iAGS 2015 : Une Europe divisée et à bout de souffle

par Christophe Blot, Jérôme Creel, Xavier Timbeau

L’Europe se trouve dans une situation critique qui nécessite un changement de politique économique. Toutes les possibilités doivent être envisagées. Des mesures non-conventionnelles ou extra-ordinaires doivent être prises pour éviter un nouvel échec et échapper à la menace de stagnation séculaire. C’est précisément l’objet du troisième rapport indépendant sur la croissance annuelle (résumé dans la dernière Note de l’OFCE n° 47 du 15 décembre 2014 – en réponse au Rapport sur la croissance annuelle publié par la Commission européenne – de faire une analyse critique de la stratégie macroéconomique européenne et de proposer des solutions alternatives.

L’incapacité à sortir durablement de la crise laisse de nombreuses séquelles sur le plan économique, social et politique. Le chômage reste à un niveau historique, ce qui accroît les inégalités et interrompt le processus de convergence entre les régions européennes. Les pressions à la baisse sur les salaires et le besoin de réduire les déséquilibres intra-zone euro nourrissent la déflation. Le désendettement public ou privé n’est pas achevé et la perspective d’une baisse des prix crée un cercle vicieux par lequel la stagnation va se prolonger. Le projet européen d’une économie prospère et intégrée ne saurait progresser si la reprise échoue une nouvelle fois.

La politique monétaire ne peut résoudre à elle seule l’ensemble des problèmes de la zone euro. La coordination des politiques budgétaires est encore déficiente et biaisée en faveur d’une réduction rapide des déficits budgétaires et de la dette publique. Ces biais doivent être corrigés. La gravité de la situation économique impose plus qu’une simple atténuation de la consolidation budgétaire. Il faut à la fois maintenir les avancées fragiles de la discipline budgétaire et de la solidarité financière naissante entre les Etats membres, mais aussi pouvoir produire le stimulus nécessaire à la sortie de la crise. Il faut profiter de l’opportunité offerte par des taux d’intérêt souverains bas : les multiplicateurs d’investissement public sont très élevés, évalués à 3 par le FMI, et les besoins d’investissements sont nombreux après leur diminution notable au cours des  précédentes années et la nécessaire transition vers une économie à bas carbone.

Le Plan Juncker pourrait être un premier pas en ce sens puisqu’il envisagerait d’exclure les contributions des Etats membres de la définition du déficit ou de la dette utilisée pour le respect des règles en vigueur (principe de neutralisation). Ce premier pas, jouant sur des montants de financement clairement insuffisants, ouvre cependant la voie pour mettre en œuvre une politique budgétaire expansionniste au niveau agrégé tout en maintenant les contraintes sur les politiques budgétaires nationales. Les réformes structurelles ne peuvent être des substituts au besoin de relance, notamment parce que leurs effets à court terme sur les prix et l’activité peuvent être négatifs et que leurs effets positifs sont longs à se produire.

 




Pourquoi lire Piketty ?

par Jean-Luc Gaffard

L’ouvrage de Thomas Piketty, « Le Capital au XXIe siècle », a reçu un extraordinaire accueil à la mesure du travail empirique effectué, mais aussi du problème politique abordé, celui de l’accroissement spectaculaire des inégalités aux Etats-Unis. Paul Krugman et Joseph Stiglitz notamment, tous deux inquiets des tendances observées dans la société américaine, et pour qui elles sont une menace pour la démocratie, voient dans les travaux de Piketty la confirmation de leurs craintes.

Fort de l’impressionnante masse des données accumulées et d’une solide connaissance historique que renforce la lecture de grands romans de la littérature française et anglaise, Piketty prédit l’avènement d’une seconde Belle Epoque, en fait le retour à un capitalisme patrimonial basé sur l’héritage, quand revenu et capital se concentrent entre les mains du centile supérieur de la population, quand le ratio du capital au revenu augmente significativement. Plus fondamentalement, il entend souligner l’existence d’une tendance séculaire à la stagnation et au creusement des inégalités, inscrite dans l’observation d’un taux de rendement du capital durablement supérieur au taux de croissance de l’économie, un peu à la façon dont Marx insistait sur l’existence d’une baisse tendancielle du taux de profit. Le XXe siècle, et plus particulièrement la période qui suit la Deuxième Guerre mondiale, caractérisée par une forte croissance associée à la réduction des inégalités et un poids moindre du capital par rapport au revenu, n’auraient alors été qu’une parenthèse maintenant refermée. La thèse défendue est que la société capitaliste aurait renoué avec une croissance faible et des inégalités croissantes nourries par la transmission des patrimoines plus que par la rémunération des talents individuels.

L’ouvrage, toutefois, est ambivalent. Un fossé existe entre la grande richesse des données rassemblées et la simplicité revendiquée de la théorie censée en rendre compte. D’un côté, un modèle trop simple, fondamentalement a-institutionnel, retient un taux de croissance définitivement exogène et ignore l’hétérogénéité du capital, faisant de la répartition une donnée technique sans influence en retour sur la croissance elle-même. D’un autre côté, la richesse des données et les intuitions qui y sont associées incitent à réfléchir sur les tenants et aboutissants de la répartition des revenus et des patrimoines pour lui redonner une place centrale dans la théorie économique et lui restituer sa dimension sociale.

En fait, il est une conviction qui parcourt le livre : le taux de croissance, quelque puissent être les politiques économiques mises en œuvre, redeviendrait faible parce que le rattrapage ne serait plus de mise et parce que le potentiel de gains de productivité serait largement épuisé. L’héritage deviendrait, alors, d’autant plus prégnant dans la distribution des richesses qu’il alimenterait le creusement des inégalités. Ce pessimisme fondamental justifie la simplicité revendiquée de l’explication théorique. S’il fallait le partager, il faudrait, toutefois, mieux l’étayer en s’interrogeant sur les causes et les effets de la formation des rentes et en rompant avec une analyse néo-classique de la croissance décidément sans véritable pertinence au regard du sujet traité. L’évolution de la répartition des revenus et des richesses n’a rien de naturel, mais répond à des choix politiques et à des normes sociales. La question est, alors, de savoir si les choix et les normes des années de l’âge d’or ont encore un sens, en fait si le politique peut encore contrebalancer les forces de ce qu’il faut bien appeler le déclin et qui menaceraient les sociétés capitalistes modernes.

Ainsi le défi est-il implicitement lancé qui naît de par la lecture de Piketty. Il est d’élaborer une analyse qui, suivant une intuition que l’on doit aux économistes classiques, reposerait sur l’idée que l’augmentation du poids de la rente distinguée du profit, alimenterait la hausse des achats d’actifs improductifs ou de biens de luxe au détriment de l’accumulation de capital, et constituerait le véritable obstacle à la croissance.

Ces différents éléments sont développés dans la Note de l’OFCE, n°40 du 2 juin 2014, « Le capital au XXIe siècle : un défi pour l’analyse’ », qui fait suite au document de travail de Guillaume Allègre et Xavier Timbeau publié précédemment (voir le billet du blog ici).




La crise économique est une crise de la politique économique

par Jean-Luc Gaffard

Quand, dans les années 1970, l’inflation et le chômage augmentent simultanément, la théorie et la politique keynésiennes sont mises en échec. Il n’est plus question de pouvoir arbitrer entre les deux maux et de réguler finement l’activité économique en agissant sur la seule demande globale par le canal du budget. Cet échec et la persistance d’un taux d’inflation élevé finissent par convaincre les décideurs de la nécessité et de l’urgence de combattre prioritairement l’inflation.

La théorie économique imaginée par la nouvelle école classique est venue en support de ce choix politique  en prétendant que l’inflation et le chômage étaient des phénomènes distincts qui devaient faire l’objet de traitements séparés. Si l’inflation dérape, ce sera faute de discipline monétaire. Si le chômage augmente ce sera en raison de rigidités accrues qui affectent le fonctionnement des marchés. La fameuse courbe de Phillips, qui servait de base à l’arbitrage entre les deux, devient théoriquement verticale au moins à long terme. De cette façon, les politiques macroéconomiques sont dissociées des politiques structurelles : les premières sont dédiées à endiguer l’inflation, les secondes à endiguer le chômage. Elles n’ont aucune relation entre elles sinon que les politiques conjoncturelles ne permettent pas à l’économie d’échapper longtemps à la position que déterminent les politiques structurelles et qu’incarne un taux de chômage qualifié de naturel. La faveur de cette théorie tient à la simplicité des recommandations faites aux pouvoirs publics. Ils peuvent (et doivent) se satisfaire de la poursuite du seul objectif d’inflation au moyen d’un seul instrument manié par une Banque centrale devenue indépendante, d’autant que le respect de cet objectif garantit aussi d’atteindre le niveau naturel d’emploi au moindre coût en termes d’inflation. Si d’aventure le taux de chômage est jugé trop élevé, ces mêmes pouvoirs publics ne doivent s’en prendre qu’aux dysfonctionnements des marchés de biens et du travail et décider d’introduire des réformes structurelles parfaitement répertoriées puisqu’elles consistent à libéraliser ces marchés. Dans ce monde merveilleux, la réduction du déficit budgétaire est toujours profitable. Le modèle élémentaire enseigne que, à la suite de cette réduction, le revenu et l’emploi diminuent dans un premier temps, mais que, rapidement, grâce à la baisse du taux d’intérêt, l’investissement privé augmente et avec lui le revenu et l’emploi. Le nouvel équilibre de moyen terme peut même correspondre à un niveau plus élevé du revenu et de l’emploi dès lors que les dépenses privées d’investissement sont réputées plus efficaces que les dépenses publiques. Une banque centrale indépendante et des marchés financiers réputés efficients remplissent la fonction de discipliner les pouvoirs publics en sanctionnant des déficits budgétaires forcément inappropriés.

L’Europe a constitué un champ d’expérimentation privilégié de cette théorie. La politique monétaire y est entre les mains d’une Banque centrale dont les traités garantissent qu’elle est indépendante et imposent qu’elle ait pour seul objectif la stabilité des prix. Les politiques ou les réformes structurelles sont l’affaire des Etats, à charge pour eux de choisir le taux de chômage naturel qu’ils jugent acceptable ou de prendre argument d’un taux de chômage trop élevé pour imposer ces réformes. S’il y a plus de chômage dans un pays que dans un autre, à moyen terme, ce ne peut être qu’en raison de différences structurelles, en l’occurrence de plus fortes rigidités dans le fonctionnement des marchés de ce pays. Qu’il fasse les réformes préconisées et tout rentrera dans l’ordre. La théorie ainsi formulée est censée survivre à la crise : il ne tiendrait qu’à des choix politiques simples que cette Europe retrouve une cohérence perdue. Les pays excessivement endettés n’ont qu’à réduire leurs déficits budgétaires et faire des réformes structurelles trop longtemps retardées pour retrouver croissance, plein emploi et stabilité des prix. Tout au plus, certains proposent-ils de conditionner une forme de mutualisation des dettes à l’engagement de réaliser les réformes structurelles. L’Allemagne, qui les a précédés sur le chemin de cette vertu particulière, n’a rien à craindre de ce scénario, puisque la croissance retrouvée de ses partenaires garantira la pérennité de ses débouchés commerciaux. En outre, il n’est pas nécessaire que la Banque centrale européenne se préoccupe de stabilité financière puisque les marchés punissent les Etats impécunieux et les contraignent à l’austérité budgétaire en poussant à la hausse des taux d’intérêt payés sur leurs dettes.

Tout ce bel édifice repose, entre autres, sur un résultat bâti sur des hypothèses peu robustes : tout accroissement des rigidités notamment sur le marché du travail du fait d’indemnités de chômage, de coûts des licenciements ou de pouvoirs de négociation des salariés plus élevés, déplace la position d’équilibre de long terme de l’économie et produit inéluctablement une hausse du taux de chômage dit naturel. Il est, certes, toujours possible de comparer des équilibres de long terme uniquement distingués par la valeur de certaines données structurelles. Il est osé d’en déduire le chemin qui conduirait de l’un à l’autre. On devrait savoir, depuis l’expérience des années 1930, que les rigidités de prix et de salaires sont un moyen d’enrayer la progression du chômage dans une économie en dépression, c’est-à-dire quand il devient important de bloquer les baisses de prix et de salaires porteuses d’augmentation du poids des dettes privées, et de pression à la baisse sur la demande agrégée. On devrait aussi reconnaître que les réformes structurelles, censées réduire le taux de chômage naturel, ont souvent un impact immédiat de redistribution et de réduction du revenu qui conduit à une hausse du chômage. Or rien ne dit que cette hausse sera transitoire et ne déclenchera pas une réaction en chaîne via la demande globale. Les rigidités restent un facteur de réduction des risques d’instabilité inhérents à tout changement structurel, qu’il s’agisse de réformes dans l’organisation des marchés, d’irruption de nouveaux concurrents sur les marchés ou de ruptures technologiques. Les remettre en cause peut se justifier dans la perspective d’une meilleure affectation des ressources, mais il faut prendre garde au risque d’instabilité qui est encouru. Certes, quand des réformes structurelles tendant à introduire plus de flexibilité affaiblissent la demande interne, le relai de celle-ci pourra être pris par une demande externe stimulée par les baisses de prix. Le taux de chômage peut alors baisser. Mais il est, de fait, exporté vers des pays qui, éventuellement, n’ont pas procédé aux mêmes réformes et dont le chômage ne peut qu’excéder le niveau réputé naturel. Le chacun pour soi commence à l’emporter sur la solidarité.

L’Europe est en train de vivre ce scénario. L’Allemagne, notamment, a réalisé les réformes structurelles requises par la théorie dominante, mais au prix d’une segmentation de son marché du travail, du développement des emplois précaires faiblement rémunérés et, par suite, d’un ralentissement de sa demande interne. Les performances accrues à l’exportation, dues à la qualité des biens, mais aussi à la fragmentation internationale de leur production, compensent ce ralentissement et permettent de contenir sinon de réduire le déficit budgétaire. Le taux de chômage augmente parallèlement dans nombre d’autres pays européens en même temps que leurs déficits budgétaires. La correction exigée par les experts (en fait imposée par les marchés financiers) impliquant simultanément la réduction des dépenses publiques, l’augmentation des impôts et des réformes structurelles a toutes chances de réduire un peu plus la demande domestique de ces pays, d’accroître le déficit de leurs budgets et finalement de peser sur les exportations allemandes. La récession sinon la dépression généralisée est au bout de la route. Sont en cause, non pas les propriétés des équilibres perdus ou recherchés, mais l’enchaînement des déséquilibres internes et externes. Les choses pourraient bien se compliquer encore si les pays concernés voient se creuser les écarts de performance et par suite la divergence de leurs objectifs et de leurs intérêts.

La politique économique est malheureusement plus complexe que ne le voudrait la macroéconomie moderne. Le long terme n’est pas indépendant du court terme. Les objectifs poursuivis ne sont pas indépendants les uns des autres, ni toujours compatibles entre eux. Les politiques qualifiées respectivement de conjoncturelles et de structurelles ne peuvent pas davantage être indépendantes les unes des autres ni dédiées chacune à un objectif unique. Si réformes structurelles il doit y avoir, elles doivent s’accompagner de politiques conjoncturelles expansionnistes afin de contrarier les effets récessifs immédiats susceptibles de s‘amplifier. Pour autant, les politiques conjoncturelles ne suffisent pas à retrouver une croissance forte et régulière

En Europe, il est illusoire et dangereux de penser pouvoir sortir de l’impasse actuelle en généralisant l’austérité budgétaire. Des compromis deviennent nécessaires consistant à accepter certains déséquilibres pour en atténuer d’autres. La seule sortie possible passe par l’acceptation,  pour un temps encore, de déficits budgétaires. Sans rétablissement des bilans des entreprises et des ménages, il n’y a pas d’issue positive à attendre du rétablissement des comptes publics si tant est que l’on y parvienne.

Il n’y a, certes, aucun doute qu’il faut arriver à une plus grande harmonie des situations budgétaires de pays appartenant à une même zone monétaire. Du fédéralisme budgétaire est nécessaire pour faire face au fédéralisme monétaire. Mais le fédéralisme ne s’arrête pas à l’action d’une banque centrale privée de l’essentiel des attributs de sa fonction et ne saurait procéder de contractions budgétaires nationales partagées. Il suppose une réelle solidarité budgétaire impliquant d’intervenir pour éviter l’insolvabilité des Etats qui auraient à supporter des taux d’intérêt extravagants. Il concerne, en outre, les politiques structurelles impliquant, non seulement de s’abstenir de ces réformes qui consistent à exacerber la concurrence fiscale et sociale, mais aussi à promouvoir des projets industriels et technologiques communs financés par un budget européen renforcé grâce à l’instauration d’une taxe fédérale. Les déficits budgétaires des Etats ne seront pas contenus, les objectifs et les intérêts des Etats ne convergeront pas si les moyens conjoncturels et structurels d’une reprise générale de la croissance ne sont pas mis en œuvre.