L’impératif de soutenabilité économique, sociale et environnementale

par OFCE[1], ECLM[2], IMK[3], AKW[4]

À l’apogée de la crise de la dette souveraine en zone euro, nous nous sommes engagés dans un examen annuel de la croissance : iAGS -independant Annual Growth Survey. Le projet a fait l’objet d’un premier débat à la fin de l’année 2011 et le premier rapport a été publié en novembre 2011. Notre objectif, en collaboration avec le groupe S & D au Parlement européen, a consisté à discuter et à remettre en question la contribution de la Commission européenne au Semestre européen. Concrètement, il s’agissait de pousser la Commission européenne vers une politique macroéconomique plus réaliste, c’est-à-dire moins axée sur la réduction à court terme de la dette publique, et plus consciente des conséquences sociales de la crise et du parti-pris d’austérité. Pendant 7 ans, nous avons plaidé contre une austérité brutale qui ne permettait pas de contrôler la dette publique, nous avons mis en garde contre le risque catastrophique de la déflation. Nous avons également alerté sur les conséquences sociales de la combinaison mortelle de la crise économique, de la flexibilité accrue du marché du travail et de l’austérité sur les inégalités, en particulier dans la partie basse de la répartition des revenus. Nous ne pouvons pas prétendre avoir changé à nous seuls les politiques de l’Union, mais au moins avoir eu une influence, bien qu’insuffisante et trop tardive pour éviter les cicatrices laissées par la crise.

Aujourd’hui, il est nécessaire de faire de cette initiative un grand pas en avant. L’adoption des ODD (Objectifs de Développement Durable) nécessite une nouvelle approche de la gouvernance économique et de la croissance économique. La mesure de la performance économique doit évoluer vers la mesure du bien-être selon les trois aspects du développement durable – économique, social et environnemental. À cet effet, un large éventail de politiques doit être mobilisé de manière cohérente, ce qui doit faire passer la politique budgétaire d’un rôle dominant à un rôle de facilitation et de soutien. De plus, ces politiques doivent être ancrées dans une stratégie à long terme cohérente et inclusive et doivent être suivies de près pour contrôler qu’elles sont durables.

Jusqu’à présent, l’UE n’a pas adopté cet agenda de manière satisfaisante, et le processus du Semestre européen toujours en vigueur ne permet pas de conduire l’UE vers la réalisation des ODD. De la même manière que l’iAGS a contesté l’orthodoxie dominante dans le domaine macroéconomique, l’iASES 2019 – independant Annual Sustainable Economic Survey, le nouveau nom de l’iAGS – constitue notre contribution au soutien et à la promotion d’une stratégie soutenable.

L’iASES 2019 dresse les perspectives économiques pour l’UE. Le ralentissement à venir résulte en grande partie de l’atténuation progressive de la reprise après la Grande Récession, et de la convergence des taux de croissance vers une trajectoire de croissance potentielle plus faible. Le ralentissement de la croissance coïncide avec la reprise des turbulences politiques: le Brexit, les finances publiques italiennes, la guerre commerciale et les turbulences dans certains pays émergents. La reprise prendra fin à un moment donné, et la zone euro n’est pas encore préparée à cela, car les déséquilibres persistent et le cadre institutionnel reste incomplet[5]. La zone euro a dégagé un excédent commercial important, qui pourrait ne pas être soutenable. La convergence nominale reste un problème important qui doit être résolu par la volonté politique de coordonner plus activement l’évolution des salaires, à commencer par ceux des pays excédentaires. En outre, l’adoption partielle d’une union bancaire peut s’avérer insuffisante pour assurer la stabilité bancaire en cas de chocs défavorables. La BCE pourrait être contrainte à la mise en œuvre de nouvelles politiques de soutien non conventionnelles, politiques qui pourraient être complétées par des mesures automatiques de stabilisation budgétaire transfrontalières au sein de l’UEM.

La situation sociale s’est légèrement améliorée dans l’Union européenne depuis le pire de la crise et, en moyenne, les taux de chômage dans les pays européens ont retrouvé leur niveau d’avant la crise. Cependant, les différences entre les pays et les couches de la population sont encore importantes. Les responsables politiques doivent être conscients des compromis et synergies possibles entre les objectifs économiques, sociaux et environnementaux en général et les objectifs de développement durable en particulier[6]. Conformément aux ODD et aux objectifs visés par le Socle européen des droits sociaux, iASES vise à promouvoir des politiques -développement des investissements sociaux, politiques industrielles volontaristes, réduction du temps de travail, augmentation de la négociation collective afin de limiter la formation d’inégalités primaires- qui répondent à ces objectifs et permettent de surmonter les conséquences négatives directes et indirectes du chômage.

Le changement climatique est sans doute le défi le plus sérieux auquel nous sommes collectivement confrontés. Il parait donc utile de calculer les budgets carbone pour avertir les décideurs politiques des efforts à fournir pour mettre la société sur la voie de la soutenabilité environnementale. L’iASES évalue la « dette climatique », c’est-à-dire le montant que les pays devront investir ou payer pour qu’ils ne dépassent pas leur budget carbone, ce qui donne lieu à trois informations politiques clés. Il ne reste que quelques années aux grands pays européens avant d’épuiser leur budget carbone sous l’objectif de + 2 ° C. Par conséquent, la dette carbone devrait être considérée comme l’un des problèmes majeurs des décennies à venir car, dans le scénario de référence, elle représente environ 50% du PIB de l’Union européenne pour rester en dessous de + 2 ° C[7]. Il faut délibérément formuler la question du climat en terme de dette, car le concept de déficit excessif s’applique aujourd’hui totalement à la procrastination qui nous caractérise sur ce point.

 

[1] Coordination par Xavier Timbeau. Contributeurs : Guillaume Allègre, Christophe Blot, Jérôme Creel, Magali Dauvin, Bruno Ducoudré, Adeline Gueret, Lorenzo Kaaks, Paul Malliet, Hélène Périvier, Raul Sampognaro, Aurélien Saussay.

[2] Economic Council of the Labour Movement. Contributeurs : Jon Nielsen, Andreas Gorud Christiansen.

[3] Institüt für Macroökonomie und Konjunkturforschung. Contributeurs : Peter Hohlfeld, Andrew Watt.

[4] Chamber of Labour, Vienna. Contributeurs : Michael Ertl, Georg Feigl, Pia Kranawetter, Markus Marterbauer, Sepp Zuckerstätter.

[5] Cf. « Des défis à venir pour l’Union européenne », OFCE Policy Brief, n° 49, 5 février 2019.

[6] Cf. « Soutenabilité sociale : des Objectifs de Développement Durable aux politiques publiques », OFCE Policy Brief, n° 48, 5 février 2019.

[7] Cf. « Une évaluation exploratoire de la dette climatique », OFCE Policy Brief, n° 44, 11 décembre.




Mesurer le bien-être et la soutenabilité : un numéro de la Revue de l’OFCE

par Eloi Laurent

Ce numéro de la Revue de l’OFCE (n° 145, février 2016) présente certains des meilleurs travaux qui se développent à grande vitesse autour des indicateurs de bien-être et de soutenabilité.

Pourquoi vouloir mesurer le bien-être ? Parce que l’idée que la croissance économique représente le développement humain au sens où elle constituerait un bon condensé de toutes ses dimensions est tout simplement fausse. La croissance du PIB n’est pas une condition préalable du développement humain, c’est au contraire, désormais, souvent son entrave (comme l’illustre le coût sanitaire exorbitant de la pollution atmosphérique en Inde et en Chine, deux pays qui concentrent un tiers de la population humaine). Dès lors, l’augmenter ne suffit pas à se développer humainement, il y faut des politiques spécifiques qui se donnent pour objet direct l’éducation, la santé, les conditions environnementales ou encore la qualité démocratique. Sans la considération de cette pluralité du bien-être, une dimension, généralement la dimension économique, s’impose aux autres et les écrase, mutilant le développement humain des individus et des groupes (l’exemple de la santé aux Etats-Unis est particulièrement frappant à cet égard).

Pourquoi vouloir mesurer la soutenabilité ? Parce qu’un taux de croissance mondiale de 5 % aujourd’hui nous importe peu si le climat, les écosystèmes, l’eau et l’air qui sous-tendent notre bien-être se sont irrévocablement dégradés en deux ou trois décennies du fait des moyens déployés pour atteindre cette croissance. Ou pour le dire avec les mots du ministre de l’Environnement chinois, Zhou Shengxian, en 2011 : « si notre terre est ravagée et que notre santé est anéantie, quel bienfait nous procure notre développement ? ». Il faut donc actualiser notre bien-être pour que celui-ci ne soit pas qu’un mirage. Nos systèmes économiques et politiques n’existent que parce qu’ils sont sous-tendus par les ressources d’un ensemble qui les contient, la biosphère, dont la vitalité est la condition de leur perpétuation. Pour le dire brutalement, si les crises écologiques ne sont pas mesurées et maîtrisées, elles finiront par balayer le bien-être humain.

Les indicateurs de bien-être et de soutenabilité doivent donc entrer dans un nouvel âge, performatif : après avoir mesuré pour comprendre, il nous faut à présent mesurer pour changer. Évaluer pour évoluer. Car le changement qu’appellent ces nouvelles visions du monde économique est considérable. Ce temps de l’action implique toujours des choix et des arbitrages qui n’ont rien de simple. C’est précisément le double objet de ce numéro de la Revue de l’OFCE : montrer que les indicateurs de bien-être et de soutenabilité sont parvenus à maturité et qu’ils peuvent désormais non seulement changer notre vision du monde économique mais notre monde économique lui-même ; donner à voir les types de choix qui se présentent aux décideurs privés et publics pour mener à bien ce changement. Les deux parties qui composent ce numéro mettent à cet égard clairement en lumière la question de l’échelle pertinente de la mesure du bien-être et de la soutenabilité.

La première partie de ce numéro est consacrée au sujet relativement nouveau de la mesure du bien-être territorial en France. Mesurer le bien-être là où il est vécu suppose en effet de descendre vers l’échelle locale la plus fine : la nécessité de mesurer et d’améliorer le bien-être humain au plus près des réalités vécues par les personnes, de même que l’ampleur des inégalités spatiales dans la France contemporaine impose la perspective territoriale. Il existe au moins deux raisons fortes qui font des territoires (régions, métropoles, départements, villes), plus que les États-nations, les vecteurs par excellence de la transition du bien-être et de la soutenabilité. La première tient à leur montée en puissance sous le double effet de la mondialisation et de l’urbanisation. La seconde tient à leur capacité d’innovation sociale. On parle à ce sujet, à la suite de la regrettée Elinor Ostrom, de « transition polycentrique » pour signifier que chaque échelon de gouvernement peut s’emparer de la transition du bien-être et de la soutenabilité sans attendre une impulsion venue d’en haut.

Monica Brezzi, Luiz de Mello et Éloi Laurent (« Au-delà du PIB, en-deçà du PIB : Mesurer le bien-être territorial dans l’OCDE ») donnent à voir les premiers résultats de travaux théoriques et empiriques conduits actuellement dans le cadre de l’OCDE (accessibles de manière interactive sur le site http://www.oecdregionalwellbeing.org/ ) pour mesurer certaines dimensions du bien-être au niveau régional et appliquer ces nouveaux indicateurs au cas français afin d’en tirer d’utiles enseignements pour les politiques publiques.

Robert Reynard (« La qualité de vie dans les territoires français ») propose un panorama des résultats obtenus récemment par l’Insee à l’aide d’indicateurs territoriaux de qualité de vie qui permettent de constituer une nouvelle typologie des espaces français mettant en évidence huit grands types de territoires, qui se distinguent à la fois par les conditions de vie de leurs habitants (emploi, revenus, santé, éducation, etc.) et par les aménités que les territoires offrent à leur population (cadre de vie, accès aux services, transports, etc.). La nouvelle représentation de la France qui en résulte constitue une aide précieuse à la décision pour ceux qui ont en charge les politiques visant l’égalité des territoires.

Kim Antunez, Louise Haran et Vivien Roussez (« Diagnostics de qualité de vie : Prendre en compte les préférences des populations ») reviennent sur l’approche développée dans le cadre de l’Observatoire des territoires et mettent en lumière les indicateurs, proposés à des échelles géographiques adaptées, qui permettent de rendre compte du caractère multidimensionnel de la qualité de vie en France. Ici aussi, des typologies de territoires explorent le lien entre les aménités variées des cadres de vie et les aspirations diverses des populations qui y résident, pour souligner les déséquilibres existants et les leviers d’action publique mobilisables pour les réduire.

Enfin, Florence Jany-Catrice (« La mesure du bien-être territorial : travailler sur ou avec les territoires ? ») insiste sur une dimension fondamentale de ce débat sur la mesure du bien-être territorial français : la participation des citoyens à la définition de leur propre bien-être. Elle montre notamment que la portée des indicateurs retenus dépend du fait que celles et ceux qui les élaborent travaillent sur les territoires ou avec eux, c’est dans ce dernier cas seulement que le territoire et ses habitants deviennent de véritables acteurs dans l’élaboration d’une vision partagée.

Mais mesurer la soutenabilité suppose, à l’inverse de ces approches localisées, de remonter l’échelle géographique vers le national et même le niveau global. C’est l’objet des articles de la seconde partie de ce numéro qui porte sur un sujet dont l’importance a été encore soulignée par la récente loi sur la transition énergétique : l’économie circulaire. Il y a ici une différence cruciale à opérer entre une économie apparemment circulaire, qui concernerait un produit ou une  entreprise et la véritable circularité économique, qui ne peut s’apprécier qu’en élargissant la boucle pour parvenir à une vision systémique.

C’est ce qu’entendent démontrer Christian Arnsperger et Dominique Bourg (« Vers une économie authentiquement circulaire : réflexions sur les fondements d’un indicateur de circularité ») en s’interrogeant sur les principaux aspects, enjeux et questionnements que les concepteurs d’un indicateur d’économie authentiquement circulaire, s’il devait un jour être bâti au plan formel et technique, devraient prendre en compte. Ils concluent notamment que sans une vision systémique orientée vers la réduction, le rationnement et la stationnarité propres à l’approche perma-culturelle, l’idée d’économie circulaire restera constamment vulnérable à une récupération peut-être bien intentionnée, mais finalement de mauvais aloi.

Vincent Aurez et Laurent Georgeault (« Les indicateurs de l’économie circulaire en Chine ») s’efforcent justement d’évaluer la pertinence et la portée réelle des outils d’évaluation développés ces dernières années par la Chine pour donner corps à une politique intégrée d’économie circulaire ayant pour objectif d’assurer la transition vers un modèle sobre en ressources et bas carbone. Ces instruments, à bien des égards uniques mais encore insuffisants, se distinguent par leur caractère systémique et multidimensionnel et constituent dès lors un apport original au champ des indicateurs de soutenabilité.

Finalement, Stephan Kampelmann (« Mesurer l’économie circulaire à l’échelle territoriale : une analyse systémique de la gestion des matières organiques à Bruxelles »), mobilisant la théorie des systèmes socio-écologiques, se livre à un exercice particulièrement novateur consistant à comparer, selon une batterie d’indicateurs d’impact économiques, sociaux et environnementaux, deux trajectoires possibles pour la gestion municipale des flux de matières organiques à Bruxelles : un traitement centralisé par biométhanisation et un traitement par compostage décentralisé.

Ainsi donc, si le bien-être se mesure le mieux à l’échelle locale, la soutenabilité, y compris celle des territoires, s’évalue correctement en tenant compte de l’impact ressenti au-delà des frontières locales ou nationales. Des arbitrages apparaissent alors entre ces dimensions, dont l’exploration et la possible transformation en synergies au niveau territorial et national constituent les chantiers les plus prometteurs ouverts par la transition du bien-être et de la soutenabilité.




Allocations familiales : family business ?

par Hélène Périvier

Bertrand Fragonard a rendu son rapport au Premier Ministre en  vue d’accroître le caractère redistributif de la politique familiale et de rétablir les comptes de la branche famille d’ici 2016, déficitaire depuis peu. Un redéploiement des prestations familiales vers les familles aux faibles revenus est proposé comme premier objectif. Pour le second, les deux options proposées sont la modulation des allocations familiales selon les ressources ou leur fiscalisation. Comment trouver 2 milliards d’euros en période de vaches maigres ?

Les vaches étant maigres, est-ce le moment de les mettre au régime ?

La réduction des dépenses de la politique familiale s’inscrit dans une politique économique plus large d’austérité ou de rigueur visant le rééquilibrage des comptes publics. Certes, la question des déficits publics est une question sérieuse, qu’on ne peut pas balayer d’un revers de la main. Il y va de la pérennité et de la soutenabilité de notre Etat social, et plus précisément pour le sujet qui nous intéresse ici, il y a va de l’avenir de la politique familiale. Mais l’ampleur et le calendrier de la lutte contre les déficits publics sont un élément central pour en garantir l’efficacité. Les  travaux de prévision de l’OFCE montrent que les réductions massives des dépenses publiques dans lesquelles s’engage la France vont peser sur la croissance. Le manque de croissance freinera la réduction des déficits, qui ne sera pas à la hauteur des attentes. In fine, nous n’aurons ni le beurre, ni l’argent du beurre, les vaches ne donnant plus de lait.

Si l’on persiste dans cette voie conduisant à réduire la voilure de la politique familiale, alors comment procéder ? Qui doit en porter le coût ? Faut-il réduire les dépenses ou accroître les recettes ?

Garder le cap ?

Plusieurs principes guident l’action publique. Ils constituent une boussole qui permet de garder le cap que l’on s’est fixé et de dessiner les outils permettant de l’atteindre. S’agissant de la politique familiale, le premier principe relève de l’équité horizontale, qui exige qu’un ménage ne voit pas son niveau de vie baisser avec l’arrivée d’un enfant. Autrement dit, au nom de ce principe,  tous les ménages financent des aides qui ne bénéficient qu’à ceux qui ont des enfants à charge. On opère donc une redistribution des ménages sans enfant vers ceux qui en ont, qu’ils soient riches ou pauvres. Cette mutualisation du coût de l’enfant est justifiée par l’idée qu’une natalité dynamique profite à tous. Les allocations familiales sont emblématiques de ce principe.

Le second principe relève de l’équité verticale : tous les ménages doivent participer au financement de la politique familiale de façon progressive en fonction de leur revenu, et les ménages aux revenus modestes ayant des enfants à charge reçoivent des aides spécifiques, comme par exemple le complément familial, versé sous condition de ressources aux familles de trois enfants et plus.

Bien sûr rien ne nous interdit de changer de cap en modifiant l’articulation entre ces deux principes. Une réforme de la politique familiale serait d’ailleurs souhaitable : elle doit tenir compte des évolutions qu’a connues la société française ces dernières décennies (ce qu’elle fait partiellement seulement) : augmentation du salariat des femmes, monté des unions libres (rappelons qu’aujourd’hui plus d’enfants naissent dans des couples qui ne sont ni mariés ni pacsés), augmentation des divorces, recomposition des familles, souci d’égalité des enfants face à l’accueil collectif et à la socialisation, inégalités territoriales… (Périvier et de Singly, 2013). Cette réflexion sur la politique familiale doit s’intégrer dans une vision d’ensemble du système fiscalo-social visant les familles, au risque de perdre la cohérence des politiques publiques. La lettre de mission à l’origine du rapport Fragonard assigne avant tout le retour à l’équilibre de la branche famille d’ici 2016, « avec un infléchissement significatif dès 2014 ».

Ne pas perdre le  Nord !

En conservant ce cap de la  politique familiale, des marges de manœuvre sont possibles. Pour mettre à contribution l’ensemble des ménages, on pourrait revoir la fiscalité du couple. Dans le système actuel, les couples mariés ou pacsés obtiennent deux parts fiscales, ce qui conduit à une réduction d’impôt d’autant plus importante que les revenus des deux conjoints sont inégaux (le cas extrême étant le celui de Madame Aufoyer et de Monsieur Gagnepain, que précisément ce mode d’imposition visait à encourager). C’est ce que l’on appelle le quotient conjugal[1]. Cet « avantage »  n’est pas plafonné[2], contrairement à l’avantage lié à la présence d’enfant (le fameux quotient familial, dont le plafond a été réduit récemment à 2 000 euros). Plafonner le quotient conjugal ne remettrait pas en cause le principe d’équité horizontale, puisque de nombreux couples sans enfants en bénéficient, couples qui, pour la majorité d’entre eux, ont eu des enfants à charge dans le passé et ont bénéficié d’une politique familiale généreuse. Ce faisant, on ferait porter l’effort du redressement de la branche famille sur un ensemble large de ménages, y compris ceux qui n’ont pas ou plus d’enfant à charge[3]. Une suppression totale du quotient conjugal (c’est-à-dire une individualisation de l’impôt) procurerait une recette fiscale supplémentaire de 5,5 milliards d’euros (HCF, 2011). Dans un premier temps, on pourrait se contenter de plafonner cet « avantage » fiscal : ce qui, selon le plafond fixé, rapporterait plus ou moins[4].  La distribution du gain pour les couples liée au quotient conjugal se concentre dans les plus hauts déciles (Architecture des aides aux familles, HCF, 2011). Autre recette fiscale possible, la demi-part supplémentaire accordée au titre d’avoir élevé seul un enfant pendant au moins 5 ans. Aujourd’hui plafonné à 897 euros, cet avantage pourrait être supprimé, il ne répond à aucun des grands principes décrits plus haut et il est voué à disparaître.

Ces orientations permettraient d’accroître les recettes fiscales et pourraient financer la politique familiale. Incontestablement, ces options alourdissent la pression fiscale des ménages. Si l’on ajoute à l’exercice demandé, la contrainte de ne pas alourdir la fiscalité,  il faut donc trouver les 2 milliards en réduisant les dépenses de prestations familiales. Les marges de manœuvre se réduisent comme peau de chagrin. Dans un souci d’équité verticale, ces coupes doivent être supportées par les familles avec enfants les plus aisées. Mais cette redistribution verticale est pensée dans le cadre restreint des familles avec enfants. Or l’équité verticale consiste à opérer une redistribution des ménages riches en général vers les plus pauvres. Il s’agit donc d’appliquer ici un principe d’équité verticale que l’on peut qualifier de « d’équité verticale restreinte ».

There is no free lunch…

De fait les allocations familiales sont évidemment en première ligne dans ce cadre étriqué de la politique familiale qui exclue de son périmètre notamment la fiscalité des couples. Elles représentent 15% des prestations familiales versées, soit 12 milliards d’euros. Deux grandes options sont possibles : on peut moduler le montant selon le niveau des ressources des ménages ou encore les fiscaliser. Que faire ? Ces deux options présentent des avantages et des inconvénients

Mettre les allocations familiales sous condition permet de cibler les familles aisées et de ne pas affecter les autres. Ce ciblage accroît le caractère redistibutif du système, c’est un avantage incontestable. Mais cela exige de fixer des seuils de ressources au-dessus duquel le montant d’allocations reçues diminue. Ainsi des familles dans ces situations proches ne percevront pas le même montant d’AF selon qu’elles ont des revenus juste au-dessous ou juste au-dessus de ce seuil. Cela porte atteinte à l’adhésion de tous à l’Etat social. Par ailleurs, les seuils peuvent conduire à une contraction de l’offre de travail des femmes en couple : l’arbitrage « classique » serait «  si je travaille davantage, on va perdre les allocations », c’est encore et toujours l’activité des femmes qui en pâtirait.  Pour limiter ces effets pervers, on peut lisser les seuils et introduire des plafonds de ressources variables selon l’activité des deux conjoints en majorant celui s’appliquant aux couples dans lesquels les deux travaillent. Progressivement se dessine une véritable « usine à gaz », ce qui induit un accroissement des coûts de gestion avec un surcroît de travail pour les CAF. En outre, le système sera moins lisible, car plus complexe ce qui conduit à des indus, de la fraude, et plus ennuyeux encore, au non-recours (les personnes éligibles à une prestation ne la demandent pas). Enfin, les prestations sélectives sont le terreau de discours autour de l’assistanat, le soupçon serait « ces personnes ne travaillent pas pour toucher les allocations ». Notons que ce risque disparaît si les seuils sont fixés à un niveau élevé.

Fiscaliser les allocations familiales permet de contourner ces problèmes : c’est simple, sans frais de gestion supplémentaire puisqu’il suffit d’ajouter le montant des allocations perçues au revenu imposable. S’applique alors la progressivité de l’IR. Les familles avec enfant les plus aisées paieraient davantage que celles au faible revenu. Mais le ciblage est moins précis que précédemment : de nombreuses familles avec enfants seraient affectées, des ménages non imposables pourraient le devenir (même si cela portait sur de faibles montants). Enfin la pression fiscale serait accrue, ce qui est politiquement coûteux.

Par construction, dans les deux cas, les familles qui n’ont qu’un seul enfant ne sont pas affectées puisqu’elles ne bénéficient pas des allocations familiales, du fait d’une politique familiale à visée nataliste. Et dans les deux cas les familles sans enfants à charge ne sont pas mises à contribution.

Ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain….

La modulation des allocations familiales est la piste qui semble avoir la préférence du rapport Fragonard. L’avis du Haut conseil à la famille indique que cette mesure a été rejetée par la majorité des membres de cette instance. Au total, les mesures proposées  dans le rapport consistent à réduire les dépenses vers les familles avec enfants à charge  dans un périmètre restreint de la politique familiale, à savoir celui des prestations. Le danger qui se profile est que les orientations proposées conduisent à l’immobilisme en sclérosant les différentes oppositions, en exacerbant les visions conservatrices de la politique familiale. Certains y verront, à juste de titre, une attaque en règle de la politique familiale, puisque l’enveloppe globale est réduite. Pourtant une refonte des aides aux familles s’impose, mais elle ne peut pas impliquer une réduction des dépenses dans ce domaine tant les besoins sont importants, notamment pour avancer sur la place de l’égalité entre les sexes et aussi sur le plan de l’égalité entre les enfants. Une telle réforme doit s’appuyer sur des principes de justice et des orientations de l’Etat social que nous devons renégocier et repenser.  Si les contraintes budgétaires sont fortes, on ne peut pas réduire le montant alloué à la politique familiale, mais on ne doit pas non plus  s’interdire de la réformer en profondeur.

 


[1] Notons que les mécanismes tels que la décote ou encore la prime pour l’emploi favorisent plutôt les personnes en union libre, que les couples mariés. Les interactions entre de multiples dispositifs fiscaux complexifient la comparaison du traitement fiscal des différents statuts matrimoniaux.

[2] Il l’est implicitement mais pour des niveaux de revenus extrêmement élevés, qui atteignent la tranche supérieure de l’impôt sur le revenu avec ou sans le quotient conjugal (ce plafond implicite limite l’avantage à 12 500 euros).

[3] A condition de verser ces recettes fiscales supplémentaires à la branche famille.

[4] Pour un plafond de 2 590 euros, les recettes fiscales supplémentaires du plafonnement du quotient conjugal seraient d’environ 1,4 milliards d’euros (HCF, 2013).