Révision du potentiel de croissance : l’impact sur les déficits

par Hervé Péléraux

Les finances publiques meurtries par la Grande Récession

Au sortir de la Grande Récession de 2008/09, le problème des finances publiques auquel allaient devoir face les gouvernements était en apparence simple, sa solution mise en avant aussi. Le jeu des stabilisateurs automatiques ainsi que les plans de relance mis en place pour contrer la récession de 2008/09 ont fortement creusé les déficits publics. Cette situation, dictée par l’urgence, était acceptable à court terme mais ne l’était pas à plus longue échéance. Elle appelait logiquement un redressement des comptes publics pour résorber les déficits et stopper la progression de l’endettement. La rigueur budgétaire à marche forcée, conduite sous les injonctions de la Commission européenne, a donc été l’instrument de politique économique activé par la quasi-totalité des pays de la zone euro.

L’opportunité de cette stratégie qui a été engagée pour résoudre le problème de départ, celui de déficits excessifs en zone euro, doit cependant être discutée. Elle dépendait du diagnostic macroéconomique fait au sortir de la récession de 2008/09 qui conditionnait l’évaluation de la capacité de rebond spontané des économies. Car de cette capacité de rebond dépendait la fraction du déficit public à même de pouvoir se résorber spontanément par la reprise de la croissance.

Une partie des déficits pouvait se résorber d’elle-même

Le déficit public hors charge d’intérêts, ou déficit primaire, peut être subdivisé en deux composantes, une composante conjoncturelle et une composante structurelle. La composante conjoncturelle résulte des déviations cycliques du PIB autour de son potentiel, c’est-à-dire le niveau de PIB réalisable sans tensions inflationnistes avec les facteurs de production disponibles : en phase de ralentissement du PIB par rapport à sa croissance potentielle, et donc de creusement de l’écart de production, les recettes fiscales ralentissent et les dépenses publiques, notamment sociales, accélèrent. Il s’en suit un creusement spontané du déficit. Ce mécanisme d’autocorrection est dénommé « stabilisateurs automatiques » dans la théorie économique. L’autre composante du déficit est déduite de la précédente comme complémentaire du déficit total : c’est la composante délibérée, celle qui résulte de l’action de la politique économique. Discrétionnaire, cette composante ne peut être éliminée qu’en mettant en œuvre une politique symétrique à celle qui l’a fait naître, c’est-à-dire en conduisant une politique de rigueur. Elle a naturellement pour effet de freiner la reprise, mais la politique expansionniste menée durant la phase précédente a eu pour conséquence de soutenir l’activité. La politique budgétaire est ainsi un instrument de lissage du cycle économique.

La partie spontanée du déficit apparue à la suite de la récession de 2008/09 était appelée à se résorber automatiquement une fois la croissance revenue. Seule l’élimination de la composante discrétionnaire justifiait une politique restrictive. L’ampleur de l’effort à engager pour y parvenir renvoyait alors à la mesure de l’amplitude de l’écart de production qui conditionnait l’estimation du déficit conjoncturel et par déduction, celle du déficit délibéré.

De l’effet de la conjoncture sur l’évaluation du potentiel

La mesure du potentiel de production, dont découle le calcul de l’écart de production, est évidemment centrale si l’on veut calibrer au plus juste la restriction budgétaire nécessaire à l’élimination de la fraction du déficit qui ne peut l’être spontanément par la croissance. Mais les décideurs se heurtent ici à une difficulté majeure, celle du caractère non observable du potentiel qui, par conséquent, doit être estimé. Ici, les estimations sont loin de faire l’unanimité entre les économistes. De surcroît, au sein d’une même institution, les révisions périodiques peuvent être importantes, ce qui modifie le diagnostic porté et les mesures à mettre en place si cette institution a en charge la définition de normes contraignantes de politique budgétaire, comme c’est le cas de la Commission européenne (CE).

L’examen des révisions de la croissance potentielle calculée par la CE montre l’incertitude de cette estimation (voir dernière partie ci-dessous). Elle paraît en outre dépendre de la croissance courante, ce qui est pour le moins paradoxal pour l’estimation d’une fonction d’offre qui dépend de paramètres de long terme de l’économie comme la croissance de la population active, de la productivité et du stock de capital. Que la trajectoire de ces paramètres d’offre s’infléchisse un peu au gré des à-coups conjoncturels est justifiable, notamment au travers de l’investissement qui véhicule le progrès technique et assure la croissance du capital ou des pertes de capital humain générées par le chômage de longue durée. Mais que l’incorporation dans les estimations d’un phénomène conjoncturel, certes hors normes comme la récession de 2008/09, conduise à des révisions de la croissance potentielle de l’ordre de celle constatée entre le printemps 2008 et le printemps 2009 pose question. D’autant que ces révisions ont aussi affecté les années antérieures à la récession qui n’étaient pas concernées par la modification des conditions de l’accumulation. Par la suite, le redémarrage de la croissance en 2010 a conduit à des révisions de la croissance potentielle dans l’autre sens, y compris pour les années antérieures à la récession. Enfin, le retournement conjoncturel de 2011 a entraîné une nouvelle séquence de révisions, à nouveau à la baisse.

La rigueur auto entretenue

De cet affaissement de la croissance potentielle a résulté d’amples révisions à la baisse de l’écart de production estimé (graphique). Elles ne sont pas neutres pour calibrer la politique de consolidation budgétaire. Car à déficit donné, l’estimation d’un écart de production de -2 % par exemple pour 2010, contre près de -6 % sous l’hypothèse d’une poursuite de la trajectoire du PIB potentiel estimé avant la récession, accroissait la part du déficit structurel perçu et appelait une rigueur accrue. C’est bien ce qui est advenu en 2010 quand les plans de relance ont fait place à des plans de restriction budgétaire drastiques. Généralisés à l’ensemble des pays membres, ils ont cassé net la reprise naissante et ont précipité la zone euro dans une nouvelle récession.

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La trop grande sensibilité de l’estimation de la croissance potentielle à la croissance courante a précipité l’engagement des politiques de rigueur en zone euro et a, par la suite, poussé à l’accentuation de la restriction budgétaire. Car cette dernière, en déprimant l’activité, a stimulé les facteurs d’affaissement de l’offre par la destruction de capital, par le freinage de l’investissement et par la déqualification de l’offre de travail. Les capacités de rebond spontané des économies s’en sont trouvées amputées, ce qui ne pouvait conduire qu’à une augmentation de la part du déficit structurel dans le déficit total, et, finalement, à la nécessité d’accentuer la rigueur.

La purge budgétaire a donc entraîné une deuxième récession qui a invalidé les objectifs de réduction des déficits fixés au départ car les stabilisateurs automatiques ont à nouveau creusé la composante conjoncturelle des déficits. La rigueur, mal calibrée, était contre-productive et ne pouvait donc pas aboutir à l’objectif initial d’une réduction rapide des déficits. Les résultats obtenus sont loin d’avoir été à la hauteur des sacrifices consentis par les économies européennes.

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L’estimation du PIB potentiel de la zone euro par la Commission européenne

La récession de 2008/09 a conduit la Commission européenne à réviser assez nettement son estimation du potentiel de croissance des pays membres. Pour la zone euro dans son ensemble, le processus de révision a débuté entre le printemps 2008 et le printemps 2009, quand les effets de la crise financière se sont matérialisés sur l’activité réelle : l’entrée en récession de la zone euro au quatrième trimestre 2008 est associée à de fortes révisions à la baisse de la croissance potentielle pour les années 2008 et 2009, de -0,7 et -1,2 point respectivement (tableau). On constatera aussi des révisions sensibles relativement aux années plus anciennes, de -0,3 à -0,5 point pour les années 2004 à 2007. En revanche, aucune révision majeure n’apparaît entre les estimations du printemps 2009 et du printemps 2010, malgré le creusement du glissement annuel du PIB, signe que la modification du paysage conjoncturel avait déjà été intégrée dans les estimations.

Les révisions de la croissance potentielle ne se sont pas effectuées seulement à la baisse, mais également à la hausse quand la croissance a redémarré après la récession. Ainsi, entre le printemps 2010 et le printemps 2011, les révisions se sont-elles étalées de +0,1 à +0,3 point et ont concerné également les années lointaines. Enfin, une nouvelle séquence de révisions en baisse est intervenue avec le deuxième retournement conjoncturel en 2011. Les années antérieures à 2008 ont été peu modifiées, mais elles s’inscrivent dans un intervalle plus large pour les années 2008 à 2013, de -0,2 à -0,8 point, ce qui pour l’année 2012 revient à une division par deux et demi du rythme de croissance potentielle.

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L’effet de la croissance courante sur l’estimation de la croissance potentielle par la Commission européenne est ainsi évident. Il en résulte une forte variabilité de la croissance potentielle et donc des révisions importantes de l’écart de production, ce qui affecte les décisions de politique économique puisque le solde structurel dépend de cette évaluation.




La zone euro est-elle sortie de récession ?

Par Philippe Weil

Le Euro Area Business Cycle Dating Committee du Centre for Economic Policy Research (CEPR) de Londres s’est penché le 9 octobre dernier à l’OFCE sur cette épineuse question (voir ici la composition de ce comité que je préside). La mission du comité est d’établir une chronologie des récessions et expansions dans la zone euro, inspirée de celle, remontant à 1854, que le National Bureau of EconomicResearch a fixé pour les Etats-Unis.

Une telle chronologie présente deux intérêts.

Le premier intérêt est qu’elle permet aux économistes de s’interroger sur les caractéristiques de la conjoncture européenne. Les récessions sont-elles de durée courte ou longue ? Fréquentes ou rares ? Profondes ou légères ? La zone euro évolue-t-elle de concert avec l’économie américaine ? Le ralentissement de l’activité économique dû à la crise financière est-il inhabituel (plus persistant que d’ordinaire, plus marqué) ? Sans une définition précise du calendrier des hauts et des bas de l’activité économique et sans un portrait-robot des fluctuations conjoncturelles, on ne peut apporter de réponse à ces questions pourtant élémentaires.

Le second intérêt de cette chronologie est que son établissement exige de se pencher sur toutes les composantes de l’activité économique : le PIB, bien sûr, mais aussi la consommation, l’investissement et surtout l’emploi (nombre de personnes en emploi, nombre d’heures travaillées). Selon l’exercice de datation du CEPR, une expansion est en effet une période où l’activité économique, dans toutes ses facettes, croît de façon significative. Ce n’est donc pas nécessairement un épisode d’au moins deux trimestres consécutifs (et encore moins d’un seul trimestre !) d’augmentation du PIB. Par exemple, le comité de datation du CEPR a identifié comme une récession de la future zone euro la période courant du premier trimestre de 1980 au troisième trimestre de 1982 alors que le PIB réel avait crû durant plusieurs trimestres pendant cette période et qu’il était plus élevé à la fin de la récession qu’au début ! Les coupables en étaient l’investissement et l’emploi qui avaient fortement décliné pendant cette période.

Pour rajouter à la complexité de l’exercice de datation, il faut se rappeler qu’il doit composer avec une dure réalité : les statistiques économiques nous parviennent avec retard et sont ensuite révisées, parfois significativement, au cours du temps. Contrairement aux météorologistes qui connaissent la température au sommet de la Tour Eiffel en temps réel, les économistes n’ont en effet aucune idée, par exemple, du niveau du PIB du mois ou du trimestre courant. Les premières estimations ne sont publiées qu’après plusieurs mois (par exemple, le premier flash estimate du PIB de la zone euro pour le troisième trimestre de 2013 ne sera publié par Eurostat que le 14 novembre 2013) et il arrive que des taux de croissance qui semblent positifs d’après les premières estimations se révèlent, après révisions ultérieures, négatifs – ou vice-versa. En se penchant sur tous les déterminants de l’activité économique (notamment l’emploi), et pas seulement sur le PIB, le comité pare (jusqu’à présent avec succès) à cette imperfection des données et évite de déclarer l’existence, par exemple, d’une récession qui ne serait qu’un mirage statistique effacé après révision ultérieure des données. Ainsi, le comité n’avait pas déclaré en septembre 2003 l’existence d’une récession entre 2001 et 2003 alors que les données montraient à l’époque une baisse du PIB (mais jamais, il est vrai, pendant deux trimestres consécutifs). Il avait conclu à l’existence d’une pause prolongée dans un épisode d’expansion. Bien lui en a pris, car les révisions ultérieures du PIB ont effacé ces trimestres de déclin de l’activité économique (voir graphique 1). Son diagnostic était donc avisé.

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Revenons à la zone euro telle que nous l’observons en octobre 2013. Elle a connu un pic d’activité au troisième trimestre 2011 et, depuis son entrée en récession à cette date, elle a connu une croissance trimestrielle faiblement positive au deuxième trimestre de 2013. La première estimation du troisième trimestre 2013 ne sera connue, comme je l’ai indiqué plus haut, que le 14 novembre prochain. Certes, plusieurs indices concordants indiquent que l’activité sera orientée à la hausse et que les perspectives macroéconomiques pour 2014 sont plus favorables. Mais le comité de datation a néanmoins observé le 9 octobre dernier qu’il était prématuré, à la date où il s’est réuni, de conclure que la zone euro était sortie de récession. En effet, ni la durée ni l’ampleur de la reprise putative de l’activité économique ne sont suffisantes pour conclure d’ores et déjà à la fin de la récession. Ce jugement n’est pas basé sur l’absence, pour l’instant, de deux trimestres consécutifs de croissance du PIB car tel n’est pas le critère, mécanique, qui guide la réflexion du comité. Il ne reflète pas non plus un pessimisme quelconque sur les perspectives économiques pour 2014 car le comité ne fait pas de prévision. L’évaluation du comité repose simplement sur l’examen de l’ensemble des données disponibles le jour de sa réunion. Le comité n’exclut pas que la zone euro ne connaisse qu’une pause dans la récession commencée il y a un an.

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Compétitivité : attention danger !

Par Céline Antonin, Christophe Blot, Sabine Le Bayon et Catherine Mathieu

La crise que traverse la zone euro est la conséquence des déséquilibres macroéconomiques et financiers qui se sont développés au cours des années 2000. Les économies européennes qui ont suscité des doutes sur la soutenabilité de leurs finances publiques (Espagne, Portugal, Grèce et l’Italie[1]) sont celles qui enregistraient les déficits courants les plus élevés avant la crise et celles dont la compétitivité s’était fortement dégradée entre 2000 et 2007. Inversement, l’Allemagne a gagné en compétitivité et accumulé des excédents croissants sur la même période si bien que l’Allemagne sert aujourd’hui de modèle qu’il conviendrait de reproduire dans l’ensemble de la zone euro et particulièrement dans les pays du Sud de l’Europe. Les coûts unitaires du travail ont effectivement baissé en Allemagne à partir de 2003 en même temps que se sont développés des accords de modération salariale entre syndicats et patronat et que le gouvernement de coalition dirigé par Gerhard Schröder promouvait un vaste programme de réformes structurelles visant à rendre le marché du travail[2] plus flexible, à réformer le mode de financement de la protection sociale mais aussi à améliorer la compétitivité. La notion de compétitivité est cependant complexe et s’appuie sur de multiples facteurs (insertion dans la division internationale des processus de production, développement du tissu productif qui favorise les effets de réseau et l’innovation…) dont le rôle est tout aussi primordial.

En outre, comme le souligne une analyse récente d’Eric Heyer, les réformes structurelles allemandes ont été accompagnées par une politique budgétaire qui est restée globalement expansionniste. Aujourd’hui, l’incitation à améliorer la compétitivité, renforcée par la mise en œuvre d’une surveillance élargie des déséquilibres macroéconomiques (voir ici), s’inscrit dans un contexte marqué par la poursuite des ajustements budgétaires et par le maintien d’un niveau de chômage élevé. Dans ces conditions, la mise en œuvre de réformes structurelles conjuguée à une quête de gains de compétitivité risque de plonger la zone euro tout entière dans une situation déflationniste. De fait, la déflation est déjà enclenchée en Espagne ou en Grèce et menace les autres pays du sud de l’Europe comme nous le montrons dans notre dernière prévision. Elle résulte principalement de la profonde récession qui touche ces pays. Mais, le processus est aussi directement alimenté par la baisse des salaires de la fonction publique ainsi que celle du salaire minimum dans le cas de la Grèce.  Par ailleurs, certains pays ont réduit les indemnités de licenciement (Grèce, Espagne, Portugal) et simplifié les procédures de licenciement (Italie, Grèce, Portugal). La réduction de la protection de l’emploi et la simplification des procédures de licenciement augmentent la probabilité d’être au chômage. Or, dans un contexte de sous-emploi et d’insuffisance de la demande, il en résulte de nouvelles pressions à la baisse des salaires qui accentuent le risque déflationniste. Par ailleurs, l’accent a également été mis sur la décentralisation des processus de négociations salariales afin qu’elles soient plus en phase avec la réalité des entreprises. Il en résulte une perte du pouvoir de négociation des syndicats et des salariés qui risque de renforcer à son tour les pressions à la baisse des salaires réels.

Les pays de la zone euro poursuivent une stratégie non-coopérative qui se traduit par des gains de parts de marché principalement au détriment des autres partenaires commerciaux européens.  Ainsi la Grèce, l’Espagne, le Portugal et l’Irlande ont amélioré leur compétitivité relativement aux autres pays industrialisés depuis 2008 ou 2009 (graphique). La poursuite de cette stratégie de réduction des coûts salariaux risque de plonger la zone euro dans une spirale déflationniste au fur et à mesure que les pays perdant des parts de marché chercheront à regagner de la compétitivité en réduisant à leur tour leurs coûts salariaux. Or, cette stratégie non-coopérative, initiée par l’Allemagne dans les années 2000, a déjà contribué à  la crise de la zone euro (voir l’encadré p.52 du rapport de l’OIT publié en 2012). Il est sans doute vain d’espérer que sa poursuite apportera une solution à la crise actuelle. Au contraire de nouveaux problèmes vont apparaître puisque la déflation[3] rendra le processus de désendettement public et privé plus coûteux à mesure que les dettes exprimées en termes réels augmenteront sous l’effet des baisses de prix : ceci maintiendra la zone euro en situation récessive.


[1] Le cas irlandais est un peu à part puisque le déficit courant observé en 2007 ne résulte pas des échanges commerciaux mais du solde des revenus.

[2] Ces réformes sont détaillées dans un rapport du Conseil d’analyse économique (n°102). Elles sont résumées dans l’étude spéciale La quête de la compétitivité ouvre la voie de la déflation.

[3] Une description plus complète des mécanismes de déflation par la dette est réalisée ici.

 




Quels ont été les freins à la croissance depuis 2010 ?

par Eric Heyer et Hervé Péléraux

A la fin de l’année 2012, cinq ans après le début de la crise, le PIB de la France n’est toujours pas revenu à son niveau antérieur (graphique 1). Dans le même temps, la population active en France a augmenté continûment et le progrès technique n’a pas cessé d’accroître la productivité des travailleurs. Nous sommes donc plus nombreux et plus productifs qu’il y a 5 ans alors que la production est moindre : l’explosion du chômage observé est le symptôme de ce désajustement. Pour quelles raisons la reprise entrevue en 2009 s’est-elle étouffée mi-2010 ?

Le principal facteur de l’étouffement de la reprise est la politique d’austérité mise en place en France et en Europe dès 2010, puis accentuée en 2011 et en 2012 (tableau 1). Les effets de cette politique de rigueur sont d’autant plus marqués qu’elle est générale dans l’ensemble des pays de la zone euro. Les effets restrictifs internes se cumulent avec ceux qui résultent du freinage de la demande adressée par les partenaires européens. Alors que 60 % des exportations de la France sont à destination de l’Union européenne, la stimulation extérieure s’est quasiment évanouie à la mi-2012, moins du fait du ralentissement de la croissance mondiale qui reste voisine de 3 %, mais en conséquence des mauvaises performances de la zone euro, au bord de la récession. Cette politique est à l’origine du déficit de croissance, avec un freinage apparent dès 2010 (-0,7 point), freinage qui s’est accentué en 2011 et en 2012 (respectivement -1,5 et -2,1 points) du fait de l’intensification de la rigueur et de l’existence de multiplicateurs budgétaires élevés. En effet, la mise en place dans une période de basse conjoncture, de politiques de restriction budgétaire appliquées simultanément dans l’ensemble des pays européens et alors que les marges de manœuvre de la politique monétaire sont très faibles (taux d’intérêt réel proche de zéro), concourt à élever la valeur du multiplicateur. Il existe d’ailleurs aujourd’hui un consensus large sur le fait que les multiplicateurs budgétaires à court terme sont élevés d’autant plus que le plein emploi est encore hors d’atteinte (voir Heyer (2012) pour une revue de la littérature sur les multiplicateurs). Le débat théorique sur la valeur du multiplicateur et le rôle des anticipations des agents doit s’effacer devant le constat empirique : les multiplicateurs sont positifs et supérieurs à 1.

Au frein budgétaire est venu s’ajouter l’effet de conditions monétaires restrictives : l’assouplissement de la politique monétaire – visible notamment dans la baisse des taux d’intérêt directeurs – est loin d’avoir compensé l’effet négatif sur l’économie du durcissement des conditions d’octroi de crédit ainsi que de l’élargissement du spread entre les investissements privés et les placements publics, sans risques.

Au total, en prenant aussi en compte l’effet de la remontée du prix du pétrole après la récession, la croissance spontanée de l’économie française aurait été de 2,6 % en moyenne au cours des trois dernières années. La réalisation de ce potentiel aurait conduit à la poursuite de la résorption des surcapacités de production et aurait finalement coupé court au scénario de retournement à la baisse de l’économie qui s’est effectivement réalisé.

 




Aux Pays-Bas, le changement, c’est maintenant !

par Christophe Blot

Alors que la France vient de confirmer son engagement à réduire le déficit budgétaire sous la barre des 3 % (voir Eric Heyer) en 2014, les Pays-Bas viennent d’annoncer qu’ils renonceraient à cet objectif jugeant que des mesures d’austérité supplémentaires risquaient de compromettre la croissance.  Le pays est replongé en récession en 2012 (-1 %) et le PIB reculerait encore en 2013 (voir l’analyse du CPB, Netherlands Bureau for Economic Policy Analysis). Dans ces conditions, la situation sociale s’est rapidement dégradée avec le taux de chômage qui a fait un bond de 2 points en cinq trimestres. Au premier trimestre 2013, il s’élève à 7,8 % de la population active. Au-delà de ses répercussions nationales, ce rejet de l’austérité peut-il (enfin) être le signal d’un infléchissement de la stratégie européenne de consolidation budgétaire ?

Jusqu’ici, le gouvernement de coalition, issu des élections de septembre 2012 et dirigé par le libéral Mark Rutte, avait suivi la stratégie de consolidation prévoyant un retour rapide du déficit sous le seuil de 3 %. Cependant, les précédentes mesures de restriction mises en œuvre conjuguées à l’ajustement du marché immobilier et au recul de l’activité dans la zone euro auront conduit les Pays-Bas sur le chemin d’une nouvelle récession en 2012 et éloigné la perspective d’un respect des engagements budgétaires dès 2013. Pourtant, au regard des prévisions de croissance et de déficit budgétaire faites pour l’année 2013 par la Commission européenne, le gouvernement hollandais semblait en mesure d’atteindre un déficit de 3 % en 2014, mais à l’instar de la France, au prix de mesures supplémentaires. Le déficit budgétaire est en effet attendu à 3,6 % en 2013 par la Commission. Le CPB prévoit même un déficit légèrement inférieur (3,3 %) avec des prévisions de croissance comparables à celles de la Commission. Dans ces conditions, l’effort budgétaire nécessaire aurait été compris entre 3,5 et 7 milliards d’euros pour atteindre les 3 % en 2014. Comparativement, pour la France il faudrait voter pour 2014 un plan d’austérité supplémentaire de 1,4 point de PIB soit un peu moins de 30 milliards d’euros (voir France : tenue de rigueur imposée).

Pourtant, sous la pression des partenaires sociaux, le gouvernement a finalement renoncé au plan, annoncé le 1er mars, qui prévoyait des économies de 4,3 milliards d’euros concentrées principalement sur le gel des salaires dans le secteur public, le gel du barème de l’impôt sur le revenu et la stabilisation des dépenses publiques en volume. Cette pause de l’austérité devrait donner un peu de souffle à l’activité économique sans remise en cause de la soutenabilité budgétaire, puisque les meilleures perspectives de croissance permettront de réduire la part conjoncturelle du déficit budgétaire. Certes, les 3% ne seront pas respectés mais il n’est pas certain que les marchés fassent grand cas de cette entorse à la règle. De fait, l’écart des taux d’intérêt vis-à-vis de l’Allemagne s’est stabilisé depuis l’annonce du rejet du plan alors qu’il avait plutôt tendance à augmenter au cours des semaines précédentes (graphique).

Si cette décision ne devrait bouleverser la stabilité économique et financière ni des Pays-Bas, ni de la zone euro, elle constitue cependant un signal fort contre l’austérité venant d’un pays qui jusque-là avait privilégié la consolidation budgétaire. Il s’agit donc d’une voix supplémentaire contestant l’efficacité d’une telle stratégie et soulignant les risques économiques et sociaux qui lui sont liés (voir ici pour un tour d’horizon de la remise en cause de l’austérité et le rapport iAGS 2013 pour des développements plus précis sur une stratégie européenne alternative). Il s’agit aussi d’une voie dont la France devrait s’inspirer. En effet, la crédibilité ne se gagne pas forcément en sacrifiant un objectif  (la croissance et l’emploi) à un autre (le déficit budgétaire). Il reste qu’il faut attendre la réaction de la Commission européenne dans la mesure où les Pays-Bas, comme la plupart des pays de la zone euro, sont en effet toujours sous le coup d’une procédure de déficit excessif. Si la décision des Pays-Bas n’est pas remise en cause, alors il s’agira d’une inflexion significative de la stratégie macroéconomique européenne.

 




Tenue de rigueur imposée

par Eric Heyer

Ce texte résume les perspectives 2013-2014 de l’OFCE pour l’économie française.

En moyenne annuelle, l’économie française devrait connaître en 2013 un léger recul de son PIB (-0,2 %) et une modeste reprise en 2014, avec une croissance de 0,6 % (tableau 1). Cette performance particulièrement médiocre est très éloignée du chemin que devrait normalement emprunter une économie en sortie de crise.

Quatre ans après le début de la crise, le potentiel de rebond de l’économie française est important : il aurait dû conduire à une croissance spontanée moyenne de près de 2,6 % l’an au cours des années 2013 et 2014, permettant de rattraper une partie de l’écart de production accumulé depuis le début de la crise. Mais cette reprise spontanée est freinée, principalement par la mise en place de plans d’économies budgétaires en France et dans l’ensemble des pays européens. Afin de tenir son engagement d’un déficit public à 3 % en 2014, le gouvernement français devrait poursuivre la stratégie –  adoptée en 2010 – de consolidation budgétaire imposée par la Commission européenne à l’ensemble des pays de la zone euro. Cette stratégie budgétaire devrait amputer de 2,6 points de PIB l’activité en France en 2013 et de 2,0 points de PIB en 2014 (tableau 2).

 

En s’établissant à un rythme éloigné de son potentiel, la croissance attendue accentuera le retard de production accumulé depuis 2008 et continuera à dégrader la situation sur le marché du travail. Le taux de chômage augmenterait régulièrement pour s’établir à 11,6 % fin 2014.

Seul un changement de cap dans la stratégie budgétaire européenne permettrait d’enrayer la hausse du chômage. Elle supposerait que les impulsions budgétaires négatives se limitent à -0,5 point de PIB au lieu de – 1,0 point prévu au total dans la zone euro en 2014. Cet effort budgétaire plus faible pourrait être répété jusqu’à ce que le déficit public ou la dette publique atteigne un objectif à définir. Par rapport aux plans actuels, parce que l’effort serait plus mesuré, le fardeau de l’ajustement pèserait de façon plus juste sur les contribuables de chaque pays, évitant l’écueil des coupes sombres dans les budgets publics. Cette nouvelle stratégie conduirait certes à une réduction plus lente des déficits publics (-3,4 % en 2014 contre -3,0 % dans notre scénario central) mais également et surtout à plus de croissance économique  (1,6 % contre 0,6 %). Ce scénario « moins d’austérité », permettrait à l’économie française de créer 119 000 emplois en 2014 soit 232 000 de plus que dans notre prévision centrale et le chômage baisserait au lieu de continuer à augmenter.

 




Jusqu’ici tout va bien…

par Christophe Blot

La zone euro est toujours en récession. En effet, selon Eurostat, le PIB a de nouveau reculé au quatrième trimestre 2012 (-0,6 %). Ce chiffre, inférieur aux attentes, est la plus mauvaise performance trimestrielle pour la zone euro depuis le premier trimestre 2009, et c’est aussi le cinquième trimestre consécutif de baisse de l’activité. Sur l’ensemble de l’année 2012, le PIB baisse de 0,5 %. Ce chiffre annuel cache de fortes hétérogénéités (graphiques 1 et 2) au sein de la zone puisque l’Allemagne affiche une croissance annuelle de 0,9 % tandis que la Grèce devrait subir, pour la deuxième année consécutive, une récession de plus 6 %. Surtout, pour l’ensemble des pays, le taux de croissance sera plus faible en 2012 qu’il ne l’était en 2011 et certains pays (Espagne et Italie pour n’en citer que deux), s’enfonceront un peu plus dans la dépression. Cette performance est d’autant plus inquiétante que, depuis plusieurs mois un regain d’optimisme avait suscité l’espoir de voir la zone euro sortir de la crise. Cet espoir était-il fondé ?

Bien que très prudente sur la croissance pour l’année 2012, la Commission européenne, dans son rapport annuel sur la croissance, soulignait le retour de quelques bonnes nouvelles. En particulier, la baisse des taux d’intérêt publics à long terme en Espagne ou en Italie et la réussite des émissions de dettes publiques par l’Irlande ou le Portugal sur les marchés financiers témoignaient du retour de la confiance. Force est de constater que la confiance ne suffit pas. La demande intérieure est au point mort en France et en chute libre en Espagne. Le commerce intra-zone pâtit de cette situation puisque la baisse des importations des uns provoque la baisse des exportations des autres, ce qui amplifie la dynamique récessive de l’ensemble des pays de la zone euro. Comme nous le soulignions lors de notre précédent exercice de prévision ou à l’occasion de la publication de l’iAGS (independent Annual growth survey), la sortie de crise ne peut en aucun cas s’appuyer uniquement sur un retour de la confiance tant que des politiques budgétaires très restrictives sont menées de façon synchronisée en Europe.

Depuis le troisième trimestre 2011, tous les signaux ont confirmé notre scénario et montré que la zone euro s’enfonçait progressivement dans une nouvelle récession. Le chômage n’a pas cessé d’augmenter battant chaque mois un nouveau record. En décembre 2012, il a atteint 11,7 % de la population active de la zone euro selon Eurostat. Pourtant, ni la Commission européenne, ni les gouvernements européens n’ont infléchi leur stratégie budgétaire, arguant que les efforts budgétaires consentis étaient nécessaires pour restaurer la crédibilité et la confiance, qui à leur tour permettraient la baisse des taux d’intérêt et créeraient des conditions saines pour la croissance future. Ce faisant, la Commission européenne a systématiquement sous-estimé l’impact récessif des mesures de consolidation budgétaire, négligeant ainsi une littérature de plus en plus abondante qui montre que les multiplicateurs augmentent en temps de crise et qu’ils peuvent être nettement supérieurs à l’unité (voir le post d’Eric Heyer sur le sujet). Les partisans de l’austérité budgétaire considèrent par ailleurs que les coûts d’une telle stratégie sont inévitables et temporaires. Ils jugent que l’assainissement des finances publiques est un préalable indispensable au retour de la croissance et négligent le coût social durable d’une telle stratégie.

Cet aveuglement dogmatique rappelle la réplique finale du film La Haine (réalisé par Mathieu Kassovitz) « C’est l’histoire d’une société qui tombe et qui au fur et à mesure de sa chute se répète sans cesse pour se rassurer : jusqu’ici tout va bien, jusqu’ici tout va bien, jusqu’ici tout va bien… l’important c’est pas la chute, c’est l’atterrissage ». Il serait temps de reconnaître que la politique économique menée depuis 2011 est une erreur. Elle ne permet pas de créer les conditions d’une sortie de crise. Pire, elle est directement responsable du retour de la récession et de la catastrophe sociale qui ne cesse de s’amplifier en Europe. Comme nous l’avons montré, d’autres stratégies sont possibles. Elles ne négligent pas l’importance de restaurer à terme la soutenabilité des finances publiques. En reportant et en atténuant l’austérité (voir le billet de Marion Cochard, Bruno Ducoudré et Danielle Schweisguth), il est possible de retrouver la croissance plus rapidement et de permettre une décrue plus rapide du chômage.

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La débâcle de l’austérité

par Xavier Timbeau

 

Ce texte résume les prévisions d’octobre 2012 de l’OFCE

 

 

L’année 2012 s’achève et les espoirs d’une sortie de crise sont, cette fois, bien déçus. Après une année 2012 marquée par la récession, la zone euro connaîtra une nouvelle année catastrophique en 2013 (-0,1 % de croissance du PIB en 2013 après -0,5 % en 2012, selon nos prévisions, voir tableau). Le Royaume-Uni n’échappe pas à cette évolution et s’enfonce un peu plus dans la crise (-0,4 % en 2012, 0,3 % en 2013). Au-delà des chiffres de croissance de l’activité, ce sont les évolutions du chômage qui rappellent la gravité de la situation. A l’exception de l’Allemagne et quelques autres pays développés, aucune économie occidentale n’échappe à la persistance d’un chômage élevé, voire en progression comme en zone euro (le taux de chômage atteindrait 12 % en 2013 en zone euro au lieu de 11,2 % au deuxième trimestre 2012). Or, la persistance du chômage entraîne une dégradation de la situation de ceux qui ont perdu leur emploi, et qui, pour certains, basculant dans la catégorie des chômeurs de longue durée, doivent faire face à l’épuisement de leurs droits à indemnisation. Bien que connaissant une croissance de l’activité plus favorable que celle de la zone euro, le marché du travail aux Etats-Unis illustre bien une économie américaine engluée dans la Grande Récession.

Cette catastrophe, dont la zone euro est l’épicentre, est-elle du genre des événements imprévisibles ? Une fatalité qu’il nous faudrait accepter et dont il faudrait se préparer à supporter les conséquences ? Non, en réalité, le retour en récession découle d’un diagnostic erroné et de l’incapacité des institutions européennes à faire face rapidement à la logique de la crise. Cette nouvelle plongée est le résultat des politiques d’austérité massives, surdimensionnées, dont les impacts ont été sous-estimés. En voulant à tout prix et en urgence restaurer l’équilibre des finances publiques et la crédibilité de la gestion économique de la zone euro, on aboutit à  la démonstration inverse. Pour sortir de cette ornière, il faudra  un renversement de la politique économique en Europe.

La difficulté de la situation actuelle trouve sa source dans le creusement des déficits publics et le gonflement des dettes publiques qui atteignent en 2012 des niveaux record. Rappelons que ces déficits et ces dettes publics ne sont pas la cause de la crise de 2008-2009 mais une conséquence. Pour interrompre la spirale récessive de 2008-2009, les gouvernements ont laissé jouer les stabilisateurs automatiques, mis en œuvre des plans de relance et de soutien au secteur financier et socialisé une partie des dettes privées qui menaçaient de déstabiliser l’ensemble de la finance mondiale. C’est cela qui a provoqué des déficits publics. C’est pour mettre un terme à la chute libre que l’on s’est résolu à la socialisation du problème.

Le retour en récession découle ainsi de la difficulté à soutenir cette socialisation des dettes privées. En effet, en zone euro, chaque pays doit faire face au financement de son déficit sans le contrôle de sa monnaie. La conséquence est immédiate : un concours de beauté des finances publiques les plus rigoureuses s’instaure entre les pays de la zone euro. Chaque agent économique européen cherche légitimement le support le plus fiable pour ses actifs et trouve le plus grand attrait aux titres de dette publique allemande. Les autres pays se trouvent dès lors menacés à plus ou moins long terme, ou immédiatement, d’une sanction directe : l’assèchement du financement par le marché. Pour attirer les capitaux, ils doivent alors accepter une hausse des taux d’intérêt et entreprendre dans l’urgence une purge de leurs finances publiques. Mais ils courent après une soutenabilité qui disparaît avec la récession, quand ils cherchent à la trouver par la restriction.

Pour les pays qui ont la maîtrise de leur politique monétaire, comme les Etats Unis ou le Royaume Uni, la situation est différente. En effet, l’épargne nationale s’expose au risque de change si elle est tentée de fuir vers d’autres pays. En outre, la banque centrale apporte la garantie de dernier ressort. L’inflation pourrait s’ensuivre, mais, quoi qu’il en soit, un défaut de paiement sur la dette publique est inenvisageable. Au contraire, dans la zone euro, cette perspective devient possible et le seul refuge à court terme est l’Allemagne, puisqu‘elle sera le dernier pays à s’écrouler. Elle s’écroulera irrémédiablement elle aussi quand tous ses partenaires se seront écroulés.

La solution à la crise de 2008-2009 a donc consisté à socialiser des dettes privées devenues insoutenables après l’éclatement des bulles spéculatives. Pour la suite, la solution consiste à résorber ces dettes désormais publiques sans engendrer la panique que l’on était parvenu à contenir à l’été 2009. Deux conditions sont nécessaires. La première est d’apporter la garantie qu’il n’y aura de défaut sur aucune dette publique, ni partiel, ni complet. Cette garantie ne peut être donnée en zone euro que par une forme de mutualisation des dettes publiques. Le dispositif annoncé par la BCE en septembre 2012, l’OMT (Outright Monetary Transaction), permet d’envisager une telle mutualisation. Il se heurte cependant à une possible contradiction. Il conditionne en effet le rachat des titres de dettes (et donc leur mutualisation par le biais du bilan de la BCE) à l’acceptation d’un plan d’assainissement des finances publiques. Or l’Espagne, qui a besoin de ce dispositif pour échapper à la pression des marchés, ne veut pas entrer à n’importe quelles conditions dans l’OMT. Relâcher la pression des marchés ne vaut que si cela autorise à sortir du cercle vicieux de l’austérité.

Car à l’impréparation des institutions européennes à une crise financière s’est ajoutée une erreur d’appréciation quant au fonctionnement des économies. Le cœur de cette erreur est l’évaluation erronée de la valeur des multiplicateurs qui permet de mesurer l’impact des politiques d’assainissement des finances publiques sur l’activité. En sous-estimant les multiplicateurs budgétaires, les gouvernements européens ont cru pouvoir rétablir rapidement et sans dommage l’équilibre de leurs finances publiques par une restriction rapide et violente. Influencés par une abondante littérature économique qui pouvait même laisser croire qu’une austérité pouvait être source de croissance, ils se sont engagés dans un programme de restriction budgétaire sans précédent.

Cependant, aujourd’hui, comme l’illustrent les spectaculaires révisions du FMI ou de la Commission européenne, les multiplicateurs budgétaires seraient bien plus importants, parce que les économies connaissent des situations de chômage involontaire prolongées. Un faisceau d’éléments empiriques converge dans ce sens, de l’analyse des erreurs de prévisions au calcul des multiplicateurs à partir des performances constatées en 2011 ou estimées en 2012 (voir les textes complets de notre prévision d’octobre 2012). Aussi estimons-nous le multiplicateur pour l’ensemble de la zone euro en 2012 à 1,6, soit une évaluation comparable à celles établies pour les Etats Unis et le Royaume Uni.

Ainsi, la seconde condition au rétablissement des finances publiques réside dans une estimation réaliste de l’effet multiplicateur. Plus le multiplicateur est élevé,  plus une restriction budgétaire a un fort effet sur les finances publiques, et, en conséquence, un faible effet sur la réduction du déficit public. C’est de cette mauvaise combinaison que résulte la débâcle par l’austérité qui compromet la perspective du retour à l’équilibre des finances publiques. L’Espagne illustre à nouveau parfaitement cette implacable logique menée jusqu’à l’absurde d’une économie où un quart de la population active est sans emploi et qui risque la désintégration politique comme sociale.

Mais l’existence d’un multiplicateur élevé indique également la marche à suivre pour sortir du cercle vicieux de l’austérité. Il faut, au lieu de chercher à réduire à court terme à n’importe quel coût le déficit public, laisser l’économie revenir dans une zone de fonctionnement où les multiplicateurs sont plus faibles en retrouvant leur configuration usuelle. Il s’agit donc de reporter l’ajustement budgétaire à un moment où le chômage sera significativement réduit pour que la restriction budgétaire puisse produire son effet.

Reporter l’ajustement à plus tard suppose que la pression des marchés soit contenue par une banque centrale qui apporte la garantie nécessaire à la dette publique. Cela suppose également que les taux d’intérêt sur cette dette publique soient les plus bas possibles pour faire participer financièrement les parties prenantes qui bénéficieront in fine de la soutenabilité des finances publiques. Cela suppose également en zone euro que la mutualisation des dettes publiques soit associée à une forme de contrôle sur la soutenabilité dans le long terme des finances publiques de chacun des Etats membres, autrement dit, d’un abandon partiel d’une souveraineté nationale devenue inopérante, au profit  d’une souveraineté supranationale, seule à même de dégager des marges de manœuvre nouvelles qui permettent de sortir de la crise.

 




Will Germany be caught up in the recession of its European partners?

Christophe Blot and Sabine Le Bayon

Can Germany avoid the recession that is hitting a growing number of countries in the euro zone? While Germany’s economic situation is undoubtedly much more favourable than that of most of its partners, the fact remains that the weight of exports in its GDP (50%, vs 27% for France) is causing a great deal of uncertainty about the country’s future growth.

Thus, in the last quarter of 2011, the downturn in the German economy (-0.2%) due to the state of consumption and exports has upset hopes that the country would be spared the crisis and that it could in turn spur growth in the euro zone based on the strength of its domestic demand and wage increases. Exports of goods fell 1.2% in value in late 2011 over the previous quarter, with a contribution of -1.5 points for the euro zone and -0.4 points for the rest of the European Union. Admittedly, the beginning of 2012 saw renewed growth, with GDP rising by 0.5% (versus 0% in the euro zone). Once again this was driven by exports, in particular to countries outside the euro zone. The prospects of a recession across the Rhine in 2012 thus appear to be receding, but there is still great uncertainty about how foreign trade will be affected in the coming months and about the extent of the slowdown “imported” into Germany. The question is whether the improvement in the first quarter of 2012 is temporary. The decline in manufacturing orders from euro zone firms to Germany (-7.5% in the first quarter of 2012, after -4.8% in the last quarter of 2011) could spell the end of German’s persistent growth, especially if the recession in the euro zone continues or worsens.

With GDP per capita above the pre-crisis level, Germany has been an exception in a euro zone that is still profoundly marked by the crisis. The country’s public deficit is under control, and it already meets the 3% threshold set by the Stability and Growth Pact. Germany is still running a foreign trade [1] surplus, which came to 156 billion euros (6.1% of GDP) in 2011, whereas at this same time France ran a deficit of 70 billion euros (3.5% of GDP). Despite Germany’s favourable foreign trade performance, the crisis has left scars, which today are being aggravated by the energy bill. For instance, before the crisis the trade surplus was 197 billion euros, with over 58% from trade with partners in the euro zone. With the crisis, activity slowed sharply in the euro zone — the zone’s GDP in the first quarter of 2012 was still 1.4% lower than the level in the first quarter of 2008 — which is automatically reflected in demand addressed to Germany. Thus, exports of goods to the euro zone are still below their level of early 2008 (down 2.9% for Germany and 6.3% for France, see Table 1). Germany’s trade surpluses vis-à-vis Italy and Spain — two countries that were hit hard by the crisis — have fallen significantly, mainly due to lower demand from the two countries. German exports to these two countries have decreased by 27% and 4% respectively since 2007.

Nevertheless, although Germany is more exposed to foreign trade shocks than France, it is less exposed to the euro zone. The share of euro zone countries in German exports fell from 44.8% in 2003 to 39.7% in 2011 (Table 2a). In France, despite a fall on the same order of magnitude, 47.5% of exports are still directed towards the euro zone. When the European Union as a whole is considered, however, the gap disappears, as the EU represents 59.2% of German exports compared with 59.8% of French exports. The lower level of dependence on the euro zone has been offset by increasing exports to the new member states of the European Union (the NEM), with which German trade reached 11.4% in 2011. Moreover, Germany has maintained its lead over France on the emerging markets: in 2011 Asia represented 15.8% of German exports and China 6.1%, against 11.5% and 3.2% in the French case. By managing to diversify the geographical composition of its exports to areas experiencing vigorous growth, Germany has been able to dampen the shock of the slowdown in the euro zone. This can be seen in recent trade trends: while Germany’s exports (like France’s) have surpassed their pre-crisis level, this was due to exports to countries outside the euro zone, where Germany has benefited more than France (Table 1). Germany has in fact succeeded in significantly reducing its deficit with Asia, which has helped to offset the poor results with the euro zone and with Central and Eastern Europe. Finally, Germany has advantages in terms of non-price competitiveness [2], which reflects the dynamism of trade in automobiles and electrical, electronic and computer equipment. The surpluses in these two sectors regained their pre-crisis level in 2011 (respectively, 103 and 110 billion euros in 2011), whereas the balances in these two sectors have continued to deteriorate in France.

Even if orders from countries outside the euro zone remain buoyant (up 3.6% in early 2012), the weight of the euro zone is still too strong for exports to emerging markets to offset the decline in orders placed by the euro zone to Germany. This will inevitably affect the country’s growth. GDP should therefore rise less rapidly in 2012 than in 2011 (0.9% according to the OFCE [3], following 3.1%). Germany might thus avoid a recession, unless the euro zone as a whole experiences even sharper fiscal contraction. Indeed, the slowdown in growth means that the euro zone member states will not be able to meet their budget commitments in 2012 and 2013, which could lead them to decide on further restrictive measures, which would in turn reduce growth throughout the zone, and therefore demand addressed to the zone’s partners. In this case Germany would not avoid a recession.

Finally, the role of foreign trade is not limited to growth and employment. It could also have an impact on negotiations between France and Germany about the governance of the euro zone. The relative growth of the two countries will in practice affect the balance of power between them. The expected slowdown in growth in Germany clearly reflects its conflicting interests between, on the one hand, maintaining its market opportunities and, on the other, its fears vis-à-vis the functioning of the euro zone and the cost to public finances of broader support for the countries in greatest difficulty. While up to now the latter consideration has dominated the German position, this could change once its commercial interests come under threat, especially at a time when the German Chancellor is negotiating with the Parliamentary opposition about the ratification of the fiscal pact – an opposition that could demand measures to support growth in Europe, as has the new French president.

 

 


[1] Measured by the gap between the export and import of goods.

[2] See also J.-C. Bricongne, L. Fontagné and G. Gaulier (2011): “Une analyse détaillée de la concurrence commerciale entre la France et l’Allemagne” [A detailed analysis of commercial competition between France and Germany], Presentation at the Fourgeaud seminar [in French].

[3] This figure corresponds to the update of our forecast of April 2012, which takes into account the publication of the growth figures for Q1 2012.

 




L’Allemagne sera-t-elle rattrapée par la récession de ses partenaires européens ?

Christophe Blot et Sabine Le Bayon

L’Allemagne peut-elle être épargnée de la récession qui frappe un nombre croissant de pays de la zone euro ? Si la situation économique allemande est sans aucun doute bien plus favorable que celle de la plupart de ses partenaires, il n’en demeure pas moins que le poids des exportations dans le PIB allemand (50% contre 27% en France) fait peser une forte incertitude sur sa trajectoire de croissance.

Ainsi, au dernier trimestre 2011, le recul de l’activité (-0,2 %), lié à la consommation et aux exportations, a fait vaciller les espoirs d’une Allemagne qui serait épargnée de la crise et qui pourrait en retour tirer la croissance de la zone euro grâce à la vigueur de sa demande interne et aux augmentations de salaires. Les exportations de biens en valeur ont reculé de 1,2 % fin 2011 par rapport au trimestre précédent, avec une contribution de -1,5 point pour la zone euro et de -0,4 point pour le reste de l’Union européenne. Certes, le début de l’année 2012 a été marqué par le regain de vigueur de la croissance, avec une progression du PIB de 0,5 % (contre 0 % dans la zone euro) à nouveau tirée par les exportations et en particulier par celles des pays hors de la zone euro. Les perspectives d’une récession outre-Rhin en 2012 semblent donc s’éloigner, mais de fortes incertitudes demeurent sur les évolutions du commerce extérieur dans les prochains mois et sur l’ampleur du ralentissement « importé » en Allemagne. L’enjeu est de savoir si l’amélioration enregistrée au premier trimestre 2012 est temporaire. Le recul des commandes manufacturières des entreprises de la zone euro vers l’Allemagne (-7,5 % au premier trimestre 2012, après -4,8 % au dernier trimestre 2011) pourrait sonner le glas de la vigueur de la croissance allemande, surtout si la récession dans la zone euro se poursuit et s’amplifie.

Avec un PIB par tête qui dépasse le niveau d’avant-crise, l’Allemagne fait figure d’exception dans une zone euro encore profondément marquée par la crise. Le déficit public est maîtrisé et l’Allemagne respecte déjà le seuil de 3 % du Pacte de stabilité et de croissance. Le commerce extérieur[1] reste excédentaire et s’élevait à 156 Mds d’euros (soit 6,1 % du PIB) en 2011 quand, dans le même temps, la France enregistrait un déficit de 70 Mds d’euros (soit 3,5 % du PIB). Pourtant, malgré ces performances favorables en matière de commerce extérieur, la crise a laissé des traces qui sont aujourd’hui amplifiées par la facture énergétique. Ainsi, avant la crise, l’excédent était de 197 milliards dont plus de 58 % liés aux échanges avec les partenaires de la zone euro. Avec la crise, l’activité a fortement ralenti dans la zone euro – le PIB, au premier trimestre 2012, est encore inférieur de 1,4 % à celui qui prévalait au premier trimestre 2008 – ce qui s’est automatiquement répercuté sur la demande adressée à l’Allemagne. Ainsi, les exportations de biens vers la zone euro sont toujours inférieures à leur niveau de début 2008 (de 2,9 % pour l’Allemagne et de 6,3 % pour la France, voir tableau 1). De fait, les excédents commerciaux de l’Allemagne vis-à-vis de l’Italie et de l’Espagne – deux pays fortement touchés par la crise – ont été nettement réduits, principalement en raison du recul de la demande espagnole et italienne. Les exportations allemandes vers ces deux pays ont ainsi respectivement diminué de 27 % et de 4 % depuis 2007.

Néanmoins, même si l’Allemagne est plus exposée aux chocs de commerce international que la France, son exposition à l’égard de la zone euro est moindre. La part des pays de la zone euro dans les exportations allemandes est passée de 44,8 % en 2003 à 39,7 % en 2011 (tableau 2a). En France, malgré une baisse du même ordre de grandeur, 47,5 % des exportations sont toujours orientées vers la zone euro. L’écart s’efface cependant en considérant l’ensemble de l’Union européenne, qui représente 59,2 % des exportations allemandes contre 59,8 % des exportations françaises ; la baisse de la dépendance à l’égard de la zone euro étant compensée par la hausse de la part des nouveaux Etats membres de l’Union européenne dans le commerce allemand qui atteint 11,4 % en 2011. De plus, l’Allemagne a conservé son avance sur les marchés émergents par rapport à la France : l’Asie représente 15,8 % des exportations allemandes en 2011 et la Chine 6,1 %, contre respectivement 11,5 % et 3,2 % dans le cas français. En parvenant à diversifier la composition géographique de ses exportations vers des zones de croissance dynamique, l’Allemagne pourrait amortir le choc d’un ralentissement conjoncturel dans la zone euro. C’est de fait ce que montrent les dernières évolutions du commerce extérieur puisque si les exportations allemandes (comme françaises) sont supérieures à leur niveau d’avant-crise, c’est grâce aux exportations vers les pays hors zone euro, dont l’Allemagne a plus profité que la France (tableau 1). L’Allemagne a en effet réussi à réduire son déficit vers l’Asie de façon nette, ce qui a en partie compensé les mauvais résultats du coté de la zone euro et des PECO. Enfin, l’Allemagne dispose d’avantages en matière de compétitivité hors-prix[2] que traduit le dynamisme des échanges dans les secteurs automobile et des matériels électriques, électroniques et informatiques. Les excédents dans ces deux secteurs ont retrouvé en 2011 leur niveau d’avant-crise (respectivement 103 et 110 milliards d’euros en 2011), alors que les soldes de ces deux secteurs ont continué à se dégrader en France.

Même si les commandes en provenance des pays hors zone euro restent dynamiques (3,6 % début 2012), le poids de la zone euro reste trop fort pour que les exportations vers les pays émergents puissent compenser le recul des commandes adressées par la zone euro à l’Allemagne, ce qui se répercutera inévitablement sur la croissance allemande. Le PIB devrait donc progresser moins rapidement en 2012 qu’en 2011 (0,9 % selon l’OFCE[3], après 3,1 %). L’Allemagne échapperait donc à la récession sauf si la contraction budgétaire devait s’amplifier dans l’ensemble de la zone euro. En effet, le ralentissement de la croissance ne permettra pas aux Etats membres de respecter leurs engagements budgétaires en 2012 et 2013, ce qui pourrait les conduire à décider de nouvelles mesures restrictives qui réduiraient d’autant la croissance dans l’ensemble de la zone euro et donc la demande adressée à leurs partenaires. Dans ce cas, l’Allemagne n’échapperait pas à la récession.

Enfin, le rôle du commerce extérieur n’est pas seulement essentiel pour la croissance et pour l’emploi en Allemagne. Il pourrait également s’immiscer dans les négociations menées par la France et l’Allemagne sur la gouvernance de la zone euro. La croissance relative des pays jouera en effet sur le rapport de force entre les deux pays. Le ralentissement prévu de la croissance en Allemagne traduit bien ses intérêts contradictoires entre le maintien de ses débouchés commerciaux et ses craintes vis-à-vis du fonctionnement de la zone euro et du coût pour ses finances publiques d’un soutien plus large aux pays les plus fragiles. Si ce dernier aspect a pour l’instant dominé, la position allemande pourrait évoluer à partir du moment où ses intérêts commerciaux sont menacés, d’autant plus que la chancelière allemande négocie avec l’opposition parlementaire pour ratifier le pacte budgétaire, opposition qui pourrait réclamer des mesures de soutien à la croissance en Europe comme le fait le nouveau président français.


[1] Mesuré par l’écart entre les exportations et les importations de biens.

[2] Voir aussi J.-C. Bricongne, L. Fontagné et G. Gaulier (2011) : « Une analyse détaillée de la concurrence commerciale entre la France et l’Allemagne », Présentation séminaire Fourgeaud.

[3] Ce chiffre correspond à l’actualisation de notre prévision d’avril 2012 afin de tenir compte de la publication de la croissance du premier trimestre 2012.