Aspects des transmissions familiales entre générations

par Michel Forsé et Maxime Parodi

 Présentation du numéro 156 de la Revue de l’OFCE

On considère souvent que l’individualisme conduit à négliger et à dévaloriser le rôle de l’héritage et de la transmission sous tous ses aspects dans nos sociétés modernes – comme si l’individu ne pouvait affirmer son individualité qu’en rejetant ce qu’il doit à ses aïeuls. Pourtant, aujourd’hui encore, la socialisation familiale exerce une influence notable sur les goûts et les croyances des enfants et des adultes – même si la démultiplication des sources d’influences peut en réduire l’importance. Quel est aujourd’hui le poids de ces transmissions familiales sur les convictions et les engagements des individus ?

De plus, est-on si sûr que l’héritage et la transmission soient un impensé de l’individualisme contemporain ? Quelle valeur accordons-nous au fait de transmettre ? Comment jugeons-nous le fait d’hériter ?

Bien entendu, face à l’ampleur de ce sujet, il ne pouvait être question dans ce dossier d’en faire réellement le tour. C’est pourquoi seuls certains aspects sont abordés tandis que d’autres sont laissés de côté, comme par exemple l’éducation, qui joue certes un rôle majeur dans la transmission mais qui a été largement traité au travers de nombreuses autres publications.

Dans un premier temps, ce dossier revient sur la question de la socialisation familiale et de la transmission des croyances religieuses et des convictions politiques. Nul doute que la transmission familiale y joue un rôle notable. Ainsi Pierre Bréchon rappelle que, jusqu’à aujourd’hui, la religion dominante dans chacun des pays d’Europe a été une sorte de constante multiséculaire : le catholicisme en France, l’église orthodoxe en Russie, le protestantisme au Danemark… Une telle stabilité ne résulte pas seulement d’une volonté politique du souverain, mais aussi du poids des croyances héritées des parents. Toutes les enquêtes vont d’ailleurs dans le même sens et confirment que les croyants d’une confession ont des parents de la même confession. Toutefois, cette reproduction religieuse multiséculaire cède aujourd’hui de plus en plus le pas face à la sécularisation. Un nombre croissant d’Européens se déclarent à présent sans religion et indifférents à l’égard des religions. C’est particulièrement vrai des nouvelles générations. Sachant que les jeunes adultes indifférents ne reviendront pas vers une religion, Pierre Bréchon nous annonce un bouleversement de la carte des religions dominantes en Europe dans les décennies à venir.

De son côté, Anne Muxel montre l’importance de la famille lors de la socialisation politique. Aujourd’hui encore, les jeunes adultes ont souvent la même orientation politique que leurs parents. Mais elle insiste surtout sur le mode de transmission, qui est largement implicite et affectif. Comment pourrait-il d’ailleurs en aller autrement ? La norme consistant à respecter le pluralisme et la liberté de pensée va à l’encontre de toute idée de mesures actives des parents pour orienter politiquement leurs enfants. Il y a ainsi une politisation intime de l’identité depuis l’enfance jusqu’à l’âge adulte. Les parents n’exigent pas que leurs enfants – une fois adolescents ou jeunes adultes – pensent politiquement comme eux. Toutefois, les divergences sont ressenties comme des blessures intimes qui conduisent les familles à se méfier des discussions politiques et à chercher plutôt à les éviter en leur sein. D’ailleurs, cette reproduction de l’orientation politique semble également s’affaiblir quelque peu aujourd’hui en raison de l’affaiblissement du clivage gauche-droite et d’une montée du positionnement « ni droite ni gauche » au sein des nouvelles générations.

Dans un tout autre registre, Sylvie Octobre, Nathalie Berthomier et Florent Facq se sont penchés sur le contenu des coffres à jouets des tout jeunes enfants et sur les premières interactions éducatives avec les parents pour mieux comprendre la transmission familiale des pratiques culturelles. D’un côté, l’examen du contenu du coffre à jouets montre bien qu’il y a un adressage didactique et éducatif différent selon les milieux sociaux et selon le sexe de l’enfant. De l’autre, il apparaît clairement que les interactions culturelles et éducatives se différencient très précocement entre différents climats sociaux et selon le sexe de l’enfant. Les parents s’investissent très diversement selon leur milieu social, leurs occupations ou encore selon leurs conceptions genrées des activités de l’enfant.

Dans un deuxième temps, le dossier se penche sur l’héritage et sur les sentiments de légitimité ou d’illégitimité que suscite le fait de transmettre un capital à ses enfants. Il ne s’agit plus ici de savoir ce que l’individu doit à ses parents, mais d’en examiner les conséquences et de savoir ce que l’individu en pense. Comment articule-t-il son ancrage dans une lignée avec l’expression de son individualité ?

Luc Arrondel et Cyril Grange proposent une synthèse des études sur la transmission intergénérationnelle des patrimoines. Il en ressort un effet important de la fortune des parents sur celle des enfants. L’ampleur de cette transmission patrimoniale dépend des pays et des époques, mais aussi du niveau de richesse considéré. De toute évidence, la transmission est particulièrement forte pour les familles fortunées et apparaît plus contingente dans les familles faiblement dotées.

Les sondages, et notamment celui qui est étudié dans l’article de Michel Forsé, Alexandra Frénod, Caroline Guibet Lafaye et Maxime Parodi, se succèdent pour montrer que les Français sont plus tolérants à l’égard des inégalités de patrimoine que vis-à-vis d’autres types d’inégalités, même lorsqu’elles sont aussi à caractère économique. Même s’ils connaissent mal les règles et niveaux de taxation des héritages ou donations, ils sont particulièrement réticents lorsque les droits de mutation touchent leur maison familiale. Une enquête par entretiens semi-directifs auprès de trois générations de 35 lignées familiales (n = 105) a permis de mettre à jour trois logiques propres venant structurer les opinions sur la transmission patrimoniale : celle du libre agent, celle de l’égalité citoyenne et celle que l’on peut qualifier de conservatrice ou familialiste. Quelle que soit cette logique, beaucoup d’interviewés soulignent aussi l’importance de la transmission culturelle et/ou affective. Il faut d’ailleurs noter que les membres d’une même lignée ont tendance à partager des opinions assez proches. Pour les niveaux de patrimoine auxquels ils songent spontanément, des niveaux « ordinaires » qui s’avèrent assez peu élevés, ils manifestent une très forte aversion face à l’idée de taxation sur la succession (encore plus lorsqu’il s’agit de la maison familiale). Celle-ci doit être faible. Sinon elle est rapidement perçue comme « confiscatoire ». S’il y a une base pour justifier une taxation sur l’héritage, celle-ci est clairement limitée, dominée même, par les raisons du libre agent et du familialisme. Cette forte résistance à la taxation ne concerne toutefois pas les niveaux de patrimoine jugés extraordinaires, sur lesquels une taxation plus forte justifiée par l’égalité citoyenne n’est cette fois guère contestée.

Enfin, André Masson revient sur l’histoire des idées et des controverses autour de l’héritage et de la fiscalité des successions patrimoniales. Il s’étonne que nous discutions aujourd’hui aussi peu de ces questions qui faisaient autrefois l’objet de débats passionnés alors même sur nous assistons à une patrimonialisation massive de la société, avec tous les problèmes que cela pose tant sur le plan de l’efficacité économique que sur celui de la justice sociale. Selon lui, les débats sur ces questions s’organisent autour de trois philosophies sociales – celle du libre-agent, celle familialiste ou multisolidaire et celle de l’égalité citoyenne – et aucune ne peut l’emporter définitivement sur les deux autres. Selon les époques, ce sont donc des compromis ou des alliances qui donnent le ton politique. Depuis les années 1980, les riches (néo)libéraux et les classes moyennes familialistes ont développé un discours commun qui évacue l’égalité citoyenne. Pour Masson, il faut aujourd’hui envisager de nouvelles coalitions pour faire revenir l’impératif d’égalité sur le devant de la scène.

Les transmissions familiales qu’elles soient de nature culturelle ou économique restent donc, au vu de ces différents articles, un élément très important de structuration de la société. Il y a des évolutions et elles vont plutôt dans le sens d’un affaiblissement, mais elles sont très lentes et s’observent plutôt du côté culturel. Pour la partie économique des héritages, la réticence de l’opinion à une évolution et le peu de débats qui entourent aujourd’hui cette question, pourtant fondamentale, jouent en faveur de l’immobilisme, surtout pour ce qui concerne les patrimoines dont les montants sont jugés les plus courants et/ou qui sont aussi chargés d’une valeur affective.

La place, non contestée et qui demeure objectivement importante, des héritages oblige ainsi à nuancer le propos de ceux qui font de l’individualisme l’élément central du rapport aux autres dans nos sociétés. Elle conforte en revanche, dans un domaine où les disparités sont les plus grandes, les observations de ceux (Dubet, 2014 ; Savidan, 2015) qui soulignent la tolérance aux inégalités – tolérance paradoxale dans une France qui est aussi caractérisée (Forsé et al., 2013) par sa « passion de l’égalité » selon l’expression de Tocqueville.

 

Références

Dubet F., 2014, La préférence pour l’inégalité, Comprendre la crise des solidarités, Paris, Le Seuil, Coll. La République des Idées.

Forsé M., Galland O., Guibet Lafaye C., Parodi M., 2013, L’égalité, une passion française ?, Paris, Armand Colin.

Savidan P., 2015, Voulons-nous vraiment l’égalité ?, Paris, Albin Michel.

 




L’Europe est morte. Vive l’Europe !

par Maxime Parodi et Xavier Timbeau

Le choix des Britanniques du Brexit ne fait que renforcer la logique politique qui s’impose. D’un côté, les peuples veulent être consultés, de l’autre, l’Europe est sommée de changer. François Hollande juge que « le vote du Royaume-Uni met l’Europe à l’épreuve » ; Alain Juppé estime « qu’il faut écrire une nouvelle page, un nouveau chapitre de l’histoire de l’Europe » ; les leaders du Front National, mais pas eux seulement, appellent à un référendum sur l’appartenance de la France à l’UE et à l’euro. Partout en Europe, le débat s’engage sur les mêmes termes.

Nous écrivions il y a quelques jours, sur le site de la fondation Terranova : «  Le référendum sur l’appartenance du Royaume-Uni à l’Union européenne va induire un choc plus politique qu’économique. Il sera en effet difficile de contenir les demandes de consultation similaire. Répondre à ces demandes par « plus d’Europe » ne fera qu’alimenter la distance entre les peuples et la construction européenne. Penser que des référendums pourraient au contraire légitimer le statu quo serait également une erreur. Nous proposons de répondre au besoin démocratique non pas par un « quitte ou double » mais par un processus d’appropriation démocratique qui permette de légitimer la construction européenne et d’en imaginer les évolutions futures ».

Instruire cette méthode d’appropriation démocratique de l’Europe et de la zone euro est nécessaire. Des référendums « pour ou contre » n’y parviendront pas. Le saut fédéral est un repoussoir pour probablement une grande majorité des Européens. Mais pour autant, il existe une chose publique en Europe. Articuler les lieux actuels de la démocratie que sont les Etats membres de l’UE avec la nécessité, pour certains sujets, d’une légitimité supranationale est l’alternative à l’invention du citoyen européen. Mais c’est la méthode qui compte. Et tous les leviers de la démocratie participative, de grands débats nationaux et transnationaux en passant par des jurys citoyens, doivent être mobilisés pour faire le bilan de l’Europe telle qu’elle est et proposer les réformes qui la rendront plus démocratique. Ceci peut déboucher concrètement sur des avancées comme un parlement de la zone euro ou une extension du pouvoir du Parlement européen. Au-delà, c’est aussi le moyen d’inverser la tendance à la décomposition de l’Europe.

 




Le rêve américain (enfin) démontré ?

par Maxime Parodi

Dans un court article sorti récemment, Thomas Hirschl et Mark Rank (2015) nous livrent quelques chiffres très étonnants sur la société américaine – chiffres qui, pris au sérieux, amèneraient à nettement relativiser les inégalités de revenus aux Etats-Unis. En effet, leur étude laisse entendre que la société américaine est beaucoup plus fluide qu’on ne le croit. Les Américains vivraient certes dans une société très inégalitaire mais, au cours de leur vie, la plupart des Américains feraient l’expérience de la richesse. Il y aurait, en réalité, un fort turn-over entre les riches et les pauvres et ceci expliquerait pourquoi les Américains se montreraient aussi peu critiques à l’égard des inégalités.

Selon cette étude, au cours de leur vie active (de 25 à 60 ans), 69,8% des Américains auraient eu, au moins une année, des revenus suffisant au sein de leur ménage pour faire partie des 20% les plus riches. 53,1% des Américains auraient fait partie – au moins une année – des 10% les plus riches. Et, plus sélect encore, 11,1% des Américains seraient entrés pour au moins une année dans le club des fameux 1% les plus riches.

Mais avant de croire à ces énormités, il faut examiner plus sérieusement l’étude de Hirschl et Rank. En effet, les chiffres qu’ils présentent ne sont pas une simple description de la société américaine, mais le résultat d’un exercice de modélisation. Derrière ces chiffres, il y a donc des hypothèses et des méthodes qui ont été mises en œuvre et qui méritent d’être discutées.

Dans la dernière Note de l’OFCE (n° 56 du 12 janvier 2015), je montre que les hypothèses utilisées sont irréalistes et que la méthode employée ne supporte pas la présence de données manquantes dans la biographie des enquêtés. L’un dans l’autre, les résultats apparaissent très fortement biaisés en faveur du rêve américain. Il est possible, toutefois, de corriger en partie ces biais. On obtient les résultats du tableau ci-dessous.

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En gros, les chiffres de Hirschl et Rank sont divisés par deux ! Ainsi, 31% des Américains auront au moins une année (entre leurs 25 et 60 ans) un revenu du ménage suffisant pour faire partie des 20% les plus riches. Et 5% des Américains auront une année un revenu du ménage suffisant pour faire partie des 1% les plus riches.

Etant donné l’ampleur des corrections, il est clair que l’étude de Hirschl et Rank déforme la réalité en laissant croire que les destinées sociales aux Etats-Unis sont très chaotiques – comme si une société entière jouait à la roue de la fortune. D’autres articles de Hirschl et Rank complètent d’ailleurs ce tableau. En effet, ce n’est pas la première fois que les auteurs produisent des chiffres avec cette méthode. En 2001, ils l’avaient déjà appliqué à l’autre extrémité de la distribution des revenus. Ils ont ainsi évalué le pourcentage d’Américains qui ont connu dans leur vie un épisode de pauvreté (Hirschl et Rank, 2001). Les chiffres qu’ils exhibent sont également énormes. Par exemple, 54% des Américains auraient vécu un épisode de pauvreté[1] avant leurs 40 ans. En 2005, ils ont appliqué à nouveau cette méthode aux bénéficiaires de coupons d’alimentation (food stamps) et estimé que 50% des Américains ont eu ou auront recours à des coupons d’alimentation au moins une fois dans leur vie (avant 65 ans). L’ordre de grandeur, à nouveau, n’est guère crédible. Une méthode moins coûteuse et plus directe permettrait certainement de s’en rendre compte : il suffirait de demander aux Américains s’ils ont bénéficié un jour de coupons d’alimentation. Même si certains Américains préfèreront peut-être cacher cet événement de leur vie, ce biais d’omission ne sera jamais aussi énorme que celui des analyses de survie précédentes. Soyons clair : leur méthode est une machine à produire des énormités.

 

[1] Le seuil de pauvreté retenu est ici de 1,5 fois la valeur du panier de biens propres à satisfaire a minima les besoins de base.




Sauver la Grèce par la démocratie

par Maxime Parodi, @MaximeParodi, Thomas Piketty (Directeur d’études à l’EHESS et professeur à l’Ecole d’économie de Paris) et Xavier Timbeau @XTimbeau

Cette tribune a été publiée dans Le Monde daté du mercredi 10 juin 2015.

Le feuilleton grec emplit les journaux depuis l’élection au pouvoir de Syriza, le 25 janvier 2015. Pris dans le nœud coulant de ses créances, le gouvernement grec défend sa position avec comme menace la sortie de la Grèce de la zone euro. Tout est bloqué aujourd’hui, comme si rien n’avait avancé, sauf que la gestion et la trésorerie publiques grecques sont disloquées et que l’économie grecque s’est effondrée. Fuite des dépôts bancaires, incertitude quant à l’avenir monétaire et aux mesures qui seront prises expliquent que plus personne ne puisse vraiment se projeter dans le futur.

Quant aux autres Européens, ils s’interrogent sur ce qui a conduit à cette situation. L’incomplétude institutionnelle de la zone euro a été diagnostiquée et on propose (comme prochainement le rapport des 5 présidents au sommet européen du 25 juin) de renforcer la construction de la zone euro. Mais ce qui se profile à ce stade n’est guère satisfaisant. Mais ce qui se profile n’est pas à la hauteur de l’enjeu européen. Continuer de proposer plus de technocratie avec un vernis démocratique ne ferait que répéter les recettes qui ont fabriqué ce désastre.

Prenons donc le problème dans l’autre sens en donnant à la démocratie européenne une chance d’émerger. Confions à un organe représentatif des parlements nationaux de la zone euro, c’est-à-dire un embryon d’une véritable chambre parlementaire de la zone euro, la résolution de la question de la dette grecque. L’assemblée arbitrerait le conflit entre les créanciers et le gouvernement grec, en déplaçant le débat et les décisions vers les questions importantes : quelle est la responsabilité des jeunes générations quant à la dette de leurs aînés ? Quid du droit des créanciers ? Comment ont été réduites les autres dettes publiques importantes dans l’histoire, et quelles leçons peut-on en tirer pour l’avenir ? Que vaut la sauvegarde de l’euro dans cette affaire ? Comment empêcher que demain de nouvelles accumulations de dettes insoutenables ne se produisent ?

En étant légitimé par une assemblée solennelle et qui en sera la gardienne, l’accord qui serait trouvé ne risquerait pas, une nouvelle fois, d’être dénoncé demain. Puisqu’il s’agit de résoudre une question de dette, et également pour éviter qu’un accord soit obtenu par la force il faudra, d’une part, suspendre les créances de la Grèce le temps qu’il faudra (disons une année au vu du chantier qui s’annonce). Cette procédure de bon sens est appliquée dans tous les cas de résolution de dette privée dans presque tous les pays du monde. Cela demandera d’isoler le FMI de la discussion en laissant la Grèce rembourser cette institution. D’autre part, il faudra évacuer la possibilité de la sortie de la Grèce de la zone euro. En acceptant le principe de la négociation, la Grèce et les autres pays européens s’interdiraient cette option et s’engageraient à accepter les termes de l’accord trouvé. L’embryon d’assemblée aurait la possibilité d’en réexaminer les conditions périodiquement pour suivre les contingences de l’économie grecque. C’est en pratique ce qui est fait aujourd’hui, mais ce serait là explicité et légitimé.

Les institutions techniques (la Commission, la BCE) continueraient d’instruire et d’appuyer les réformes envisagées. Elles informeraient l’assemblée et répondraient devant elle. L’assemblée serait un organe identifié pour, le cas échéant, arbitrer des conflits. Rien n’empêche non plus d’introduire dans le jeu le Conseil européen ou le Parlement. Mais en clarifiant la légitimité, on ouvrirait la porte à une solution à la fois plus constructive envers la Grèce et les autres pays lourdement endettés et plus juste envers les contribuables de la zone euro. On expérimenterait un schéma de résolution des défauts souverains à l’intérieur de la zone euro en bâtissant une union politique. En se rappelant une chose : l’Europe s’est reconstruite à partir des années 1950 en investissant dans l’avenir et en oubliant les dettes du passé, notamment celles de l’Allemagne.

Au-delà, cette assemblée serait compétente pour établir un fonds commun des dettes de la zone euro, engager une restructuration d’ensemble et fixer des règles démocratiques encadrant à l’avenir le choix du niveau commun de déficit et d’investissement public, dans l’esprit des propositions faites dans le Manifeste pour une union politique de l’euro, par exemple. De quoi sortir du bricolage qui secoue notre zone euro aujourd’hui.




De la monnaie cosmopolitique

Par Maxime Parodi, sociologue à l’OFCE

Une monnaie cosmopolitique est une monnaie commune à plusieurs nations et fondée explicitement sur une forme de co-souveraineté (pour une analyse approfondie voir le working paper de l’OFCE, 2013-09, juin 2013). Une telle monnaie n’est possible qu’en acceptant une politique monétaire et des politiques budgétaires et fiscales fondées sur des raisons partagées, où chacun est responsable des engagements monétaires qu’il prend et co-responsable de la capacité de chacun à mener une politique économique adéquate. Pour durer, cette monnaie exige une attention soutenue sur les divergences macroéconomiques entre les partenaires et les difficultés que rencontre chacun ; elle impose une concertation ouverte sur les raisons de ces divergences et de ces difficultés ; elle nécessite une force de propositions sur les remèdes possibles, à court, moyen et long terme ; enfin, elle exige la coopération volontaire de chacun, à condition toutefois d’en avoir la capacité.

De tous les sociologues classiques, seul Simmel aurait pu envisager une telle monnaie. En effet, il est le seul à étudier la socialisation en elle-même, à vouloir comprendre la société en train de se faire tandis que Durkheim partait d’une société toujours déjà constituée, d’un individu toujours déjà socialisé et Weber partait d’individus toujours déjà constitués, « terminés », sans les considérer aussi comme des sujets susceptibles de s’influencer mutuellement pour faire délibérément société. Or une union cosmopolitique est précisément une union toujours en train de se faire ; elle n’est jamais définitivement constituée. Ce type d’union est donc fragile par essence mais, en même temps, elle n’apparaît jamais que dans les contextes où elle s’impose objectivement aux citoyens. L’union est sans cesse renouvelée, remise à l’ouvrage, parce qu’il y a un terreau objectif d’intérêts voisins ou transversaux et que, par conséquent, chacun juge souhaitable de résoudre au mieux les problèmes de voisinage. Dès lors, au nom de l’union, il devient possible de régler certains conflits avec équité et de resserrer les liens.

Dans cette optique, le fait d’adopter une monnaie commune n’est pas un acte anodin au sein d’une union cosmopolitique. D’un coup, chacun s’engage à respecter ses promesses monétaires à l’égard de ses voisins. C’est évidemment un grand bouleversement, qui a des conséquences immédiates et prévisibles : les coûts de transaction entre les partenaires s’effondrent, en particulier il n’y a plus de risque lié à la détention d’une devise étrangère puisque la devise est maintenant commune et garantie politiquement. Mais il y a aussi des conséquences moins immédiates, plus souterraines. Ainsi, cet engagement commun remet souvent en cause la culture économique des nations concernées en les obligeant à expliciter certains de leur mode de fonctionnement : des gouvernements habitués à résoudre leurs problèmes par l’inflation ou la dévaluation doivent dorénavant dire à leurs citoyens qu’il faut augmenter les taxes ou dépenser moins ; des banques « trop grosses pour faire faillite » doivent maintenant rédiger des testaments au lieu de compter sur la garantie implicite des citoyens… Enfin, la monnaie cosmopolitique crée un nouveau lien entre les partenaires, qui les conduit en principe à se soucier de leurs voisins. De fait, les partenaires ne se sont pas simplement engagés à respecter leurs promesses envers chacun, mais aussi à ce que chacun soit en mesure de respecter les siennes (puisque la confiance ne se divise pas).

Aussi la monnaie cosmopolitique introduit une sorte de solidarité au sein de l’union. Il faut désormais se soucier que son voisin soit en capacité de tenir ses engagements monétaires. Ceci implique de garantir à celui-ci une capacité d’endettement et/ou un flux d’investissement sur son territoire. Mais, à la différence des solidarités au sein d’une nation, cette garantie-ci est plus morale que juridique : elle n’est pas entièrement gravée dans le marbre de l’union, mais doit être discutée au cas par cas. Le risque d’aléa moral est ainsi écarté.

L’euro apparaît comme le cas paradigmatique d’une monnaie cosmopolitique. C’est même le seul cas au travers de l’histoire où le cosmopolitisme fonde véritablement la monnaie. Ce caractère inédit pose d’ailleurs des difficultés en bousculant les cultures économiques nationales. Depuis les débuts de la crise monétaire, en 2008, chacun découvre comment les institutions verticales (Conseil européen, BCE) abordent les problèmes et mettent en œuvre des réponses. Une culture de l’euro se forge-là, presque une jurisprudence. C’est pourquoi, d’ailleurs, le Conseil européen devrait s’interroger sur le poids de ses décisions sur cette culture naissante : la zone euro est-elle en train d’adopter une coutume des « retours immédiats » ? Une doctrine née de la défiance ? Si une monnaie cosmopolitique est possible, encore faut-il en accepter les deux faces – la co-responsabilité autant que la responsabilité.