Retour de la taxe carbone : les options en présence

par Audrey Berry et Éloi Laurent

Le « grand débat national », décidé et organisé par le pouvoir exécutif, va connaître son épilogue dans les prochaines semaines. Engendré par la révolte des « gilets jaunes » contre l’iniquité fiscale, il était logique qu’il suscite une réflexion sur la réforme de la fiscalité carbone, suspendue en décembre 2018, qui se trouve au point d’intersection exact entre les deux thèmes les plus débattus en ligne par les Français : « la transition écologique » et « la fiscalité et les dépenses publiques ».

Nous ajoutons aujourd’hui une dimension supplémentaire à ce débat en proposant d’instituer pour 2020 une contribution climat anti-précarité énergétique. C’est l’occasion d’éclairer pour les citoyens et les décideurs certaines des options de réforme en présence, avant, éventuellement, de trancher. Le Tableau 1 présente les caractéristiques des quatre propositions les plus abouties et détaillées présentées ces dernières semaines, dont la nôtre (il en existe bien d’autres).

Tabe_post2-4                    Sources : CAETerra Nova/I4CEIDDRIBerry-Laurent.

Les quatre propositions convergent clairement sur la nécessité de la justice sociale, dont elles font toutes à la fois un objectif en soi et la condition essentielle de l’acceptabilité politique d’une éventuelle nouvelle fiscalité carbone. Nous proposons d’aller plus loin dans cette logique, dans la perspective d’une véritable transition sociale-écologique, en affectant l’essentiel des revenus de la taxe carbone à la lutte contre la précarité énergétique. Plus précisément, notre proposition serait indolore pour les ménages modestes et accélérerait la rénovation énergétique des logements ainsi que le développement d’alternatives de mobilité durable accessibles à tous.

Nous proposons également, plus largement, de définir et de considérer quatre critères de réussite de la fiscalité carbone (efficacité écologique, justice sociale, conformité juridique et acceptabilité politique) en liant notamment les critères d’efficacité écologique et de conformité juridique, pour tirer pleinement les leçons des trois échecs passés de la fiscalité carbone en France (2001, 2010 et 2018).

Le gouvernement est désormais en possession de nombreuses options, précises et praticables, pour réintroduire un signal-prix dans le système fiscal français et tenir ainsi les engagements climatiques qu’il s’est lui-même donné tout en garantissant la justice sociale.

Une autre possibilité existe : celle de ne rien tenter, au nom de la prudence politique. Les modalités de cette option sont déjà connues : injustice sociale et inefficacité écologique. En matière de politique climatique, comme l’a montré il y a près de 15 ans le Rapport Stern, le coût de l’inaction est très supérieur à celui de l’action.

 

 




La justice climatique, sésame de la COP 21

par Eloi Laurent

Les négociations climatiques ne peuvent pas se limiter à une discussion technique entre experts sur la foi de données scientifiques : elles doivent prendre la forme d’un dialogue politique ouvert nourri par une réflexion éthique qui implique les citoyens. Sur quoi doit porter ce dialogue ? Alors que la COP 21 s’ouvre dans deux mois à Paris, il apparaît de plus en plus clairement que la clé d’un possible accord n’est pas l’efficacité économique mais la justice sociale. La « croissance verte » est une ambition du siècle passé qui n’a qu’un faible pouvoir mobilisateur dans un monde rongé par les injustices. Il importe bien plutôt de souligner le potentiel d’égalité d’une action résolue contre le changement climatique, au plan national et global.

Trois enjeux permettent de comprendre que la justice sociale se trouve au cœur des négociations climatiques. Le premier tient au choix des critères de répartition du budget carbone entre les pays en vue d’atténuer le changement climatique (environ 1 200 milliards de tonnes de carbone qu’il nous reste à émettre dans les trois à quatre prochaines décennie pour limiter la hausse des températures terrestres autour de 2 degrés d’ici à la fin du 21e siècle). Divers indicateurs peuvent être utilisés à la fois pour estimer ce budget carbone et pour le répartir équitablement entre les pays, et ces indicateurs doivent être débattus, mais on ne pourra pas, en tout état de cause, faire l’impasse sur cet enjeu à Paris. On peut montrer que l’application d’un critère hybride, mais relativement simple de justice climatique, aboutit à diviser par presque deux les émissions mondiales dans les trois prochaines décennies, ce qui permet de garantir l’objectif des 2 degrés et même de viser une hausse des températures proche de 1,5 degré, renforçant ainsi le caractère juste de cette règle commune à l’égard des pays et des groupes sociaux les plus vulnérables.

Le deuxième enjeu est celui de l’adaptation au changement climatique, c’est-à-dire à la fois l’exposition et la sensibilité différenciée, selon les pays et les groupes sociaux, à l’égard des phénomènes climatiques extrêmes et la hausse des températures planétaires. Il importe ici aussi de choisir des indicateurs pertinents de vulnérabilité climatique pour répartir justement les financements disponibles (qui devront être portés à 100 milliards de dollars par an dès 2020). Mais, il sera très difficile de mobiliser les sommes nécessaires sans faire évoluer les négociations climatiques de la logique quantitative actuelle vers une logique de prix (version anglaise ici).

Enfin, le combat contre les inégalités apparaît comme le moyen le plus efficace d’impliquer les citoyens dans le dialogue climatique. La lutte contre le changement climatique doit être comprise non pas comme une menace sociale ou une opportunité de profit mais comme un levier d’égalité : une chance de réduire les disparités de développement humain entre les pays et au sein des pays.

Le cas de la Chine montre comment la contrainte de la réduction des émissions de CO2 peut se transformer en instrument de réduction des inégalités : la limitation de la consommation de charbon réduit, simultanément, les émissions de gaz à effet de serre du pays et les dégâts des particules fines sur la santé des Chinois, ceux-ci étant répartis de manière très inégale sur le territoire et donc au sein de la population. Il en va de même de la souhaitable régulation du trafic automobile dans les zones urbaines françaises, qui représenterait à la fois un gain sanitaire et une réduction des émissions liées à la mobilité. Ce double dividende climat-santé (réduire les émissions afin de contenir le réchauffement a un effet indirect, l’amélioration de la santé) doit donc être mis au cœur des négociations de Paris. La lutte contre le changement climatique est une chance de réduire des inégalités qui s’annoncent ravageuses : en croisant la carte « sociale » et la carte « climatique », nous pouvons ainsi prévoir que l’impact des canicules sera le plus fort dans les régions où l’exposition climatique est importante et où la part des personnes âgées isolées est élevée. Le risque climatique est un risque social-écologique. L’inégalité face à ce risque est une inégalité environnementale. La COP 21 n’a pas pour but de « sauver la planète » et encore moins de « sauver la croissance » mais de « sauver notre santé » en protégeant les plus vulnérables du pire de la crise climatique.

 




Comment peut-on défendre un revenu de base ?

par Guillaume Allègre

A la suite de la remise de 125 000 signatures réunies par des organisations défendant l’introduction d’un revenu de base, les citoyens suisses se prononceront lors d’un référendum d’initiative populaire sur l’inscription du principe du revenu de base dans la constitution fédérale helvétique.

La Note de l’OFCE (n°39 du 19 décembre 2013) analyse des fondements sur lesquels pourrait s’appuyer l’institution d’un revenu de base.

Si le revenu de base peut prendre plusieurs formes, son principe est d’être versé (1) de manière universelle, d’un montant égal pour tous, sans contrôle des ressources ou des besoins ; (2) sur une base individuelle et non aux foyers ou ménages ; (3) de façon inconditionnelle, sans exigence de contrepartie. Dans sa version progressiste, on peut rajouter une quatrième caractéristique : il doit être (4) d’un montant suffisant pour couvrir les besoins de base et permettre la participation à la vie sociale.

Bien qu’en apparence séduisant, il n’est pas aisé de trouver des fondements, en matière de justice distributive, compatibles avec ces quatre caractéristiques du revenu de base. Tant qu’il existe des économies d’échelle et un arbitrage politique entre conditionnalité et niveau du revenu minimum, alors, dans une perspective rawlsienne, un système de revenu minimum garanti de type RMI/RSA (familialisé et faiblement conditionné) semble préférable à un revenu de base pur. De plus, la réduction généralisée du temps de travail semble une solution politique plus soutenable que le revenu de base pour atteindre les objectifs écologiques et émancipateurs qui sont souvent assignés au revenu de base.

Il apparaît que l’avantage principal du revenu de base, de par son universalité, est de ne provoquer aucun indu ou non-recours et de ne pas stigmatiser les bénéficiaires nets du système. Dans cette optique, les minima sociaux pourraient être transformés en une allocation plus universelle, qui serait moins stigmatisante. Cette allocation devrait tenir compte de la composition familiale, définir une condition de participation sociale. Elle impliquerait un contrôle du travail au noir et conserverait les incitations au travail. Elle serait complétée par des politiques spécifiques prenant en charge les enfants, les personnes âgées et les handicapés, soit ceux qui ne répondent pas aux incitations, et s’ajouterait au système assurantiel (chômage, retraite, maladie). Le système de protection sociale ne serait ainsi pas réellement simplifié mais transformé pour éviter la stigmatisation et le non-recours.

Si le revenu de base n’est pas une idée stupide, ce n’est pas non plus la réforme miracle décrite par ses défenseurs : véritable couteau suisse – social, écologiste, émancipateur – de la réforme de la protection sociale.

Pour en savoir plus: Note de l’OFCE n°39 (pdf)

Pour contacter l’auteur : guillaume.allegre@sciencespo.fr

Pour suivre l’auteur sur twitter : @g_allegre