Le policy-mix français de soutien à la R&D privée : quelles réalités pour quels résultats ?

Par Benjamin Montmartin

La France peut être perçue comme un laboratoire d’expérimentation unique en termes de soutien public à l’investissement en R&D. En effet, depuis la réforme du Crédit d’impôt recherche en 2008, notre pays est devenu le plus généreux en matière d’incitations fiscales à la R&D au sein des pays de l’OCDE (OECD, 2018a. Le seul crédit d’impôt représentait en 2014 (MESRI, 2017) une créance de près de 6 milliards d’euros pour l’Etat et le régime spécifique d’imposition des revenus de concession de brevets (15%) coûte à l’état entre 600 et 800 millions d’euros par an. A ces pertes de revenus fiscaux s’ajoutent les différentes mesures de soutien direct à l’innovation (subventions, prêts à taux bonifiés, etc.) financées principalement via la Banque publique d’investissement (BPI), les Pôles de compétitivité, les collectivités locales et la Commission européenne. Ces aides directes représentaient en 2014 environ 3,5 milliards d’euros. Ainsi, aujourd’hui, le coût de l’ensemble de ces mesures de soutien à l’innovation dépasse nettement les 10 milliards d’euros par an, soit près d’un demi-point de PIB.

Si l’innovation est un des principaux moteurs de la croissance, cela n’est pas suffisant pour justifier de telles dépenses publiques. Encore faut-il s’assurer que ces dispositifs atteignent leur objectif. Et de ce point de vue, les études empiriques évaluant les dispositifs de soutien à la R&D et l’innovation apportent des résultats plus que contrastés (Salies, 2018). D’ailleurs, il ne semble pas y avoir de lien direct entre la générosité des Etats et le niveau d’investissement des entreprises en R&D. A ce titre, la simple comparaison entre l’Allemagne et la France est édifiante et ne saurait être uniquement expliquée par des différences sectorielles. En 2015 (OECD, 2018b) les dépenses en R&D du secteur privé en France représentaient 1,44% du PIB contre 2,01% du PIB en Allemagne alors que le financement public de ces dépenses était de l’ordre de 5% en Allemagne contre près de 40% en France.

Dans ce contexte, il apparaît nécessaire de mieux comprendre les performances du policy-mix français sur l’investissement privé en R&D. Une étude récente de l’OFCE (voir le document de travail de l’OFCE) revient sur l’effet des aides publiques sur les dépenses de R&D des entreprises françaises. L’article se distingue des études existantes sur deux éléments principaux. Premièrement, au lieu de nous focaliser sur la capacité d’un instrument en particulier à générer un effet d’additionalité, nous analysons simultanément l’impact du crédit d’impôt et des différentes aides directes selon leur provenance institutionnelle : locale, nationale, ou européenne. Deuxièmement, nous évaluons dans quelle mesure la structuration géographique des activités d’innovation en France peut influencer l’efficacité des politiques de soutien à la R&D. En effet, contrairement à l’Allemagne dont la géographie de l’innovation se caractérise par un continuum de territoires innovants (Commission européenne, 2014), la France semble plus sujette à des effets d’ombre[1] car les territoires les plus innovants (les « hubs ») sont dispersés et souvent entourés de territoires très peu innovants, comme le montre le graphique ci-dessous.

Capture

Notre analyse, utilisant des données de firmes agrégées au niveau départemental sur la période 2001-2011 montre clairement l’importance de l’organisation spatiale des activités innovantes sur l’efficacité des politiques d’innovation. En effet, il apparaît que la spécificité de la géographie des investissements en R&D en France engendre une dépendance spatiale négative, c’est-à-dire que les hubs se renforcent au détriment des territoires à la traîne. Ainsi les politiques ne tenant pas compte de cette dépendance devraient conduire à un effet global plus faible.

Et c’est exactement ce que montrent nos résultats. En effet, si nous ne tenons pas compte de cette dépendance spatiale, il apparaît que l’ensemble des instruments étudiés (Crédit d’impôt et les différentes subventions) sont à même de générer un effet d’additionalité significatif sur l’investissement en R&D. En revanche, si nous prenons en compte la dépendance, seules les subventions nationales semble à même de générer un tel effet. En d’autres termes, seules les subventions nationales sont à même de générer des retombées qui profitent à l’ensemble des territoires.

Selon nous, ce résultat s’explique par le fait que les subventions nationales financent davantage de projets collaboratifs impliquant des acteurs de différents territoires et sont donc plus à même de faire jouer des effets de complémentarité. A l’inverse, le crédit d’impôt n’est pas ciblé géographiquement et ne favorise pas particulièrement les projets collaboratifs. Les subventions locales quant à elles financent prioritairement des projets impliquant des acteurs locaux tandis que les subventions européennes favorisent les partenariats avec des acteurs étrangers. Ainsi, ces trois dernières sources de financement sont plus à même d’encourager des effets de concurrence que des effets de complémentarité entre territoires.

D’un point de vue global, nos résultats soulignent donc une efficacité relative du policy-mix français de soutien à la R&D car aucune politique étudiée ne semble générer d’effet d’aubaine significatif. Néanmoins, l’évolution du policy-mix français au cours de cette dernière décennie, marquée par un accroissement très prononcé des politiques non ciblées géographiquement (crédit d’impôt) et dans une moindre mesure des politiques concurrentielles (subventions locales) semble plutôt indiquer une baisse de sa capacité à générer un effet d’additionalité très significatif.

[1] Les effets d’ombre (Shadow effects) renvoient à l’idée que l’attractivité croissante d’un territoire se fait souvent au détriment d’autres territoires notamment par le biais d’effets concurrentiels.

 

Références

Salies, E., 2018, Impact du Crédit d’impôt recherche : une revue bibliographique des études sur données françaises, Revue de l’OFCE n°154, février 2018.

OECD, 2018a, « R&D Tax inventives: France, 2017 », www.oecd.org/sti/rd-tax-stats-france.pdf, Directorate for Science, Technology and Innovation, avril.

OECD, 2018b, «  OECD time-series estimates of government tax relief for business R&D »,  http://www.oecd.org/sti/rd-tax-stats-tax-expenditures.pdf, avril.

MESRI, 2017, «  Le crédit d’impôt recherche en 2014 », http://cache.media.enseignementsup-recherche.gouv.fr/file/Chiffres_CIR/79/1/CIR_2017_chiffres2014_maquette_816791.pdf

European Commission, 2014, «  Innovation performance: EU Member States, International Competitors and European Regions compared », Memo, http://europa.eu/rapid/press-release_MEMO-14-140_en.htm, Figure 6.

 




La ré-industrialisation ou le retour de l’âge du “faire”

par Sarah Guillou et Lionel Nesta

« Faire ou faire faire ? » pourrait bien être la nouvelle question existentielle des anciennes puissances industrielles. De David Cameron à François Hollande, les appels à la ré-industrialisation expriment l’inquiétude causée par les pertes d’emplois industriels, comme chez PSA,  mais également l’angoisse de la disparition de nos savoir-faire dans la fabrication elle-même.

Les Etats-Unis ne sont pas en reste et s’inquiètent également de leur devenir industriel devant la désolation que manifestent certains territoires, comme par exemple l’Etat du Michigan ( New York Times, August 24 2011, Does America need Manufacturing ? Les experts alimentent le désarroi, tels Patrick Artus et Marie-Paule Virard qui questionnent ce que serait « La France sans ses usines » (Edition Fayard, 2011), ou Dani Rodrick qui vante les mérites de l’industrie manufacturière (The Manufacturing Imperative – Dani Rodrik – Project Syndicate ). S’il fallait caricaturer la pensée dominante en cours en matière de politique industrielle, on pourrait sans forcer le trait la qualifier de retour à l’âge du « faire ».

Nous mettons en débat la désindustrialisation et la ré-industrialisation pour mieux questionner les objectifs du ministère du Redressement Productif.

La désindustrialisation s’illustre d’abord par les pertes d’emplois manufacturiers

La désindustrialisation désigne la diminution des emplois manufacturiers ainsi que la baisse de la part de l’industrie dans le Produit Intérieur Brut. En 1980, la France comptait plus de 5,1 millions d’emplois alors qu’elle en compte 3,1 millions en 2008, avant la crise récente. Entre 1980 et 2008, la France a donc perdu presque 2 millions d’emplois manufacturiers[1], soit une diminution relative de 38%. De même en 1980, la part de la valeur ajoutée manufacturière dans le PIB s’élevait à 19,2% diminuant à 14,7% en 2008, soit une baisse de 23%. Toutefois, la baisse de la part de la valeur ajoutée dans le PIB ne doit pas être confondue avec la baisse de la valeur ajoutée elle-même. Entre 1980 et 2008, la valeur ajoutée manufacturière en volume a augmenté de 36%, ce qui avec la baisse concomitante de l’emploi manufacturier, révèle des gains de productivité du travail tout à fait substantiels.

La désindustrialisation n’est pas plus sévère en France qu’ailleurs

Les discours sur le « déclin » de la France des uns et des autres suggèrent une exposition singulière de la France à la désindustrialisation structurelle. Il n’en est rien. Si on prend la période 1992-2008, la France comme l’Allemagne observe une baisse de 21% de l’emploi manufacturier, le Royaume-Uni et le Japon une diminution de 31 et 28% respectivement. Les Etats-Unis connaissent une baisse de 18% et l’Italie de 6%. Ces pourcentages cachent des volumes d’emplois perdus très importants. Alors que la France détruit ainsi presque 900 000 emplois, l’Allemagne en perd plus de 2 millions, les Etats-Unis 3,3 millions et le Japon 4,3 millions.

Tertiarisation, productivité, et nouvelle division internationale du travail sont les causes principales de la désindustrialisation

La désindustrialisation des années 1980 et 1990 s’explique avant tout par la tertiarisation qui découle du développement des activités au service de l’industrie et qui est elle-même alimentée par deux moteurs : l’externalisation des activités de services des entreprises manufacturières et le changement qualitatif de la production qui incorpore de plus en plus de contenu en services. Ce double mouvement est le propre des économies technologiquement avancées et est amené à se poursuivre. Ensuite, la désindustrialisation est plus fondamentalement la conséquence du progrès technique. Ce dernier entraîne immanquablement des gains de productivité qui eux-mêmes diminuent le contenu en travail de l’unité de production. Le même niveau de production demande moins de travail. Enfin et plus récemment, la globalisation de l’économie a accéléré la mutation industrielle en cours en raison de l’arrivée de nouveaux producteurs comme la Chine (sans une augmentation équivalente de la demande pour le moment) et en raison de l’intensification des opportunités pour les entreprises de division internationale du travail.

La désindustrialisation résulte de l’interaction de ces trois causes ­– tertiarisation-productivité-globalisation – dont il faut rappeler qu’elles participent a priori à une dynamique positive pour la croissance économique. Toutefois les changements induits ne sont pas neutres sur la nature des emplois et les qualifications « employables ». Les emplois de fabrication disparaissent au profit d’emplois de gestion de la fabrication – de la conception à la distribution. En théorie, cela s’accompagne d’une diminution de la pénibilité des tâches productives et d’une libération de ressources en emplois susceptibles de générer des richesses par ailleurs. Mais le redéploiement de ces ressources se heurte à des barrières à la mobilité du travail, principalement en raison de la spécificité des compétences et des qualifications.

Toute politique de croissance ne devrait a priori pas empêcher le mouvement de fond de désindustrialisation qui traduit en fait une mutation du système productif, mais elle ne peut se soustraire à considérer très sérieusement les conséquences sur la nature des emplois. Cette préoccupation devient même critique en temps de crise.

La crise a révélé la fragilité du système productif français

La crise a indéniablement constitué un choc négatif sur l’emploi manufacturier. La dynamique de l’emploi dans l’industrie connaît depuis 2007 deux phases bien distinctes : une accélération des destructions d’emplois jusqu’en 2010 puis une stabilisation de son niveau (voir graphique 2). Cette stabilisation, sur la dernière période, rétablit le rythme de désindustrialisation à son niveau antérieur. Précisément, les statistiques sur l’emploi de l’INSEE montrent qu’entre le premier trimestre 2008 et le premier trimestre 2012, l’industrie a détruit 301 000 emplois. Sur une période identique, mais de croissance économique plus soutenue, entre le premier trimestre 2003 et le premier trimestre 2007, l’industrie avait détruit 325 000 emplois.

La surprise vient davantage du marché de l’emploi dans les services marchands. Alors que durant la période de croissance 2003-2007, les services créaient plus d’un million d’emploi, largement de quoi absorber les emplois perdus dans l’industrie, ces mêmes services n’en créent pas plus de 180 000 sur la dernière période. Le rôle des services comme pourvoyeur essentiel des emplois est rompu dès le premier trimestre 2008 (graphique 2). Cela explique peut-être pourquoi aujourd’hui plus qu’auparavant, la désindustrialisation est devenue bien plus difficile à tolérer.

On pourrait se satisfaire de l’augmentation de la production industrielle depuis fin 2008 et de la stabilisation de l’emploi manufacturier depuis 2010. Mais le tassement de l’indice de la production industrielle ne présage rien de bon. On peut en effet craindre que les entreprises aient joué sur la dualité du marché du travail en se séparant d’abord de leur main-d’œuvre précaire. De plus, les fermetures d’usines et les annonces récentes de plans sociaux laissent penser qu’une reprise de la désindustrialisation est en cours et que la stabilisation de la période précédente reflète plutôt un report de décisions de licenciements. Ces évolutions révèlent l’attentisme des acteurs dans le contexte électoral récent mais aussi la fragilité du système productif français et sa dépendance à la conjoncture européenne incertaine.

L’évolution récente a ainsi accentué l’inquiétude sur la vitalité de nos industries. Cette inquiétude naît du rôle central de l’industrie manufacturière dans la croissance économique.  Représentant moins d’un emploi sur sept, l’industrie manufacturière concentre cependant 75% des exportations et 80% de l’effort de recherche national privé. Renouveler l’industrie française, c’est donc encourager les activités de R&D, promouvoir à terme les exportations et enfin espérer créer des emplois nouveaux.  D’où la question suivante : faut-il réindustrialiser, et revenir à l’âge du « faire » ?

La ré-industrialisation est-elle un moyen d’équilibrer la balance commerciale ?

Plus de 75% des exportations sont constituées de produits manufacturés. Autrement dit, 12% de notre production est responsable directement de 75% des exportations. Donc, il semblerait qu’à défaut de produire des produits manufacturés, on serait condamné au déficit commercial. Mais attention, il ne faut pas produire forcément un grand volume de produits, il faut : (1) surtout produire une grande valeur de produits, ce qui peut se faire avec beaucoup de R&D et moins d’emplois ; (2) en consommer moins que l’on en produit. Cela signifie qu’un pays peut très bien avoir un excédent commercial avec une forte valeur ajoutée industrielle, une consommation intérieure atone relativement au reste du monde, et une forte désindustrialisation. Autrement dit, il n’existe pas de relation bijective entre déficit commercial et désindustrialisation. Une augmentation des exportations n’assurerait pas nécessairement une création nette d’emplois, si par exemple elle résultait d’innovation de procédés économes en travail, ou si encore elle s’accompagnait en retour d’un accroissement des importations de biens intermédiaires.

Ceci posé, soutenir l’industrie avec succès pourrait-il permettre une relance des exportations ? Oui, à condition que ce soutien renforce l’attractivité des produits domestiques et réponde à la demande mondiale. Mais vouloir un haut niveau d’exportation est une conséquence de l’amélioration préalable des gammes produites. C’est parce que les produits de nos industries seront attractifs qu’ils satisferont la demande mondiale et augmenteront les exportations.

La ré-industrialisation est-elle nécessaire au maintien des investissements en R&D ?

L’industrie manufacturière est le lieu majeur des investissements en Recherche et Développement. Faut-il alors s’inquiéter du recul de l’industrie manufacturière au regard du niveau des investissements dans la R&D ? L’inquiétude ne serait sérieuse que si la valeur ajoutée manufacturière diminuait. Car comme on l’a vu, la désindustrialisation est elle-même en partie causée par les conséquences en termes de productivité des investissements de R&D. En conséquence, il existe une certaine contradiction à vouloir une augmentation des investissements en R&D – et donc une augmentation de la productivité – et à refuser  le processus de désindustrialisation. La seule manière de réconcilier l’investissement en R&D et la création d’emplois dans l’industrie est de créer de nouvelles activités, de favoriser les innovations en produits afin d’augmenter le niveau de la production à productivité du travail constante. Mais cela suppose une modification de la spécialisation productive, comme nous l’expliquons ci-dessous.

La ré-industrialisation est-elle créatrice d’emploi ?

Retrouver les emplois perdus de l’industrie semble être le motif principal d’une politique de ré-industrialisation pour l’économie française, si marquée par le chômage. Deux cas de figures sont à alors envisager : le ré-industrialisation s’opère sur des activités existantes, la structure de la spécialisation productive restant identique (autrement dit, on conserve les mêmes parts dans le PIB des industries/produits) ; le ré-industrialisation est basée sur des activités nouvelles, nécessairement innovantes, la structure de la spécialisation étant alors modifiée.

Le premier cas est selon nous le plus délicat. Il consiste à persévérer dans des activités existantes en soutenant la création d’emplois. Pour ce faire, on peut diminuer l’intensité capitalistique (le rapport capital sur travail) et substituer du travail au capital. Mais il faut reconnaître que remplacer des machines par des ouvriers revient à accepter une forme de régression technologique, rendant nos activités encore moins compétitives. Une autre solution consisterait à accroître la production pour augmenter les facteurs consommés (capital et travail). Cela suppose un surcroît de demande (mais dans ce cas-là, d’où viendrait-elle ?) et/ou une amélioration des conditions de l’offre (baisse du coût du travail, baisse des barrières à l’entrée). Mais attention, toute amélioration des conditions de l’offre n’est pas forcément créatrice d’emploi. Une stratégie d’externalisation à l’étranger, par exemple, peut diminuer et les coûts de production, et l’emploi.

Dans le deuxième cas, il s’agit de conduire une politique industrielle qui modifie la structure de la spécialisation du pays. Cette ré-industrialisation doit s’effectuer autour d’activités nouvelles, créatrice de croissance, plus adaptée à la demande interne et mondiale. Ces activités nouvelles doivent être génératrices d’externalités positives et d’effets de diffusion dans l’ensemble du tissu industriel. Il ne s’agit pas d’envisager une politique industrielle dirigiste qui décide ex ante des activités futures, mais plutôt de définir une politique qui autorise et incite à la création d’activités et de gammes nouvelles. C’est en effet en dégageant une valeur ajoutée (par travailleur) plus importante que les termes de l’échange deviendront plus favorables. Une telle politique, menée avec succès, ne peut cependant pas garantir un solde net d’emplois créés positif. Rien ne dit que les nouvelles activités auront un contenu en emplois supérieur aux activités sur le déclin.

Le retour à l’âge du « faire » n’est pas simplement un jeu de mot

Cette expression suggère que la ré-industrialisation risque d’aller à rebours du changement technique, de la croissance de la productivité, de l’extension du libre-échange et de la division internationale du travail qui sont des moteurs de la croissance économique.

La ré-industrialisation du pays ne peut se décréter ex nihilo. Elle doit procéder d’une politique de formation de la main-d’œuvre, seule garante d’une production à haute valeur ajoutée, d’une exigence de qualité via des normes ambitieuses, de programmes de recherche et de développement de technologies hautement génériques. C’est sur le maintien ou le développement de cette compétitivité que le gouvernement doit travailler et qu’une politique industrielle doit être définie. S’il faut en attendre la création d’emplois, alors ces derniers ne peuvent résulter que d’un regain de compétitivité.

Nous pensons enfin que ré-industrialisation et redressement productif ne sont pas synonymes. Le premier terme définit un résultat, en termes d’emploi, mais ne s’exprime pas sur les conditions de sa mise en œuvre. Le redressement productif implique des politiques créant les conditions de la croissance des entreprises françaises que les nombreux rapports économiques n’ont cessé de réclamer[2]. Il importe donc que la politique industrielle ne se confonde pas avec l’objectif de ré-industrialisation.


[1] Exactement 1 970 000, source OCDE 2012, base de données OCDE-STAN.

[2] Rapport Cahuc-Kramarz, 2004 ; Rapport Attali, 2008 ; Rapport Aghion et al., 2006 et 2010.




The citizen must be the foundation of any industrial policy — even a free market one

By Sarah Guillou

The purpose of industrial policy is to direct productive specialization towards sectors that are deemed strategic for well-being or economic growth. This means recognizing that productive specialization is important for growth. But what criteria should be used to determine the importance of a given sector? The argument developed here is that there are no sound criteria that do not refer to the collective preferences of present and future citizens.

There are a limited number of theoretical principles for justifying an industrial policy and demonstrating its effectiveness. From the defence of nascent industries (List, 1841) to support for basic industries that generate externalities for growth, the theoretical arguments set out very limited conditions for the exercise of policy. The international legal framework is also very stringent, especially for European Union countries whose authorities are concerned primarily with creating a level playing field for all EU companies and keeping control over payments by the State.

The limited space for industrial policy

In this limited space, the exercise of industrial policy has struggled to find reasons to exist. Even though a movement of “normalization”, dear to Dani Rodrik, currently seems to be affecting the study of industrial policy (see Aghion et al., 2011), it is still not part of “normal” policy in the same way as monetary, fiscal, or trade policy, for example. Industrial policy is exceptional policy resulting from exceptional circumstances. It is in the definition of this term “exceptional”, of its nature and its temporality, that industrial policy derives its legitimacy. Even recently, exceptional circumstances, both political and economic, have served as strong grounds for industrial policy, whereas they actually conceal policies to promote employment and satisfy electoral objectives. Illustrations of this include businesses set up to rescue factories, from Lejaby lingerie units to SeaFrance, as well as announcements of regulations on plant closures when a buyer exists. Even though these interventions have the benefit of reducing information asymmetries between the players by offering mediation that is often useful, they are not really part of industrial policy.

The only “authorized” industrial policy today that is consistent with the institutional and legal framework of Europe and America is one that meets the conditions inherited from liberal doctrine on state intervention in the functioning of the economy. One may wish that the rules on intervention were re-defined – which by the way, would bring a little more transparency into state practices – but the ambition of this note is both more modest and broader. This note aims to show that, even within the minimalist framework of the free market approach, industrial policy must be defined in accordance with a social project that engages the productive specialization of the economy.

As a general principle, liberal doctrine considers competition to be the most efficient process for allocating resources. In other words, competition is the best system for maximizing wealth creation. Indeed, it is supposed to foster emulation between the players and motivate them to increase their productivity and performance; to allow the eviction of inefficient activities that waste poorly exploited resources; and, finally, to ensure equality and freedom among the players with respect to market entry, and thus the free exercise of economic activity. Liberal economic theory thus envisages only very specific situations for the exercise of industrial policy.

In this framework, state intervention is justified (i) to restore competitive conditions concerning transparency of information; (ii) to support investment in activities that generate positive externalities, such as R&D, or conversely to discourage activities that generate negative externalities, such as pollution, and (iii) to support activities that are considered strategic. Note that these are precisely the three justifications that underpin the European Union’s policy on industry and competition. It should be noted above all that while the last two reasons do indeed call for an industrial policy, they demand a higher principle of a political nature that invokes the collective preferences of present and future generations.

Encouraging the externalities that arise from R&D spending does not of course necessarily reflect a political choice. Indeed, the underlying economic logic might be sufficient: the externalities from R&D include a boost in productivity induced by the diffusion of knowledge, which benefits society as a whole. This increased productivity provides additional growth that fuels the creation of jobs and wealth. It is indeed this economic dynamic that is emphasized by the European authorities, including the European Commission (see Buch-Hansen and Wigger, 2010; EC, 2011), just as it underpins American policy on subsidies for R&D (Ketels, 2007). The policy decision to support R&D and more generally investment in human capital can thus be based simply on economic logic.

Any policy that is intended to guide specialization involves society’s future

Nevertheless, this logic is not enough: once we have accepted that investment in R&D is needed, then it is necessary to decide how to ensure that public resources, which are scarce and whose opportunity cost is rising as debt mounts, are invested in the wisest way. The definition of industrial policy must be based on a set of political (and legal) guidelines that are precise enough to lead business to invest in technology whose returns are inherently uncertain. For example, companies do not spontaneously tend to invest in clean technologies. Incentives need to be created that induce them to adopt sustainable development pathways, as is shown by the results of Acemoglu et al. (2011).

In general, any policy that aims to guide specialization involves the future of society: directing the production process towards sustainable development and environmental protection is a decision that will ensure the sustainability of resources, the quality of life and technological innovation. Directing capital towards strategic technologies, such as biotechnology, nanotechnology or space, is a necessity in light of the heavy investments – the fixed costs – that are associated with their development, given that mastering these technologies is essential to society’s future well-being. Finally, investing in human capital, a prerequisite to any policy to support R&D, is a way not only to improve people’s living standards and quality of life and to qualitatively strengthen their ability to adapt to technological change, but also to ensure the strength and sustainability of democracy (Glaeser et al., 2007).

A commitment to a policy of support for investment in research and education is of course widely shared by political leaders, as it is a general feature of a progressive vision of society, or, in short, a certain vision of social welfare. And a package of measures to meet the objectives of a policy to support R&D in France does clearly exist: the research tax credit for the country’s “competitive clusters”; in this respect, France is often seen as a driving force in terms of its industrial policies. But the purpose evoked to justify these measures is to ensure competitiveness, and not specifically economic growth per se.

Nevertheless, the selection of promising technologies and investment in the specializations of the future demands that politics takes precedence, as it must take a stand on the technological future of society, including in matters of protection, security, health and the environment. Ultimately, even a free market industrial policy assumes political choices that correspond to a vision of society. And it is in the name of this social vision that the expenditure associated with industrial policy can be justified. The justifications related to the economic mechanisms set the constraints, but policy choices must set the goals. The expression of collective preferences during the forthcoming electoral processes requires that the technological implications of policy proposals be expressed as clearly as possible.

References:
Acemoglu, D., Aghion, P., Bursztyn, L. and Hemous, D. (2011), “The environment and directed technical change”, MIT WP, June 28, 60 pages.

Aghion, P., M. Dewatripont, L. Du, A. Harrison & P. Legros (2011), “Industrial Policy and Competition”, CEPR Discussion Paper Series No.8691, June 28.

Buch-Hansen, H. and Wigger, A. (2010), “Revisiting 50 years of market-making: The Neoliberal transformation of European competition policy”, Review of International Political Economy 17(1), 20-44.

Commission Européenne (2011), Industrial policy: Reinforcing competitiveness, COM (2011) (642).

Glaeser, E.L., Ponzetto, G. and Shleifer, A. (2007), “Why does democracy need education?”, Journal of Economic Growth 12(2), 77.

List, F. (1841), National System of Political Economy, New York & London: Garland Publishing, Inc., 1974, pp. 70-82.

Rodrik, D. (2008), “Normalizing Industrial Policy”, Commission on Growth and Development Working Paper No.3

Ketels, C.H.M. (2007), “Industrial policy in the United States”, Journal of Industry Competition and Trade 7,147-167.

Pack, H. and K. Saggi, 2006. “Is There a Case for Industrial Policy? A Critical Survey” The World Bank Research Observer, 21:267–297 www-wds.worldbank.org/…/436150PUB00BOX0327375B01PUBLI

 

 




Le citoyen doit être le socle de toute politique industrielle, même libérale

par Sarah Guillou

L’objet d’une politique industrielle est d’influencer les spécialisations productives en faveur de secteurs jugés stratégiques pour le bien-être ou la croissance économique. Cela implique de reconnaître que la spécialisation productive a de l’importance en termes de croissance. Mais quels critères permettent de déterminer l’importance de tel ou tel secteur ? L’argument développé par la suite est qu’il n’existe pas de critères solides sans référence aux préférences collectives présentes et futures des citoyens.

Les fondements théoriques justifiant une politique industrielle et démontrant son efficacité sont peu nombreux. De la défense des industries naissantes (List, 1841) au soutien des industries générant des externalités fondamentales pour la croissance, les arguments théoriques définissent des conditions d’exercice très étroites . Le cadre légal international est également très exigu, notamment pour les pays de l’Union européenne dont les instances se préoccupent prioritairement de créer des conditions égales de concurrence pour toutes les entreprises de l’Union et contrôlent tout versement d’aides publiques.

L’espace réduit de la politique industrielle

Dans cet espace réduit, l’exercice d’une politique industrielle a du mal à trouver des raisons d’exister. Bien qu’un mouvement de « normalisation », cher à Dani Rodrick, semble affecter aujourd’hui les études sur la politique industrielle (voir Aghion et al. 2011), celle-ci ne fait toujours pas partie des politiques « normales », au même titre que la politique monétaire, budgétaire, commerciale par exemple. Il s’agit d’une politique exceptionnelle consécutive à des circonstances exceptionnelles. C’est dans la définition de ce qualificatif d’exceptionnel, de sa nature et de sa temporalité, que la politique industrielle met en jeu sa légitimité. Encore récemment, les circonstances exceptionnelles, autant politiques qu’économiques, ont agi fortement comme motif d’une politique industrielle mais elles cachent en fait des politiques de soutien de l’emploi tout en satisfaisant des objectifs électoraux. L’illustrent les entreprises de sauvetages d’usines, des ateliers de lingerie Lejaby à SeaFrance, et les annonces de règlementation des fermetures d’usines en présence d’un repreneur. Bien que ces interventions apportent le bénéfice de réduire l’asymétrie d’information entre les acteurs en proposant des médiations bien souvent utiles, elles ne relèvent pas de la politique industrielle.

La seule politique industrielle « autorisée », cohérente avec le cadre institutionnel et légal, européen ou américain, est aujourd’hui celle qui respecte les conditions d’intervention de l’Etat dans le fonctionnement économique hérité de la doctrine libérale. On peut souhaiter une redéfinition des règles d’intervention, ce qui en passant, amènerait un peu plus de transparence sur les pratiques des Etats, mais l’ambition de cette note est tout à la fois plus modeste et plus large. Cette note veut montrer que, même dans le cadre minimaliste de la doctrine libérale, la politique industrielle doit se définir à l’appui d’un projet de société qui engage la spécialisation productive de l’économie.

Le principe général de la doctrine libérale est de considérer la concurrence comme le processus le plus efficace d’allocation des richesses. Autrement dit, la concurrence est le meilleur système pour optimiser la création de richesse. En effet, elle est supposée créer l’émulation entre les acteurs qui les incitent à augmenter leur productivité et leurs performances ; permettre l’éviction des activités inefficaces qui gaspillent des ressources alors mal exploitées ; et enfin assurer l’égalité et la liberté des acteurs concernant leur entrée sur les marchés et donc le libre exercice de l’activité économique. La théorie économique libérale n’envisage que des situations très particulières à l’exercice d’une politique industrielle.

Dans ce cadre, l’intervention de l’Etat se justifie (i) pour rétablir les conditions concurrentielles de transparence de l’information ; (ii) pour soutenir l’investissement dans les activités générant des externalités positives comme la R&D ou inversement pour décourager celles générant des externalités négatives comme la pollution ; et (iii) pour soutenir des activités jugées stratégiques. On peut observer qu’il s’agit précisément des trois motifs qui sous-tendent la politique industrielle et de concurrence de l’Union européenne. Il faut surtout remarquer que si les deux dernières justifications appellent bien une politique industrielle, elles requièrent un principe supérieur d’ordre politique qui fait appel aux préférences collectives des générations présentes et futures.

Certes, encourager les externalités qui naissent des dépenses en R&D ne relève pas forcément d’un choix politique. En effet, la logique économique sous-jacente pourrait suffire : les externalités de la R&D correspondent à l’accroissement de productivité pour l’ensemble de la société induite par la diffusion de la connaissance. L’accroissement de la productivité assure un surcroît de croissance qui augmente la création d’emplois et de richesses. C’est bien cet enchaînement économique qui est mis en avant par les instances européennes, parmi elles, la Commission européenne (voir Nuggs-Hansen et Wigger, 2010 ; C.E., 2011), comme il fonde la politique américaine de subvention à la R&D (Ketels, 2007). La décision politique de soutien de la R&D et plus généralement de l’investissement dans le capital humain peut reposer simplement sur la logique économique.

Toute politique qui vise à orienter la spécialisation engage l’avenir de la société

Toutefois cet enchaînement est insuffisant : une fois que l’on a admis un nécessaire soutien à l’investissement dans la R&D, il faut décider de l’orientation des ressources publiques, rares et dont le coût d’opportunité s’élève avec l’accroissement des dettes, vers les investissements jugés les plus opportuns. La définition de la politique industrielle doit se fonder sur un ensemble d’orientations politiques (puis légales) suffisamment précises pour engager les entreprises dans des investissements technologiques dont les rendements sont par nature incertains. Par exemple, les entreprises ne s’orientent pas naturellement vers les technologies propres. Il faut créer les incitations qui les conduiront à s’inscrire dans des trajectoires de développement durable comme le montrent les résultats d’Acemoglu et al. (2011).

En règle générale, toute politique qui vise à orienter la spécialisation engage l’avenir de la société : orienter les processus de production vers le développement durable et le respect de l’environnement est une décision qui assurera la pérennité des ressources, la qualité de vie et l’innovation technologique. Orienter les capitaux vers des technologies stratégiques, comme les biotechnologies, l’espace ou les nanotechnologies, est une nécessité face à la lourdeur des investissements – coûts fixes – qui sont associés à leur développement, dès lors que l’on considère que la maîtrise de ces technologies est indispensable au futur bien-être de la société. Enfin, investir dans le capital humain, préalable à tout politique de soutien de la R&D, est le moyen d’augmenter le niveau et la qualité de vie des individus, de densifier les aptitudes à s’adapter au changement technique, mais aussi d’assurer la solidité et la pérennité de la démocratie (Glaeser et al., 2007).

Certes, l’attachement à une politique de soutien à l’investissement dans la recherche et l’éducation est largement partagé par les dirigeants politiques et repose globalement sur une vision progressiste de la société, une certaine vision du bien-être social en somme. Et de fait, il existe bien un ensemble de mesures répondant à des objectifs de politique de soutien à la R&D : du crédit impôt-recherche aux pôles de compétitivité ; la France est à ce titre souvent considérée comme motrice en termes de mesures de politique industrielle. Mais la finalité invoquée de ces mesures est celle de la compétitivité des entreprises, pas celle de la croissance économique en termes qualitatifs.

Or, la sélection des technologies prometteuses et l’investissement dans les spécialisations du futur appellent une préséance du politique qui doit se prononcer sur l’avenir technologique de la société, qu’il s’agisse de sa protection, de sa sécurité, de sa santé ou de son environnement. Au final, une politique industrielle, même libérale, présuppose des choix politiques qui satisfont une vision sociétale. C’est au nom de cette vision sociétale que les dépenses associées à la politique industrielle peuvent se justifier. Les motifs liés aux mécanismes économiques définissent les contraintes. Les choix politiques doivent définir l’ambition. La révélation des préférences collectives lors des processus électoraux à venir exige que soit exprimé le plus clairement possible le projet technologique du politique.

Références :
Acemoglu, D. et Aghion, P., Bursztyn, L. et Hemous, D. (2011), “The environnement and directed technical change”, MIT WP, June 28, 60 pages.
Aghion, P., M. Dewatripont, L. Du, A. Harrison & P. Legros (2011), “Industrial Policy and Competition”, CEPR Discussion Paper Series No.8691, June 28.
Buch-Hansen, H. et Wigger, A. (2010), “Revisiting 50 years of market-making: The Neoliberal transformation of European competition policy”, Review of International Political Economy 17(1), 20-44.
Commission Européenne (2011), Industrial policy : Reinforcing competitiveness, COM (2011) (642).
Glaeser, E.L., Ponzetto, G. et Shleifer, A. (2007), “Why does democracy need education?”, Journal of Economic Growth 12(2),77.
List, F. (1841) National System of Political Economy, New York & London: Garland Publishing, Inc., 1974, pp. 70-82.
Rodrik, D. (2008) Normalizing Industrial Policy, Commission on Growth and Development Working Paper No.3
Ketels, C.H.M. (2007), “Industrial policy in the United States”, Journal of Industry Competition and Trade 7,147-167.
Pack, H. and K. Saggi, 2006. “Is There a Case for Industrial Policy? A Critical Survey” The World Bank Research Observer, 21:267–297 www-wds.worldbank.org/…/436150PUB00BOX0327375B01PUBLI




R&D all at sea: Have electricity producers lost the plot?

By Evens Salies

Is there an inherent conflict between the technological efforts needed to meet the requirements of environmental policies and the liberalization of electricity markets? In effect, the way R&D spending by European electricity producers has changed over the last three decades can give rise to doubts about the ability of the European Union to meet its goal of reducing greenhouse gas emissions by 80% to 93% by 2050 (European Commission, COM/2010/0639).

This is shown by the graph below, where we have isolated the expenditure of the 15 main producers. The figure shows a surprising reversal of the trend concomitant with the wave of liberalization in the sector sought by the EU. As concurrence doesn’t necessarily mean causation, we took a look at whether the liberalization could be the source of this turnaround.

 

 

 

The R&D spending of Europe’s electricity producers has shrunk by 70% between 2000 and 2007, from 1.9 billion euros to 570 million euros (figures adjusted for inflation). The giants EDF and E.ON, which represent the two biggest R&D budgets in the sector, are largely responsible for this decline. R&D spending by the French electricity firm fell 33% from 2000 to 2007, from 568 million euros to 375 million. As readers are probably aware that R&D costs mainly go on personnel, it will come as no surprise that, in the case of EDF, the number of employees engaged in R&D (researchers plus technical support and administration) has fallen by about one-quarter since 2007, but we were not able to break this reduction down by type of activity.

How can producers meet the technical challenge posed by alternative energy while spending so little on R&D? Some people might believe that the situation is not as dramatic as implied by the graph above. Indeed, the R&D expenditures of the large electrical groups constitute only the bare minimum (around 10%) of the total, which is mainly spent by equipment manufacturers and public research laboratories. Looking at the figures for total private spending, it can be seen that there has been a relative increase since 2000 in the shares intended not only to increase energy efficiency, but also to produce electricity from renewable energy sources. This is the result of numerous support measures for innovation (measures to purchase “green” electricity, financing for public / private partnership projects, etc.), without omitting the research tax credit also enjoyed by EDF.

It is nevertheless best to hold off before celebrating the above-mentioned shift in environmental innovation from the producers to the manufacturers, as the competition might well wind up by undermining the ability of the former to acquire these innovations. The question of why R&D spending has been falling thus remains relevant. Were levels abnormally high in the past, when producers enjoyed the status of public monopolies? It is in any case possible to find objective reasons for the decline, beginning with the liberalization of the markets in the European Union which, as several studies have shown, was the event triggering this radical change in the innovation policy of the electricity producers [1].

The thesis put forward in these studies is that the expected increase in competition following the opening up of these markets makes the value of the producers’ future income more uncertain. The argument in support of this thesis is that some research projects directed towards public policy objectives (those reducing emissions) do not any yield short-term cost savings that would benefit the producers. The producers have thus refocused on their core business and abandoned research programs that are not procuring them any tangible benefits, particularly in terms of patents. In Europe, however, these sacrificed environmental innovation projects are now being developed by the manufacturers (for example, Vestas in the field of wind power). Research in nuclear power is being taken over by research providers such as Areva and Siemens. The producers are tending to replace these by programs with shorter research time frames that focus on energy demand management or improvements in energy efficiency. Note that the nature of innovation as a public good makes producers cautious, as they are supposed to bear the costs of the research projects but will not be the only ones to reap their benefits. This encourages some players to engage in “free riding”, and therefore leads to underinvestment in R&D at the aggregate level in the sector.

Interestingly, we find that this switchover gives rise to an acceleration of R&D spending in the period just prior to liberalization. First observed in the United States, this phenomenon can be seen clearly in Europe when looking at R&D levels. When the Directive containing the common rules for the internal electricity market was passed in 1996, the decline in spending that ensued was actually preceded by an increase that was even greater than that observed on average between 1980 and 1995.

However, the establishment of market rules does not explain everything. The restructuring / fragmentation taking place as the sector has opened up is not without consequences for innovation. In a way that is similar to what has been observed in other sectors like ICT, the major electricity groups began to take on debt – which necessarily came at the expense of spending on research and other investments – as they engaged in new acquisitions. Companies reorganized their research by outsourcing. The example in France is that of EDF Energies Nouvelles, since August 2011 a wholly-owned subsidiary of EDF. The industrial organization that exists today in the electrical power sector is an oligopoly with a competitive fringe. Although the activities of the main traditional producers are subject to separate accounting, they still form vertically integrated groups, from production to marketing.

This restructuring and fragmentation evokes a hypothesis that is well-known to economists concerning the advantage of large companies in terms of innovation: the Schumpeterian hypothesis [2]. Formally, the question is whether the intensity of R&D – that is to say, the ratio of R&D expenditure to a size variable (the balance sheet, for example) – is positively correlated with size. We were able to demonstrate this link in a sample of 15 major European electricity producers for the period 1980-2007 [3]. However, this result is largely contingent on the period under study, during which most producers were protected from new market entrants and competitive pressure on the territory where they were doing business as public enterprises, then called “natural monopolies”.

This position gave them at least three advantages that have now disappeared. First is a kind of “right of first refusal” on the use of innovations provided by equipment manufacturers, while they were also less fearful of being imitated on their own innovations. The potential for replication was limited to a very specific area of ​​activity for each country, usually the country, which made it possible to spread the costs of innovation over all domestic consumers. Moreover, as they were certain not to lose their customers, the traditional producers could take risks in launching basic research projects. Finally, the regulation of tariffs ensured a predictable level of revenue.

This suggests that the Schumpeterian impact of rent appropriation dominated the negative effect on the incentive to innovate due to the lack of actual or potential competition. Once the sector was opened to competition, some of the advantages listed above disappeared. The vast majority of customers remained loyal due to the significant cost of switching, but an increasing share of the electricity produced was sold on weakly regulated wholesale markets at volatile prices. The Schumpeterian hypothesis could therefore disappear, and competition would lead to stifling the innovation fostered by spending on R&D.

An oligopoly of producers with a competitive fringe

Europe’s electric power sector is characterized by a small number of large producers (oligopoly) that hold a large share of the market, while a large number of small firms (the competitive fringe) each have a small part of the residual market. Contrary to the received wisdom about competition, the fringe can have an impact on wholesale prices. In practice, since electricity cannot be stored, a producer asked by a carrier that is responsible for balancing production and consumption can offer the output of a power plant with low marginal costs at a price above the cost. An example is a producer at a marginal plant which, in times when demand is running up against production capacity (the peak), is requested to ensure the overall balance as a last resort.

 

[1] The study by Kammen, D.M. and R. M. Margolis (“Underinvestment: the energy technology and R&D policy challenge”, Science, Energy–Viewpoint, no. 285, 1999, pp. 690-692) had anticipated this situation for the United States. A study by P. Sanyal (“The effect of deregulation on environmental research by electric utilities”, Journal of Regulatory Economics, Vol. 31, no. 3, 2007, pp. 335-353) was the first to use econometrics to show how the liberalization of the electricity market was related to the fall in R&D spending.

[2] Please see http://en.wikipedia.org/wiki/Creative_destruction .

[3] “A test of the Schumpeterian hypothesis in a panel of European electric utilities”, Document de Travail de l’OFCE, no. 2009-19, http://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/dtravail/WP2009-19.pdf.

 




R&D à la dérive : les producteurs d’électricité ont-ils disjoncté ?

par Evens Salies

Les efforts technologiques fournis pour répondre aux exigences des politiques environnementales et la libéralisation des marchés de l’électricité sont-ils antinomiques ? En effet, l’évolution depuis trois décennies des dépenses de R&D des producteurs européens d’électricité peut nous faire douter de la capacité de l’Union européenne à atteindre son objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre de 80 à 93% d’ici à 2050 (Commission européenne, COM/2010/0639).

C’est ce que révèle le graphique ci-dessous, où nous avons isolé les dépenses des 15 principaux producteurs. Ce graphique met en évidence un étonnant retournement de tendance concomitant à la vague de libéralisation du secteur, souhaitée par l’Union européenne. Concomitance ne voulant pas dire causalité, nous nous sommes penchés sur l’éventuelle responsabilité de la libéralisation sur ce retournement.

Les dépenses de R&D des producteurs européens d’électricité ont fondu de 70 % entre 2000 et 2007, passant de 1,9 milliard d’euros à 570 millions d’euros environ (chiffres corrigés de l’inflation). Les géants EDF et E.ON, qui représentent les deux plus gros budgets R&D dans le secteur, sont largement responsables de cette baisse. Les dépenses de R&D de l’électricien français ont chuté de 33 % de 2000 à 2007, passant de 568 à 375 millions d’euros. Sachant que les charges de R&D sont majoritairement des charges de personnel, le lecteur ne s’étonnera pas d’apprendre que, dans le cas d’EDF, le nombre de salariés affectés à la R&D (chercheurs et personnel d’accompagnement technique et administratif) a été réduit d’environ un quart depuis 2007, sans que nous puissions précisément quantifier cette baisse par type d’activité.

Comment les producteurs peuvent-ils relever le défi technique des énergies alternatives avec une dépense de R&D si faible ? Certains pourraient penser que la situation n’est pas aussi dramatique que le laisse supposer le graphique ci-dessus. En effet, les dépenses de R&D des grands groupes de l’électricité ne représentent que la partie congrue du total, autour de 10 %, l’essentiel étant réalisé par des équipementiers et des laboratoires publics. En se penchant sur les chiffres de l’ensemble des dépenses privées, on constate une part relativement croissante depuis l’année 2000 de celles destinées non seulement à accroître l’efficience énergétique, mais aussi de celles destinées à la production d’électricité à partir de sources d’énergies renouvelables. Ceci est la conséquence de nombreuses aides en faveur de l’innovation (mesures de rachat de l’électricité « verte », financement de projets réunissant des partenaires publics/privés, etc.), sans oublier le crédit d’impôt-recherche dont bénéficie d’ailleurs EDF.

Il vaut mieux cependant attendre avant de se réjouir du déplacement susmentionné de l’activité d’innovation environnementale des producteurs vers les équipementiers dans la mesure où la concurrence risque d’avoir pour effet de peser sur la capacité de ces premiers à acheter ces innovations. La question du pourquoi de la chute des dépenses de R&D reste donc pertinente. Etaient-elles anormalement élevées dans le passé, lorsque les producteurs jouissaient du statut de monopole public ? On peut cependant trouver des raisons objectives à leur baisse, en commençant par la libéralisation des marchés dans l’Union européenne qui, comme l’ont montré plusieurs études, est l’événement déclencheur de ce changement radical dans la politique d’innovation des producteurs d’électricité [1].

La thèse défendue dans ces études est que l’accroissement prévisible de la concurrence, à la suite de l’ouverture des marchés, rend la valeur des revenus futurs des producteurs plus incertaine. L’argument avancé pour soutenir cette thèse est que certains projets de recherche orientés vers des objectifs d’intérêt public (ceux qui permettront de réduire les émissions) ne confèrent pas à court terme des réductions de coûts qui seraient profitables aux producteurs. Les producteurs se sont recentrés sur leur cœur de métier et ont abandonné les programmes de recherche pour lesquels ils n’ont pas d’avantages tangibles, notamment en termes de brevets. En Europe, les projets d’innovation environnementale sacrifiés continuent, en revanche, à être développés chez des équipementiers (Vestas pour l’éolien, par exemple). Quand aux recherches dans l’électronucléaire, elles sont accaparées par les prestataires de recherche comme Areva ou Siemens. Les producteurs tendent à leur substituer des programmes autour de la maîtrise de la demande d’énergie ou de l’amélioration d’efficience énergétique qui requièrent des temps de recherche moins longs. Il faut noter que la nature de bien public de l’innovation rend prudents les producteurs qui devraient supporter le coût de projets de recherche dont ils ne seront pas seuls à récolter les bénéfices. Cela favorise le comportement de « passager clandestin » de certains et conduit donc à un sous-investissement en R&D au niveau agrégé dans le secteur.

De manière intéressante, on constate que ce décrochage succède à une accélération des dépenses de R&D avant la période de libéralisation. Ce fait d’abord observé aux Etats-Unis, s’observe clairement en Europe si l’on se penche sur les dépenses de R&D en niveau. Dès 1996, date à laquelle fut votée la directive contenant les règles communes pour le marché intérieur de l’électricité, la baisse des dépenses suit une hausse plus forte que celle observée, en moyenne entre 1980 et 1995.

Cependant, l’instauration de règles de marché n’explique pas tout. S’est opérée une restructuration/fragmentation du secteur avec ouverture du capital qui n’est pas sans conséquences sur l’innovation. De manière similaire à ce qu’on a pu observer dans d’autres secteurs comme les TIC, le comportement des grands groupes de l’électricité a été de s’endetter – nécessairement au détriment des dépenses de recherche et d’autres investissements – en réalisant des opérations de croissance externe. Les firmes réorganisent leur activité de recherche en les externalisant. L’exemple en France est celui d’EDF Energies Nouvelles, 100 % filiale d’EDF depuis le mois d’août 2011. L’organisation industrielle qui prévaut aujourd’hui dans le secteur de l’énergie électrique est un oligopole avec frange concurrentielle (voir encadré). Bien que soumis à une séparation comptable de leurs activités, les principaux producteurs historiques restent verticalement intégrés de la production à la commercialisation.

Cette fragmentation/restructuration renvoie à une hypothèse de recherche bien connue des économistes sur l’avantage des grandes entreprises en termes d’innovation : l’hypothèse schumpétérienne [2]. Formellement, il s’agit de savoir si l’intensité de R&D, c’est-à-dire le ratio entre les dépenses de R&D et une variable de taille (l’actif du bilan, par exemple), est corrélée positivement à la taille. Nous avons pu montrer ce lien pour un échantillon des 15 principaux producteurs européens d’électricité pour la période 1980-2007 [3] . Or, ce résultat est largement contingent à la période étudiée, durant laquelle la plupart des producteurs étaient protégés de l’entrée et de toute pression concurrentielle sur le territoire où ils exerçaient leur activité en tant qu’entreprises publiques désignées alors « monopoles naturels ».

Cette position leur conférait au moins trois avantages qui ont maintenant disparu. Tout d’abord, une sorte de droit de préemption sur l’utilisation des innovations fournies par les constructeurs d’équipements, ou de leurs propres innovations, craignant moins ainsi d’être imités. Pour chaque entreprise, les possibilités de réplication étaient limitées à une zone d’activité bien précise, généralement le territoire national, permettant de répartir les coûts liés à l’innovation sur tous les consommateurs domestiques. De plus, étant certains de ne pas perdre de clients, les opérateurs historiques pouvaient prendre le risque de lancer des projets de recherche fondamentale. Enfin, la réglementation des tarifs assurait un niveau de recette prévisible.

On peut donc penser que l’effet schumpétérien d’appropriation de la rente a dominé l’effet négatif sur l’incitation à innover dû au manque de concurrence réelle ou potentielle. Une fois le secteur ouvert à la concurrence, certains des avantages susmentionnés ont disparu. La grande majorité des clients reste fidèle à cause de coûts de migration importants, mais une partie croissante de l’électricité produite est vendue sur des marchés de gros peu régulés, aux prix volatils. L’hypothèse schumpétérienne pourrait donc disparaître. La concurrence serait donc en train de nuire à l’innovation induite par les dépenses de R&D.

Oligopole de producteurs avec frange concurrentielle

Dans le secteur européen de l’énergie électrique, il s’agit d’un petit nombre de gros producteurs (l’oligopole) qui détiennent une vaste part de marché, pendant qu’un grand nombre de petites entreprises (la frange concurrentielle) détiennent, chacune, une petite part du marché résiduel. Contrairement à l’idée que l’on se fait de la concurrence, la frange peut avoir une influence sur les prix de gros. En effet, l’électricité ne se stockant pas, un producteur sollicité par le transporteur responsable de l’équilibre production-consommation, peut offrir les MWh d’une centrale dont le coût marginal de génération est faible à un prix supérieur à ce coût. C’est le cas du producteur de la centrale marginale qui, en période où la demande butte sur les capacités de production (la pointe), est sollicité pour assurer l’équilibre global en dernier recours.

[1] L’étude de Kammen, D.M. et R. M. Margolis (Underinvestment: the energy technology and R&D policy challenge, Science, Energy–Viewpoint, n° 285, 1999, pp. 690-692) avait anticipé cette situation pour les Etats-Unis. L’étude de P. Sanyal (The effect of deregulation on environmental research by electric utilities. Journal of Regulatory Economics, Vol. 31, n° 3, 2007,  pp. 335-353) est la première à montrer de manière économétrique le rôle de la libéralisation des marchés de l’électricité sur la baisse des dépenses de R&D.

[2] Le lecteur pourra se référer à http://fr.wikipedia.org/wiki/Destruction_cr%C3%A9atrice.

[3] A test of the Schumpeterian hypothesis in a panel of European electric utilities, Document de Travail de l’OFCE, n° 2009-19, http://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/dtravail/WP2009-19.pdf.