre le service sans que les créanciers aient à en subir les conséquences. Les budgets français et britannique se retrouvaient contraints de payer les coupons.

Dès 1890 cependant, la situation devient critique. A la fin de 1892, le gouvernement grec ne maintint le paiement des intérêts qu’avec l’aide de nouveaux emprunts. En 1893, il obtenait un vote du parlement lui permettant de négocier un rééchelonnement avec les créanciers internationaux (britanniques, allemands, français). Les discussions s’éternisèrent sans véritable solution jusqu’en 1898. Ce fut la défaite grecque dans sa guerre avec la Turquie qui servit de catalyseur à une résolution des problèmes de finances publiques. En effet, l’intervention des puissances étrangères ainsi que leur appui dans la collecte des fonds réclamés par la Turquie pour évacuer la Thessalie s’accompagna d’une mise sous tutelle des finances grecques. Une société privée sous contrôle international reçut la mission de collecter les impôts et de régler les dépenses grecques suivant une règle de séniorité aboutissant à assurer le versement d’un intérêt minimal. Les surplus budgétaires étaient alors affectés à raison de 60 % pour les créanciers et 40 % pour le gouvernement. »[4]

Entre 1890 et 1900, le revenu par tête grec a augmenté de 15%, et devait encore augmenter de 18% au cours de la décennie suivante, atteignant, en 1913, 46% du revenu par tête français et 30% du revenu par tête des Britanniques, alors au faîte de leur prospérité. Un succès, donc.

Bien entendu, le contexte était alors fort différent, et les conditions qui ont favorisé cette mise sous tutelle et ce redressement ne sont pas celles d’aujourd’hui : pas de véritable gouvernement démocratique en Grèce ; un régime monétaire (l’étalon-or) dans lequel les suspensions de convertibilité – l’équivalent d’un « Grexit temporaire » — étaient relativement courantes, et clairement perçues par les créanciers comme temporaires, et surtout un contexte de croissance économique forte dans toute l’Europe occidentale – la Belle époque –, grâce à la seconde révolution industrielle. On ne peut s’empêcher de penser, pourtant, que les conditions dictées alors à la Grèce ont inspiré les décisions actuelles des responsables européens[5].

Le nouveau plan produira-t-il enfin les effets escomptés ? Peut-être, s’il réunit d’autres conditions : allègement substantiel de la dette publique grecque, comme le réclame désormais le FMI, et soutien financier à la modernisation de l’économie grecque. Un plan Marshall pour la Grèce, un « green new deal » ? Tout cela ne pourra réussir que si le reste de la zone euro connaît également une croissance soutenue.

 


[1] Voir Eloi Laurent et Jacques Le Cacheux, « Zone euro : no future ? », Lettre de l’OFCE, n°320, 14 juin 2010, http://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/lettres/320.pdf .

[2] Voir notamment les travaux de l’OFCE sur les effets récessifs des politiques d’austérité : http://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/revue/si2014/si2014.pdf . Rappelons que le FMI lui-même a reconnu que les plans d’ajustement imposés aux économies européennes subissant des crises de dettes publiques avaient été excessifs et mal conçus, et que ceux imposés à la Grèce l’avaient été plus que les autres. Son mea culpa n’a, de toute évidence, pas ému les principaux responsables européens, plus que jamais enclins à persévérer dans l’erreur : Errare humanum est, perseverare diabolicum !

 [3] Voir les données sur le site du Maddison Project : http://www.ggdc.net/maddison/maddison-project/home.htm .

[4] Extrait de l’article de Marc Flandreau et Jacques Le Cacheux, « La convergence est-elle nécessaire à la création d’une zone monétaire ? Réflexions sur l’étalon-or 1880-1914 », Revue de l’OFCE, n°58, juillet 1996, http://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/revue/1-58.pdf .

[5] Un indice supplémentaire : le ministre allemand des finances, Wolfgang Schäuble, insistait pour que la Grèce suspende temporairement sa participation à la zone euro ; dans les années 1890, elle avait dû suspendre la convertibilité en or de sa monnaie et recourir à plusieurs dévaluations.

 




A new economic world. Measuring well-being and sustainability in the 21st century

Éloi Laurent and Jacques Le CacheuxUn nouveau monde économique, Mesurer le bien-être et la soutenabilité au 21e siècle, Odile Jacob, 2015.

Introduction: Measuring the possibles

“Let no one ignorant of geometry enter here!”

Inscription over the doors of Plato’s Academy in Athens

 

We live under the reign of gross domestic product (GDP) – 2014 marked its seventieth anniversary. Created by the American economist Simon Kuznets at the dawn of the 1930s, GDP was adopted as an international standard for sovereign accounting at the conference held by the WW2 Allies in July 1944 in the small town of Bretton Woods, in the middle of nowhere. GDP is used to measure monetizable market activities and is the benchmark of economic growth and living standards, and as such over the decades it has become the ultimate measure of nations’ success – precise, robust and comparable.

But GDP, like the conventional economic indicators for which it is the standard bearer, is very rapidly losing its relevance in the early 21st century, for three basic reasons. First, economic growth, which was so strong in the initial post-war decades (1945-1975), is gradually fading in the developed countries, rendering its pursuit an increasingly vain hope for public policy. Second, objective and subjective well-being – that is to say, what makes life worth living – is increasingly disconnected from economic growth. Finally, GDP tells us nothing about environmental sustainability, that is, the compatibility of our well-being today with the long-term health of the ecosystems on which that ultimately depends – even though this is certainly the major challenge facing our century.

For these three reasons, all over the world growing numbers of researchers [1] and policy makers are recognizing that the standard economic indicators that still guide public debate are in fact misleading compasses that distort our horizons. In contrast, by trying to measure well-being, an effort is now underway to identify the real determinants of human prosperity, going beyond material conditions like national output and personal income. By bringing together the elements required for sustainability (that is to say, dynamic well-being), they are undertaking the even more difficult task of understanding the conditions required for human development to go forward and sustain itself over time, under increasingly powerful ecological constraints.

This effort at understanding is important for two main reasons: because non-measurability leads to invisibility (what is not counted does not count); and because, conversely, measuring means governing: our indicators determine our policies, and rarely for the better. Opening up the range of human well-being means finding ways to overcome short-sighted trade-offs between economic, social and environmental factors. And situating human development within the framework of sustainable development will avoid blind destruction. But how do we take the full measure of our new economic world?

Let’s start from the current situation: economic growth as measured by GDP seems, despite a few ups and downs, to have run its course since about 2000 in France, in Europe, and in quite a few developed countries and even emerging countries. A debate has recently arisen, kicked off, as is common, in the US, about the causes of this stagnation. As far back as the early 1990s hypotheses were advanced for this (the structural weakening of innovation; economic policy mistakes with lasting effects; impoverishing globalization; job-destroying automation), and there have been more or less alarmist predictions about the tragic fate of the West in a world it no longer dominates as it once did. Though these debates are somewhat interesting, they fail to address the core issue: whether or not economic growth returns, it is not synonymous with people’s welfare or social sustainability.

Strictly speaking, economic growth has returned in Europe and even more so in the United States since 2010. It is resulting in an “invisible recovery” for the population, whose daily reality is light years away from the official optimism. The gap between policy makers and their constituents about the real state of the economy is so gaping that it now seems as if there are two parallel universes that are unaware of each other. In Europe, sluggish growth barely masks a harsh social regression, especially in France, where living standards are inexorably declining, reversing a trend that is over forty years old. In the US, once deflated of finance and income inequality, the wondrous but very recent economic expansion has brought nothing for 99% of the population. The Wealth of Nations, alongside the poverty of the people…

On the other hand, the collapse of economic wealth, however significant, cannot express the brutality of the civilizational destruction being inflicted on Greece, in the context of the European crisis, in the name of “fiscal discipline”[2].

In the meantime, there is a lack of general awareness that every day climate change, the loss of biodiversity and deteriorating ecosystems are undermining not only our own future quality of life, but also that of those who will follow us.

For all these reasons, we already know that the “return to growth” being announced in France for 2015 and 2016 will disappointment expectations. The point is not therefore to attempt to force the pace by feeding an ailing boiler with, if need be, the wood that makes up our ship, but to equip ourselves with a reliable compass to avoid a shipwreck and to navigate as smoothly as possible on the seas of the new economic world.

the rest of the introduction can be read [in French] on the Odile Jacob website: http://www.odilejacob.fr/catalogue/sciences-humaines/economie-et-finance/un-nouveau-monde-economique_9782738132901.php


[1] In the French-speaking world, we salute the pioneering and stimulating work of Dominique Méda, Florence Jany-Catrice, Jean Gadrey and Isabelle Cassiers, who for many years have identified and written accurately about the limitations of GDP and the narrow horizons set by economic growth.

[2] While GDP has fallen by 25% in Greece since 2009, the decline in health indicators (lower life expectancy, increasing number of suicides, rising infant mortality, the financial strangulation of the public health care system, etc.) is much more worrying for the future of the Greek people.




Un nouveau monde économique. Mesurer le bien-être et la soutenabilité au 21e siècle

Éloi Laurent et Jacques Le Cacheux, Un nouveau monde économique, Mesurer le bien-être et la soutenabilité au 21e siècle, Odile Jacob, 2015.

Introduction : La mesure des possibles

« Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre ! »

Devise inscrite au fronton de l’Académie fondée par Platon à Athènes.

 

Nous vivons sous le règne du produit intérieur brut (PIB), dont l’année 2014 a marqué le soixante-dixième anniversaire. Créé par l’économiste américain Simon Kuznets à l’orée des années  1930, le PIB fut adopté comme norme internationale de la comptabilité souveraine lors de la conférence qui se tint entre puissances alliées dans la petite bourgade de Bretton Woods, au beau milieu de nulle part, en juillet 1944. Mesure des activités marchandes monétisables, indicateur de référence de la croissance économique  et du niveau de vie, le PIB est devenu au fil des décennies l’étalon suprême de la réussite des nations, précis, robuste et comparable.

Mais le PIB, comme les indicateurs économiques conventionnels dont il est l’étendard, perd à grande vitesse sa pertinence dans notre début de 21e  siècle pour trois raisons fondamentales. Tout d’abord, la croissance économique, si forte dans les décennies d’après-guerre (1945-1975), se dissipe peu à peu dans les pays développés et devient en conséquence  un objet de poursuite de plus en plus vain pour les politiques publiques.  Ensuite,  le bien-être objectif et subjectif– c’est-à-dire ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue – est de plus en plus déconnecté  de la croissance économique.  Enfin, le PIB ne nous dit rien de la soutenabilité environnementale, c’est- à-dire de la compatibilité entre notre bien-être d’aujourd’hui et la vitalité à long terme  des écosystèmes dont il dépend  en dernier ressort, alors que c’est à coup sûr l’enjeu majeur de notre siècle.

Pour ces trois raisons, partout dans le monde,  des chercheurs[1] et responsables politiques reconnaissent en nombre  croissant que les indicateurs économiques standard qui orientent encore le débat public sont à la fois des horizons trompeurs et des boussoles faussées. En tentant de mesurer le bien-être, ils s’efforcent de cerner les véritables déterminants de la prospérité humaine, au-delà des seules conditions matérielles et notamment  de la production nationale et du revenu des personnes. En assemblant les éléments de la soutenabilité (c’est-à-dire du bien-être dynamique), ils se livrent à une tâche encore plus ardue consistant à comprendre  à quelles conditions le développement humain  peut se projeter et se maintenir dans le temps, sous une contrainte écologique de plus en plus forte.

Cet effort de compréhension  importe pour deux raisons essentielles : parce que la non-mesurabilité  induit  l’invisibilité (ce qui n’est pas compté ne compte pas) ; parce qu’à l’inverse, mesurer, c’est gouverner : nos indicateurs déterminent  nos politiques, rarement pour le meilleur.  Ouvrir l’éventail du bien-être humain,  c’est se donner les moyens de surmonter les arbitrages à courte vue entre l’économique, le social et l’environnemental. Encastrer le développement humain dans le développement soutenable, c’est éviter une forme d’autodestruction aveugle.  Mais comment prendre la pleine  mesure de notre nouveau monde économique ?

Partons de la situation actuelle : la croissance économique mesurée  par le PIB paraît, à quelques  soubresauts près, s’épuiser depuis l’an 2000 en France,  en Europe  et dans bon nombre de pays développés et même  émergents. Un débat, parti comme souvent des États-Unis, s’est récemment  ouvert sur les causes de cette atrophie.  On  y retrouve des hypothèses déjà avancées au début des années 1990 (affaiblissement structurel de l’innovation, erreurs de politique économique  aux effets durables, mondialisation appauvrissante, robotisation dévoreuse d’emploi) et des prédictions plus ou moins alarmistes sur le destin tragique de l’Occident dans un monde  qu’il ne domine plus autant qu’auparavant. Ces débats sont en partie intéressants, mais ils font l’impasse sur l’enjeu fondamental : que la croissance économique revienne ou pas, elle n’est synonyme ni de bien-être des personnes, ni de soutenabilité des sociétés.

À vrai dire, la croissance économique  est revenue en Europe et plus encore aux États-Unis depuis l’année 2010. Elle s’y traduit par une « reprise invisible » pour les citoyens, dont la réalité quotidienne est à cent lieues de l’optimisme officiel. Le fossé entre les décideurs politiques et leurs électeurs sur l’état réel de l’économie est tellement  béant qu’il semble désormais y avoir deux univers parallèles qui s’ignorent mutuellement.  En Europe, la croissance molle masque mal une régression sociale dure, notamment  en France, où le niveau de vie baisse désormais inexorablement, inversant une tendance vielle de quarante ans. Aux États-Unis,  une  fois déflatée de la finance  et des inégalités de revenu, la mirifique mais très récente expansion économique  se révèle nulle  pour 99 % de la population.  Richesse  des nations, pauvreté des habitants…

À l’inverse, l’effondrement de la richesse économique,  aussi important  soit-il, ne  peut  traduire  la brutalité  de la destruction civilisationnelle infligée à la Grèce,  dans le contexte de la crise européenne,  au nom de la « discipline budgétaire  »[2].

Et pendant ce temps-là, le changement  climatique, les atteintes à la biodiversité et la dégradation des écosystèmes entament chaque jour un peu plus, dans la méconnaissance générale, notre qualité de vie future et celle de ceux qui nous suivront.

Pour toutes ces raisons, nous savons déjà que le « retour de la croissance », que l’on annonce en France pour 2015 et 2016, sera une  attente  déçue.  L’enjeu n’est donc  pas de tenter  de forcer l’allure en alimentant  une  chaudière  poussive au besoin en désossant la coque de notre navire mais de se doter d’une boussole fiable pour éviter le naufrage et naviguer aussi paisiblement que possible sur les eaux du nouveau monde économique…

…la suite de l’introduction à feuilleter sur le site d’Odile Jacob : http://www.odilejacob.fr/catalogue/sciences-humaines/economie-et-finance/un-nouveau-monde-economique_9782738132901.php


[1] Dans le monde francophone, saluons les travaux précurseurs et nourris de Dominique Méda, Florence Jany-Catrice, Jean Gadrey et Isabelle Cassiers qui voient et écrivent juste sur les limites du PIB et l’étroitesse de l’horizon de la croissance économique depuis de nombreuses années.

[2] Le PIB a certes baissé de 25 % en Grèce depuis 2009, mais le recul des indicateurs de santé (baisse de l’espérance de vie, hausse des suicide, hausse de la mortalité infantile, asphyxie financière du système public de soin, etc.) est beaucoup plus préoccupant encore pour l’avenir de la population grecque.




Les derniers soubresauts de la “Confédération européenne” ?

par Jacques Le Cacheux

Les institutions dont l’Union européenne s’est dotée, du traité de Maastricht qui, en 1992, l’a créée et a défini la feuille de route aboutissant au lancement de l’euro en 1999, au traité de Lisbonne qui, en 2009, a repris les principaux articles du traité constitutionnel que les Français et les Néerlandais avaient refusé, par référendum, de ratifier en 2005, permettent-elles de résoudre la grave crise à laquelle l’Union est aujourd’hui confrontée ? Après cinq années de marasme économique et près de quatre de tensions persistantes sur les dettes publiques, les craintes quant à la pérennité de l’union monétaire européenne avaient paru apaisées par la résolution affichée, au début de l’automne 2012, par Mario Draghi, le président de la Banque centrale européenne, d’assurer coûte que coûte l’avenir de la monnaie unique européenne. Mais les résultats des récentes élections générales italiennes ont à nouveau fait tanguer les marchés des dettes souveraines européennes et relancé les spéculations, tandis que la zone euro replongeait dans une récession alors même que les plaies de la précédente n’étaient pas encore cicatrisées.

Pourra-t-on longtemps encore se contenter d’expédients ? Ne conviendrait-il pas d’opérer une véritable révolution institutionnelle, à l’image de celle qu’entreprirent, entre 1788 et 1790, les concepteurs de la Constitution des Etats-Unis d’Amérique, confrontés à une crise aiguë des dettes publiques de la Confédération et des états confédérés ? C’est à une lecture économique et financière de cet épisode essentiel de l’histoire institutionnelle des Etats-Unis, et à un parallèle, que certains jugeront peut-être audacieux, mais qui s’avère à tout le moins éclairant, avec la situation actuelle de la zone euro, que nous invite Thomas J. Sargent, dans sa Conférence Nobel, dont l’OFCE publie la traduction française.

Certes les différences sont nombreuses entre la situation des anciennes colonies britanniques dix ans après leur indépendance et les Etats membres de l’union monétaire européenne. Mais comment ne pas voir les similitudes, tant dans l’incapacité à trouver une solution collective aux crises de dettes publiques nationales que dans l’inanité de l’accord conclu en février 2012 sur le futur budget européen ? Mutatis mutandis, c’est de fédéralisme budgétaire, mais aussi politique, qu’il est question, dans un cas comme dans l’autre.

 

 




Une compétitivité durable grâce à la fiscalité écologique

par  Jacques Le Cacheux

« Choc » ou « Pacte » ? Le débat sur la perte de compétitivité française s’est récemment focalisé sur le rythme de mise en œuvre d’un basculement de cotisations sociales patronales vers un autre financement, laissant entendre que le principe en était acquis. Face à la situation dégradée de l’emploi et du solde commercial de la France, alors que les éléments étayant la thèse d’une perte de compétitivité des entreprises françaises par rapport à celles de la plupart de nos partenaires s’accumulent[1], et que le taux de marge des entreprises affiche une faiblesse alarmante pour l’avenir, la nécessité d’une baisse du coût du travail semble s’imposer. Mais le rythme et les modalités font débat. Faut-il augmenter la CSG, la TVA, ou un autre prélèvement, au risque d’amputer le pouvoir d’achat des ménages dans un contexte conjoncturel déjà plus que morose ?

La conjoncture doit être gérée au niveau de la zone euro

L’opportunité du basculement d’une partie des cotisations patronales – le chiffre de 30 milliards est souvent évoqué – sur un autre prélèvement est souvent contestée au nom des risques qu’une telle stratégie ferait peser sur une croissance déjà atone : affaiblir la consommation réduirait encore davantage les débouchés des entreprises, pesant ainsi sur l’activité donc sur l’emploi et sur les marges.

Mais la France n’est dans cette situation déprimée que parce que l’Union européenne s’est engagée dans un ajustement budgétaire à marche forcée dont tout le monde – ou presque … – reconnaît aujourd’hui qu’il est contreproductif et voué à l’échec : comme l’illustre de manière navrante la situation espagnole, la quête d’une réduction du déficit budgétaire lorsque l’économie est en récession est vaine, et les efforts « vertueux » – coupes claires répétées dans les dépenses publiques et augmentations d’impôts – ne font qu’affaiblir un peu plus l’économie et aggraver le chômage, car les multiplicateurs budgétaires sont alors très élevés, comme l’avait montré Keynes, voilà plus de 70 ans !

Le soutien budgétaire à l’activité est la seule voie de sortie. Mais l’expérience des premières années du premier gouvernement socialiste reste dans toutes les mémoires : l’échec fut à la hauteur des illusions et le « tournant de la rigueur » rendit le gouvernement impopulaire. Ce qui ne pouvait fonctionner dans le contexte des premières années 1980, avec une économie moins ouverte, une politique monétaire autonome et une parité externe de la monnaie alors ajustable, le pourrait encore moins dans le contexte d’intégration plus poussée et de monnaie unique. Tenter de maintenir le pouvoir d’achat des ménages français, alors que le reste de la zone euro est en récession et que les entreprises françaises ont perdu de la compétitivité ne pourrait que creuser davantage le déficit extérieur, sans soutenir la croissance ni l’emploi.

Il faut donc poursuivre le combat européen pour obtenir que l’on ralentisse partout le rythme de réduction des déficits publics ; mettre en œuvre, dans la zone euro, une politique monétaire plus accommodante, qui aurait le double avantage de réduire les coûts des dettes, publiques et privées, les rendant ainsi plus soutenables, et d’exercer une pression à la baisse sur le taux de change de l’euro, favorisant la compétitivité externe à un moment où les banques centrales américaine et japonaise cherchent à faire baisser la valeur de leur monnaie, ce qui, mécaniquement, poussera l’euro vers le haut ; et s’engager conjointement dans une politique européenne coordonnée de soutien à la croissance, combinant financement de la recherche, investissements dans les réseaux transeuropéens de transport et d’électricité, et investissement dans l’éducation et la formation.

L’offre productive nationale doit être soutenue et stimulée

Le défaut de compétitivité de l’industrie française n’est pas réductible à un problème de coût de travail. Et l’on sait bien qu’une surenchère de modération salariale et de moins-disant social, dont on voit déjà aujourd’hui les ravages en Europe, ne peut qu’entraîner la zone euro dans une spirale déflationniste, comparable à celle que ces mêmes pays avaient vainement enclenchée dans les années 1930 pour tenter de sortir, chacun pour soi, de la Grande dépression.

La baisse des dépenses sociales ne peut donc pas être une réponse, alors que les besoins augmentent de toute part en raison de la montée du chômage et de la précarité de la situation d’un nombre croissant de ménages, salariés et retraités. Baisser les salaires, comme le font certains pays (Grèce et Irlande, notamment), soit directement, soit par le biais d’une augmentation du temps de travail sans accroître la rémunération, n’est pas non plus une solution, car cette déflation salariale déprimerait un peu plus la demande et nourrirait un nouveau cycle de moins-disant salarial en Europe.

Améliorer la compétitivité-coût en allégeant les charges sur les salaires peut faire partie de la solution. Mais cette option n’enverra pas forcément aux entreprises les bons signaux et n’entraînera pas nécessairement une baisse de leurs prix de vente ou une augmentation des embauches : des gains d’aubaine sont inévitables, et la plus grande aisance financière est susceptible de profiter aux actionnaires autant qu’aux clients ou aux salariés. Les allègements de cotisations sociales peuvent être ciblés, sur certains niveaux de rémunération, mais ils ne peuvent pas être sectoriels, ni conditionnels, au risque de violer les règles européennes de la concurrence.

Il convient également d’inciter et d’aider les entreprises françaises à moderniser leurs capacités d’offre. La nouvelle Banque publique d’investissement peut y contribuer, en finançant des projets prometteurs. Mais on peut également jouer sur la fiscalité des bénéfices des sociétés, notamment en recourant aux incitations à l’investissement et à la recherche que permettent les crédits d’impôt et règles d’amortissement : c’est un moyen de jouer plus directement sur les incitations des entreprises et de conditionner les soutiens publics à des comportements susceptibles d’améliorer leur compétitivité.

La fiscalité écologique, levier de compétitivité soutenable

Sur quels prélèvements basculer le coût de ces allègements au profit des entreprises ? Les discussions sur les mérites et inconvénients respectifs de la TVA et de la CSG abondent. Contentons-nous de rappeler ici que la TVA a été créée pour anticiper la baisse des protections tarifaires, à laquelle elle se substitue très efficacement sans discriminer sur le marché national entre produits nationaux et importations, mais en exonérant les exportations : une hausse de TVA ne diffère donc guère d’une dévaluation, avec des avantages et des inconvénients très similaires, notamment en ce qui concerne le caractère non coopératif au sein de la zone euro. Mais rappelons aussi (voir notre post de juillet 2012) que la consommation est aujourd’hui relativement moins taxée en France qu’il y a quelques années, et moins que chez nombre de nos partenaires européens.

Recourir à une véritable fiscalité écologique aurait, au regard des autres options de financement des allègements, le grand avantage de favoriser les secteurs les moins polluants et les moins dépendants des énergies fossiles – amoindrissant du même coup nos problèmes de soldes extérieurs, pour partie imputables à nos importations d’énergie – et de mettre en place les bonnes incitations de prix et de coûts, tant pour les entreprises que pour les consommateurs. En particulier, engager sérieusement la transition énergétique suppose que l’on institue une fiscalité carbone ambitieuse, mieux conçue que celle qui, en 2009, a fait l’objet d’une censure du Conseil constitutionnel. Sa création, et son entrée en vigueur progressive, doivent être accompagnées d’une réforme des prélèvements directs sur les revenus des ménages et des principales allocations sous conditions de ressources, pour éviter les « usines à gaz » de compensation (cf. l’article dans l’ouvrage « Réforme fiscale », avril 2012).

Un « choc de compétitivité » donc, mais surtout un « pacte de compétitivité soutenable », qui incite les entreprises française à s’engager sur les bons sentiers, ceux des choix d’avenir.


[1] Voir notamment le post du 20 juillet 2012.




Pas de “TVA sociale” mais une “CSG sociale” ?

par Jacques Le Cacheux

La dégradation de l’emploi et du solde des échanges extérieurs de la France incite à une réflexion sur la compétitivité des entreprises françaises. Mais comment rétablir cette compétitivité ? Est-ce un problème de coût du travail, comme l’affirme avec insistance le MEDEF ? Ou ce facteur n’entre-t-il finalement que pour une faible part dans l’explication de ces médiocres performances ?En choisissant, au printemps dernier, l’option de la « TVA sociale » – augmentation de 1,6 point du taux normal de TVA et affectation du surcroît de recettes à une baisse des cotisations sociales patronales, de l’ordre de 13 milliards d’euros, ciblée sur les salaires compris entre 1,3 et 1,6 SMIC –, le précédent gouvernement avait clairement privilégié la stratégie de baisse – modérée – du coût de la main-d’œuvre. En décidant de revenir sur cette hausse de TVA, qu’il considère injuste, le gouvernement actuel semble indiquer que l’allègement du coût du travail n’est pas sa priorité. Dans le même temps, pourtant, le discours du Président de la République en ouverture de la Conférence sociale ouvre la voie à une réflexion sur le financement de la protection sociale, suggérant ainsi que la question de l’allègement du coût du travail n’est pas close, mais que l’instrument préféré pourrait être la Contribution sociale généralisée (CSG). Sans craindre le pléonasme, certains évoquent désormais une « CSG sociale » !

1 – Coût du travail : la France a-t-elle un problème ?

Le coût de la main-d’œuvre est-il plus élevé en France que chez nos partenaires, notamment au sein de la zone euro ? Le diagnostic n’est, en réalité, pas aisé, et les avis divergent. Selon les données publiées par Eurostat, et qui concernent l’ensemble du secteur marchand, le coût horaire de la main-d’œuvre atteignait, en 2011, 34,20 euros en France, soit près de 7 euros de plus que la moyenne des pays de la zone euro. En Allemagne, il n’était que de 30,1 euros, mais dépassait 39 euros en Belgique. Pourtant, cet indicateur ne renseigne guère sur la compétitivité-coût, puisqu’il faut prendre en compte les différences de productivité de la main-d’œuvre. C’est donc habituellement sur la base du coût unitaire de main-d’œuvre – ou coût salarial unitaire, c’est-à-dire le coût de main-d’œuvre par unité produite – que l’on compare les compétitivités ; mais on ne dispose pas de mesure fiable des niveaux relatifs, de sorte qu’il faut se contenter d’indice et de variations.

En se référant toujours aux données fournies par Eurostat, on peut se faire une idée de l’évolution relative des positions compétitives des différents pays européens. Pour tenir compte d’éventuels effets des variations de change entre les monnaies, l’indicateur de compétitivité-coût retenu ici est le taux de change effectif réel, calculé sur la base des coût salariaux unitaires, qui pondère les coûts relatifs des partenaires commerciaux en fonction de leur part dans les échanges extérieurs du pays considéré : une hausse de cet indice mesure donc une perte de compétitivité des entreprises du pays. Plusieurs mesures sont disponibles, couvrant des champs géographiques ou sectoriels différents.

Si l’on se penche d’abord sur les compétitivités relatives au sein de la zone euro, où, par définition, il n’y a pas d’effet de change (Graphiques 1 et 2), le message est ambigu : pour l’ensemble de l’économie, les évolutions de la compétitivité française sont très voisines de celles de l’Allemagne, depuis le lancement de la monnaie unique, l’une et l’autre tendant à améliorer leur compétitivité-coût par rapport à leurs partenaires de la zone. Certes l’Allemagne faisait un peu mieux jusqu’en 2008 ; mais la récession de 2009 y a si fortement ralenti la productivité de la main-d’œuvre – du fait notamment d’un recours massif au chômage partiel – que les gains relatifs par rapport à la France s’en sont trouvés pratiquement effacés.

Source : Eurostat.

Pourtant, l’indicateur se référant à la seule industrie manufacturière délivre un message bien différent (graphique 2) : en moyenne depuis le lancement de l’euro, la compétitivité-coût de l’industrie française par rapport à ses partenaires de la zone s’est sensiblement maintenue, se dégradant très légèrement sur la période ; mais dans le même temps, l’industrie allemande a, quant à elle, très substantiellement amélioré la sienne – de près de 20%.

Source : Eurostat.

Si l’on se penche, maintenant, sur la compétitivité-coût française vis-à-vis des pays tiers, hors zone euro, les évolutions sont, de manière peu surprenante, dominées par les variations du taux de change externe de l’euro : l’appréciation réelle de la monnaie européenne depuis 2000 a dégradé la compétitivité-coût des économies française et allemande dans des proportions comparables (graphique 3). Mais dans l’industrie (graphique 4), la modération salariale allemande a permis de limiter la dégradation à un peu plus de 10 % entre 2000 et 2011, tandis que, sur la même période, la dégradation subie par l’industrie française est voisine de 25 % ; elle a même dépassé 40 % pendant la période où le taux de change de l’euro battait des records (été 2008).

Il est difficile, dans ces conditions, de nier la dégradation de la position compétitive de l’économie française et, singulièrement, de son industrie. Certes, la dépréciation récente de l’euro lui permet de réduire un peu les pertes de compétitivité subies au cours des années antérieures ; mais elle ne modifie pas les positions relatives au sein de la zone euro, qui concentre environ 2/3 du commerce extérieur de ses membres.

Source : Eurostat.

Au contraire, la stratégie compétitive de l’Allemagne – notamment grâce à une politique soutenue de modération salariale, mais aussi à des choix de restructuration industrielle et de spécialisation – se reflète dans la progression spectaculaire de son taux d’ouverture commerciale (graphique 5) : proche de celui de la France en 1995, il a doublé en Allemagne, alors qu’il est demeuré sensiblement constant en France.

Source : Eurostat.

2 – Une réforme fiscale pour alléger le coût du travail

Le coût de la main-d’œuvre n’est sans doute pas le seul facteur de dégradation de la compétitivité de l’économie française et, notamment, de son industrie ; mais ses évolutions comparées à celles observées chez nos principaux partenaires, et singulièrement en Allemagne, suggèrent qu’elles contribuent aux mauvaises performances enregistrées ces dernières années tant en matière d’emploi que de commerce extérieur. Il apparaît donc légitime de s’interroger sur les moyens de l’alléger, en particulier en réformant le financement de la protection sociale, qui en constitue une composante importante. D’où le débat sur la baisse des cotisations patronales, et sa compensation par la hausse d’un autre prélèvement : TVA ou CSG ?

Beaucoup de choses ont été dites sur les avantages et les inconvénients de chacune des deux options[1]. Mais quelques éléments de comparaison des évolutions récentes permettront sans doute d’éclairer ce débat. En premier lieu, le poids respectif de la fiscalité pesant sur la consommation et sur les revenus du travail a connu, au cours des dernières années, des évolutions sensibles en France et en Allemagne (graphiques 6 et 7) : tandis que le taux implicite d’imposition de la consommation n’a cessé de se réduire en France depuis la fin des années 1990, sous l’effet de la baisse d’un point du taux normal de TVA et de mesures sectorielles (restauration et travaux dans les logements anciens), il a augmenté en Allemagne du fait de la hausse de 3 points du taux normal de TVA en 2007 ; dans le même temps, le taux implicite d’imposition du travail est demeuré assez stable, à un niveau élevé, en France, tandis qu’il se réduisait en Allemagne.

Source : Eurostat.

Et cette réduction a été obtenue en partie grâce à une baisse significative – environ 1 point de PIB – des cotisations sociales employeurs, qui sont, au contraire, restées à un niveau élevé en France (graphique 8).

Dans ces conditions, des marges de manœuvre semblent exister du côté de la fiscalité pesant sur la consommation, ce qui avait incité le précédent gouvernement à opter pour un alourdissement de la TVA, compensé par une réduction de cotisations sociales employeurs, que l’actuelle majorité vient d’abroger.

Parmi les défauts d’une hausse de la TVA, deux caractéristiques ont été mises en exergue dans les débats récents. En premier lieu, une telle hausse est, de fait, une « dévaluation fiscale », qui peut dès lors être considérée comme non coopérative et inamicale par nos partenaires au sein de la zone euro, d’où proviennent plus de la moitié de nos importations. Bien sûr, mais de leur côté, presque tous nos partenaires n’ont pas hésité à augmenter la TVA ces dernières années, et certains prévoient même de l’alourdir encore ; la France a donc, effectivement subi les « dévaluations fiscales » de ses voisins. Bien sûr, une stratégie européenne coordonnée serait préférable ; mais la France doit-elle décider de subir seule les coûts économiques de l’absence d’une telle coopération ?

Source : Eurostat.

En second lieu, les détracteurs de la hausse de la TVA pointent son caractère « injuste » et les risques d’amputation du pouvoir d’achat, donc de freinage de la croissance. Mais, comme le soulignait la précédente note sur ce thème, la hausse des prix résultant d’une augmentation du taux de TVA devrait être très limitée et, dans l’éventualité d’une hausse, les procédures d’indexation des minima sociaux, du SMIC et des retraites sont telles que les catégories disposant des revenus les plus modestes ne devraient pas subir de baisse de pouvoir d’achat. Sauf, bien sûr, si le gouvernement envisageait de suspendre les mécanismes d’indexation, ce qui constituerait une manière particulièrement opaque de rogner la générosité de la protection sociale et le salaire minimum.

La CSG est-elle plus « juste » ? On fait volontiers valoir qu’avec son assiette large – la quasi-totalité des revenus –, elle frappe les revenus du patrimoine. Mais elle frappe aussi tous les bas revenus, qu’ils soient du travail, de remplacement, ou de retraite, dès le premier euro, car elle est proportionnelle : pour les détenteurs de revenus modestes, elle pèsera donc plus lourdement sur le pouvoir d’achat que la hausse de la TVA.

On peut souhaiter, malgré tout, privilégier la CSG, instrument de prélèvement à assiette large qui permet de faire contribuer l’ensemble des revenus au financement de la protection sociale : c’était, dès le départ, sa justification et sa raison d’être. Mais dans ce cas, le souci de justice exigerait que l’on accompagne cette montée en puissance d’une réforme fiscale plus ambitieuse, qui redonne une véritable progressivité à l’ensemble de prélèvements directs et, si possible, aux transferts sociaux sous condition de ressources.

Alléger le coût du travail en transférant la charge d’une partie du financement de la protection sociale vers des prélèvements autres que les cotisations sociales apparaît souhaitable et possible, tout en rendant le système fiscal français plus juste. Pour ce faire, il convient de compenser la baisse des cotisations sociales, patronales, mais aussi éventuellement salariés, par un alourdissement des prélèvements pesant sur la consommation et sur les activités polluantes, afin de modifier résolument les prix relatifs, donc les incitations qui pèsent sur les entreprises et les ménages dans leurs choix de techniques de production et d’emploi et dans leurs choix de consommation ; et de conduire en même temps une réforme de la fiscalité directe qui permette de compenser les effets négatifs de ces modifications sur le pouvoir d’achat des détenteurs de revenus modestes et de rendre l’ensemble des prélèvements directs plus progressifs. Alourdir la CSG sans conduire cette grande réforme[2] serait léser ces catégories.

 

 

 


[1] Voir notamment, J. Le Cacheux, 2012a, « La TVA « sociale », antisociale ? », Blog de l’OFCE, 6 janvier, et E. Heyer, M. Plane et X. Timbeau, 2012, « Impact économique de la « quasi TVA sociale ». Simulations macroéconomiques et effets sectoriels », Débats et politiques, Revue de l’OFCE, n°122, sous la direction de G. Allègre et M. Plane, « Réforme fiscale », mars.

[2] Pour une exposition plus précise des principes d’une telle réforme, voir J. Le Cacheux, 2012b, « Soutenabilité et justice économique. Finalités et moyens d’une réforme fiscale », Débats et politiques, Revue de l’OFCE, n°122, sous la direction de G. Allègre et M. Plane, « Réforme fiscale ».

 




A carbon tax at Europe’s borders: Fasten your seat belts!

By Éloi Laurent and Jacques Le Cacheux

How can the current deadlock in international climate negotiations be resolved? By an optimal mix of incentives and constraints. In the case that currently opposes the European Union and the international air carriers, the EU is legitimately bringing this winning combination to bear by imposing what amounts to a carbon tax on its borders. It is brandishing a constraint, the threat of financial penalties, to encourage an industry-wide agreement that is long overdue among the airlines to reduce their greenhouse gas (GHG) emissions.

The ongoing face-off with the carriers of several major countries, which, with the more or less open support of their governments, are contesting the application of these new regulations on GHG emissions from planes flying into or out of the EU is, from this perspective, a crucial test. It is an issue with considerable symbolic value, as it represents a first: all the airlines serving airports in the EU are subject to the new measure, regardless of their nationality. On March 9th, European officials reaffirmed their determination to maintain this regulation, so long as a satisfactory solution has not been proposed by the International Civil Aviation Organization (ICAO). However, 26 of the 36 member states of the ICAO Board, including China, the United States and Russia, have expressed their opposition to the new European requirement, advising their airlines not to comply. And the Chinese government is now threatening to block or outright cancel orders for 45 Airbus aircraft, including 10 A380 super-jumbos, if the European measure is not repealed.

Air emissions up sharply

GHG emissions attributable to air transport account for only about 3% of global and European emissions (about 12% of total emissions from transport in the EU). But despite the progress made by aircraft manufacturers in energy intensity, these emissions, which are still modest compared to road transport, have been experiencing explosive growth over the last 20 years, and are rising much faster than those in all other sectors, including shipping (see chart). They must be controlled.

In addition, in most countries, in particular in the EU, airline fuel is not subject to the usual taxation applied to oil products, which obviously distorts competition with other modes of transport.

A robust legal framework

The new European regulations, which took effect on 1 January 2012, require all airlines serving any EU airport to acquire emission permits in an amount corresponding to 15% of the CO2 emissions generated by each trip to or from that airport. The measure is non-discriminatory, since it affects all airlines flying into or out of European air space, whatever their nationality or legal residence. This requirement, which is grounded in environmental protection, is therefore fully consistent with the Charter of the World Trade Organization (WTO).

The measure is also of course in compliance with European treaties as well as with the various provisions of international law in the field of civil aviation, as is reiterated in the judgment of 21 December 2011 by the Court of Justice of the European Union, in a case brought by several US carriers challenging its legality. The legal framework for this new provision is thus robust.

Towards the death of air transportation?

The airlines and the governments of the countries that are major emitters of greenhouse gases and that are hostile to this measure justify their outright opposition by arguing its poor timing, given the current economic climate of low growth and rising fuel costs, and its excessive cost, i.e. that the resulting rise in passenger air fares would be likely to further depress an already fragile industry.

In reality, the measure is largely symbolic and the cost is almost insignificant. Judge for yourself: according to the Air France calculator approved by the French environmental agency, the ADEME, emissions per passenger amount to just over one tonne of CO2 for a Paris-New York return trip, and approximately 1.4 tonnes for Paris-Beijing. The current price of a tonne of carbon on the European carbon market on which companies must buy emissions permits, the ETS, is just under 8 euros. The additional cost per ticket thus amounts, respectively to 2 euros for Paris-New York and 1.7 euros for Paris-Beijing! (estimates using the ICAO calculator are even lower).

Towards a trade war?

Given the current state of the legislation, the threats to cancel Airbus orders or similar retaliatory trade measures are obviously out of proportion to the economic impact of the tax on the European skies. To fear that this might trigger a “trade war” is also to forget that such a war has already been declared in industry, particularly in the aviation sector (with the multiplication of more or less disguised subsidies, including in Europe, and with the use of exchange rates as a veritable weapon of industrial policy). Furthermore, agreements or cancellations of orders in this sector are in any case very often influenced by the political context, sometimes for dubious reasons (as in the case of diplomatic reconciliation with relatively distasteful regimes). In this case the cause, the defence of the integrity of Europe’s climate policy, is legitimate.

The various threats and blackmail attempts being taken up by the pressure groups targeted, in this case air passengers, are intended to sway governments for obtaining short-sighted gains. They are targeting particular countries, foremost among them Germany and Poland, which are currently dragging their feet in accepting the EU Commission’s proposal to accelerate the pace of European emissions reduction by raising the goal of emissions reduction for 2020 from 20% to 30% (compared to 1990 levels). As is their right, on the climate issue Germany and Poland have been following an approach that is in accordance, respectively, with a growth strategy based on exports and an energy strategy based on coal. In both cases, these are national decisions that should not take precedence over the European approach. From the perspective of Europe’s interests, there is therefore no valid reason to yield to these pressures even if some member states become involved.

By confirming its determination, the EU can provide proof that leadership by example on the climate can go beyond simply setting a moral example and lead to actual changes in economic behaviour. The EU can ensure that everyone sees that, despite the impasse at the global level, a regional climate strategy can still be effective. If its approach is confirmed, the success of the European strategy, which consists of encouraging cooperative strategies under the threat of credible sanctions, would point towards a way to break the deadlock on climate negotiations.

The European Union will, in the coming weeks, be passing through a zone of turbulence (yet another) on the issue of its border carbon tax. It would be legally absurd and politically very costly to make a U-turn now: instead, let’s fasten our seat belts and wait calmly for the stop light to change.

 

 




Taxe carbone aux frontières européennes : attachons nos ceintures !

par Éloi Laurent et Jacques Le Cacheux

Comment contourner l’impasse actuelle des négociations climatiques internationales ? Par un dosage optimal d’incitations et de contraintes. Dans l’affaire qui l’oppose actuellement aux compagnies aériennes mondiales, l’Union européenne applique de manière justifiée cette combinaison gagnante pour imposer ce qui s’apparente à une taxe carbone à ses frontières. Elle brandit la menace de la contrainte de sanctions financières pour encourager un accord sectoriel qui n’a que trop tardé entre les compagnies aériennes en vue de réduire leurs émissions de gaz à effet de serre (GES).

Le bras de fer engagé par les compagnies aériennes de plusieurs grands pays, avec l’appui plus ou moins ouvert de leurs gouvernements, contre l’application de cette nouvelle réglementation sur les émissions de gaz à effet de serre des appareils desservant le territoire de l’Union européenne (UE) constitue, dans cette perspective, un test crucial et un enjeu symbolique considérable, car c’est une grande première : toutes les compagnies aériennes desservant les aéroports de l’UE sont assujetties à la nouvelle mesure, de quelque nationalité qu’elles soient. Les responsables européens ont, le 9 mars dernier, réaffirmé leur détermination à maintenir cette réglementation, aussi longtemps qu’une solution satisfaisante n’aura pas été proposée par l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI) ; or 26 des 36 Etats membres du Conseil de l’OACI, dont la Chine, les Etats-Unis et la Russie, se sont déclarés hostiles aux nouvelles contraintes européennes, enjoignant leurs compagnies aériennes de ne pas s’y soumettre. Et le gouvernement chinois menace à présent de bloquer, voire d’annuler, les commandes de 45 appareils Airbus, dont 10 gros porteurs A380, si la décision européenne n’est pas abrogée.

Des émissions aériennes en forte hausse

Les émissions de GES imputables au transport aérien ne représentent qu’environ 3 % des émissions mondiales et européennes (de l’ordre de 12 % des émissions totales issues des transports dans l’UE). Mais, en dépit des progrès accomplis par les avionneurs en matière d’intensité énergétique, ces émissions, qui sont encore modestes au regard du transport routier, connaissent une croissance explosive depuis 20 ans, beaucoup plus rapide que celle de tous les autres secteurs, y compris le transport maritime (graphique). Il faut donc les maîtriser.

En outre, les carburants utilisés par les compagnies aériennes ne sont, dans la plupart des pays et notamment dans l’UE, pas soumis à la taxation habituelle qui frappe les produits pétroliers, ce qui constitue une évidente distorsion de concurrence par rapport aux autres modes de transport.

Un cadre juridique robuste

Entrée en vigueur le 1er janvier 2012, la nouvelle réglementation européenne oblige toutes les compagnies aériennes desservant les aéroports de l’UE à acquérir des permis d’émission pour un montant correspondant à 15 % des émissions de CO2 engendrées par chaque trajet à destination ou en provenance de ces aéroports. Non discriminatoire, puisqu’elle concerne indistinctement toutes les compagnies desservant l’espace européen, quelle qu’en soit la nationalité ou la résidence, cette obligation fondée sur la protection de l’environnement est dès lors parfaitement conforme à la Charte de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

Elle est également bien entendu conforme aux traités européens mais aussi aux diverses dispositions du droit international en matière d’aviation civile, comme l’a rappelé, dans son arrêt du 21 décembre 2011, la Cour de justice de l’Union européenne saisie par plusieurs compagnies aériennes américaines qui en contestaient la légalité. Le cadre juridique de cette nouvelle disposition est donc robuste.

Vers la mort du transport aérien ?

Les compagnies aériennes et les gouvernements des principaux pays émetteurs de gaz à effet de serre hostiles à cette mesure justifient leur opposition frontale par son inopportunité, dans la conjoncture actuelle de faiblesse de la croissance et de hausse du coût des carburants, et par son coût excessif : la hausse induite des tarifs aériens passagers serait de nature à déprimer davantage une industrie déjà fragilisée.

En réalité, la mesure est largement symbolique et son coût presque insignifiant. Que l’on en juge : selon le calculateur Air France agréé par l’ADEME, les émissions par passager pour un aller-retour sont d’un peu plus d’une tonne de gaz carbonique pour un Paris-New-York, et d’environ 1,4 tonne pour un Paris-Pékin. Le prix actuel de la tonne de carbone sur l’ETS – le marché européen du carbone sur lequel les compagnies doivent acquérir les permis d’émission – étant d’un peu moins de 8 euros, le surcoût par billet s’établit respectivement à 1,2 euro pour un Paris-New-York et 1,7 euro pour un Paris-Pékin ! (le calculateur de l’OACI donne des estimations encore inférieures).

Vers la guerre commerciale ?

Les menaces d’annulation de commandes d’Airbus ou d’autres représailles commerciales sont évidemment sans commune mesure avec l’incidence économique de la taxe sur le ciel européen en l’état actuel de la législation. Craindre que celle-ci ne déclenche une « guerre commerciale », c’est en outre oublier que cette guerre est déjà déclarée dans l’industrie, en particulier dans le secteur aérien (avec la multiplication des subventions publiques plus ou moins déguisées, y compris en Europe et l’usage du taux de change, véritable arme de politique industrielle). De plus, les accords ou les annulations de commande dans ce secteur sont de toute façon très souvent influencés par le contexte politique, parfois pour des motifs douteux (comme dans le cas de rapprochements diplomatiques avec des régimes peu fréquentables). Ici, le motif est légitime, puisqu’il s’agit de défendre l’intégrité de la politique climatique européenne.

Relayées par les groupes de pression ciblés – en l’occurrence les avionneurs –, les menaces et chantages de tous ordres sont destinés à faire fléchir les gouvernements pour obtenir des gains à courte vue. Ils visent notamment les pays, au premier rang desquels l’Allemagne et la Pologne, qui traînent aujourd’hui des pieds pour accepter la proposition de la Commission d’accélérer le rythme de réduction des émissions européennes, en passant de 20 % à 30 % l’objectif de réduction des émissions en 2020 (par rapport au niveau de 1990). L’Allemagne et la Pologne agissent, comme c’est au demeurant leur droit, sur le dossier climatique, respectivement, conformément à une stratégie de croissance fondée sur les exportations et une stratégie énergétique fondée sur le charbon. Dans les deux cas, il s’agit de choix nationaux qui ne doivent pas prévaloir sur les orientations européennes. Il n’y a donc, du point de vue de l’intérêt européen, aucune raison valable de céder à ces pressions, même relayées par certains Etats membres.

En confirmant sa détermination, l’UE peut administrer la preuve que son leadership par l’exemple sur le plan climatique dépasse l’enjeu de l’exemplarité morale pour aboutir à des changements effectifs de comportements économiques. L’UE peut donner à voir toute l’efficacité d’une stratégie climatique régionale dans un contexte global bloqué. S’il devait se confirmer, le succès de la stratégie européenne, consistant à inciter à des stratégies coopératives sous la menace crédible de sanctions, indiquerait la voie pour sortir de l’impasse des négociations climatiques.

L’Union européenne va, dans les prochaines semaines, traverser une zone de turbulences (une de plus) sur le dossier de sa taxe carbone aux frontières. Il serait juridiquement absurde et politiquement très coûteux de faire machine arrière maintenant : attachons plutôt nos ceintures et attendons tranquillement l’extinction du signal lumineux.

 

 




“Social VAT”: Is it anti-social?

by Jacques Le Cacheux

The prospect of a “social” value added tax, which was raised anew by the President of France on December 31 during his New Year speech, is once again provoking controversy. While the French employers association, the MEDEF, has included this measure in a series of proposed tax changes designed to restore France’s competitiveness, the Left is mostly opposed. It views the “social VAT” as an oxymoron, an antisocial measure that is designed to cut the purchasing power of consumers and hits the poorest among them disproportionately and unfairly. But what exactly are we talking about? And from the viewpoint of taxes on consumption, what is the situation in France relative to its main European partners?

The proposal to establish a social VAT represents, in fact, a combination of two measures: raising the VAT rate and allocating the additional revenue obtained to finance social welfare, while lowering – in principle by the same amount – social contributions. The way that these two operations are conducted can differ greatly: the rise in VAT could involve the standard rate (currently 19.6%), the reduced rate (currently 5.5%, but recently increased to 7% for a range of products and services), the creation of an intermediate rate, a switch to the standard rate of certain products or services currently at the reduced rate, etc., while the reduction in social contributions could cover employer contributions or employee contributions, be uniform or targeted on low wages, etc. Many policy choices are available, with distributional impacts that are not identical.

France now has one of the lowest rates of implicit taxation on consumption in the European Union (Eurostat). Its standard VAT rate was reduced to 19.6% in 2000 after having been raised to 20.6% in 1995 to help ensure compliance with the Maastricht criteria, as the recession of 1993 had pushed the budget deficit significantly higher. This rate is now slightly lower than the rate applied by most of our partners, particularly as the deterioration of public finances has recently prompted several European countries to raise their standard rate of VAT. The reduced rate, at 5.5%, was, until the increase decided in December 2011 on certain products and services, the lowest in the EU.

What can we expect from a social VAT? Let’s consider in turn the effects on competitiveness and then on purchasing power, while distinguishing the two aspects of the operation. A VAT hike has a positive impact on the competitiveness of French business, because it increases the price of imports without burdening exports, which are subject to the VAT of the destination country. In this respect, a VAT increase is equivalent to a devaluation. In so far as most of France’s trade is conducted with our European partners within the European single market, this could be deemed a non-cooperative policy. Fine, but if all our partners were to use this type of “internal euro zone devaluation” – recall that in 2007 Germany increased its standard VAT rate from 16% to 19% – and we didn’t, this would actually amount to a real appreciation of the “French euro”. It would undoubtedly be better to aim for improved fiscal coordination in Europe, and to work for more uniform rates. But current circumstances are hardly favourable for that, and the threat of a VAT increase may be one way to encourage our main partner to show more cooperation on this issue.

Allocating the revenue raised to reduce social contributions will, in turn, have an additional positive impact on competitiveness only if it leads to a real reduction in the cost of labour to firms located in France. This would be the case if the reduction targeted employer contributions, but not if it were on employee contributions.

Can we expect a positive effect on employment? Yes, at a minimum thanks to the impact on competitiveness, but this would be small, unless we were to imagine a massive increase in VAT rates. The effect of lowering labour charges is less clear, because the employers’ social contributions are already zero or low on low wages, which, according to the available studies, is precisely the category of employees for which demand is sensitive to cost.

Isn’t the decline in the purchasing power of French households likely to reduce domestic consumption and cancel out these potential gains? In part perhaps, but it’s far from certain. Indeed, the rise in VAT is unlikely to be fully and immediately reflected in selling prices: in the case of Germany in 2007, the price increase was relatively small and spread over time –meaning that the margins of producers and distributors absorbed part of the increase, thus reducing the positive impact on business somewhat. In France, empirical work on the increase in 1995 shows that it too was not fully and immediately reflected in prices; and, although one cannot expect symmetrical results, it’s worth recalling that the cut in VAT in the restaurant business was not passed on much in prices.

Would the rise in VAT be “antisocial” because it winds up hitting the poorest households disproportionately? No! Don’t forget that the minimum income, the minimum wage (SMIC) and pensions are indexed to the consumer price index. So unless these indexes were somehow frozen – which the government has just done for some benefits – the purchasing power of low-income households would not be affected, and only employees earning above the minimum wage, together with earnings on savings, would suffer a decline in purchasing power, if consumer prices were to reflect the rise in VAT. It should also be noted that, if there is a positive impact on employment, some unemployed workers would find jobs and total payroll would increase, meaning that the depressive impact on consumption often cited by opponents of this measure would only be minor, or even non-existent.

In short, “social VAT” should be neither put on a pedestal nor dragged through the dirt. As with any tax reform, we should certainly not expect a panacea against unemployment, or even a massive shift in our external accounts, even though it should help to improve our external price-competitiveness. But rebalancing our tax burden to focus more on consumption and less on the cost of labour is a worthy goal. In the context of globalization, taxing consumption is a good way to provide resources for the public purse, and VAT, a French innovation that has been adopted by almost every country, is a convenient way of doing this and of applying, without explicitly saying so, a form of protectionism through the de-taxation of exports. VAT is not, on the other hand, a good instrument for redistribution, since the use of a reduced rate on consumer products ultimately benefits the better-off as much or more than it does the poor. Most of our European partners have understood this, as they either do not have a reduced rate (as in Denmark) or have one that is substantially higher than ours (often 10% or 12%). It would be desirable to make the French tax system fairer, but this requires the use of instruments that have the greatest and best-targeted potential for redistribution: direct taxes – income tax, CSG-type wealth taxes, property tax – or social transfers, or even certain government expenditures (education, health). What is missing in the proposed “social VAT” is making it part of a comprehensive fiscal reform that restores consistency and justice to the system of taxes and social contributions as a whole.




TVA « sociale », antisociale ?

par Jacques Le Cacheux

Evoquée à nouveau par le Président de la République le 31 décembre lors de ses vœux, la perspective d’instaurer une « TVA sociale » fait, une nouvelle fois, polémique. Alors que le MEDEF a inclus cette mesure dans une série de propositions de modification de la fiscalité destinée à redonner à la France de la compétitivité, la gauche y est majoritairement opposée, voyant dans cette « TVA sociale » un oxymore, une mesure antisociale, vouée à amputer le pouvoir d’achat des consommateurs et frappant de manière disproportionnée et injuste les plus modestes d’entre eux. Mais de quoi parle-t-on et quelle est, du point de vue de la fiscalité sur la consommation, la situation de la France par rapport à celle, notamment, de ses principaux partenaires européens ?

La proposition d’instaurer une « TVA sociale »est, en réalité, la combinaison de deux mesures : augmenter la TVA, et affecter le surcroît de recettes publiques ainsi obtenu au financement de la protection sociale, en abaissant – en principe d’un même montant – les cotisations sociales. Les modalités de ces deux opérations peuvent, elles-mêmes, être très diverses : la hausse de la TVA peut concerner le taux normal (aujourd’hui à 19,6%), le taux réduit (aujourd’hui à 5,5%, mais récemment augmenté à 7% pour une série de produits et services), la création d’un taux intermédiaire, le passage au taux normal de certains produits ou services actuellement au taux réduit, etc. ; la baisse des cotisations sociales peut viser les cotisations patronales ou les cotisations salariés, être uniforme ou ciblée sur les bas salaires, etc. Autant de choix politiques possibles, dont les impacts distributifs ne sont pas les mêmes.

La France est aujourd’hui l’un des pays de l’UE dans lequel le taux implicite de taxation de la consommation est le plus bas (Eurostat). Son taux normal de TVA, ramené à 19,6% en 2000 après avoir été porté à 20,6% en 1995 pour contribuer au respect des critères de Maastricht alors que la récession de 1993 avait gravement creusé le déficit budgétaire, est désormais un peu inférieur à celui que pratiquent la plupart de nos partenaires, la dégradation actuelle des finances publiques ayant incité plusieurs pays européens à augmenter récemment leur taux normal de TVA. Le taux réduit, à 5,5%, était, jusqu’à l’augmentation décidée en décembre 2011 sur certains produits et services, le plus bas de l’UE.

Que peut-on attendre d’une TVA sociale ? Envisageons successivement les effets sur la compétitivité et ceux sur le pouvoir d’achat et distinguons les deux volets de l’opération. Une augmentation de la TVA a un effet bénéfique sur la compétitivité des entreprises françaises, parce qu’elle accroît le prix des importations sans grever les exportations, qui sont assujetties à la TVA du pays de destination. En cela, une augmentation de la TVA est bien équivalente à une dévaluation. Dans la mesure où la majorité de nos échanges commerciaux est réalisée avec nos partenaires européens au sein du marché unique européen, on peut considérer qu’il s’agit là d’une politique non coopérative. Certes, mais si tous nos partenaires recourent à ce type de dévaluation « interne » à la zone euro – rappelons que l’Allemagne a augmenté de 16% à 19% son taux normal de TVA en 2007 –, et que nous ne le faisons pas, cela équivaut à une appréciation réelle de « l’euro français ». Il serait sans doute préférable de viser une meilleure coordination fiscale en Europe, et de tendre vers des taux plus uniformes. Mais les circonstances ne s’y prêtent guère, et la menace d’une hausse de la TVA peut être un moyen d’inciter notre principal partenaire à plus de coopération sur ce dossier.

L’affectation des recettes obtenues à une réduction des cotisations sociales n’aura, quant à elle, d’effets bénéfiques additionnels sur la compétitivité que si elle engendre effectivement une baisse du coût de la main-d’œuvre pour les entreprises installées en France. Cela serait le cas si la réduction concerne les cotisations patronales, mais ne le serait pas si l’on abaisse les cotisations salariés.

Peut-on attendre un effet bénéfique sur l’emploi ? Oui, grâce à l’effet compétitivité au moins, mais qui en tout état de causes sera faible, sauf à imaginer une augmentation massive des taux de TVA. Celui de la baisse du coût du travail est moins clair, car les cotisations sociales patronales son déjà nulles ou faibles sur les bas salaires, qui constituent précisément, selon les études disponibles, les catégories de salariés pour lesquelles la demande est sensible au coût.

La baisse du pouvoir d’achat des ménages français ne risque-t-elle pas, en réduisant la consommation intérieure, d’annuler ces gains potentiels ? En partie peut-être, mais rien n’est moins sûr. En effet, l’augmentation de la TVA ne sera probablement pas intégralement et instantanément répercutée dans les prix de vente : dans le cas de l’Allemagne en 2007, la hausse des prix a été relativement faible et étalée dans le temps – ce qui signifie que ce sont les marges des producteurs ou des distributeurs qui absorbent une part de la hausse, l’effet bénéfique sur les entreprises s’en trouvant alors un peu réduit — ; en France, des travaux empiriques sur la hausse de 1995 montrent qu’elle n’a pas non plus été intégralement et immédiatement répercutée dans les prix ; et on se souvient, bien que l’on ne puisse s’attendre à une symétrie des effets, que la baisse de la TVA dans la restauration n’avait été que très peu répercutée dans les prix.

La hausse de la TVA serait-elle « antisociale », en frappant de manière disproportionnée les ménages les plus modestes ? Non ! Il faut en effet rappeler que les minima sociaux, le SMIC et les pensions de retraite sont indexés sur l’indice des prix à la consommation. Dès lors, sauf à imaginer que l’on gèle ces indexations – ce que le gouvernement vient de faire pour certaines allocations –, le pouvoir d’achat des bas revenus ne sera pas affecté, et seuls les salariés au dessus du SMIC et les revenus de l’épargne souffriraient d’une baisse de pouvoir d’achat si les prix à la consommation répercutaient la hausse de la TVA. Encore faut-il ajouter que, s’il y a un effet bénéfique sur l’emploi, certains chômeurs trouveront un emploi et la masse des salaires distribués augmentera, de sorte que l’effet dépressif sur la consommation souvent invoqué par les opposants à cette mesure ne saurait être que mineur, voire inexistant.

En bref, la TVA « sociale » ne mérite ni excès d’honneur ni indignité. Comme pour toute réforme de la fiscalité, il ne faut certes pas en attendre le remède miracle contre le chômage, ni même un redressement massif de nos comptes extérieurs, même si elle participerait à l’amélioration de notre compétitivité-prix. Mais le rééquilibrage de nos prélèvements obligatoires, pour les faire porter davantage sur la consommation et moins sur le coût du travail doit être un objectif. Taxer la consommation est une bonne manière de procurer des ressources aux finances publiques dans un contexte de mondialisation, et la TVA, invention française adoptée par presque tous les pays, est une modalité commode de le faire, et de pratiquer, sans le dire, un forme de protectionnisme en détaxant les exportations. La TVA n’est, en revanche, pas un bon instrument de redistribution, car le recours à un taux réduit sur les produits de consommation courante profite finalement autant ou plus aux plus aisés qu’aux plus démunis, comme l’ont compris la plupart de partenaires européens, chez qui le taux réduit est soit inexistant (comme au Danemark) soit substantiellement plus élevé que chez nous (souvent à 10 ou 12%). Il est souhaitable de rendre le système fiscal français plus juste, mais il faut pour cela utiliser les instruments qui ont le pouvoir redistributif le plus fort et le mieux ciblé : les prélèvements directs – impôt sur le revenu, CSG, taxe d’habitation –, les transferts sociaux, voire certaines dépenses publiques (éducation, santé notamment). Ce qui manque au projet de TVA « sociale », c’est de s’inscrire dans une perspective globale de réforme fiscale qui redonne de la cohérence et de la justice à l’ensemble des prélèvements obligatoires.