C’est quoi une économie de gauche ? (Ou pourquoi les économistes sont en désaccord)

Par Guillaume Allègre

C’est quoi une économie de gauche ? Dans une tribune publiée dans Libération le 9 Juin 2015 (« la concurrence peut servir la gauche », Jean Tirole et Etienne Wasmer répondent qu’être progressiste c’est « partager un socle de valeurs et d’objectifs redistributifs ». Or, comme le soulignent très justement Brigitte Dormont, Marc Fleurbaey et Alain Trannoy (« Non, le marché n’est pas l’ennemi de la gauche », Libération du 11 Juin 2015), réduire le progressisme à la redistribution des revenus est un peu court. Une politique économique de gauche doit aussi se préoccuper de cohésion sociale, de participation à la vie en société, d’égalisation de tous les pouvoirs, objectifs auxquels on peut ajouter la défense de l’environnement et, plus généralement, le juste héritage légué aux générations à venir. Paradoxalement, si la gauche ne doit pas a priori rejeter des solutions de marché (notamment la mise en place d’un marché carbone), la dé-marchandisation des relations fait également partie du socle des valeurs de gauche. Les auteurs de ces deux tribunes insistent sur le fait que ce sont les fins qui comptent et non les moyens : le marché et la concurrence peuvent servir des objectifs progressistes. Ceci n’est pas une idée neuve. Les marchands du XVIIIe siècle avaient déjà compris que la détention d’un monopole privé pouvait leur permettre d’amasser des grandes fortunes. Tirole et Wasmer utilisent des débats plus récents, et notamment la question des taxis, du logement, du Smic, de la régulation du marché du travail et des frais d’inscription à l’université. Leur conclusion, un brin pro domo est premièrement qu’il faut davantage d’évaluations indépendantes et deuxièmement qu’il faut former les élus et les hauts fonctionnaires à l’économie.

La gauche se définit-elle par les valeurs ? Pour accepter une telle proposition, il faut que l’on puisse bien distinguer les faits des valeurs. La science économique se préoccuperait des faits au sens large et déléguerait la question des valeurs au politique. Les désaccords sur les faits seraient exagérés. La différence entre politiques de gauche et politiques de droite ne serait qu’une question de curseur, de valeurs ou de préférences, qui seraient indépendantes des faits. Selon une telle vision, les instruments doivent être conçus par des techniciens bien formés tandis que les politiques se contenteraient de choisir les paramètres. La gauche et la droite seraient alors définies par les paramètres, les progressistes mettant plus de poids dans la réduction des inégalités, tandis que les conservateurs s’occupent relativement plus de la taille du gâteau. Dans un tel schéma, les désaccords entre économistes portent essentiellement sur les valeurs. Paradoxalement, les exemples utilisés par Tirole et Wasmer font l’objet de controverses importantes, ne portant pas seulement sur les valeurs : les économistes sont très divisés sur la libéralisation des taxis, le niveau du Smic, et l’éventuelle mise en place de frais d’inscriptions à l’université. Le désaccord est important, même parmi les économistes progressistes.

Pourquoi ces désaccords ? Les désaccords sur les faits au sens strict sont de moins en moins nombreux. L’appareil statistique a fait des progrès considérables. Il reste toutefois des poches de résistance. Par exemple, concernant les taxis, il est difficile de savoir qui détient les licences et à quel prix elles ont été acquises. Or cette question est très importante. Si la grande majorité des licences sont détenues par des personnes les ayant reçues gratuitement, l’augmentation de l’offre, via les VTC ne pose pas de problème d’équité. Par contre, si la majorité des licences ont été acquises sur le marché secondaire à des prix exorbitants (pouvant atteindre 240 000 euros à Paris), alors la question de l’indemnisation se pose. Racheter 17 000 licences à 200 000 euros coûterait 3,5 milliards d’euros à l’Etat, rien que pour les licences parisiennes. On ne peut balayer ce problème d’un simple « Certes souvent chèrement acquise » (voir : « Taxis vs VTC : la victoire du lobby  contre l’innovation »).

Si les désaccords sur les faits sont rares, le désaccord porte souvent sur ce qui compte. Doit-on plutôt mettre l’accent sur les inégalités de résultats ou sur l’inégalité des chances ? Doit-on comptabiliser les plus-values immobilières lorsque l’on examine les inégalités de capital ? Doit-on se préoccuper de pauvreté relative ou de pauvreté absolue ? Doit-on se préoccuper d’inégalités entre foyers ou entre individus ? On voit par-là que le désaccord n’est pas qu’une question de curseur mais de hiérarchisation des objectifs, qui sont parfois complémentaires et parfois contradictoires. La construction même de l’appareil statistique ne sert pas à produire un fait pur mais résulte bien d’une logique selon laquelle ce qu’on mesure est la représentation d’une norme.  Mais cette norme est de fait réductrice (elle en exclut d’autres) si bien que la mesure n’a de sens qu’à partir du moment où l’on est d’accord sur la valeur de la norme : la mesure n’est jamais neutre vis-à-vis des valeurs.

La vision d’une science économique pouvant distinguer faits et valeurs est donc trop réductrice et il est souvent difficile de distinguer faits et valeurs. Par exemple, selon que l’on mesure l’impact d’une politique fiscale sur les individus ou sur les foyers, elle pourra être qualifiée de redistributive ou d’anti-redistributive. Il n’y a souvent pas de solution aisée pour résoudre ce problème car il est difficile pour le statisticien de savoir comment les revenus sont réellement partagés au sein des ménages. La solution actuelle pour mesurer le niveau de vie et la pauvreté est de faire l’hypothèse d’un partage intégral des ressources au sein du foyer, quelle que soit l’origine des revenus (revenus du travail de l’un ou l’autre des membres, aides sociales, fiscalité, …). Or de nombreuses études montrent que cette hypothèse est fausse pour une grande partie des foyers : les études empiriques montrent ainsi que les dépenses dépendent de qui apporte les ressources, les femmes dépensant une plus grande partie de leurs revenus pour les enfants.

La gratuité du système d’enseignement supérieur est-elle anti-redistributive ? Pour l’opinion commune, c’est une évidence : les étudiants viennent de familles plus aisées et recevront des salaires plus importants que ceux qui n’ont pas fait d’études ; alors que tout le monde paie de l’impôt, notamment la TVA et la CSG. Cette démonstration est vraie si l’on raisonne à un instant t. Par contre, sur le cycle de vie, la question est plus compliquée : de nombreux étudiants n’obtiennent pas d’emplois très rémunérateurs. Les professeurs des écoles, les artistes, les journalistes ont souvent fait de longues études mais perçoivent des rémunérations inférieures à la moyenne. Pour eux, l’imposition sur le revenu est bien plus favorable que de devoir rembourser des frais d’inscription.  A l’inverse, de nombreuses  personnes, qui ont fait peu d’études, reçoivent des rémunérations élevées. Sur le cycle de vie, faire payer l’enseignement supérieur par l’impôt sur le revenu est donc redistributif (voir « Dépenses publiques d’éducation et inégalités. Une perspective de cycle de vie »).

Doit-on mesurer les revenus au niveau du foyer ou des individus ? Sur le cycle de vie ou à un instant donné ? Ces exemples montrent que ce qui est mesuré par les économistes dépend le plus souvent d’une norme. Toutefois, cela ne veut pas dire que la mesure est totalement arbitraire ou idéologique. En fait, la mesure en sciences sociales n’est ni entièrement normative, ni simplement descriptive : faits et normes sont entremêlés.

Les économistes ne raisonnent pas que sur des faits bruts. Ils construisent et estiment des modèles comportementaux. Par-là, ils cherchent à répondre à la question « Et si… ? » : Et si on augmentait le Smic, quel serait l’impact sur l’emploi et les salaires du bas de l’échelle ? On peut ranger la réponse à ces questions dans les faits. Mais contrairement aux faits au sens strict, ils ne sont pas directement observables. Ils sont le plus souvent estimés dans des modèles. Or, les désaccords sur ces « faits » (les paramètres estimés des modèles) sont très importants. Pire, les économistes ont tendance à grandement sous-estimer l’absence de consensus.

Les paramètres estimés par les économistes n’ont de sens qu’au sein d’un modèle donné. Or, le désaccord entre économistes ne porte pas seulement sur les paramètres estimés mais sur les modèles eux-mêmes, c’est-à-dire sur le choix d’hypothèses simplificatrices. De même qu’une carte est une simplification du territoire qu’elle représente, les modèles sont une simplification des règles comportementales que suivent les individus. Choisir ce que l’on simplifie n’est pas sans implication normative La meilleure carte dépend du degré d’exactitude mais aussi du type de voyage que l’on veut effectuer : encore une fois, faits et valeurs sont mêlés. Les différences entre offres politiques ne sont pas seulement paramétriques, elles découlent de représentations différentes de la société.

Ainsi, contrairement à la conclusion de Tirole et Wasmer, l’évaluation en économie ne peut pas être la simple affaire d’experts objectifs. A cet égard, les économistes ressemblent moins à des médecins qu’aux autres chercheurs en sciences sociales : en effet, l’accord sur ce qui constitue une bonne santé est plus facile que sur ce qui constitue une bonne société. Les évaluations économiques doivent ainsi être pluralistes, de façon à refléter du mieux possible la diversité des points de vue dans la société. Ce qui nous sépare de la mise en place des réformes nécessaires, ce n’est pas un déficit de pédagogie de la part des experts et du personnel politique. Ce n’est pas non plus seulement un problème de formation des élites. Il n’y a manifestement pas d’accord entre les experts sur les réformes à mener. Or, les réformes économiques sont souvent trop techniques pour les soumettre à référendum et trop normatives pour les laisser aux « experts ». Pour résoudre ce problème, les conférences de consensus ou jurys citoyens semblent pertinents lorsque le sujet est suffisamment normatif pour que l’on se soucie de la représentativité des participants, et suffisamment technique pour que l’on cherche un avis éclairé. En économie, la question de l’individualisation de l’impôt sur le revenu, ou celle de la compensation d’une taxe carbone pourraient faire l’objet d’une telle conférence. En somme, les économistes sont plus utiles lorsqu’ils explicitent les arbitrages que lorsqu’ils cherchent un consensus de façade.




Du débat en économie

par Guillaume Allègre, @g_allegre

A Bernard Maris, qui a alimenté avec son talent et sa tolérance le débat économique.

Vous avez des raisons de ne pas aimer les économistes. C’est ce que nous expliquent Marion Fourcade, Etienne Ollion et Yann Algan dans une excellente étude, The Superiority of Economists, dont les conclusions principales sont reprises dans un billet : « Vous n’aimez pas les économistes ? Vous n’êtes pas les seuls ! ». L’étude concerne surtout les Etats-Unis mais peut aussi s’appliquer à l’Europe. Elle fait un portrait peu flatteur des économistes, notamment de son élite : ils sont dotés d’un fort sentiment de supériorité, isolés des autres sciences sociales, confortés par leur position dominante dans leur impérialisme économique. L’étude montre aussi que la discipline est très hiérarchisée (il existe des départements d’économie « prestigieux » et d’autres moins) et que le contrôle interne est très fort (notamment parce que la vision de ce qui constitue une recherche de qualité est beaucoup plus homogène que dans d’autres disciplines). Cela se répercute sur les publications et le recrutement des économistes : seuls ceux ayant souhaité et/ou ayant été capables de se conforter à ce modèle « élitiste » publieront dans les revues les mieux classées (les fameuses Top field), ce qui les conduira à être recrutés par les départements « prestigieux ».

Ceci ne serait pas très grave si les économistes n’avaient pas vocation à faire des recommandations de politique publique. D’ailleurs la « supériorité » de l’économie s’appuie en grande partie sur le fait que la discipline a développé des outils permettant l’évaluation quantitative des politiques publiques. L’économie est ainsi, en partie, une science de gouvernement, tandis que les autres sciences sociales ont adopté des postures plus critiques des catégories, structures et pouvoirs établis. La conséquence de la hiérarchisation du champ, du contrôle interne et du peu d’appétence pour les postures critiques, est que le débat est désormais pratiquement interdit dans le monde académique en économie (une autre raison pour ne pas aimer les économistes ?). Le graphique ci-dessous montre ainsi que le nombre d’articles en réponse à un autre article publié a très fortement chuté depuis les années 1970 : alors qu’ils représentaient 20% des articles publiés dans les cinq grandes revues académiques, ils n’en représentent plus que 2% aujourd’hui. Le débat et la critique, sans parler des paradigmes hétérodoxes, sont donc quasiment absents des plus grandes revues. Ils sont relégués dans des revues supposées de moindre importance qui ne permettent pas d’être recruté dans les départements les plus prestigieux. Or, il existe également à l’intérieur de la discipline une injonction forte de porter le débat et la critique à ce niveau académique, niveau auquel les critiques font l’objet de référés par les pairs (avec des effets de sélection, de réputation, …). Il faut être fou et demander une autorisation pour publier une critique, or aucun fou ne demande d’autorisation, donc aucune critique n’est publiée. Les anglo-saxons utilisent l’expression Catch-22[1] pour décrire ce type de situation.

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Si le débat n’a plus lieu dans les revues universitaires, a-t-il lieu autre part ? En France, Le Capital au XXIe siècle de Thomas Piketty semble être l’arbre qui cache la forêt. Le succès planétaire du livre a obligé un certain nombre de personnes à se positionner, mais peut-on parler de véritable débat en France et en Europe ?[2] Avant ce succès, Michel Husson (« Le capital au XXIe siècle. Richesse des données, pauvreté de la théorie ») et Robert Boyer (« Le capital au XXIe siècle. Note de lecture ») ont proposé des critiques intéressantes d’inspiration respectivement marxiste et régulationniste. Toutefois, malgré la qualité de ces critiques, on voit que le débat aujourd’hui ne se situe pas là : si l’impôt mondial ou européen sur le capital proposé par Piketty n’est pas mis en place, ce n’est pas parce que les arguments marxistes et/ou régulationnistes l’auront emporté. C’est plutôt l’argument d’incitation fiscale à la croissance et l’innovation qui est aujourd’hui susceptible de convaincre les pouvoirs publics. Cet argument est entre autre porté par Philippe Aghion. En ce qui concerne la fiscalité de l’épargne et du patrimoine, et malgré la proximité partisane de ces deux économistes français (ils ont tous les deux signés des appels en faveur de Ségolène Royal en 2007 puis de François Hollande en 2012), Aghion et Piketty ainsi que leurs co-auteurs ne sont d’accord sur rien (ce que montre André Masson dans un article de la Revue de l’OFCE à paraître). Piketty propose un impôt fortement progressif sur le patrimoine et un nouvel impôt fusionnant CSG et impôt sur le revenu (IR) qui taxerait les revenus financiers, y compris les plus-values, au même titre que les revenus du travail. Aghion propose exactement l’inverse : il faudrait se reposer davantage sur la TVA, éviter la fusion IR-CSG, « fausse bonne idée », et mettre en place un « système dual capital/travail » avec un « impôt progressif sur les revenus du travail et un impôt forfaitaire sur les revenus du capital productif ». Beau sujet de débat, il n’a pourtant lieu ni dans les revues scientifiques, ni autre part.

En fait, Piketty et Aghion abordent la question de la fiscalité du patrimoine sous des angles opposés : Aghion l’aborde sous l’angle de la croissance tandis que Piketty l’aborde sous l’angle des inégalités. On comprend pourquoi leurs modèles diffèrent : ils n’essayent pas d’expliquer le même phénomène. Piketty essaye d’expliquer l’évolution des inégalités tandis qu’Aghion essaye d’expliquer l’évolution de la croissance. Bien qu’ils travaillent essentiellement sur les mêmes phénomènes, il n’y a pas de confrontation entre des approches qui sont moins opposées qu’orthogonales. Pourtant, du point de vue des décideurs publics, cette confrontation est essentielle : comment choisir autrement entre les préconisations de Piketty et celles d’Aghion ?

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Une partie de ce billet a été publiée sur le blog de Libération, L’économe : http://leconome.blogs.liberation.fr/leconome/2014/12/de-la-sup%C3%A9riorit%C3%A9-des-%C3%A9conomistes-dans-le-d%C3%A9bat-public.html

 


[1] L’expression est tirée du roman du même nom de Joseph Heller. Le roman se passe en temps de guerre et pour être exempté de missions, il faut être déclaré fou. Mais pour être déclaré fou, il faut en faire la demande. Or, selon l’article 22 du règlement, ceux qui en font la demande prouvent par là-même qu’ils ne sont pas fous.

[2] Aux Etats-Unis, en revanche, le débat autour du livre a eu lieu. Par exemple, Greg Mankiw (pdf), Auerbach et Hassett (pdf) et David Weil (pdf) ont récemment proposé leur critique.