Comment sauver l’Europe ? Comment changer de paradigme ?

par Xavier Ragot

On assiste à des inflexions nouvelles dans les débats sur la construction européenne. Moins visibles que des déclarations publiques, des conférences essentielles et ateliers se tiennent pour aborder de nouvelles options, sous des angles économiques et politiques différents. Le débat est plus vif en Allemagne qu’en France. En cause probablement le débat caricatural français pendant les élections présidentielles, sur la forme « pour ou contre la monnaie unique », alors que le débat préalable est de discuter comment orienter les institutions de la zone euro au service de la croissance et des inégalités.

Deux conférences ont eu lieu à Berlin à une semaine d’intervalle, considérant les options les plus opposées. La première a abordé les conséquences de la sortie d’un pays de la zone euro ; la seconde la recherche d’un paradigme alternatif pour réduire inégalités en Europe. Autant dire que ces deux conférences couvrent presque tout le spectre des politiques économiques envisageables.

Se faire peur : la fin de la zone euro ?

Première question : Que se passerait-il si un ou plusieurs pays sortaient de la zone euro ? Faut-il le souhaiter ou comment peut-on l’empêcher ? Une conférence a eu lieu le 14 mars avec pour titre « L’euro est-il viable en l’état, et que faire si ce n’est pas le cas ? » a rassemblé des présidents d’instituts influents comme Clemens Fuest, des membres des cinq sages allemands comme Christoph Schmidt et des économistes médiatiques en Allemagne, comme Hans-Werner Sinn, ou encore des économistes comme Jeromin Zettelmeyer. La présence de l’OFCE, en ma personne, a peut-être permis de rappeler des éléments simples, mais utiles.

Cette première conférence a parfois joué sur l’ambiguïté de la question, certaines contributions semblant souhaiter la fin de la zone euro alors que d’autres contributions étaient plus analytiques afin d’en montrer les risques. Dans ces débats la voix de Hans-Werner Sinn est singulière par sa radicalité. Sans aller jusqu’à souhaiter la sortie de l’Allemagne de la zone euro, ce dernier insiste de manière systématique (et biaisée) sur les coûts pour l’Allemagne de la politique monétaire européenne. Sinn insiste en particulier sur le rôle de l’exposition cachée de l’Allemagne à la dette des autres pays par l’intermédiaire de la Banque centrale européenne et de TARGET2, qui enregistre les surplus et déficits des banques centrales nationales vis-à-vis de la Banque centrale européenne. Le solde TARGET2 montre que les pays du sud de l’Europe ont un déficit alors que l’Allemagne a un excédent substantiel de près de 900 milliards d’euros, ce qui représente 30% du PIB allemand. Ces montants sont très importants mais ne sont en aucun cas un coût pour l’Allemagne. Dans le cas le plus extrême d’un non-paiement par une banque centrale nationale (autant dire une sortie de la zone euro), la perte serait partagée par tous les autres États de manière indépendante des surplus. Ces soldes TARGET2 font partie de la politique monétaire européenne pour atteindre un objectif sur lequel on s’était mis d’accord : un niveau d’inflation moyen de 2%. Cette cible n’est pas atteinte depuis de nombreuses années. Par ailleurs, cette politique a conduit à des taux d’intérêt bas dont profitent les Allemands qui paient des charges d’intérêt faibles sur leurs dettes publiques, comme le rappelle Jeromin Zettlemeyer. Enfin, la balance commerciale fortement excédentaire de l’Allemagne montre que l’absence d’ajustement de taux de change dans la zone euro a largement bénéficié à l’Allemagne. Rappelons, que l’Allemagne a exporté plus que la Chine en volume en 2016, selon l’institut allemand Ifo !

Ma présentation s’est basée sur les nombreux travaux de l’OFCE sur la crise européenne. L’OFCE a publié un billet analytique sur les effets d’une sortie de la zone euro en montrant tous les coûts associés. Les travaux de Durand et Villemot fournissent des bases analytiques pour donner des ordres de grandeur. Quelle serait la réduction de la richesse des Allemands en cas d’explosion de la zone euro ? Le résultat n’est, somme toute, pas très surprenant. Les Allemands seraient les premiers perdants avec une perte de richesse de l’ordre de 15% du PIB. Bien sûr, ces chiffres sont extrêmement fragiles, et il faut les interpréter avec la plus grande des prudences. L’explosion de la zone euro nous plongerait dans le domaine de l’inédit, qui nous surprendrait par des déstabilisations que l’on ne soupçonnent pas.

Après ces éléments préliminaires, le cœur de ma présentation s’est ensuite concentré sur un point simple. Notre véritable défi est de construire des marchés du travail cohérents au sein de la zone euro, tout en diminuant les inégalités. Après la politique monétaire commune, la coordination des politiques budgétaires qui a été réalisée dans la douleur après 2014 et les errements des politiques fiscales récessionnistes (l’austérité), la question principale pour l’Europe dans les dix ans à venir est de rendre cohérents les marchés du travail. En effet, une puissante force déstabilisatrice en Europe est la modération salariale en Allemagne, fruit de la difficulté de la réunification au début des années 1990, comme on l’a montré dans un article avec Mathilde Le Moigne. Ce que l’on appelle le problème de l’offre en France est en fait le résultat des divergences européennes sur le marché du travail après la modération salariale allemande. J’ai proposé au Parlement européen l’introduction d’une discussion européenne de la dynamique des salaires nationaux afin de faire converger les salaires de manière non déflationniste et en évitant un chômage élevé dans le sud de l’Europe. Cette coordination des politiques économiques sur le marché du travail est désignée par l’anglicisme wage stance. Coordination de l’évolution des salaires minimums et des salaires réglementés, indication de l’orientation des évolutions salariales pour les négociations sociales, autant d’outils de coordination des marchés du travail.

Un second outil est bien sûr la constitution d’une assurance chômage européenne, qui est bien moins complexe que l’on pourrait le penser. Cette assurance-chômage européenne a vocation à être complémentaire des assurances chômage nationales et non un substitut. En effet, les systèmes nationaux d’assurance chômage sont hétérogènes car, d’une part les marchés du travail sont distincts, et d’autre part les préférences nationales sont différentes. Les systèmes d’assurance chômage sont le fruit de compromis sociaux historiques pour la plupart.

Comment interpréter cette relative radicalité allemande contre l’Europe actuelle ? Peut-être représente-elle le mécontentement d’économistes perdant de l’influence en Allemagne. Cela peut sembler paradoxal, mais nombre d’économistes et d’observateurs allemands évoluent pour reconnaître la nécessité de construire une Europe différente, non assise sur des règles, mais laissant la place à des choix politiques au sein d’institutions fortes. Des institutions agiles et respectées plutôt que des règles. Cette position est associée à la France dans le débat européen : le choix plutôt que la règle. L’accord de coalition allemand qui a rendu possible un gouvernement SPD/CDU place la question européenne au centre de cet accord mais avec un grand flou sur le contenu. Quelques évolutions permettront de tester la pertinence de cette hypothèse, notamment la question d’un ministre de la zone euro, de la nature des règles de décision au sein de l’institution-clé pour résoudre les crises, le mécanisme européen de stabilité.

Europe : Changer de logiciel/modèle/paradigme/narration

Une seconde conférence plus confidentielle s’est avérée plus passionnante encore. Avec la présence de l’European Climate Foundation sur la question du climat, la présence de l’institution INET sur l’évolution de la pensée économique, de l’OFCE sur les déséquilibres européens ; le but de la conférence étant de réfléchir à un changement de paradigme, ou de narration, pour penser une articulation nouvelle entre politique et économie, État et marché, afin de penser une croissance soutenable, sur le plan climatique mais aussi social. Une narration est une vision du monde véhiculée par un langage simple. Ainsi la narration « néolibérale » se construit-elle sur des mots positifs : « concurrence », « marchés », « liberté », et des mots négatifs : « rentes », « interventionnisme », « égalitarisme », qui ont permis de créer un langage. Donald Trump produit une narration tout aussi efficace : « giving power back to the people », « America first » ; cette narration marque le retour du politique sur le mode d’un nationalisme assumé.

Comment construire une autre narration qui place au centre l’évidence de la lutte contre le réchauffement climatique, l’augmentation des inégalités, l’instabilité financière ? Pendant une journée des économistes renommés en Europe ont parlé de l’intelligence artificielle, du réchauffement climatique, des formes actuelles de politiques économiques et industrielles, de la dynamique du crédit et des bulles financières, etc. Des travaux empiriques à la pointe de la recherche et des réflexions sur la possibilité d’un discours cohérent se sont mélangés dans la promesse d’un discours (narration) alternatif. Ce n’est qu’un début. On perçoit là la possibilité d’un renouvellement de la pensée au-delà des clivages politiques pour parler au fond que de l’essentiel : comment mettre l’économie au service d’un projet politique qui ne vise pas à reconstruire des frontières pour exclure mais à penser notre humanité commune ?

Ces deux conférences montrent la vitalité du débat européen, qui est présenté sous un angle trop technique en France. La raison d’être de l’euro, c’est un projet commun. C’est à ce niveau qu’il faut amener le débat avant les échéances électorales européennes de 2019.

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Une (ré) assurance chômage européenne

par Léo Aparisi de Lannoy et Xavier Ragot

Le retour de la croissance ne peut faire oublier la mauvaise gestion de la crise au niveau européen sous son aspect économique, mais aussi social et politique. Les divergences des taux de chômage, des balances courantes et des dettes publiques entre les pays de la zone euro sont inédites depuis des décennies. Les évolutions de la gouvernance européenne doivent viser la plus grande efficacité économique pour la réduction du chômage et des inégalités tout en explicitant et en justifiant leurs enjeux financiers et politiques afin de les rendre compatibles avec des choix politiques nationaux. La constitution d’une assurance chômage européenne remplit ces critères.

L’idée d’un mécanisme européen d’indemnisation des chômeurs est une vielle idée dont les premières traces remontent au moins à 1975. Cette idée est aujourd’hui très débattue en Europe avec des propositions émanant d’économistes ou d’administrations italiennes, françaises, des études menées par des instituts allemands, dont le dernier Policy Brief de l’OFCE propose une synthèse. Cette possibilité est même évoquée dans des communications de la Commission européenne. Cette note présente les débats européens, ainsi que le système en place aux États-Unis.

Le mécanisme de réassurance chômage européen présenté dans cette note vise à financer les indemnités chômage des pays en cas de récession sévère et s’inspire pour cela de l’expérience des États-Unis. Ce mécanisme constitue un second niveau européen en plus de niveaux nationaux d’assurance chômage différents. Il permet de soutenir les chômeurs dans les pays touchés par une récession importante, ce qui contribue à soutenir la demande agrégée et l’activité tout en réduisant les inégalités dans les pays bénéficiaires, et est compatible avec une réduction des dettes publiques. Ce mécanisme n’engendre ni transferts permanents vers les pays qui ne se réformeraient pas, ni de distorsions de concurrence, ni le transfert de pouvoirs politiques relevant aujourd’hui de la subsidiarité. Il est en effet, comme c’est le cas aux États-Unis, compatible avec une hétérogénéité de systèmes nationaux.

Pour donner des ordres de grandeur, un système de réassurance, équilibré sur le cycle économique européen et sans transferts permanents entre les pays, aurait augmenté la croissance de 1,6% du PIB en Espagne au cœur de la crise, et l’Allemagne aurait reçu une aide européenne de 1996 à 1998 et de 2003 à 2005. La France aurait connu une augmentation du PIB de 0,8% en 2013 grâce à un tel système, comme le montrent des simulations présentées par des équipes européennes.

Pour accéder à l’étude complète, consulter ici le Policy Brief de l’OFCE, n°28 du 30 novembre 2017.




Eclairage sur le négationnisme économique

Par Pierre Cahuc et André Zylberberg

Nous remercions Xavier Ragot de nous permettre de répondre à son commentaire sur notre ouvrage, Le Négationnisme économique. Comme beaucoup de contradicteurs, Xavier Ragot estime que

1/ « le titre même du livre procède d’une grande violence. Ce livre témoigne d’une pente dangereuse du  débat intellectuel qui va à la fois vers une caricature du débat et une violence verbale »,

2/ notre ouvrage relève « d’une approche scientiste et réductrice » qui « affirme une foi dans le savoir issue des expériences naturelles qui ne lui semble pas faire consensus en économie»,

3/ nous voulons « importer dans le débat public la hiérarchie du débat académique ».

Nous répondons ci-dessus à ces trois assertions avec lesquelles nous sommes en désaccord.

 

1/ Sur le négationnisme économique

L’expression « négationnisme économique » ne caricature pas le débat. Nous l’avons choisie car la notion de « négationnisme scientifique » est une expression consacrée dans les débats sur la science, et nous parlons ici de science. Cette expression est couramment usitée notamment sur le blog scientifique du journal Le Monde, « Passeurs de Sciences », primé meilleur blog dans le domaine scientifique. Notre ouvrage en rappelle la signification, dès l’introduction, et la développe dans le chapitre 7. Nous rappelons que le négationnisme scientifique est une stratégie qui repose sur quatre piliers :

1/ Semer le doute et fustiger « la pensée unique » ;

2/ Dénoncer des intérêts mercantiles ou idéologiques ;

3/ Condamner la science car elle n’explique pas tout ;

4/ Promouvoir des sociétés savantes « alternatives » ;

Cette stratégie a pour but de discréditer des chercheurs qui obtiennent des résultats jugés gênants. Elle affecte toutes les disciplines à plus ou moins grande échelle, comme l’ont montré les ouvrages de Robert Proctor[1] et de Naomi Oreske et Erik Conway[2]. C’est précisément cette stratégie qui est adoptée dans les deux manifestes des Economistes Atterrés[3] et dans l’ouvrage intitulé A quoi servent les économistes s’ils disent tous la même chose[4]. Ces textes s’appuient sur les quatre piliers du négationnisme scientifique rappelé ci-dessus. Ils annoncent haut et fort l’existence d’une pensée unique (pilier 1) cédant peu ou prou aux exigences des marchés financiers (pilier 2), donc incapable de prévoir les crises financières (pilier 3), il en résulte la nécessité de créer des sociétés savantes alternatives (l’AFEP existe déjà mais il est réclamé en plus l’ouverture d’une nouvelle section d’économie à l’Université…) (pilier 4).

Cette stratégie ne nourrit pas le débat. Elle l’annihile. Elle ne vise qu’à discréditer des chercheurs anonymes ou reconnus. Jean Tirole a été récemment la victime d’un tel discrédit de la part de certains économistes auto-proclamés « hétérodoxes ».

 

2/ Sur l’approche scientiste et réductrice.

Xavier Ragot affirme que « la promotion au statut de vérité du consensus des économistes (Cahuc, Zylberberg, p. 185), est gênante, car elle ne tient pas compte des contributions de travaux « minoritaires ». Nous n’érigeons nullement le consensus en vérité, nous disons très précisément (p. 185) que le consensus, lorsqu’il existe, est la meilleure approximation  de la « vérité ». L’usage des guillemets sur le mot vérité et la qualification de meilleure approximation montrent bien que nous ne sommes pas du tout dans l’idée d’un absolutisme scientiste. Notre usage des termes consensus et vérité nous semblent correspondre à l’usage habituel dans la démarche scientifique.

Pour conforter notre position sur ce point, citons encore notre ouvrage pages 184-185 : « Faire confiance à une communauté constituée de milliers de chercheurs reste la meilleure option pour avoir une opinion éclairée sur les sujets que nous ne connaissons pas. C’est néanmoins une forme de pari, car même si la science constitue le moyen le plus fiable de produire des connaissances, elle peut se tromper. Mais douter systématiquement des résultats obtenus par les scientifiques spécialistes de la question posée et préférer se fier à des experts auto-proclamés est bien plus risqué» ; et page 186 : « L’élaboration du savoir est une œuvre collective où chaque chercheur produit des résultats dont la robustesse est testée par d’autres chercheurs. La « connaissance scientifique » est la photographie de cette œuvre collective à un moment donné. C’est l’image la plus fiable de ce que nous savons sur l’état du monde. Cette image n’est pas fixe, elle est même en constante évolution ».

Ainsi, lorsqu’aucune étude empirique sur la réduction de la durée légale ou conventionnelle du travail (hors abaissement de charges) ne trouve d’effet positif sur l’emploi, rien ne permet d’affirmer que réduire la durée du travail puisse créer des emplois… tant qu’aucune étude publiée ne trouve le contraire. Le négationnisme économique consiste à nier ces résultats en affirmant qu’ils procèdent d’une pensée unique guidée par l’ignorance du monde réel ou par une conspiration. Nous affirmons donc que le débat est toujours nécessaire, mais qu’il doit respecter des règles pour être constructif : les arguments avancés doivent s’appuyer sur des contributions qui ont passé la « critique des pairs » pour que leur pertinence soit certifiée. Bien évidemment, sur de nombreux sujets, les études disponibles ne permettent pas de dégager des résultats convergents. Dans ce cas, il faut savoir le reconnaître. Plusieurs exemples illustrent cette situation dans notre ouvrage.

 

3/ Sur nos recommandations pour ouvrir le débat et le rendre transparent

Comme nous l’avons évoqué auparavant, notre objectif n’est pas de clore le « débat intellectuel », accessible au public non spécialiste, mais de le rendre plus constructif et plus informatif. Les débats en économie, même lorsqu’il s’agit simplement de présenter des faits, sont souvent assimilés à des confrontations politiques, ou des pugilats entre divers courants de pensées. Nous disons simplement que pour organiser des débats informatifs (page 209) « les journalistes devraient cesser de faire systématiquement appel aux mêmes intervenants, surtout lorsqu’ils n’ont aucune activité de recherche avérée tout en étant néanmoins capables de s’exprimer sur tous les sujets. Ils devraient plutôt solliciter d’authentiques spécialistes. Le classement de plus de 800 économistes en France sur le site IDEAS peut les aider à sélectionner des intervenants pertinents. Dans tous les cas, il faut consulter les pages web des chercheurs afin de s’assurer que leurs publications figurent dans des revues scientifiques de bon niveau, dont la liste est disponible sur le même site IDEAS. Si un économiste n’a aucune publication au cours des cinq dernières années dans les 1700 revues répertoriées sur ce site on peut en conclure que ce n’est plus un chercheur actif depuis un bon moment, et il est préférable de s’adresser à quelqu’un d’autre pour avoir un avis éclairé. Les journalistes devraient aussi demander systématiquement les références des articles sur lesquels les chercheurs s’appuient pour fonder leurs jugements et, le cas échéant, réclamer que ces articles soient mis en ligne à la disposition des lecteurs, auditeurs ou téléspectateurs ».

Ainsi, loin de vouloir « importer dans le débat public la hiérarchie du débat académique » selon les mots de Xavier Ragot,  nous voudrions simplement que le débat académique soit mieux portée à la connaissance des non-spécialistes afin qu’ils puissent distinguer ce qui relève des incertitudes (ou des consensus) entre chercheurs de ce qui relève des options politiques des intervenants.

 

[1] Golden Holocaust : La Conspiration des industriels du tabac, Sainte Marguerite sur Mer, Équateurs, 2014.

[2] Les Marchands de doute. Ou comment une poignée de scientifiques ont masqué la vérité sur des enjeux de société́ tels que le tabagisme et le réchauffement climatique, Paris, Editions le Pommier, 2012.

[3] Manifeste des économistes atterrés (2010) et Nouveau manifeste des économistes atterrés (2015), éditions LLL.

[4] Editions LLL 2015.

 

 




« Le négationnisme économique » de Cahuc et Zylberberg : l’économie au premier ordre

par Xavier Ragot

Le livre de Pierre Cahuc et André Zylberberg[1] est une injonction à tenir compte des vérités scientifiques de l’économie dans le débat public, face aux interventions cachant des intérêts privés ou idéologiques. Le livre contient des développements intéressants, décrivant les résultats de travaux empiriques utilisant des expériences naturelles pour évaluer des politiques économiques dans le domaine éducatif, de la politique fiscale, de la réduction du temps de travail, etc.

Cependant, le livre est caricatural et probablement contre-productif tant les affirmations sont à la frontière du raisonnable. Au-delà du débat sur les 35 heures ou sur le CICE, c’est le statut du savoir économique dans le débat public qui est en jeu.

1) L’économie est-elle devenue une science expérimentale comme la médecine et la biologie ?

Le cœur du livre est l’affirmation que la science économique produit des savoirs de même niveau scientifique que la médecine, pour traiter les maux sociaux. Je ne pense pas que cela soit vrai et l’on peut simplement citer le Prix Nobel d’économie 2015, Angus Deaton :

« Je soutiens que les expériences n’ont pas de capacités spéciales à produire un savoir plus crédible que d’autres méthodes, et que les expériences réalisées sont souvent sujettes à des problèmes pratiques qui sapent leur prétention à une supériorité statistique ou épistémologique » (Deaton 2010, je traduis).

La charge est sévère et il ne s’agit pas de nier l’apport des expériences en économie mais de comprendre leurs limites et reconnaître qu’il y a bien d’autres approches en économie (les expériences naturelles ou contrôlées ne concernent qu’un petit pourcentage des travaux empiriques en économie).

Quelles sont les limites des expériences ? Les expériences naturelles permettent seulement de mesurer les effets moyens de premier ordre sans mesurer les effets secondaires (que l’on appelle les effets d’équilibre général) qui peuvent changer considérablement les résultats. Un exemple connu : les travaux du Prix Nobel Heckman (1998) en économie de l’éducation, qui montrent que ces effets d’équilibre général changent considérablement les résultats des expériences, au moins dans certains cas.

Par ailleurs, les expériences ne permettent pas de prendre en compte l’hétérogénéité des effets sur les populations, de bien mesurer les intervalles de confiance, etc. Je laisse ici ces discussions techniques développées dans l’article de Deaton. On peut aussi noter que le pouvoir de généralisation des expériences naturelles est souvent faible, ces expériences étant par construction non reproductibles.

Donnons un exemple : Cahuc et Zylberberg utilisent l’étude de Mathieu Chemin et Etienne Wasmer (2009) sur la comparaison de l’effet de la réduction du temps de travail entre l’Alsace et la France entière pour identifier l’effet sur l’emploi d’une réduction additionnelle de 20 minutes du temps de travail. Ce travail ne trouve pas d’effets d’une réduction additionnelle de 20 minutes du temps de travail sur l’emploi. Peut-on en conclure que le passage à 35 heures, soit une réduction dix fois supérieure du temps de travail, n’a pas d’effets sur l’emploi ? Peut-il y avoir des effets d’interaction entre les baisses de cotisations et la réduction du temps de travail ? Je ne crois pas que l’on puisse affirmer que la seule réduction du temps de travail crée de l’emploi, mais cela me semble difficile d’affirmer scientifiquement que le passage aux 35 heures n’a pas créé d’emplois sur la base des études citées (les auteurs mobilisent aussi l’exemple du Québec où la réduction a été bien plus importante).

L’économiste utilise les données d’une manière bien plus diverse que ce que présentent Cahuc et Zylberberg. Le livre ne parle pas des expériences de laboratoire réalisées en économie (voir Levitt et List, 2007). Ensuite, le rapport de l’économie aux données est en train de changer avec le vaste accès aux données que permet la diffusion du numérique (le big data pour aller vite). Les techniques économétriques feront probablement une utilisation plus intense de l’économétrie structurelle. Dans un travail récent (Challe et al., 2016), nous développons, par exemple, un cadre permettant d’utiliser à la fois des données microéconomiques et macroéconomiques pour mesurer les effets de la grande récession aux Etats-Unis. Enfin, on assiste à un retour de l’histoire économique et des séries longues. Les travaux de Thomas Piketty en sont un exemple, à juste titre remarqué. D’autres travaux, sur l’instabilité financière (notamment ceux de Moritz Schularik et Alan M. Taylor) retrouvent aussi le temps long pour produire de l’intelligibilité. Bref, le rapport aux données en économie mobilise plusieurs méthodes qui peuvent donner des résultats contradictoires.

Ce n’est pas un détail, l’approche scientiste du livre est réductrice. Le livre de Cahuc et Zylberberg affirme une foi dans le savoir issue des expériences naturelles qui ne me semble pas faire consensus en économie.

2) Comment passer à côté des questions importantes

Un aspect du livre montre concrètement le problème de l’approche. Les auteurs sont très sévères envers le CICE (la baisse des cotisations sociales employeurs décidée par le gouvernement jusqu’à 2,5 fois le SMIC) avec comme argument principal qu’il est connu que la baisse des cotisations au voisinage du SMIC a des effets bien plus grands sur l’emploi que pour des niveaux plus hauts de salaire. Ce dernier point est vrai mais les auteurs passent à côté du problème. Quel est-il ?

Les premières années d’existence de l’euro ont vu des divergences inédites du coût du travail et d’inflation entre les pays européens. L’histoire européenne, jusque dans les années 1990, gérait ces divergences par des dévaluations/réévaluations qui ne sont plus possibles du fait de la monnaie unique. La question que les économistes se posent en regardant cette situation est de savoir si la zone euro peut survivre à de tels désajustements (voir les positions récentes de Stiglitz sur le sujet). La discussion s’est portée sur la mise en place de dévaluation interne dans les pays européens surévalués et de hausse de salaires dans les pays sous-évalués. Pour ce faire, l’Allemagne a mis en place un salaire minimum, des pays ont baissé les salaires des fonctionnaires, d’autres ont baissé leurs cotisations (en France, le CICE) sachant que d’autres outils fiscaux sont possibles (voir Emmanuel Farhi, Gita Gopinath et Oleg Itskhoki, 2013). La question cruciale est donc la suivante : 1) Faut-il faire une dévaluation interne en France et de combien ? 2) Si nécessaire, comment faire une dévaluation interne non récessionniste et qui n’augmente pas les inégalités ?

On voit bien le problème si l’on répond à ces questions par l’effet des baisses de cotisations au voisinage du SMIC. Cela montre le danger de ne reposer que sur les seuls résultats mesurables par les expériences : on passe à côté de questions essentielles que l’on ne peut trancher par cette méthode.

3) Le problème du  « keynésianisme »

Les auteurs affirment que le keynésianisme est porteur d’un terreau négationniste tout en affirmant dans le livre que les recettes de Keynes fonctionnent parfois mais pas tout le temps, ce avec quoi tous les économistes seront d’accord. Sans nuances, ces propos sont problématiques. En effet, on assiste dans les années récentes (après la crise des subprimes de 2008) à un retour des visions keynésiennes, qui se voit dans les publications les plus récentes. J’irai jusqu’à dire que nous vivons un moment keynésien avec une grande instabilité financière et de massifs déséquilibres macroéconomiques (Ragot, 2016).

Qu’est-ce donc que le keynésianisme ? (Ce n’est, bien sûr, pas l’irresponsabilité fiscale de toujours plus de dettes publiques) C’est l’affirmation que les mouvements de prix ne permettent pas toujours aux marchés de fonctionner normalement. Les prix évoluent lentement, les salaires sont rigides à la baisse, les taux d’intérêt nominaux ne peuvent être très négatifs, etc. De ce fait, il existe des externalités de demande qui justifient l’intervention publique pour stabiliser l’économie. Le débat français produit des concepts comme « le keynésianisme » ou le « libéralisme » qui n’ont pas de sens dans la science économique. C’est le rôle du scientifique d’éviter les faux débats, pas de les entretenir.

4) Faut-il n’écouter que les chercheurs publiant dans les meilleures revues ?

Le débat public est très différent, dans son but et dans sa forme, du débat scientifique. Cahuc et Zylberberg veulent importer dans le débat public la hiérarchie du débat académique. Cela ne peut pas fonctionner.

On aura toujours besoin d’économistes non-académiques pour discuter des sujets économiques. L’actualité économique suscite des questions auxquelles les académiques n’ont pas de réponse consensuelle. La presse économique est remplie d’avis d’économistes de banques, de marché, d’institutions, de syndicats qui ont des points de vue légitimes tout en étant non-académiques. Des journaux présentent leur point de vue comme Alternatives Economiques, cité par Cahuc et Zylberberg, mais aussi le Financial Times qui mélange aussi les genres. Des économistes avec de faibles références strictement académiques sont légitimes dans ce débat, même s’ils ont des avis différents d’autres chercheurs avec des listes de publication plus fournies.

Ces contradictions sont vécues concrètement à l’OFCE qui a pour mission de contribuer au débat public avec la rigueur académique. C’est un exercice très difficile, il demande une connaissance des données, du cadre juridique, de la littérature académique produite par les institutions, comme le Trésor, l’OCDE, le FMI, la Commission européenne. La connaissance de la littérature économique est nécessaire mais est loin d’être suffisante pour des contributions utiles au débat public.

Un exemple de la volonté des économistes de contribuer au débat public est celui des différentes pétitions autour de la loi El Khomry. Les pétitions ont largement débattu de l’effet des coûts de licenciement sur les embauches et la forme du contrat de travail, mais pas de l’inversion des normes (sujet impossible à évaluer rigoureusement à ma connaissance) qui est pourtant le cœur du débat entre le gouvernement et les syndicats ! Il n’est pas sûr que l’idée de consensus parmi les économistes soit sortie grandie de cet épisode.

5) Lorsque le consensus existe en économie, faut-il n’écouter que lui ?

Le consensus avant la crise des subprimes était que la financiarisation et la titrisation étaient des facteurs de stabilisation économique, du fait de la répartition des risques, etc. Des études microéconomiques pouvaient confirmer ces intuitions car elles ne captaient pas la source réelle de l’instabilité financière, qui était la corrélation des risques dans les portefeuilles des investisseurs. Ce consensus était faux, nous le savons maintenant. Certes des économistes hors du consensus, comme Roubini ou Aglietta, et certains journalistes économistes comme ceux de The Economist, ont alerté des effets déstabilisateurs de la finance, mais ils étaient hors du consensus.

Le politique (et le débat public) est obligé de se demander : que se passe-t-il si le consensus se trompe ? Il doit gérer tous les risques, c’est sa responsabilité. Le point de vue consensuel des économistes est souvent faiblement informatif sur la diversité des points de vue et les risques encourus. La voix publique des économistes hors du consensus est nécessaire et utile. Par exemple, le Prix Nobel d’économie a été remis à Eugène Fama et Robert Schiller qui tous deux ont étudié l’économie financière. Le premier affirme que les marchés financiers sont efficients, le second que les marchés financiers génèrent une volatilité excessive. Des journaux portent des visions hors du consensus, comme Alternatives Economiques en France (au moins c’est dans le titre). Ces journaux sont utiles au débat public, précisément du fait de leur ouverture au débat.

Dans le domaine scientifique, la diversité des méthodes et la connaissance de méthodologie hors du consensus enrichissent le débat. Pour cette même raison, j’étais plutôt contre la création d’une nouvelle section d’économistes hétérodoxes, portée par l’AFEP, car je perçois le coût intellectuel de la segmentation du monde des économistes. Pour cette même raison, la promotion au statut de vérité du consensus des économistes (Cahuc, Zylberberg, p. 185), est gênante, car elle ne tient pas compte des contributions de travaux « minoritaires ».

6) « Le négationnisme économique » : radicalisation du discours

Les auteurs fustigent les critiques idéologiques de l’économie qui ne connaissent pas les résultats ou même la pratique des économistes. La science économique porte de forts enjeux politiques et elle est donc toujours attaquée quand des résultats dérangent. Certaines critiques abaissent le débat intellectuel au niveau d’injures personnelles. La défense de l’intégrité des économistes est bienvenue, mais elle demande une grande pédagogie et modestie pour expliquer ce que l’on sait et ce que l’on ne sait pas.

A la lecture du livre de Cahuc et Zylberberg, on a l’impression que les auteurs prennent les armes de leurs adversaires : on définit deux camps (la vraie science et les négationnistes), on laisse planer des doutes sur l’honnêteté intellectuelle des pseudo-scientifiques hors du consensus, on procède par amalgame, en mélangeant les intellectuels (Sartre) et les économistes académiques. Le titre même du livre procède d’une grande violence. Ce livre témoigne d’une pente dangereuse du débat intellectuel qui va à la fois vers une caricature du débat et une violence verbale. Tous les économistes intervenant dans le débat public se sont déjà fait insulter par des personnes en désaccord avec les résultats présentés, pour de pures raisons idéologiques. Il faut combattre l’insulte, mais pas en laissant penser que l’on peut échapper au débat du fait de son statut académique.

Le débat en Angleterre sur le Brexit a montré comment les économistes et les experts étaient rejetés du fait de leur arrogance perçue. Je ne suis pas sûr que la position scientiste du livre soit une solution à cette évolution du débat public. Pour reprendre Angus Deaton dans un entretien récent au journal Le monde :

« Croire que l’on a toutes les données, c’est manquer singulièrement d’humilité. … Il y a certes un consensus en économie, mais son périmètre est bien plus réduit que ne le pense les économistes ».

 

Références

Angus Deaton, 2010, « Instruments, Randomization, and Learning about Development », Journal of Economic Literature, 48, 424-455.

Edouard Challe, Julien Matheron, Xavier Ragot et Juan Rubio-Ramirez, « Precautionary Saving and Aggregate Demand », Quantitative Economics, forthcoming.

Matthieu Chemin et Etienne Wasmer, 2009 : « Using Alsace-Moselle Local Laws to Build a Difference-in Differences Estimation Strategy of the Employment Effects of the 35-hour Workweek Regulation in France »Journal of Labor Economics, vol. 27(4), 487-524.

Emmanuel  Farhi, Gita Gopinath et Oleg Itskhoki, 2013, « Fiscal Devaluations“, Review of Economic Studies, 81 (2), 725-760.

James J. Heckman, Lance Lochner et Christopher Taber, 1998, « General-Equilibrium Treatment Effects: A Study of Tuition Policy », The American Economic Review, 381-386.

Steven D. Levitt et John A. List, 2007, « What Do Laboratory Experiments Measuring Social Preferences Reveal About the Real World ?  », Journal of Economic Perspectives, Vol. 21, n° 2, 153-174.

Xavier Ragot, 2016, « Le retour de l’économie Keynésienne », Revue d’Economie Financière.

 

[1] Pierre Cahuc et André Zylberberg, Le négationnisme économique et comment s’en débarrasser, Paris, Flammarion, 2016.




Ce que révèle le programme économique de Donald Trump

par Xavier Ragot

Les élections américaines sont un grand révélateur, au sens photographique du terme, des clichés économiques. Trois perspectives différentes sur ces élections livrent trois éclairages sur l’état de l’économie américaine tout d’abord, sur l’état de la pensée des économistes ensuite, et sur la nature de la relation entre les économistes et les politiques enfin.

Les primaires américaines ont été marquées par la « résistible ascension » de Donald Trump, et l’émergence de Bernie Sanders qui a bousculé Hilary Clinton sur sa gauche sans parvenir à s’imposer.

Le succès de Donald Trump, qui a contourné le parti républicain, repose sur des ressorts politiques qui utilisent une certaine paranoïa quant à la perte d’identité des Etats-Unis face aux concessions économiques faites à la Chine, politiques à l’Iran, militaires en Irak. Le thème du déclassement américain est réel aux Etats-Unis. Le succès de ce thème provient aussi de la réalité de la situation économique des classes moyennes et populaires aux Etats-Unis. Les cicatrices sociales induites par les inégalités aux Etats-Unis, magnifiquement étudiées par Thomas Piketty, se voient dans la rue, tant l’inégalité d’accès au système de santé est réelle (et incompréhensible pour un Européen). Si ce thème des inégalités est l’axe central de la campagne de Bernie Sanders, la colère populaire s’est aussi exprimée dans le camp républicain.

Le programme économique de Donald Trump a le charme poétique et inquiétant d’un inventaire à la Prévert. Il est difficile de l’identifier de droite, d’extrême droite ou de gauche, selon les critères européens. Le programme fiscal formel est ici, mais des interventions médiatiques l’ont considérablement « enrichi ». Donald Trump est en faveur de l’investissement dans les infrastructures et dans les dépenses militaires, pour la réduction des impôts, pour une hausse du salaire minimum, pour la fin de l’Obamacare et une totale privatisation de la santé, pour la taxation des riches, pour la réduction de l’immigration notamment provenant du Mexique (construction d’un mur entre les Etats-Unis et le Mexique), pour une agressivité commerciale envers la Chine accusée de dumping et, plus récemment, pour un défaut partiel sur les dettes publiques américaines. Ce dernier point fait des remous assez profonds chez les républicains. Les Etats-Unis étant un des rares pays au monde à n’avoir jamais fait défaut sur leurs dettes publiques, que le candidat républicain évoque publiquement cette possibilité est un choc.

Sur ce dernier point, l’auteur de ces lignes pense que le défaut sur les dettes publiques est une très mauvaise idée. Cela revient à une taxe non-assumée politiquement et non-maîtrisée avec un effet d’instabilité bancaire additionnelle. Autant assumer une taxe après un débat démocratique. Par ailleurs, pour soulager les dettes publiques, il est toujours possible de faire baisser les taux réels sur les dettes publiques pendant de nombreuses années, ce qui est possible avec une politique monétaire accommodante et sans répression financière (voir ce texte de Blanchard et co-auteurs).

Peu d’économistes défendent ce programme, même sur sa partie la plus strictement économique. Récemment une interprétation assez positive du programme de Donald Trump a été remarquée car émanant d’un économiste reconnu et respecté, Narayana Kocherlakota. Le texte est ici. Avant de préciser les raisons d’un soutien (très relatif) à Trump, il faut revenir sur la trajectoire de Narayana Kocherlakota, afin de penser comment la crise change la pensée des économistes. Kocherlakota est un économiste formé à l’Université de Chicago, et on lui doit des contributions fondamentales et très techniques en théorie financière, théorie monétaire, et en théorie dynamique des finances publiques, qui reposent sur l’application des outils de la théorie des contrats intertemporels. Du très sérieux académique! Kocherlakota a écrit un texte sur l’état de la pensée macroéconomique après la crise qui est très intéressant car reposant sur une vision large d’un chercheur qui ne reconnaît pas sa discipline dans les manuels d’économie (pour ne pas parler des livres grands publics). Kocherlakota est devenu président de la Réserve fédéral de Minneapolis en 2009 (pour quitter ce poste le premier janvier 2016). La FED de Minneapolis est connu comme étant un noyau dur et actif intellectuellement de la pensée « anti-keynésienne », pour aller vite. A ce poste Kocherlakota a vécu une profonde évolution intellectuelle et il a réalisé un tournant keynésien assez radical (Voir ici une contribution théorique originale), qui a entraîné des conflits avec ses collègues. Qu’est-ce qui manquait aux productions académiques de Kocherlakota? Quels sont les faits économiques qui l’ont à ce point déstabilisé?

La réponse à ces questions est évidemment difficile. Cependant, on peut avancer l’idée que ses propres travaux ne permettaient pas de penser l’efficacité des politiques monétaires non-conventionnelles et l’effet des plans de stimulation budgétaire d’Obama. En effet, le gouvernement américain a mené une politique monétaire et budgétaire très keynésienne (baisse d’impôt et création monétaire massive), qui a eu des effets positifs que les modèles de la Fed de Minneapolis ne permettaient pas de penser. L’ingrédient important qui manquait était les rigidités nominales qui donnent un rôle potentiellement important à la demande agrégée. La question des rigidités nominales en macroéconomie n’est pas un détail. J’ai écrit un texte sur le retour de la pensée keynésienne autour de la question des rigidités nominales.

Ainsi, l’indulgence de Kocherlakota pour le programme de Trump n’est pas celle d’un libéral dur, mais au contraire celle d’un keynésien converti, dont la foi semble un peu extrême. Kocherlakota vente la relance keynésienne de Trump par les dépenses publiques, par la baisse des impôts. La seule inquiétude de Kocherlakota est qu’il voudrait être sûr que Trump accepte une inflation plus élevée de l’ordre de 4% plutôt que 2%…

Ainsi, le programme de Trump contribue à brouiller les repères entre politique économique de gauche et de droite. Le thème des inégalités et de l’appauvrissement domine les débats dans les classes moyennes et populaires. Le problème mondial de manque de demande et de sous-emploi préoccupe les économistes sous le nom de stagnation séculaire. L’émergence de Bernie Sanders, le boubiboulga du programme économique de Trump (la violence de ses propos sur l’immigration n’est pas l’objet de ce texte), et à une autre échelle, l’évolution de Kocherlakota, révèlent la difficulté de l’émergence d’un paradigme économique cohérent et assis sur une base sociale large. Le politique (du côté républicain ou démocrate) cherche à tâtons une articulation différente entre l’Etat et le marché, un retour cohérent et efficace de la politique économique (monétaire et budgétaire) pour stabiliser les économies de marché et réduire les inégalités. Ce débat sera identique, mais avec une forme différente du fait de la question européenne, dans les élections présidentielles en France.




Le ralentissement de la croissance : du côté de l’offre ?

par Jérôme Creel et Xavier Ragot

La faiblesse de la reprise en 2014 et 2015 nécessite une réflexion structurelle sur l’état du tissu productif en France. En effet, l’analyse de la dynamique de l’investissement, de la balance commerciale, des gains de productivité ou du taux de marge des entreprises, et dans une moindre mesure de leur accès au crédit, indique l’existence de tendances inquiétantes depuis le début des années 2000. De plus, la persistance de la crise conduit inéluctablement à la question de l’érosion du tissu productif français depuis 2007 du fait de la faible croissance, du faible investissement et du nombre élevé de faillites.

Les contributions rassemblées dans la Revue de l’OFCE n°142 ont une double ambition : celle de mettre les entreprises et les secteurs au cœur de la réflexion sur les tenants et les aboutissants du ralentissement actuel de la croissance, et celle de questionner le bien-fondé des analyses théoriques sur la croissance future à l’aune des situations française et européenne. De ces contributions, neuf conclusions se dégagent :

1) La croissance potentielle, notion qui vise à mesurer les capacités productives d’une économie à moyen terme, a fléchi en France depuis la crise. Si le niveau de croissance potentielle sur longue période est élevé, de l’ordre de 1,8 %, la croissance potentielle fléchit depuis la crise de l’ordre de 0,4 point, selon la nouvelle mesure donnée par Eric Heyer et Xavier Timbeau.

2) La question centrale consiste à savoir si ce ralentissement est transitoire ou permanent. Cette question est importante pour les prévisions de croissance mais aussi pour les engagements européens de la France, qui dépendent de la croissance potentielle. Une conclusion importante de ce numéro est qu’une très grande partie de ce ralentissement est transitoire et liée à la politique économique menée en France. Comme le montrent Bruno Ducoudré et Mathieu Plane, le faible niveau d’investissement et d’emploi peut s’expliquer par l’environnement macroéconomique et, notamment, par la faiblesse actuelle de l’activité. Le comportement des entreprises ne semble pas avoir changé dans la crise. L’analyse de Ducoudré et Plane montre, par ailleurs, que les déterminants de l’investissement sont différents à court et à long terme. Une hausse de 1 % de l’activité économique augmente l’investissement de 1,4 % après un trimestre alors qu’une hausse de 1 % du taux de marge n’a qu’un impact très faible à cet horizon. Cependant à long terme (10 ans), une hausse de 1 % de l’activité augmente l’investissement de l’ordre de 1 %, alors qu’une hausse de 1 % du taux de marge augmente l’investissement de 2%. Ainsi, le soutien à l’investissement passe par un soutien à l’activité économique à court terme, tandis que le rétablissement des marges aura un effet de long terme.

3) Le tissu productif français va mettre du temps à se rétablir des effets de la crise du fait de trois puissants freins : la faiblesse de l’investissement, certes, mais aussi la baisse de la qualité de l’investissement et enfin la désorganisation productive consécutive à la mauvaise allocation du capital durant la crise, y compris dans sa dimension territoriale. Sarah Guillou et Lionel Nesta montrent que le faible niveau d’investissement, parce qu’il ne permet pas de monter en gamme, génère moins de progrès technique depuis la crise. Ensuite, Jean-Luc Gaffard et Lionel Nesta montrent que la convergence des territoires s’est ralentie depuis la crise et que l’activité a plutôt décru dans les territoires les plus productifs.

4) La notion de croissance potentielle sort profondément fragilisée de la crise comme outil de pilotage macroéconomique. Les révisions continues (quelles que soient les méthodes) de la croissance potentielle rendent dangereuse l’idée d’un pilotage européen en fonction de règles, comme le montre Henri Sterdyniak. Il faut donc retrouver une politique économique européenne qui assume son caractère discrétionnaire. En outre, une politique budgétaire plus contingente aux conditions macroéconomiques et financières, doit être mieux coordonnée avec la question climatique, comme l’argumentent Jérôme Creel et Eloi Laurent.

5) La notion de stagnation séculaire, c’est-à-dire un affaiblissement durable de la croissance donne lieu à d’intenses débats. Deux visions de la stagnation séculaire sont débattues. La première, celle de Robert Gordon, insiste sur l’épuisement du progrès technique. La seconde, dans la continuité des analyses de Larry Summers, insiste sur la possibilité d’un déficit permanent de demande. Jérôme Creel et Eloi Laurent montrent les limites de l’analyse de Robert Gordon pour la France ; en particulier, la démographie française est plus un avantage qu’un frein à la croissance française. Gilles Le Garrec et Vincent Touzé montrent la possibilité d’un déficit durable de demande, qui pèse sur l’accumulation du capital, du fait de l’impuissance de la Banque centrale à baisser encore ses taux d’intérêt. Dans un tel environnement, un soutien à la demande est nécessaire pour sortir d’un mauvais équilibre d’inflation basse et de chômage élevé, qui conduit à une perception négative du potentiel de croissance. Changer les anticipations peut demander des politiques de stimulation de l’activité économique de grande ampleur, tout comme l’acceptation d’une inflation durablement élevée.

6) Ainsi, les analyses présentées ici reconnaissent les profondes difficultés du tissu productif en France et recommandent une meilleure  coordination des politiques publiques. Il faut un soutien rapide à la demande afin de rétablir l’investissement, puis une politique continue et progressive de rétablissement des marges des entreprises exposées à la concurrence internationale. Pas de choc de compétitivité donc, mais un soutien aux entreprises qui prenne en compte le profil temporel de l’investissement productif, selon Jean-Luc Gaffard et Francesco Saraceno.

7) A plus long terme, une partie du problème français qualifiée d’offre est le résultat des désajustements européens, notamment de la divergence des salaires entre les grandes économies européennes. La divergence entre la France et l’Allemagne est impressionnante depuis le milieu des années 1990. Mathilde Le Moigne et Xavier Ragot montrent que la modération salariale allemande est une singularité parmi les pays européens. Ils proposent une quantification de l’effet de cette modération salariale sur le commerce extérieur et l’activité économique en France. La modération salariale allemande contribue à une hausse de plus de 2 points du taux de chômage français. La politique de l’offre porte un autre nom : celui de politique de reconvergence européenne.

8) La modernisation profonde du tissu productif reposera sur des espaces de coopération, d’apprentissage collectif et de collaboration permettant de la créativité rendue possible par les nouvelles technologies. Ces espaces doivent reconnaître l’importance des actifs intangibles, qui sont si difficiles à valoriser. Dans des économies dont la population active vieillit, les progrès de la robotique et de l’intelligence artificielle doivent engendrer une amélioration du potentiel de productivité, selon Sandrine Levasseur. Il faut aussi renforcer la coopération au sein de deux espaces : l’entreprise et le territoire. Au sein de l’entreprise, une gouvernance partenariale doit permettre de limiter les tendances financières court-termistes. Au sein des territoires, la définition de systèmes territoriaux d’innovation doit être l’enjeu d’une politique industrielle moderne, selon Michel Aglietta et Xavier Ragot.

9) Pour conclure, ce n’est pas tant le niveau de la production qui inquiète que l’inéquitable répartition des fruits de la croissance, si faible soit-elle, comme le montre Guillaume Allègre. Le consensus naissant à propos de l’impact négatif des inégalités sur la croissance économique ne doit pas masquer le vrai débat, qui ne porte pas uniquement sur les écarts de revenus, mais aussi sur ce que ces revenus permettent de consommer, donc sur l’accès à des biens et services de qualité égale. La question essentielle devient alors celle du contenu de la production, avant celle de sa croissance.




Les effets redistributifs du QE de la BCE

par Christophe Blot, Jérôme Creel, Paul Hubert, Fabien Labondance et Xavier Ragot

L’augmentation des inégalités de revenus et de patrimoine est devenue un sujet incontournable dans les discussions de politique économique, jusqu’à s’immiscer dans les évaluations des effets des politiques monétaires menées aux Etats-Unis et au Japon, précurseurs des politiques massives de Quantitative Easing (QE). La question se pose donc de savoir si la politique de QE de la BCE a eu ou aura des effets redistributifs.

Dans un document préparé pour le Parlement européen, Blot et al. (2015) rappellent que deux conclusions opposées se dégagent de la littérature empirique. Aux Etats-Unis, la baisse des taux directeurs par la Fed y réduirait les inégalités. A l’inverse, une politique expansionniste de type QE au Japon y augmenterait les inégalités. Mais qu’en est-il en Europe ?

A partir de données macroéconomiques agrégées pour l’ensemble de la zone euro, Blot et al. (2015) montrent que les politiques monétaires européennes, conventionnelles et non conventionnelles, ont eu un effet, certes, mais limité, sur le taux de chômage, le nombre d’heures travaillées et le taux d’inflation (voir graphiques). Ce résultat suggère donc que la politique monétaire expansionniste de la BCE a bien eu un effet de réduction sur les inégalités, mais mineur. Lorsque la BCE décidera d’en finir avec ses politiques expansionnistes, il faudra donc s’attendre à un effet faible mais à la hausse sur les inégalités. En raison de cet effet, aussi faible soit-il, Blot et al. (2015) suggèrent que la BCE ne devrait pas rendre des comptes uniquement sur la stabilité des prix ou sur la croissance économique, mais aussi sur les répercussions de ses politiques en termes d’inégalités et des moyens mis en œuvre pour en tenir compte.

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La modération salariale en Allemagne à l’origine des difficultés économiques de la France

par Xavier Ragot, président de l’OFCE et CNRS-PSE et Mathilde Le Moigne, ENS

Si l’avenir de la zone euro dépend de la coopération politique entre la France et l’Allemagne, la divergence économique entre les deux pays doit inquiéter. Il faut en prendre la mesure et souligner une triple divergence, qui porte sur le taux de chômage, la balance commerciale et la dette publique. Le taux de chômage allemand baisse régulièrement ; il se situait en juin sous la barre des 5 %, ce qui est presque le plein emploi, alors que le taux de chômage français dépasse les 10 %. Ce taux de chômage faible ne provient pas du dynamisme de la consommation des ménages allemands, mais de la capacité exportatrice de l’Allemagne. Alors que la balance commerciale de la France reste négative (la France important plus qu’elle n’exporte), l’Allemagne est aujourd’hui le premier pays exportateur mondial, devant la Chine, avec un excédent de la balance commerciale qui sera proche des 8 % en 2015. Enfin, le déficit public de la France sera de l’ordre de 3,8 % en 2015, alors que le budget de l’Allemagne atteint maintenant un excédent. La conséquence est impressionnante quant à l’évolution de la dette publique des deux pays. Elles étaient comparables en 2010, proches de 80 % du PIB. En revanche, la dette publique allemande est passée sous les 75 % en 2014 et continue de décroître alors que la dette publique française continue de croître pour atteindre les 97 %. Un tel écart est inédit sur une période récente, il est lourd de tensions à venir sur la conduite de la politique monétaire.

Cette triple divergence conduit inéluctablement à des différences de réaction politique, quant à la capacité des populations à accepter des migrants, à la compréhension de pays ayant des difficultés économiques, comme la Grèce, mais aussi quant à la capacité à faire face à des crises économiques futures. La divergence économique va devenir divergence politique. Il ne s’agit pas d’idéaliser la situation allemande, caractérisée par un grand nombre de travailleurs qui n’ont pas bénéficié des fruits de la croissance, comme le montre une étude récente de France Stratégie, et par une population en décroissance rapide. Cela ne doit pas empêcher de regarder lucidement l’éloignement économique des deux pays.

Quelles sont les causes du succès commercial allemand ?

De nombreuses explications ont été avancées pour justifier une telle divergence entre les deux pays voisins : la stratégie allemande pour les uns  — externalisation des chaînes de valeurs, modération salariale agressive, renforcement de la concurrence entre les entreprises —, les faiblesses françaises pour les autres : mauvaise spécialisation géographique et/ou sectorielle, insuffisance des aides publiques aux exportateurs, défaut de concurrence dans certains secteurs. Notre étude récente met l’accent sur l’effet différé de la modération salariale allemande et suggère qu’elle pourrait expliquer près de la moitié de la divergence franco-allemande. Pour bien comprendre les mécanismes en jeu, il faut distinguer les secteurs exposés à la concurrence internationale des secteurs qui en sont abrités. Les secteurs exposés regroupent l’industrie mais aussi l’agriculture dont l’élevage, qui fait aujourd’hui l’actualité, et une partie des services qui sont de fait échangeables. Le secteur abrité est composé du transport, de l’immobilier, du commerce et d’une grande partie des services à la personne.

Alors qu’en France les coûts salariaux unitaires ont augmenté régulièrement et de manière comparable dans les deux secteurs susmentionnés, ils sont restés extraordinairement stables en Allemagne, sur près de dix ans. Cette modération salariale est la conséquence à la fois d’une mauvaise gestion de la réunification allemande, qui a renversé le rapport de forces pour les négociations salariales en faveur des employeurs, et dans une bien moindre mesure de la mise en place des lois Hartz en 2003-2005, visant à la création d’emplois peu rémunérés dans les secteurs les moins compétitifs (en particulier le secteur abrité). Le coût de la réunification allemande est estimé à 900 milliards d’euros en termes de transferts de l’ex-Allemagne de l’Ouest, soit un peu moins de trois fois la dette grecque. Face à de tels enjeux, la modération salariale, commencée en 1993, a été une stratégie de re-convergence des deux parties de l’Allemagne. En 2012, les salaires nominaux allemands sont 20 % inférieurs aux salaires français dans le secteur exposé, et 30 % inférieurs dans le secteur abrité, en comparaison des niveaux de 1993. L’observation des taux de marges français et allemands révèle que dans le secteur exposé, les exportateurs français ont fait des efforts considérables en réduisant leurs marges afin de maintenir leur compétitivité-prix. Dans le secteur abrité, les taux de marge français sont en moyenne 6 % supérieurs aux taux de marge allemands. L’essentiel de la perte de compétitivité-prix de la France est donc une perte de compétitivité-coût.

Quelle est la contribution de ces différences au chômage et à la balance commerciale des deux pays ? Notre analyse quantitative indique que si la modération salariale allemande n’avait pas eu lieu entre 1993 et 2012, l’écart de 8 % des balances commerciales observées aujourd’hui serait de 4,7 % (dont 2,2 % expliqués par la seule modération salariale dans le secteur abrité allemand). Ainsi, la modération salariale allemande explique près de 40 % de l’écart de performances commerciales entre la France et l’Allemagne. Nous trouvons par ailleurs que cette modération salariale est responsable de plus de 2 points de chômage en France.

L’écart de compétitivité hors-prix

Près de 60 % de l’écart des balances commerciales française et allemande restent à expliquer. Notre étude suggère que cet écart est dû à la qualité des biens produits, ce que l’on appelle la compétitivité hors-prix. Entre 1993 et 2012, le rapport qualité-prix allemand a augmenté de l’ordre de 19 % par rapport à celui de la France, et a ainsi plus que compensé la hausse des prix allemands à l’exportation relativement aux prix français. On distingue dans cet écart de compétitivité hors-prix un effet « qualité » indéniable : l’Allemagne produit du « haut de gamme » et offre des biens plus innovants que la France dans les mêmes secteurs. On distingue également un effet dû à l’externalisation d’une partie de la production allemande (pour près de 52 % du volume de production en 2012) vers des pays à moindre coût : l’Allemagne est aujourd’hui un centre de conception et d’assemblage, ce qui lui permet d’économiser sur ses coûts intermédiaires pour investir davantage dans l’effort de montée en gamme et de stratégie de marque.

Cet effet est néanmoins probablement endogène, c’est-à-dire qu’il découle pour partie de l’avantage compétitivité-coût de l’Allemagne. La faiblesse des coûts salariaux a permis aux exportateurs allemands de maintenir leurs marges face à la concurrence extérieure. Ces fonds dégagés ont permis des investissements que les entreprises françaises ont dû probablement abandonner pour maintenir leur compétitivité-prix, perdant ainsi l’opportunité de rattraper les produits allemands en termes de compétitivité hors-prix sur le plus long-terme.

Une sortie par le haut

La cause profonde de l’écart de performances économiques entre la France et l’Allemagne réside donc dans la divergence nominale observée entre les deux pays depuis le début des années 1990. Une des façons de résorber ces écarts serait ainsi de favoriser la convergence des salaires, et plus généralement des marchés du travail en Europe. L’Allemagne doit permettre une inflation salariale plus importante que dans les pays de la périphérie, et faire face ainsi à la montée des inégalités sociales en Allemagne, tandis que la France ne doit pas tomber dans le piège d’une déflation compétitive qui annihilerait sa demande interne, mais doit maîtriser l’évolution des salaires.  À cet égard, le rapport des cinq présidents présenté par la Commission européenne le 22 juin 2015 propose la mise en place d’autorités nationales de la compétitivité dont il faut espérer qu’elles permettent une plus grande coopération dans le domaine social et de l’emploi.

La divergence des salaires entre la France et l’Allemagne a des conséquences profondes au regard de la pensée économique. L’intégration commerciale accrue après la mise en place de l’euro n’a pas conduit à une convergence mais à une divergence des marchés du travail. C’est à chaque Etat de refaire converger les économies tout en préservant l’activité économique. Cette intervention de l’Etat dans l’économie est plus complexe que le simple cadre keynésien de gestion de la demande agrégée, et concerne maintenant la convergence des marchés du travail. A ce jour, la réponse européenne a été des baisses systématiques des coûts salariaux alors qu’il faut plutôt augmenter les salaires dans les pays en surplus, comme l’Allemagne, en utilisant par exemple le salaire minimum comme instrument. Tout cela est certes de l’économie. La politique commence lorsque l’on réalise que seule la coopération de long terme peut faire converger les intérêts nationaux.




Érosion du tissu productif en France : causes et remèdes

Xavier Ragot, Président de l’OFCE et CNRS

La désindustrialisation de la France, et plus généralement les difficultés des secteurs exposés à la concurrence internationale, révèlent des tendances œuvrant en France et en Europe depuis plus de dix ans. En effet, si le moment proprement financier de la crise commençant en 2007 est le résultat de l’explosion de la bulle immobilière américaine, l’ampleur de son impact sur l’économie européenne ne peut se comprendre que par des fragilités auparavant ignorées.

Dans « Érosion du tissu productif en France : Causes et remèdes », Document de travail de l’OFCE n°2015-04, écrit avec Michel Aglietta, nous proposons une synthèse des facteurs à la fois macroéconomiques et microéconomiques de cette dérive productive. Cette synthèse est nécessaire. En effet, avant de proposer des changements de politique pour la France, il convient de construire un diagnostic cohérent sur les grandes tendances des échanges internationaux mais aussi sur la réalité du tissu productif français.

Les divergences européennes

Le point de départ est l’étonnante divergence européenne. Les deux plus grands pays de la zone euro, l’Allemagne et la France, ont connu une divergence inédite depuis le milieu des années 1990.  Les prix immobiliers ont été multipliés par 2,5 en France alors qu’ils sont restés stables en Allemagne, avec deux conséquences négatives côté français : un coût de la vie élevé pour les salariés et un investissement immobilier des entreprises en chute libre. Les salaires allemands sont aujourd’hui 20% plus bas que les salaires français du fait de la modération salariale instaurée outre-Rhin afin d’y gérer les conséquences de la réunification. Enfin, jusqu’à la crise, les taux d’intérêt réels de court terme (qui tiennent compte des écarts d’inflation) ont été plus faibles en France ou en Espagne d’environ 1 point de pourcentage par rapport à l’Allemagne. Ce changement du prix des facteurs de production (taux d’intérêt réel plus élevés et salaires plus bas en Allemagne par rapport à la France) n’a pas entraîné une substitution plus importante du capital au travail en France. Le taux d’investissement diffère peu entre la France et l’Allemagne, et il est plutôt stable dans les deux pays. De plus, d’autres indicateurs, comme le nombre de robots, indiquent au contraire la moindre modernisation du tissu productif français. Ainsi, ces changements dans le prix des facteurs ne se sont pas traduits par un ajustement des tissus productifs, mais par une divergence insoutenable des balances courantes.

Les balances courantes sont des notions essentielles pour mesurer les déséquilibres européens. Une balance courante positive signifie qu’un pays prête au reste du monde, alors qu’une balance courante négative signifie qu’un pays s’endette auprès du reste du monde. Alors que les règles européennes ont orienté le regard vers le seul déficit public, la bonne mesure de l’endettement d’un pays est la balance courante, somme des endettements public et privé. Selon cette mesure, la balance courante de l’Allemagne est l’une des plus positives du monde et elle prête donc massivement aux autres pays. Si l’on assiste depuis trois ans à une réduction des différences entre les balances courantes européennes, celle-ci est plus le résultat de la contraction de l’activité du fait des mesures d’austérité que de la modernisation du tissu productif des pays avec des balances courantes négatives. Le cadre européen d’analyse des déséquilibres macroéconomiques comporte certes de nombreux indicateurs, parmi lesquels la balance courante. Cependant, la multiplicité des indicateurs donne de fait un rôle essentiel aux objectifs chiffrés de déficit public. Ainsi, bien que le cadre de surveillance européen semble très général dans son appréciation des déséquilibres économiques, c’est bien le seul aspect budgétaire de court terme qui domine l’analyse. Rappelons que la dette publique de l’Espagne publique était de moins de 40% du PIB en 2007, et à plus de 90% du PIB en 2013. Ainsi, les dettes publiques faibles ne sont pas une condition suffisante pour la stabilité macroéconomique, comme des dettes publiques temporairement élevées ne sont pas forcément le signe de problèmes structurels.

La fragilité du tissu productif en France

En ce sens, les données d’entreprises permettent de mieux comprendre l’évolution de l’économie française. Certes, les entreprises françaises ont connu une baisse du taux de marge, mais celle-ci concerne surtout les secteurs exposés à la concurrence internationale. Ensuite, la rentabilité des entreprises (qui finance le paiement des dividendes, des intérêts et contribue en partie à l’investissement) a baissé, passant de 6,2% en 2000 à moins de 5% en 2012. En dépit de cette baisse, le taux d’investissement s’est maintenu dans toutes les catégories d’entreprises sur la période, financé partiellement par l’épargne des entreprises, dont le taux s’est réduit de 16% en 2000 à 13% en 2012. Le résultat est une hausse considérable de l’endettement des entreprises, sans que cela ne se traduise à ce jour par une hausse du coût de la dette, du fait de la baisse des taux d’intérêt. Ces éléments ne peuvent que susciter des inquiétudes sur la santé de notre tissu productif: les entreprises françaises ont réagi aux difficultés économiques, non par l’innovation, mais par une financiarisation du bilan et l’accroissement de l’endettement.

Vers une gouvernance partenariale

L’innovation, l’investissement, la montée en gamme des entreprises en France comme ailleurs exige un effort de long terme, seul compatible avec un processus de reconvergence en Europe. Il ne s’agit pas de maximiser les rendements financiers à court terme, par des distributions excessives de dividendes par exemple, mais au contraire d’investir sur des horizons habituellement considérés comme (trop) longs par les entreprises. De ce fait, une évolution de la gouvernance des entreprises vers un modèle plus partenarial et patient permettant d’investir dans les compétences et qualifications des salariés, dans les actifs intangibles, dans les nouvelles technologies, constitue une condition nécessaire de l’amélioration du tissu productif français. Le dialogue social ne concerne pas seulement la répartition du revenu et la réforme de la fiscalité, c’est aussi la condition, au sein des entreprises, de la mobilisation des seules richesses productives, que sont les hommes et les femmes qui s’investissent dans leur travail.