La suppression de la Dispense de recherche d’emploi : quand les gouvernements augmentent volontairement le décompte des chômeurs !

par Gérard Cornilleau et Bruno Ducoudré

Entre le dernier trimestre de 2008 et le troisième trimestre de 2015, le chômage, mesuré au sens du BIT[1], a augmenté de 962 000 personnes en passant de 2 millions à 2,9 en France métropolitaine, soit une hausse de l’ordre de 48 % (+2,8 points de taux de chômage). Le chômage des seniors de 55 ans et plus a plus que doublé, passant de 122 000 à 303 000 personnes entre 2008 et 2014 (+3 points de taux de chômage). Le nombre de demandeurs d’emplois de 55 ans et plus enregistré par Pôle emploi en catégorie A (celle qui se rapproche le plus de la définition du chômage par le BIT) a quant à lui augmenté de 372 000 entre les fins décembre 2008 et 2014, ce qui correspond à un quadruplement des seniors demandeurs d’emploi. Dans le même temps, le total des demandeurs d’emploi de catégorie A[2] passait de 2,25 millions à 3,25 soit une hausse de l’ordre de 53 %. Peu concernés par le chômage avant la crise, les seniors auraient donc connu une forte dégradation de leurs situations absolue et relative. Cette évolution était attendue car le recul de l’âge de la retraite implique que les seniors restent actifs  plus longtemps : certains en emploi d’autres au chômage. C’est bien ce que l’on a observé avec une augmentation de 11 points du taux d’emploi des 55-59 ans et de plus de 9 points de celui des plus de 60 ans entre 2008 et 2014. Le bilan de l’évolution de la situation des seniors sur le marché du travail au cours de la crise est donc contrasté : d’un côté, on a observé une hausse importante de l’emploi dans un contexte de crise ; de l’autre, le nombre de chômeurs a fortement augmenté, ce qui confirme la difficulté de retrouver un emploi après 55 ans et la situation fragile des actifs en fin de carrière.

Ce constat doit être nuancé car au cours de la même période une réforme administrative est venue perturber la mesure du chômage des seniors. Jusqu’en 2008, les plus de 50 ans pouvaient en effet être dispensés de recherche d’emplois. Cette dispense leur évitait d’avoir à actualiser mensuellement leur inscription à l’ANPE (puis à Pôle emploi) lorsqu’ils étaient, en pratique, en attente de leur départ en retraite. Pour les demandeurs d’emploi approchant l’âge légal de la retraite ayant un horizon de vie active très court[3], le plus souvent indemnisés et à peu près certains de ne pas pouvoir retrouver un emploi, cette mesure permettait de mettre en cohérence leur position administrative avec la réalité de leur situation : ces personnes, à quelques mois de la retraite, n’étaient effectivement pas à la recherche d’un emploi et il n’était ni réaliste, ni socialement justifié de leur imposer des actions de recherche active d’emploi ou la participation à une formation inutile.

La possibilité d’être dispensé de recherche d’emploi a toutefois été supprimée au motif de ce qu’elle pouvait être incitative à la sortie prématurée de l’activité. La DRE (Dispense de recherche d’emploi) ne concernait que les demandeurs d’emploi et elle ne prenait place qu’une fois la sortie d’activité réalisée. Contrairement à la préretraite, qui garantissait en plus une rémunération jusqu’à la retraite dont le montant était en général plus élevé que l’indemnisation du chômage, elle ne constituait donc pas une incitation importante. On a d’ailleurs pu observer qu’une fois cette dispense supprimée, le nombre de sorties d’activité vers le chômage n’a pas diminué. Les seuls effets auront été sociaux en imposant aux chômeurs âgés une recherche « active » sans grandes chances d’aboutir, et statistique en majorant le nombre des demandeurs d’emploi de catégorie A.

L’impact de la suppression de la DRE sur la statistique du nombre de demandeurs d’emploi explique probablement une part de la hausse du chômage des seniors âgés de 55 ans et plus. Autrement dit le changement de « thermomètre » lié à la disparition des DRE aura biaisé à la hausse l’évolution du chômage depuis 2008. Contrairement à l’habitude, le traitement statistique aura ainsi été à rebours de l’objectif habituel de minoration du chômage. Mais dans quelle proportion ?

Pour évaluer la dérive statistique du nombre de demandeurs d’emploi inscrits à Pôle emploi en catégorie A, on fait l’hypothèse que si l’on avait maintenu la dispense de recherche d’emploi, le taux de DRE aurait évolué parallèlement à l’allongement de la durée séparant les seniors de 55 ans et plus de l’âge de la retraite requis pour bénéficier du taux plein de la retraite[4]. Ce déplacement homothétique du taux de DRE et de l’âge de la retraite aurait conduit à une légère baisse du taux de DRE moyen dont nous avons donc tenu compte.

Le graphique 1 montre que le biais qui résulte de la suppression de la DRE est très important. La disparition de la DRE expliquerait la moitié de la hausse du nombre d’inscrits de 55 ans et plus depuis 2008 : l’augmentation observée de 557 000 chômeurs n’aurait été que de 224 000 ; en fin d’année 2015, le niveau observé du nombre de demandeurs d’emploi inscrits en catégorie A aurait été plus faible de 330 000.

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Corrigé de la suppression des dispenses de recherche d’emploi, la hausse du nombre de seniors demandeurs d’emploi de plus de 55 ans apparaît moins marquée : il aurait augmenté de 224 000 entre décembre 2008 et décembre 2015 alors que la population active correspondante augmentait dans le même temps de plus de 1,1 million[5].

L’impact de la suppression de la DRE sur le taux de chômage au sens du BIT peut également être évalué à partir de l’enquête emploi[6]. La plus grande partie des DRE est considérée comme inactive (84% en 2008), les autres personnes se déclarant dispensées étant soit considérées comme chômeurs au sens du BIT (9% en 2008), soit en emploi (7% en 2008). Pour évaluer l’impact de la suppression de la DRE sur le taux de chômage, on suppose le maintien du ratio de personnes inactives en DRE sur « inactifs DRE + chômeurs » à son niveau de 2008, par âge pour les 55-65 ans, en faisant évoluer ce taux à partir de 2010 pour prendre en compte le décalage de l’âge minimum de liquidation de la retraite. Il en résulte que le taux de chômage au sens du BIT aurait été inférieur de 0,4 point à son niveau observé en 2014, soit 110 000 chômeurs de moins au sens du BIT[7]. Le taux de chômage des 55-64 ans aurait augmenté de 0,6 point entre 2008 et 2014 contre 3,3 points observés.

 

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Ce diagnostic qui relativise la hausse du chômage des seniors observée depuis 2008 ne dit rien de la situation financière et sociale des sans-emplois de 55 ans et plus : le maintien des dispenses de recherche d’emploi les aurait simplement sortis de la catégorie A des demandeurs d’emploi, sans changer leur situation en matière de revenus.

Etablir un bilan précis de la suppression de la DRE est difficile et nous n’avons pas tenté de l’établir ici. Il est toutefois utile de rappeler que la situation des seniors au chômage est très hétérogène entre ceux, chômeurs de longue durée, qui ne disposent que d’une faible indemnisation du chômage ou du RSA[8] et les « faux préretraités » ayant pu négocier une rupture conventionnelle de leur contrat de travail et bénéficiaires, jusqu’au moment de leur retraite, d’une indemnisation pleine. Ces deux catégories très différentes sur le plan social, ont en commun d’avoir très peu de chance de retrouver un emploi. On peut d’ailleurs facilement imaginer qu’elles sont très peu actives à cet égard. Leur maintien en catégorie A est dans ces conditions parfaitement illusoire.

La DRE entérinait une situation de fait qu’on a voulu ignorer en la supprimant. Dès lors, on a créé une situation assez hypocrite dans laquelle les seniors sortis de l’emploi sont sommés d’en rechercher un activement, fusse quelques mois avant leur départ en retraite, alors que l’état du marché du travail ne permet pas d’envisager que ces démarches puissent aboutir.

Le traitement social du chômage, qu’on a diabolisé au motif de la désincitation au travail, mériterait certainement d’être réintroduit pour les seniors en fin de carrière exclus de leur emploi par accident (faillite de l’entreprise, fermeture de site, …) ou en accord avec leur entreprise par le biais d’une rupture conventionnelle avantageuse. Cette gestion sociale devrait sans doute s’appuyer sur plusieurs actions selon qu’elle viserait à retenir dans l’emploi les seniors[9], ou à améliorer les revenus et la situation sociale des chômeurs de longue durée âgés ou à très faibles ressources. Des emplois subventionnés réservés aux seniors (sur le modèle des emplois jeunes) pourraient par exemple aider ceux qui sont encore loin de l’âge de la retraite. Enfin la dispense de recherche d’un emploi pour ceux qui sont proches du départ en retraite, accompagnée d’une meilleure indemnisation pour les moins favorisés, ferait disparaître une exigence absurde d’activité et permettrait une réduction du nombre des inscrits en catégorie A qui est, comme on le sait, un objectif politique majeur des gouvernements. Il est assez paradoxal que pour d’assez mauvaises raisons, très liées à l’idéologie du « tout travail », les gouvernants aient finalement agi pour augmenter le nombre des demandeurs d’emplois comptabilisés et par ricochet le nombre de chômeurs BIT.

[1] Le chômage au sens du BIT regroupe les actifs sans emploi (i.e. n’ayant pas travaillé, ne serait-ce qu’une heure, dans la semaine de référence de l’enquête), à la recherche active d’un emploi et disponible pour en occuper un. La catégorie A des demandeurs d’emplois inscrits à Pôle emploi regroupe les sans-emplois n’ayant pas du tout travaillé dans le mois et soumis à une obligation de recherche active d’emploi.

[2] France métropolitaine.

[3] En 2008, 80 % des dispensés de recherche d’emploi avaient 58 ans et plus. Seuls 3 % avaient moins de 56 ans. Le nombre de DRE pour lesquels un effort de recherche d’emploi aurait été justifié par une espérance de vie en activité de l’ordre de cinq ans était donc très réduit. En pratique les DRE s’appliquaient bien à des chômeurs très proches de l’âge de la retraite.

[4] Le nombre de dispensés de recherche d’emploi avant 55 ans est très faible. Il a été négligé dans les calculs présentés ici.

[5] Précisément, d’après les données de l’enquête emploi, de 1,184 million entre les moyennes annuelles de 2008 et 2014.

[6] Jusqu’en 2012, les personnes âgées de 55 à 65 ans se déclarant dispensées de recherche d’emploi sont identifiables dans l’enquête. Pour 2013 et 2014, on utilise le nombre de DRE donné par la DARES, que l’on impute par âge à partir de la répartition par âge donnée par la DARES pour 2013. La répartition des DRE entre actif/inactif/chômeur au sens du BIT est celle de l’enquête emploi pour 2012.

[7] L’écart entre la hausse des demandeurs d’emploi liée à la suppression de la DRE et la hausse des chômeurs au sens du BIT s’explique par le fait qu’au sein des demandeurs d’emploi en DRE, une partie des seniors peut exercer une activité, ou rechercher activement un emploi et être ainsi considérée comme chômeur dans l’enquête emploi. L’écart s’explique aussi par la différence des sources de données : données administratives pour la DARES-Pôle emploi contre données d’enquête pour l’Insee.

[8] Les plus de 60 ans bénéficiaires de l’allocation de solidarité spécifique (ASS) ou du RSA bénéficient en outre d’une prime transitoire de solidarité (PTS) de 300 € par mois

[9] Pourquoi pas une autorisation administrative pour les ruptures conventionnelles concernant les plus de 55 ans ? La législation actuelle prévoit déjà une homologation des ruptures conventionnelles mais le contrôle de l’administration ne porte que sur le respect des formes (délais de rétractation conforme, montant des indemnités, etc.) et sur la vérification de la liberté de consentement des parties. Pour les plus de 55 ans il serait possible d’élargir le champ du contrôle de manière à tenir compte de l’intérêt général et des conséquences, y compris pour l’assurance chômage, des arrangements opportunistes entre salariés et entreprises permettant de réintroduire un système opaque de préretraites démissions.




De la difficulté de mener des réformes structurelles en période de chômage élevé

par Sabine Le Bayon, Mathieu Plane, Christine Rifflart, Raul Sampognaro

Les réformes structurelles visant à flexibiliser le marché du travail sont souvent parées de toutes les vertus pour lutter contre le chômage de masse et limiter la segmentation du marché du travail entre ceux qui y sont intégrés dans des contrats stables (insiders) et ceux qui sont au chômage ou en contrat précaire (outsiders). Si, dans une économie en croissance, ces mesures peuvent faciliter les créations d’emplois au profit des outsiders, les résultats à en attendre peuvent être plus incertains en situation de chômage de masse et de croissance atone. En effet, les réformes structurelles peuvent réduire la dualité du marché du travail liées aux mesures réglementaires mais elles ne peuvent combattre  la dualité du marché du travail inhérente au capital humain qui se renforce en période de chômage de masse : à qualification égale, c’est l’expérience qui fait la différence, et à expérience égale, c’est la qualification qui fait la différence. Le chômage élevé renforcerait donc le phénomène de « file d’attente » pour accéder aux emplois plus stables. Ainsi, les réformes structurelles visant à fluidifier le marché du travail affecteront prioritairement les salariés qui ont les qualifications et l’expérience les moins élevées sans pour autant permettre aux outsiders d’accéder à une situation professionnelle plus stable. De ce fait, une hausse des inégalités entre les actifs est à attendre, sans effet positif sur l’emploi du fait de la faiblesse de l’activité économique. Seul un pilotage macroéconomique intégrant l’objectif du retour au plein-emploi pourrait rendre les réformes structurelles performantes

Comme nous le montrons dans l’étude spéciale « La dévaluation par les salaires dans la zone euro : un ajustement perdant-perdant » (Revue de l’OFCE, n° 136, novembre 2014), la segmentation sur le marché du travail s’est accrue au cours de la crise malgré la mise en place de réformes structurelles dans les pays de la zone euro. Ainsi, depuis 2008, le taux d’emploi[1] des seniors et des plus qualifiés a mieux résisté que celui des autres catégories de population dans les quatre plus grands pays de la zone euro (graphiques 1 et 2).

La forte baisse du taux d’emploi des jeunes depuis 2008 est générale – y compris en Allemagne, pays où le marché de l’emploi est resté dynamique – et contraste avec la hausse du taux d’emploi des seniors (ou leur faible baisse en Espagne). L’écart entre ces deux catégories est compris entre 12 points de pourcentage en France et 21 points en Italie (15 points en Allemagne et 19 en Espagne). L’ajustement du taux d’emploi des 25-54 ans se situe dans une position intermédiaire. La résistance du taux d’emploi des seniors à la crise résulte probablement de la combinaison de deux causes : les réformes des systèmes de retraite introduites au cours des dernières années (allongement des durées de cotisation et/ou recul de l’âge légal de départ en retraite) et le coût relativement plus élevé de licenciement des seniors qui, le plus souvent, occupent des positions hiérarchiques plus élevées. Dans un contexte de crise, il est fort probable que cela ait engendré un effet de substitution de l’emploi des seniors au détriment des plus jeunes.

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Les ajustements des taux d’emploi ont été aussi plus marqués pour les populations sans diplôme du secondaire, à l’exception de l’Italie où le diplôme ne semble pas protéger du chômage ou de l’inactivité. En France, l’ajustement des taux d’emploi a clairement été décroissant avec le type de diplôme. En Allemagne, le taux d’emploi des moins diplômés a baissé pendant la crise alors que celui des autres catégories a augmenté. En Espagne, les diplômés du supérieur ont un taux d’emploi qui résiste mieux que les autres catégories de population. A ces évolutions différentes des taux d’emploi par catégorie de diplôme, s’ajoute le fait que les revenus salariaux en Italie, Espagne et France n’ont baissé que pour les premiers déciles de revenus salariaux. L’ajustement sur les revenus salariaux des premiers déciles s’est opéré vraisemblablement par une réduction de la durée du travail sur l’année (temps partiel, contrats temporaires de plus courte durée ou phases de chômage plus longues entre deux contrats, réduisant la rémunération moyenne sur l’année). Ainsi, dans les pays les plus touchés par la crise, les populations les plus fragiles, présentant le capital humain le plus faible, se sont retrouvées les plus exposées à la dégradation du marché du travail, que ce soit par la baisse des taux d’emploi ou la réduction des rémunérations salariales annuelles.

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Dans un contexte de marché du travail dégradé, en acceptant un faible déclassement, ce serait d’abord le chômeur le plus qualifié qui retrouverait un emploi, chassant celui qui aurait pu l’avoir, qui lui-même, ferait la même chose à un échelon inférieur. Ceci pourrait expliquer qu’en bout de file, les moins qualifiés soient, quelle que soit la législation du travail, victimes du chômage ou de précarité dans l’emploi.

Ainsi, l’existence d’une segmentation « spontanée » sur le marché de l’emploi et d’un phénomène de « file d’attente » peut limiter la réussite d’une stratégie de réformes structurelles et de dévaluation salariale. Dans ce cas, une plus grande flexibilité du marché du travail conjuguée à une réduction de la protection sociale pourrait accroître les inégalités entre les catégories d’actifs sans augmenter les créations d’emplois en équivalent temps plein.

 


[1] Il s’agit du ratio : emploi/population en âge de travailler.




France-Allemagne : le grand écart démographique

par Gérard Cornilleau

Les trajectoires démographiques divergentes de l’Allemagne et de la France vont avoir des conséquences majeures et différenciées sur les dépenses sociales, les marchés du travail, les capacités productives et sur la soutenabilité des dettes publiques. Elles expliquent notamment les craintes allemandes face à la montée de leur propre dette. Les divergences démographiques vont nécessiter la mise en œuvre de politiques publiques hétérogènes de part et d’autre du Rhin. Le « one-size-fits-all » n’est pas encore pour demain.

Les trajectoires  démographiques de la France et de l’Allemagne sont le produit des guerres européennes et de l’Histoire. La superposition des pyramides des âges (graphique 1) est à cet égard instructive : en Allemagne les générations les plus nombreuses sont celles qui sont nées au cours de la période nazi, jusqu’en  1946 ; ensuite viennent les générations nées au milieu des années soixante (les enfants des générations nées pendant le nazisme).  En France les générations des années trente sont à l’inverse peu nombreuses. En conséquence le baby-boom qui, comme on peut  facilement le comprendre, démarre avant celui de l’Allemagne (dès 1945 au moment où l’on observe un baby krach en Allemagne qui ne prendra fin qu’au début des années cinquante ; le baby-boom allemand culminant tardivement au cours des années soixante) est d’une ampleur limitée car les générations en âge d’avoir des enfants sont peu nombreuses. En revanche le ralentissement de la natalité est nettement plus faible en France après la crise des années soixante-dix et surtout la fécondité augmente de  nouveau depuis le début des années quatre-vingt-dix. Si bien qu’avec un taux de fécondité qui reste proche de 2 enfants par femme en âge de procréer, les générations sont de taille pratiquement constante de 1947 à aujourd’hui.  En Allemagne la réunification entraîne un effondrement de la fécondité dans l’ex-RDA qui converge vers le taux de l’Ouest  au milieu des années 2000 (graphique 2). Au total, depuis la guerre, la fécondité française est toujours restée supérieure à la fécondité allemande et depuis le début des années 2000 l’écart se creuse. Si bien que le nombre de naissances en France excède aujourd’hui  de beaucoup celui qui est observé en Allemagne : en 2011, 828 000 contre 678 000 soit 22 % de naissances en plus en France.

 

Du point de vue démographique, la France et l’Allemagne sont donc dans des situations radicalement différentes. Alors que la France a pu conserver un taux de fécondité satisfaisant, pratiquement suffisant pour garantir la stabilité à long terme de la population, la dénatalité allemande va entraîner une baisse  rapide et importante de la population et un vieillissement nettement plus prononcé qu’en France (graphiques 3 et 4)

D’après les projections démographiques retenues par la Commission européenne[1], l’Allemagne devrait perdre plus de 15 millions d’habitants d’ici 2060 et la France en gagner un peu moins de 9. Vers 2045 les deux pays devraient avoir des populations identiques (un peu moins de 73 millions d’habitants) et en 2060 la France compterait environ 7 millions d’habitants de plus que l’Allemagne (73 millions contre 66).

Dans les deux pays les migrations contribuent à la croissance de la population mais de manière modérée. Les migrations nettes ont été faibles en Allemagne au cours de la période la plus récente avec un taux de 1,87 ‰ entre 2000 et 2005 et 1,34‰ entre 2005 et 2010 contre respectivement 2,55 ‰ et 1,62‰ en France[2]. La Commission européenne retient pour l’avenir  des taux de migration nets proches pour la France et l’Allemagne, contribuant à l’horizon de 2060 à augmenter la population de l’ordre de 6 % dans chaque pays[3]. L’ONU[4] envisage une hypothèse similaire, la contribution des migrations étant de plus en plus faible dans l’ensemble des pays du fait du ralentissement général des migrations internationales dues à la hausse des revenus dans les pays d’origine. Dans ce contexte, l’Allemagne ne semble pas disposer d’un réservoir important de main-d’œuvre externe alors qu’elle a peu de liens historiques avec les principales zones d’émigration.

L’inversion des poids démographiques semble donc inéluctable et elle s’accompagnera d’une divergence de l’âge moyen de la population, l’Allemagne étant nettement plus âgée que la France (graphique 4). En 2060, la part des plus de 65 ans atteindra presque le tiers de la population en Allemagne contre un peu moins de  27 % en France.

En conséquence, et compte tenu des réformes engagées dans les deux pays, la part des dépenses publiques de retraites dans le PIB augmenterait peu en France et beaucoup en Allemagne. D’après les travaux de la Commission européenne (op. cit.) elle passerait en France, entre 2010 et 2060, de 14,6 à 15,1 %, soit une hausse de +0,5 point, alors qu’elle augmenterait de  2,6 points en Allemagne passant de 10,8 à 13,4 % du PIB. Ceci bien que la réforme allemande du système de retraite prévoie un report à 67 ans de l’âge de la retraite et la réforme française un report à seulement  62 ans.

La démographie a également des conséquences sur les marchés du travail qui vont être soumis à des contraintes différentes. Entre 2000 et 2011, les populations actives française et allemande ont augmenté du même ordre de grandeur –  +7,1 % en Allemagne et + 10,2 % en France –,  mais alors qu’en Allemagne les deux tiers de cette hausse résulte de celle des taux d’activité, en France la démographie en explique 85 %. Dans un avenir proche, l’Allemagne va buter sur la difficulté d’accroître davantage ses taux d’activité. Sa politique familiale comprend aujourd’hui des dispositions, comme le congé parental, qui visent à inciter le travail féminin par une meilleure conciliation entre le travail et la vie de famille, mais les taux d’activité féminins sont déjà élevés et la question est plutôt celle de l’augmentation de la fécondité que de l’offre de travail. La France qui part d’un niveau plus faible de taux d’activité, surtout à cause des seniors qui sortent du marché du travail nettement plus tôt qu’en Allemagne, dispose de plus de réserves de hausse. Depuis quelques années la disparition des préretraites et l’allongement des durées de travail requises pour obtenir une retraite à taux plein ont commencé à produire leurs effets et le taux d’emploi des seniors progresse nettement, même pendant la crise[5]. Dans le même temps l’emploi des seniors progresse également en Allemagne, mais il ne pourra pas augmenter fortement indéfiniment et l’hypothèse d’une convergence à long terme des taux d’emploi entre la France et l’Allemagne est la plus vraisemblable. Au total, selon les projections de la Commission européenne[6], le taux d’activité allemand pourrait augmenter de 1,7 point entre 2010 et 2020 (passant de 76,7 à 78,4 %) alors que le taux français augmenterait de 2,7 points (de 70,4 à 73,1 %). A l’horizon de 2060 le taux d’activité français augmenterait deux fois plus que le taux allemand (+4,2 points contre +2,2). Mais le taux français serait encore inférieur au taux allemand (74,7 contre 78,9) si bien que la France disposerait encore d’une réserve de hausse.

La conséquence de cette divergence démographique  entre les deux pays est lourde  en termes de croissance potentielle à moyen long terme. Toujours selon les projections de la Commission européenne (qui repose sur l’hypothèse de la convergence de la productivité du travail en Europe autour d’un rythme de croissance annuelle de 1,5 %), la croissance potentielle française sera à long terme le double de la croissance potentielle allemande : +1,7 % par an d’ici 2060 contre +0,8. La différence resterait relativement faible jusqu’en 2015 (1,4 en France et 1,1 en Allemagne) mais elle se creusera ensuite rapidement : 1,9 en France en 2020, contre 1 en Allemagne.

Il en résultera que, comme pour la population, la hiérarchie des PIB français et allemand devrait s’inverser aux alentours de 2040 (graphique 5).

Les contextes démographiques de la France et de l’Allemagne expliquent donc logiquement que les perspectives des dépenses sociales liées à l’âge soient plus préoccupantes en Allemagne qu’en France. Ceci devrait conduire à nuancer les analyses relatives aux dettes publiques : à niveau identique du ratio dette/Pib en 2012, la dette française est plus soutenable à long terme que la dette allemande.


[1] Cf. “The 2012 ageing report”, European Economy 2/1012.

[2] Cf. United Nations, Department of Economic and Social Affairs, Population Division (2011). World Population Prospects: The 2010 Revision, CD-ROM Edition.

[3] Le solde migratoire net serait un peu plus élevé en Allemagne qu’en France atteignant 130 000 par an aux alentours de 2025-2030, alors qu’il resterait inférieur à 100 000 en France. Mais au total la différence serait très faible : en 2060 le cumul des migrations nettes entre 2010 et 2060 augmenterait la population de 6,2 % en Allemagne et 6 % en France (en pourcentage de la population de 2010)

[4] Op. cit.

[5] Voir le bilan de l’évolution de la population active en 2011 par l’Insee : http://www.insee.fr/fr/ffc/ipweb/ip1415/ip1415.pdf

[6] Op. cit.