La question des minima sociaux

par Henri Sterdyniak

Fin 2014, 4,1 millions de personnes recevaient en France un minimum social, ce qui représentait au total 7,1 millions de bénéficiaires en tenant compte des personnes à charge (enfants ou conjoints), soit près de 11 % de la population. En même temps, le taux de pauvreté reste élevé (13,3 % en 2014 selon Eurostat) et ne montre pas de tendance à la baisse. Pourtant, certains dénoncent le « cancer de l’assistanat », d’autres proposent de diminuer de façon importante le montant des prestations pour creuser l’écart avec les revenus d’activité. Le débat sur les minimas sociaux est donc important et on ne peut que se réjouir de la parution du rapport  de Christophe Sirugue : « Repenser les minima sociaux, vers une couverture socle commune ». Celui-ci préconise la fusion à terme des minimas sociaux en une couverture socle commune, ouverte aux 18-25 ans. Nous voudrions ici discuter de cette proposition[1]. Par ailleurs, le rapport ne traite pas de la situation des enfants (qui connaissent pourtant des taux de pauvreté élevés) ; il ne discute ni le montant, ni les modalités d’indexation des prestations.

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Au sens large, notre système distribue 10 minima sociaux, avec des montants et des réglementations spécifiques. C’est beaucoup certes, mais les situations des bénéficiaires de chaque type de minimum diffèrent, en particulier quant à  leur situation vis-à-vis de l’emploi. Le rapport Sirugue présente deux scénarios pour le moyen terme. Dans le deuxième qui a sa préférence, une couverture socle unique serait mise en place, mais avec des compléments différenciés pour les retraités, les handicapés, les actifs engagés dans un processus d’insertion. Ce ne serait pas une simplification puisque les bénéficiaires auraient à demander deux prestations (la couverture socle plus le complément) et, surtout, la spécificité des situations serait niée : un retraité pauvre, un chômeur en fin de droit, une mère isolée sans ressources, un jeune ne trouvant pas d’emploi relèvent d’un traitement social différencié, de sorte que la couverture socle unique serait fictive. Nous préférons donc le premier scénario de réduction du nombre de minimas sociaux, mais cette réduction peut être obtenue de plusieurs façons qu’il convient de discuter.

Un pays riche comme la France pourrait se donner des objectifs précis et ambitieux en matière de baisse de la pauvreté, sachant que celle-ci dépend de deux facteurs : les divers transferts sociaux d’un côté (les minima sociaux, mais aussi les allocations logement et les prestations familiales), la situation de l’emploi de l’autre. En période de chômage de masse, le problème n’est pas tant d’inciter les chômeurs à reprendre un emploi, même s’il faut toujours maintenir un certain gain à l’emploi, que celui d’inciter les entreprises à en créer. La politique de flexibilisation de l’emploi et de développement des emplois à bas salaires a des effets contradictoires sur la pauvreté puisque les emplois précaires, à temps partiel subi, ne permettent souvent pas de sortir de la pauvreté. En 2013, le revenu médian par unité de consommation était de 1 667 euros par mois. Le seuil de pauvreté à 60 % était donc de 1 000 euros par mois ; celui à 50 % de 833 euros par mois. L’objectif pourrait être de faire échapper à la pauvreté à 60 % les personnes dans l’incapacité de travailler, à celle à 50 % les autres. Reste, nous le verrons,  la question des enfants.

Le système français est mixte, la solidarité nationale s’ajoute à la solidarité familiale, selon des modalités différentes selon les âges et les niveaux de revenu. Les enfants et les jeunes sont principalement à la charge de leurs parents ; les personnes âgées bénéficient de prestations publiques. Ce partage doit sans doute évoluer pour tenir compte de l’allongement de la période de la jeunesse. Mais l’abolition de la solidarité familiale serait trop coûteuse aujourd’hui. Il faut en rester à un compromis.  Contrairement à ce qu’écrit le rapport Sirugue, on ne peut donner une couverture socle unique à tout individu dès 18 ans, « sans tenir compte de la composition de son foyer », car les personnes vivent dans des familles qui partagent leurs revenus ; il faut tenir compte de la solidarité conjugale et des besoins des enfants. Actuellement, le principe du RSA et du minimum vieillesse est que la prestation pour un couple est 1,5 fois celle d’une personne seule. L’étude de l’ONPES sur les budgets de référence estime que les besoins d’un couple sont de 1,4 fois ceux d’une personne seule. Aussi, la suggestion du rapport de donner aux couples deux fois la prestation de la personne isolée nous semble coûteuse et nous éloigne de l’équité. Il vaut mieux aider les familles avec enfants que les couples.

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Toute réforme doit bien distinguer entre les prestations destinées aux personnes qui ne reviendront pas à l’emploi, les prestations destinées aux personnes qui ne trouvent pas temporairement d’emploi et le filet de sécurité du revenu minimum.

Le minimum vieillesse est actuellement de 801 euros par mois pour une personne seule, de 1 242 euros pour un couple. Il est versé à partir de 65 ans (ou de l’âge minimum de la retraite pour les personnes inaptes au travail). Les personnes âgées, qui ne sont pas propriétaires de leur logement, ont droit à une allocation logement de l’ordre de 300 euros. Aussi, toutes les personnes âgées sont en principe au-dessus du seuil de pauvreté à 60 %.  Toutefois, 8,6 % des plus de 65 ans restent sous ce seuil, sans que l’on sache s’il s’agit de personnes propriétaires[2] ou de personnes n’ayant pas demandé le minimum vieillesse en raison de ressources non mesurées (l’aide des enfants), de l’ignorance des droits (en particulier au moment du veuvage), du refus d’une prestation jugée stigmatisante ou de la crainte d’une récupération sur l’héritage (sur la partie de celui-ci qui dépasse 39 000 euros). Contrairement aux préconisations du rapport Sirugue, il ne nous semble pas utile de couper cette prestation en couverture de base et en complément de soutien. Le plafond  de récupération sur l’héritage devrait cependant être relevé pour permettre la transmission du patrimoine familial de faible valeur à des héritiers à faible revenu. Notons que ce montant de 800 euros (1 100 avec l’allocation logement) est un plancher pour tout projet d’allocation universelle ou de revenu de base.

L’Allocation aux adultes handicapés (AAH) est d’un montant très légèrement supérieur à celui de l’ASPA (808 euros) ; peuvent s’y ajouter, outre les allocations logement, une majoration pour la vie autonome ou un complément de ressources. C’est une allocation individuelle, mais son attribution dépend d’un plafond de ressources tenant compte de la composition du foyer (1 616 euros pour un couple). Statistiquement, l’adulte handicapé échappe à la pauvreté (mais l’indicateur de pauvreté ne tient pas compte des besoins spécifiques des handicapés). Le système apparaît relativement généreux pour les couples d’handicapés (ils ont des besoins spécifiques), mais peu satisfaisant pour les couples actif/handicapé puisque les ressources du conjoint s’imputent pour 80 % sur l’AAH. Ne pas tenir compte des ressources du conjoint serait une réforme nécessaire, du point de vue de l’incitation au travail du conjoint, mais aussi de la justice sociale : la personne handicapée a droit à la solidarité nationale et pas seulement à celle de son conjoint.

L’allocation  supplémentaire d’invalidité est versée aux personnes titulaires d’une pension d’invalidité, n’ayant pas atteint l’âge minimum de la retraite, mais qui n’ont pas vocation à retourner à l’emploi. Elle est au maximum de 404 euros pour une personne seule, de 666 euros pour un couple ; c’est une allocation différentielle jusqu’à un plafond de 702 euros pour une personne seule, de 1 230 euros pour un couple.  Il est difficile de comprendre ce qui justifie la différence de montant avec l’AAH. Une réforme simplificatrice serait d’en faire une allocation individuelle du même montant et même réglementation que l’AAH.

L’allocation de solidarité spécifique est destinée aux chômeurs ayant épuisé leurs droits à l’assurance-chômage. Elle est d’un faible montant (494 euros par mois contre 872 euros pour le montant minimal de l’Allocation de retour à l’emploi (ARE), et son attribution est soumise à un plafond de ressources : 1 138 euros pour une personne seule, 1 788 euros pour un couple. Comme c’est une allocation différentielle, elle aboutit à un effet pervers : le revenu du ménage reste le même quand le salaire du conjoint passe de 1 294 à 1 788 euros. Une réforme simplificatrice consisterait à la transformer en un prolongement de l’Allocation de retour à l’emploi, donc en une prestation individuelle gérée par Pôle emploi comme l’ARE, mais prise en charge par le budget de l’Etat.

L’Allocation veuvage, destinée aux personnes d’âge actif (moins de 55 ans) venant de perdre leur conjoint, est aujourd’hui une prestation d’assistance, versée pendant deux ans aux veuves sans ressources propres. Elle est de 602 euros avec un plafond de ressources de 753 euros. Elle ne laisse donc guère échapper à la pauvreté.  L’aide aux veuves et aux orphelins, en cas de décès précoce, est en fait mieux assurée par les contrats de prévoyance (qui se sont généralisés et devraient être rendu obligatoires), de sorte que l’allocation veuvage ne joue plus qu’un rôle très limité. Comme le suggère le rapport Sirugue, elle pourrait être fondue dans le RSA. Il en va de même pour l’Allocation temporaire d’attente et le Revenu de solidarité d’outre-mer.

Le RSA pour une personne seule est actuellement de 525 euros par mois, soit de 463 euros hors forfait logement, ou de 785 euros (y compris les allocations logement). En 1990, le RMI représentait 35 % du revenu médian (52 % avec les allocations logement) ; en 2015, le RSA est à 31 % du revenu médian (47 % avec les allocations logement). En 2013, le gouvernement avait annoncé une revalorisation de 10 % du RSA en 5 ans, dont 6 % ont déjà été effectué. En 2017, le RSA n’aura pas rattrapé le niveau relatif de 1990. Il serait souhaitable que le montant du RSA, comme celui des autres minimas sociaux, évolue en permanence comme le revenu médian. Le RSA laisse une personne seule en dessous du seuil de pauvreté à 50 %. Il est nettement plus faible que le minimum vieillesse ou l’AAH car la société considère que la personne d’âge actif est responsable de sa situation ; elle  pourrait travailler ; elle doit être incitée à le faire. Grâce à la prime d’activité, travailler à un demi-smic rapporte 278 euros par mois et fait sortir de la pauvreté à 60 %.

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Dans le cas d’un couple avec deux enfants, le RSA n’assure qu’un niveau de vie de l’ordre de 43 % du revenu médian. Grâce à la prime d’activité, le travail rapporte (309 euros pour un demi-SMIC, 596 euros pour un SMIC), mais  il faut un SMIC pour sortir de la pauvreté à 60 %. Le chômage (qui fait perdre la prime d’activité) fait retomber dans la pauvreté. Les enfants de Rmistes ou de travailleurs précaires vivent donc dans la pauvreté alors qu’ils ne sont pas responsables de leur situation et que vivre dans la pauvreté ne leur permet pas de s’épanouir et risque de compromettre leurs études. Leurs parents jouent un rôle social (élever des enfants) et il n’est pas illégitime qu’ils aient un niveau de vie plus élevé qu’un couple sans enfant. Aussi, la question des minima sociaux ne peut faire l’impasse de la question des enfants. Les allocations familiales devraient être revalorisées ; elles sont de 189 euros pour deux enfants alors qu’assurer à chaque enfant une prestation correspondant au seuil de pauvreté à 60 % voudrait qu’elles soient de 350 euros par enfant.  En l’absence de cette revalorisation générale, il faudrait un complément familial de montant élevé pour aider les familles de travailleurs pauvres dès le premier enfant et un RSA nettement revalorisé pour les familles avec enfants. Enfin, la prime d’activité devrait être versée aussi aux chômeurs.

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Les jeunes de 18 à 25 ans apparaissent aujourd’hui comme la classe d’âge la plus pauvre (même si cela doit être relativisé puisque les transferts familiaux sont mal pris en compte ; par ailleurs, ce n’est pas une spécificité française). Les jeunes, étudiants ou chômeurs, sont à la charge de leurs parents, ce qui est source d’injustice sociale entre les jeunes des classes populaires et ceux de familles aisées. Il n’est guère possible aujourd’hui, pour des raisons budgétaires, de créer une allocation d’autonomie, qui socialiserait totalement  la prise en compte des jeunes. Par ailleurs, il serait injuste d’attribuer une allocation aux jeunes étudiants et pas aux jeunes travailleurs.

Le rapport Sirugue propose, et on ne peut que l’approuver, d’étendre le RSA aux jeunes non étudiants  à partir de 18 ans (ou de 21 ans). Il n’y a en effet aucune raison pour qu’un jeune de 23 ans, sans aide de sa famille, vive dans la misère jusqu’à ses 25 ans. Pour une famille pauvre, le jeune toucherait 463 euros au lieu que sa famille touche 210 euros pour lui. En contrepartie, les familles aisées dont le jeune demanderait le RSA perdraient le droit au quotient familial (mais celui-ci ne « rapporte » que 125 euros par mois). Le jeune perdrait lui le droit à l’aide de ses parents (qu’il peut aujourd’hui réclamer en justice). Il faudra donc choisir entre deux formules : le RSA est un droit pour les jeunes qui délie les parents de l’obligation de les aider ; le RSA est versé sous condition de ressource des parents, les parents qui le peuvent doivent continuer à aider leurs jeunes adultes.

Une solution alternative et qui serait sans doute préférable est de donner aux jeunes à la recherche d’un emploi et n’ayant pas droit aux allocations chômage une Allocation d’insertion, équivalente à l’ASS, qui leur donnerait droit à valider des points pour la retraite.

Le RSA est actuellement le dernier filet de sécurité de notre système social. Il est faible pour ne pas désinciter au travail, mais ce souci est peu pertinent en situation de chômage de masse. Les entreprises sont devenues plus exigeantes. Beaucoup de personnes ne peuvent espérer retrouver un emploi. On pourrait rendre le système plus généreux en ouvrant un choix aux personnes qui ne peuvent espérer retrouver un emploi normal dans le secteur privé pour des raisons personnelles et professionnelles (trop âgées, professions en déclin, qualifications périmées, etc.) entre toucher une allocation invalidité (comme dans les pays anglo-saxons) qui pourrait être de l’équivalent de l’AAH (800 euros par mois)  et bénéficier d’un emploi dans une collectivité locale ou une association.

Le système actuel peut être jugé compliqué et inquisiteur. Il cherche à tenir compte de la diversité des situations. Un système plus simple (une allocation universelle versée à chacun[3]) serait moins précis et devrait choisir entre être beaucoup plus coûteux (800 euros par adulte, 400 par enfant) ou beaucoup moins généreux (400 et 200 euros) au détriment des personnes âgées et des handicapés.

 

[1] Une Lettre de l’OFCE avait déjà été consacrée à cette question : Hélène Périvier, 2006, « Quel sort pour les allocataires de minima sociaux », mars, n° 273.

[2] Malheureusement, l’INSEE n’impute pas de loyers fictifs aux propriétaires de leur logement ; aussi, une personne âgée propriétaire touchant le minimum vieillesse peut être classée comme pauvre alors qu’elle a un niveau de vie supérieur à celui d’une personne locataire qui touche les allocations logements.

[3] Voir Guillaume Allègre, 2013,« Comment peut-on défendre un revenu de base ? » Note de l’OFCE,  décembre 2013.




2015 : huitième année de hausse du chômage

Département Analyse et Prévision (Équipe France)

Depuis le mois de juin 2015, le nombre de demandeurs d’emploi en fin de mois (DEFM) en catégorie A inscrits à Pôle Emploi oscille d’un mois sur l’autre entre hausse et baisse. Cette forte volatilité, qui reflète un marché du travail atone dans lequel les créations d’emplois ne sont pas suffisantes pour faire baisser durablement le chômage, est directement liée à une croissance molle de l’économie française. Ainsi, après un mois de novembre 2015 relativement favorable (-15 000 DEFM en catégorie A), le mois de décembre a vu à nouveau une hausse du nombre de chômeurs (+15 800), venant annuler la baisse du mois précédent. En outre, pour la première fois depuis le mois de mai 2015, toutes les catégories d’âge ont vu, en décembre, leur nombre de DEFM en catégorie A augmenter.

Au final, pour la huitième année consécutive, le nombre de demandeurs d’emploi inscrits en catégorie A à Pôle Emploi a augmenté en France métropolitaine. Avec le retour d’une croissance plus élevée, cette hausse est néanmoins plus faible que les années précédentes : +90 000 personnes en 2015 contre +200 000 en moyenne entre 2011 et 2014. Cette augmentation a touché massivement les demandeurs d’emploi âgés de 50 ans et plus (+69 000 en 2015), tandis que les inscrits de moins de 25 ans sont en retrait (-22 000 en 2015).

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La montée en charge des réformes de retraite successives (2003, 2010), couplées à la suppression des dispenses de recherche d’emploi pour les séniors, a conduit à un allongement de la durée d’activité et à un recul de l’âge légal de départ à la retraite. Dans un contexte de faible croissance, la hausse du taux d’emploi des séniors a été insuffisante pour absorber la dynamique de population active de cette classe d’âge, avec pour conséquence une hausse du chômage des plus de 50 ans.

En revanche, la diminution du nombre de jeunes au chômage résulte de deux facteurs principaux. Premièrement les politiques de l’emploi développées depuis 2013 ciblent particulièrement les jeunes avec la mise en place des emplois d’avenir. Deuxièmement, les faibles créations d’emplois observées dans le secteur marchand se font principalement sous la forme d’emplois temporaires (CDD, intérim), type d’emploi dans lequel les jeunes sont particulièrement représentés (34,2 % des jeunes en emploi sont en CDD ou en intérim contre 8,4 % des autres catégories d’âge). Cette évolution peut être rapprochée de l’augmentation observée en catégories B et C (+170 000 en 2015 contre 97 000 en moyenne entre 2011 et 2014). Ainsi, si des reprises d’emploi ont bien eu lieu, elles n’ont pas entraîné de sorties du chômage tel que mesuré par Pôle Emploi, n’enrayant ainsi pas la hausse continue du nombre de demandeurs d’emploi de longue durée (+9,5% en an).

L’année 2015 n’aura donc pas été celle de l’inversion de la courbe du chômage. Rappelons qu’il faut un taux de croissance du PIB supérieur à 1,4% pour que les créations d’emplois permettent d’entamer une baisse du chômage, et seul un retour prolongé de la croissance au-delà de ce seuil serait à même d’enclencher une baisse durable des inscrits à Pôle emploi en catégorie A.




De la difficulté de mener des réformes structurelles en période de chômage élevé

par Sabine Le Bayon, Mathieu Plane, Christine Rifflart, Raul Sampognaro

Les réformes structurelles visant à flexibiliser le marché du travail sont souvent parées de toutes les vertus pour lutter contre le chômage de masse et limiter la segmentation du marché du travail entre ceux qui y sont intégrés dans des contrats stables (insiders) et ceux qui sont au chômage ou en contrat précaire (outsiders). Si, dans une économie en croissance, ces mesures peuvent faciliter les créations d’emplois au profit des outsiders, les résultats à en attendre peuvent être plus incertains en situation de chômage de masse et de croissance atone. En effet, les réformes structurelles peuvent réduire la dualité du marché du travail liées aux mesures réglementaires mais elles ne peuvent combattre  la dualité du marché du travail inhérente au capital humain qui se renforce en période de chômage de masse : à qualification égale, c’est l’expérience qui fait la différence, et à expérience égale, c’est la qualification qui fait la différence. Le chômage élevé renforcerait donc le phénomène de « file d’attente » pour accéder aux emplois plus stables. Ainsi, les réformes structurelles visant à fluidifier le marché du travail affecteront prioritairement les salariés qui ont les qualifications et l’expérience les moins élevées sans pour autant permettre aux outsiders d’accéder à une situation professionnelle plus stable. De ce fait, une hausse des inégalités entre les actifs est à attendre, sans effet positif sur l’emploi du fait de la faiblesse de l’activité économique. Seul un pilotage macroéconomique intégrant l’objectif du retour au plein-emploi pourrait rendre les réformes structurelles performantes

Comme nous le montrons dans l’étude spéciale « La dévaluation par les salaires dans la zone euro : un ajustement perdant-perdant » (Revue de l’OFCE, n° 136, novembre 2014), la segmentation sur le marché du travail s’est accrue au cours de la crise malgré la mise en place de réformes structurelles dans les pays de la zone euro. Ainsi, depuis 2008, le taux d’emploi[1] des seniors et des plus qualifiés a mieux résisté que celui des autres catégories de population dans les quatre plus grands pays de la zone euro (graphiques 1 et 2).

La forte baisse du taux d’emploi des jeunes depuis 2008 est générale – y compris en Allemagne, pays où le marché de l’emploi est resté dynamique – et contraste avec la hausse du taux d’emploi des seniors (ou leur faible baisse en Espagne). L’écart entre ces deux catégories est compris entre 12 points de pourcentage en France et 21 points en Italie (15 points en Allemagne et 19 en Espagne). L’ajustement du taux d’emploi des 25-54 ans se situe dans une position intermédiaire. La résistance du taux d’emploi des seniors à la crise résulte probablement de la combinaison de deux causes : les réformes des systèmes de retraite introduites au cours des dernières années (allongement des durées de cotisation et/ou recul de l’âge légal de départ en retraite) et le coût relativement plus élevé de licenciement des seniors qui, le plus souvent, occupent des positions hiérarchiques plus élevées. Dans un contexte de crise, il est fort probable que cela ait engendré un effet de substitution de l’emploi des seniors au détriment des plus jeunes.

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Les ajustements des taux d’emploi ont été aussi plus marqués pour les populations sans diplôme du secondaire, à l’exception de l’Italie où le diplôme ne semble pas protéger du chômage ou de l’inactivité. En France, l’ajustement des taux d’emploi a clairement été décroissant avec le type de diplôme. En Allemagne, le taux d’emploi des moins diplômés a baissé pendant la crise alors que celui des autres catégories a augmenté. En Espagne, les diplômés du supérieur ont un taux d’emploi qui résiste mieux que les autres catégories de population. A ces évolutions différentes des taux d’emploi par catégorie de diplôme, s’ajoute le fait que les revenus salariaux en Italie, Espagne et France n’ont baissé que pour les premiers déciles de revenus salariaux. L’ajustement sur les revenus salariaux des premiers déciles s’est opéré vraisemblablement par une réduction de la durée du travail sur l’année (temps partiel, contrats temporaires de plus courte durée ou phases de chômage plus longues entre deux contrats, réduisant la rémunération moyenne sur l’année). Ainsi, dans les pays les plus touchés par la crise, les populations les plus fragiles, présentant le capital humain le plus faible, se sont retrouvées les plus exposées à la dégradation du marché du travail, que ce soit par la baisse des taux d’emploi ou la réduction des rémunérations salariales annuelles.

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Dans un contexte de marché du travail dégradé, en acceptant un faible déclassement, ce serait d’abord le chômeur le plus qualifié qui retrouverait un emploi, chassant celui qui aurait pu l’avoir, qui lui-même, ferait la même chose à un échelon inférieur. Ceci pourrait expliquer qu’en bout de file, les moins qualifiés soient, quelle que soit la législation du travail, victimes du chômage ou de précarité dans l’emploi.

Ainsi, l’existence d’une segmentation « spontanée » sur le marché de l’emploi et d’un phénomène de « file d’attente » peut limiter la réussite d’une stratégie de réformes structurelles et de dévaluation salariale. Dans ce cas, une plus grande flexibilité du marché du travail conjuguée à une réduction de la protection sociale pourrait accroître les inégalités entre les catégories d’actifs sans augmenter les créations d’emplois en équivalent temps plein.

 


[1] Il s’agit du ratio : emploi/population en âge de travailler.