Banques européennes : vers une sortie de la zone de turbulences ?

par Vincent Touzé

La crise de 2008 a failli mettre en péril le système financier mondial. Grâce au soutien des gouvernements et des banques centrales, le secteur bancaire s’est rétabli et affiche de nouveau une apparente solidité financière. Contrecoup de la crise, les finances publiques des pays du Sud de la zone euro – Portugal, Italie, Espagne et Grèce – et de l’Irlande (PSZEI) sont, à leur tour, lourdement fragilisées. La Grèce a été contrainte à la cessation de paiement et un risque de défaut pèse toujours sur les autres. Depuis début 2011, les engagements bancaires dans ces économies sont devenus une source importante d’inquiétude pour les marchés financiers. Malgré de bons stress-tests, cette crainte s’est intensifiée en août 2011. Les banques européennes sont alors entrées dans une nouvelle phase de tourmente et la banque centrale européenne a été contrainte de leurs prêter plus de 1000 milliards d’euros pendant 3 ans au taux de 1% afin d’éviter un credit crunch majeur.

Les banques européennes sont engagées, au titre de leurs investissements à l’étranger et via leurs succursales étrangères, auprès des PSZEI à travers des prêts accordés au secteur bancaire, au secteur public (dettes souveraines et crédits) ainsi qu’aux ménages et aux entreprises privées non bancaires. La France est l’un des pays les plus exposés aux PSZEI (secteurs public et privé confondus) avec un engagement total de son système bancaire d’environ 437 milliards d’euros (voir tableau), soit 21,9% de son PIB, au troisième trimestre 2011. Avec environ 322 milliards d’euros (12,5% du PIB), l’engagement de l’Allemagne est moindre. L’exposition du système bancaire du Royaume-Uni est comparable et elle est évaluée à 230 milliards d’euros, soit 13,3% du PIB. En comparaison, les banques japonaises et américaines détiennent peu de créances : 59 milliards d’euros (1,4% du PIB) pour le Japon et 96 milliards d’euros (0,9% du PIB) pour les Etats-Unis. Avec la crise financière, les banques européennes se sont désengagées de ces  économies (1). D’après les statistiques de la Banque des règlements internationaux (graphique 1), la réduction des expositions est la plus marquée en Grèce (-55% depuis le 1er trimestre 2007) et la plus faible au Portugal (-15%). Les désengagements des économies espagnole (-29%), italienne (-33%) et irlandaise (-39%) sont comparables et se situent à un niveau intermédiaire par rapport aux deux précédents.

En cas de faillite d’une banque, des fonds de garantie peuvent être mobilisés mais généralement leurs provisions sont insuffisantes pour soutenir une « grosse » banque en difficulté. Selon le principe « too big to fail », l’Etat doit intervenir pour éviter une faillite. Ses modalités d’action consistent à entrer dans le capital de la banque, à la nationaliser en la renflouant ou à faciliter son refinancement à long terme en achetant des obligations. Une faillite bancaire doit être évitée à tout prix car elle est souvent accompagnée d’effets de panique dont les dommages collatéraux sont difficiles à anticiper et à contenir. Souvent, le simple fait qu’un Etat annonce un soutien crédible à une banque ou au système bancaire suffit à éviter la panique. Si les Etats devaient venir à la rescousse des banques en cas de défaut grec, l’enjeu macroéconomique d’un défaut de 50% de l’ensemble des créances privées et publiques semble assez faible puisque cela nécessiterait, pour le cas de la France par exemple, une prise en charge d’environ 17 milliards d’euros, soit un montant bien inférieur à 1% du PIB (voir tableau). Par contre, un défaut de l’ensemble des PSZEI de 50% nécessiterait un soutien français de 220 milliards (11% du PIB français). Ex ante, le coût macroéconomique paraît élevé mais il n’est pas insurmontable. Malencontreusement, un défaut non maîtrisé d’un ou plusieurs PSZEI entrainerait un mécanisme en chaîne incontrôlable dont le coût macroéconomique global pourrait être considérable.

Cette crise financière frappe également les compagnies d’assurance-vie et elle intervient dans une période de réforme de la réglementation prudentielle. Le secteur bancaire achève de satisfaire à Bâle II et va devoir adopter progressivement (jusqu’en 2019) Bâle III (2) tandis que le secteur de l’assurance est en pleine mutation vers Solvency II (3). Ces deux réformes de la réglementation conduisent à un besoin accru de fonds propres alors que la crise financière fragilise les bilans et accroît les tensions sur les ratios de solvabilité. Les fonds propres permettent de résister aux crises financières mais en même temps la réglementation peut contraindre à des recapitalisations dans des conditions de refinancement très tendues. C’est un effet pro-cyclique indésirable de la réglementation prudentielle.

Le risque d’un défaut de paiement de certains PSZEI a rendu les analystes financiers particulièrement vigilants sur la solvabilité et la rentabilité des banques européennes. Pourtant, le bilan des tests de résistance(4)  (stress tests) sur les banques européennes publié mi-juillet 2011 a été jugé bon. Les hypothèses utilisées sont loin d’être optimistes. Dans la zone euro (resp. dans les autres pays), elles envisagent une baisse du taux de croissance de 2 points (resp. 2,4 points) en 2011 et 2 points (resp. 1,9 points) en 2012 par rapport à un scénario de référence. Dans la zone euro, cette entrée dans la récession (-0.5% en 2011 puis -0.2% en 2012) s’accompagne d’une hausse du taux de chômage (+0,3 point en 2011 et +1,2 point en 2012), d’une baisse du taux d’inflation (-0,5 point en 2011 puis -1,1 point en 2012), d’une forte baisse des prix de l’immobilier, d’une hausse des taux à long terme ainsi que des décotes sur les dettes souveraines (5) pouvant aller jusqu’à 30%. L’objectif de ce scénario « stressé » est de tester la capacité de résistance des banques pour maintenir un ratio « Core Tier 1 » supérieur à 5% (6). Sous ces hypothèses extrêmes, seulement 8,9% des 90 banques testées obtiennent un ratio inférieur au seuil de 5%, ce qui nécessite de facto une recapitalisation pour respecter cette cible (7). Les quatre banques françaises ont réussi sans difficulté les stress tests puisqu’elles conservent un ratio élevé : 6,6% pour la Société Générale, 6,8% pour le groupe Banque populaire-Caisse d’épargne, 7,9% pour BNP Paribas et 8,5% pour le Crédit Agricole. Les pays où des échecs sont observés sont : l’Autriche (1 banque), l’Espagne (5 échecs) et la Grèce (2 échecs). Au regard des stress tests, le système bancaire européen peut donc être jugé comme apte à résister à une crise économique d’envergure.

A la suite du deuxième plan d’aide à la Grèce du 21 juillet 2011, aux tensions persistantes sur les autres dettes souveraines, une inquiétude s’est emparée des marchés boursiers et les valeurs bancaires européennes ont fortement chuté d’août à décembre 2011 (graphique 2). Ces évolutions boursières observées ont été en complète contradiction avec les bons résultats des stress tests. Il y a trois interprétations possibles pour expliquer la réaction des marchés financiers :
–    La crise réelle serait plus forte que les hypothèses des stress tests ;
–    Les méthodes de stress tests seraient insuffisantes pour estimer les conséquences d’une crise ;
–    Les marchés s’emballeraient aux moindres rumeurs et seraient déconnectés des fondamentaux.
Pour l’instant au regard des prévisions les plus pessimistes, il ne semble pas que les hypothèses de stress test soient particulièrement favorables. Cependant, les ceux-ci ont des faiblesses pour évaluer les crises financières systémiques dans la mesure où chaque banque n’intègre pas dans son évaluation les dégradations induites par l’application de ce scénario aux autres banques et les conséquences sur le marché du crédit. Il n’y a pas de bouclage des interconnections financières. De plus, la crise économique peut augmenter fortement les taux de défaut des entreprises privées. Ce point pourrait avoir été sous-estimé par les tests de résistance. Il faut également noter que les tests sont réalisés à un niveau interne, ce qui peut aussi conduire à des appréciations différentes des conséquences de certains scénarios. Par ailleurs, les stress tests évaluent la solidité financière des banques, mais de facto, une banque, bien que solvable, peut voir son cours chuter en période de crise pour la simple raison que sa rentabilité anticipée baisse. Enfin et surtout, l’emballement des marchés financiers est attribuable au manque de consensus dans les décisions dans l’Union européenne pour trouver une solution définitive à la crise des dettes souveraines mais également au fait que les statuts de la Banque centrale européenne lui interdisent de participer aux émissions de dette publique. Ces incertitudes renforcent la volatilité du cours boursier des banques particulièrement exposées aux PSZEI, comme en témoigne la forte corrélation entre les CDS sur les banques privées et sur les dettes souveraines dans la zone euro (8).

Avec l’amorce d’une solution sur la dette grecque, une remontée des cours des banques européennes s’observe à partir janvier 2012. On peut espérer que l’accord sur la dette souveraine grecque du 21 février 2012 calmera la tempête qui frappe les marchés obligataires. L’opération vise à ce que les investisseurs privés acceptent de renoncer à 107 des 206 milliards d’euros de dette publique qu’ils détiennent et que les Etats de la zone euro consentent un nouveau prêt de 130 milliards. L’accord conclu est une opération d’échange de dette. Les anciennes obligations sont échangées contre des nouvelles avec une décote de 53,5% de la valeur faciale (9) et un nouveau taux d’intérêt contractuel. Cette décote n’est pas une surprise pour les banques qui ont déjà provisionné les pertes. L’opération est un franc succès (10) puisque 83% des titres ont été volontairement proposés à l’échange le 9 mars (11). La participation est portée à plus de 95% en procédant à un échange obligatoire auprès des créanciers n’ayant pas répondu positivement à l’opération (clauses d’action collective engagées pour les créances de droit grec). A l’issue de cet échange, les Etats européens, le FMI, la BCE détiendront « plus des trois-quarts de la dette grecque »(12), ce qui signifie qu’une nouvelle crise de la dette souveraine grecque impactera peu les investisseurs privés. Une nouvelle source d’incertitude provient des CDS qui ont été souscrits à des fins de couverture ou de spéculation (achat à nu). Dans un premier temps, l’International Swaps and Derivatives Association(ISDA) (13)  avait annoncé, le 1er mars, que cet échange n’était pas « un événement de crédit ». Le 9 mars, elle a révisé son jugement (14). Désormais, l’ISDA considère que les clauses d’action collective forcent les détenteurs à accepter l’échange, ce qui constitue un évènement de crédit. Le défaut de paiement de la Grèce est reconnu sur un plan juridique et les CDS sont donc activés. D’après l’ISDA, l’exposition nette des CDS sur la Grèce s’élèverait à seulement 3,2 milliards de dollars. Pour estimer le coût global des CDS pour le secteur financier, il faut soustraire à ce montant la valeur résiduelle des obligations. Compte-tenu de l’incapacité de la Grèce à renouer avec la croissance, la soutenabilité de sa dette restante n’est pas assurée et les risques de contagion persistent. En tout état de cause, les dettes publiques des pays du Sud de la zone euro et de l’Irlande sont dorénavant considérées comme des actifs à risque, ce qui constitue un facteur de fragilisation du secteur bancaire européen. A ce titre, la récente remontée des taux sur les dettes publiques italienne et espagnole a provoqué, depuis fin mars, une baisse des valeurs boursières des banques européennes (graphique 2).

Cette crise financière fragilise le secteur bancaire de la zone euro qui peut être enclin à réduire ses expositions aux risques : un crédit crunch majeur est donc à craindre. La dernière enquête réalisée par la BCE, du 9 décembre 2011 au 9 janvier 2012, auprès des banques (15) sur les conditions d’attribution de crédit n’est pas très rassurante. Un durcissement des conditions est envisagé par 35% (contre 16% le trimestre précédent) des banques pour les crédits aux entreprises et par 29% (contre 18% le trimestre précédent) des banques pour les crédits immobiliers aux ménages. Face à une telle perspective, la BCE a procédé, le 21 décembre 2011, à une opération de refinancement à long terme (long term refinancing operation). Cette opération a remporté un large succès puisque 489 milliards d’euros de crédits ont été accordés au secteur bancaire. L’argent est prêté à 1% pour une durée de 3 ans. Même si les effets de cette mesure sont encore difficiles à apprécier, le président de la BCE, Mario Draghi a annoncé, en février, que cet apport de liquidité avait, de toute évidence, évité un credit crunch majeur. Le 29 février 2012, la BCE a lancé un deuxième plan de refinancement à long terme (16). La souscription a été très importante puisque 530 milliards d’euros ont été prêtés. Il est donc permis de penser que le credit crunch sera évité.

En conclusion, la sortie du secteur bancaire de la zone de turbulence repose sur quatre éléments clés :
i)    Seul un retour durable de la croissance dans l’ensemble de la zone euro est en mesure de consolider les finances publiques et réduire le nombre de faillites d’entreprises (17), ce qui diminuera de facto l’exposition des banques au risque de défaut, à charge pour les gouvernements européens et la BCE d’identifier et de mettre en place le « bon » policy-mix ainsi que les mesures structurelles adéquates.
ii)    L’Etat grec est en cessation de paiement, il ne faut pas que cette faillite des finances publiques s’étendent aux autres économies, car la crise bancaire est aussi un test de la solidité de la solidarité financière dans la zone euro, et il reste notamment à savoir si les Allemands seront plus enclins à soutenir l’Espagne ou l’Italie en cas de risque de défaut qu’ils ne l’ont été avec la Grèce.
iii)    La crise bancaire met vraisemblablement en avant des effets pro-cycliques de la réglementation prudentielle qui mériteraient d’être corrigés.
iv)    Les marges de manœuvre des gouvernements comme soutien de premier secours sont devenues très limitées en raison de leur endettement massif. En cas de nouveau choc majeur, la BCE pourrait n’avoir d’autre choix que d’être le prêteur en dernier ressort.

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[1] Il est à noter que la dépréciation financière (moins-value) de la valeur au bilan des actifs détenus dans les PSZEI implique une réduction automatique de l’exposition dans ces économies.

[2] http://www.bis.org/speeches/sp100921_fr.pdf

[3] http://ec.europa.eu/internal_market/insurance/solvency/background_fr.htm.

[4] European Banking Authority, 2011, http://stress-test.eba.europa.eu/pdf/EBA_ST_2011_Summary_Report_v6.pdf.

[5] European Banking Authority (2011), Methodogical Note – Additional guidance, June 2011.

[6] Le niveau minimal prudentiel exigé par Bâle II concernant le ratio « Core Tier 1 » est de seulement 2% et il augmente à 4,5% avec Bâle III (application en 2013). Ce ratio mesure la proportion des actifs pondérés du risque couverts par les fonds propres.

[7] Pour une banque dont le ratio tombe à x%, les besoins en recapitalisation correspondent à (5%-x)/x % des fonds propres après choc. Ainsi si x=4%, le besoin de recapitalisation correspond à 25% des fonds propres.

[8] « La corrélation entre taux d’intérêt sur les dettes publiques et sur les dettes privées va rendre difficile la résolution des crises des dettes souveraines dans la zone euro », Flash marchés, Natixis, 14 mars 2011 – N° 195, http://cib.natixis.com/flushdoc.aspx?id=57160.

[9] Par exemple, chaque ancienne obligation de valeur faciale 100 euros est échangée contre une nouvelle de 46,5 euros. Le FESF se porte garant sur 15 euros et l’Etat grec sur 31,5 euros.

[10] http://www.minfin.gr/portal/en/resource/contentObject/id/baba4f3e-da88-491c-9c61-ce1fd030edf6.

[11] En raison de détenteurs de dettes publiques non soumises au droit grec qui refusent de participer à l’opération, l’échéance du 9 mars (voir http://fr.reuters.com/article/frEuroRpt/idFRL6E8F54OO20120405) a été repoussée au 4 avril puis au 20 avril. L’Etat grec considère que ces refus d’échange ne sont pas en mesure de faire échouer l’opération car avec les clauses d’action collective, la participation volontaire ou contrainte passe à 95,7%. Face à ces investisseurs, l’Etat grec a le choix entre attendre encore un peu, respecter ses engagements contractuels (maintien du remboursement du nominal et des échéances d’intérêt initialement prévus), faire une nouvelle offre d’échange (mais il faut qu’elle soit équitable vis-à-vis de ceux qui ont déjà accepté la précédente) ou faire défaut avec d’éventuels risques de poursuite devant la justice internationale.

[12] Olivier Garnier, « Comprendre l’échange de dette publique grecque », Le Webzine de l’actionnaire – Analyses, Société Générale, 13 mars 2012, http://www.societegenerale.com/actiorama/comprendre-l%E2%80%99echange-de-dette-publique-grecque.

[13] http://www.isda.org/dc/docs/EMEA_Determinations_Committee_Decision_01032012Q2.pdf.

[14] http://www2.isda.org/greek-sovereign-cds/

[15] The Euro Area Bank Lending Survey, 1er février 2012, http://www.ecb.int/stats/pdf/blssurvey_201201.pdf.

[16] http://www.ecb.int/press/pr/date/2011/html/pr111208_1.en.html.

[17] « Les entreprises après la crise », Colloque Banque de France, 28 juin 2011, http://www.banque-france.fr/fileadmin/user_upload/banque_de_france/publications/Bulletin-de%20la-Banque-de-France/Bulletin-de-la-Banque-de-France-etude-185-2.pdf

 




Le nouveau traité européen, l’euro et la souveraineté

par Christophe Blot

Le 2 mars 2012, 25 pays de l’Union économique et monétaire (UEM) ont adopté un nouveau traité prévoyant de renforcer la discipline budgétaire. A peine fut-il adopté[1], ce traité a fait l’objet de contestation, François Hollande ayant annoncé qu’il souhaitait le renégocier s’il était élu afin de mettre en avant la nécessité de se préoccuper de la croissance. Il ne fait aucun doute qu’un tel retour sur un traité âprement négocié serait mal perçu par un certain nombre de nos partenaires européens. Pour autant, la question du bien-fondé d’un renforcement de la discipline budgétaire en période de crise mérite d’être posée.

Que faut-il penser de ce nouveau traité ? Jérôme Creel, Paul Hubert et Francesco Saraceno ont montré les potentiels effets récessifs des règles introduites par le nouveau dispositif. A ces effets macroéconomiques, il faut ajouter que le Traité ne répond toujours pas à une question essentielle et qui devrait être au cœur du projet européen : la souveraineté.

En 1998, soit un an avant le lancement de l’euro, Charles Goodhart[2] publiait un article dans lequel il évoquait la spécificité de l’Union économique et monétaire (UEM) au regard de la théorie et de l’histoire monétaire. En effet, Goodhart rappelle que la monnaie est quasi-systématiquement indissociable de l’expression d’une souveraineté politique et budgétaire. Or, dans le cadre de l’UEM, ce lien est brisé puisque l’euro et la politique monétaire sont contrôlés par une institution supranationale sans pour autant qu’émerge l’expression d’une souveraineté européenne, les décisions de politique budgétaire restant notamment décentralisées et encadrées par la Pacte de stabilité et de croissance. Goodhart conclut alors que la création de l’euro laisse présager des tensions auxquelles nous devrions être attentifs.

La crise actuelle de la zone euro montre que cette mise en garde était fondée. Elle permet surtout d’apporter un autre éclairage, politique celui-là, à la crise. La question de la soutenabilité de la dette et du respect des règles masque en effet le problème fondamental – le pêché originel – de l’euro : la monnaie unique est condamnée si elle ne procède pas d’une souveraineté politique et budgétaire. S’il existe des exceptions, elles sont le fait de micro-Etats qui ont abandonné leur souveraineté monétaire à des voisins bien plus puissants économiquement et politiquement. La zone euro n’est pas le Vatican.

La renégociation du Traité ou l’ouverture de nouvelles négociations en vue de la ratification d’une Constitution européenne est donc non seulement urgente mais indispensable à la pérennité du projet européen. Au-delà des objectifs incontournables de la croissance, de l’emploi, de la stabilité financière ou du développement durable, dont il faut constamment rappeler qu’ils sont au cœur de la construction européenne, en témoigne leur inscription à l’article 3 du traité sur l’Union européenne, toute nouvelle négociation devrait désormais aborder la question de la souveraineté politique et budgétaire européenne et donc, en corollaire, celle du transfert des souverainetés nationales.

Il faut préciser qu’une telle réflexion sur la mise en œuvre d’une souveraineté européenne n’est pas incompatible avec l’existence de règles. Aux Etats-Unis, la majorité des Etats ont adopté des règles d’équilibre budgétaire depuis la moitié du XIXe siècle et après qu’un certain nombre d’entre eux avait fait défaut (voir C. R. Henning et M. Kessler[3]). Cependant, ces règles ont été adoptées à l’initiative des Etats et ne sont pas inscrites dans la Constitution américaine. Des propositions pour inscrire une règle d’équilibre budgétaire à l’échelon fédéral dans la Constitution sont cependant d’actualité. Elles n’ont pour l’instant pas abouti et sont contestées en raison du risque d’affaiblissement du pouvoir stabilisateur du budget fédéral. Aux Etats-Unis, les ressources de l’Etat fédéral représentaient 19 % du PIB avant la crise contre un budget européen qui ne dépasse pas 1 % du PIB, qui doit toujours rester à l’équilibre et ne peut donc être utilisé à des fins de régulation macroéconomique. La stabilisation des chocs aux Etats-Unis se fait ainsi par le biais du budget fédéral non contraint, ce qui compense la faible réactivité des politiques budgétaires locales contraintes par les règles d’équilibre. Si la zone euro doit trouver sa propre voie, il reste que l’euro ne doit plus être un instrument aux mains de la seule Banque centrale européenne : elle doit devenir le symbole de la souveraineté politique et budgétaire de tous les citoyens de la zone euro.


[1] Sa mise en œuvre ne sera néanmoins effective qu’après un processus de ratification dans les 25 pays. Ce processus pourrait être long et incertain puisque l’Irlande a annoncé l’organisation d’un référendum.

[2] Voir « The two concepts of money: implications for the analysis of optimal currency areas », Journal of European Political Economy vol.14 (1998) pages 407-432.

[3] « Fiscal federalism : US history for architects of Europe’s fiscal union », (2012) Peterson Institute for International Economics.

 




Qui sème la restriction récolte la récession

par le Département Analyse et Prévisions, sous la direction de X. Timbeau

Ce texte résume la note de l’OFCE n°16 donnant les perspectives de l’économie mondiale 2012-2013.

Le paroxysme de la crise des dettes souveraines est passé. La dette publique grecque est restructurée et diminuera, au prix d’un défaut, de 160 à 120 % du PIB. Cette restructuration autorise le déblocage du soutien financier de la troïka à la Grèce et résout pour l’instant le problème de financement du renouvellement de la dette publique grecque. La contagion qui avait frappé la plupart des pays de la zone euro, et qui s’était traduite par une hausse des taux souverains, est interrompue. La détente est sensible par rapport au début de l’année 2012 et le risque d’un éclatement de la zone euro est largement réduit, du moins dans le court terme. Pour autant le processus de transformation de la Grande Récession, amorcée en 2008, en très Grande Récession n’est pas interrompu par le soulagement temporaire apporté à la crise grecque.

D’une part, l’économie mondiale, et singulièrement la zone euro, restent dans une zone de risque où, à nouveau, une crise systémique menace et d’autre part, la stratégie choisie par l’Europe, à savoir la réduction rapide de la dette publique (qui suppose la réduction des déficits publics et leur maintien en deçà des déficits qui stabilisent la dette) compromet l’objectif annoncé. Or, puisque la crédibilité de cette stratégie est perçue, à tort ou à raison comme une étape indispensable en zone euro pour rassurer les marchés financiers et permettre le financement à un taux acceptable de la dette publique (entre 10 et 20 % de cette dette étant refinancés chaque année), la difficulté à atteindre l’objectif oblige à une rigueur toujours plus grande. La zone euro apparaît comme courant après une stratégie dont elle ne maîtrise pas les leviers, ce qui ne peut qu’alimenter la spéculation et l’incertitude.

Nos prévisions pour la zone euro concluent à une récession de 0,4 point en 2012 et une croissance de 0,3 point en 2013 (tableau 1). Le PIB par tête baisserait en 2012 pour la zone euro et serait stable en 2013. Le Royaume Uni échapperait à la récession en 2012, mais la croissance du PIB resterait en 2012 et en 2013 en deçà de 1% par an. Aux Etats-Unis, la croissance du PIB accélèrerait à 2,3% par an en 2012 après une année 2011 à 1,7%. Bien qu’il soit supérieur à celui de la zone euro, ce taux de croissance peine à enclencher une hausse du PIB par tête et ne permet pas une décrue significative du chômage.

L’épicentre de la crise se déplace ainsi vers le Vieux continent et compromet la sortie de crise pour les pays développés. Confrontés plus encore que la zone euro à une situation budgétaire dégradée et donc à l’alourdissement de la dette, les Etats-Unis et le Royaume-Uni redoutent l’insoutenabilité de leur dette publique. Mais parce que la croissance compte tout autant pour assurer la stabilité de la dette, la restriction budgétaire en zone euro qui pèse sur leur activité ne fait qu’accroître leurs difficultés.

En privilégiant la réduction rapide des déficits et de la dette publique, les responsables politiques de la zone euro révèlent qu’ils croient que le futur sera celui du pire scénario. S’en remettre à la soi-disant discipline des marchés pour rappeler à l’ordre les pays dont les finances publiques sont dégradées ne fait qu’aggraver, par le renchérissement des taux d’intérêts, le problème de soutenabilité. Par le jeu du multiplicateur, toujours sous-estimé dans l’élaboration des stratégies ou des prévisions, les politiques d’ajustement budgétaire entraînent une réduction d’activité qui valide la croyance résignée dans un “new normal” dégradé. In fine, elle ne fait que s’auto-réaliser.




Fallait-il renforcer le Pacte de stabilité et de croissance ?

par Jérôme Creel, Paul Hubert et Francesco Saraceno

 

La crise budgétaire européenne et l’exigence de réduire les niveaux de dette publique qui a suivie ont accéléré l’adoption d’une série de réformes des règles budgétaires européennes à la fin de l’année 2011. Deux règles ont été introduites afin de renforcer le pacte de stabilité et de croissance (PSC). Etant donné que de nombreux Etats membres de la zone euro ont des déficits structurels et des dettes publiques supérieurs aux seuils considérés, il nous a semblé intéressant d’évaluer les conséquences macroéconomiques du respect de ces règles budgétaires par 4 pays, dont la France. 

La limite actuelle de déficit public à 3% du PIB a été complétée par une limite sur le déficit structurel équivalant à 0,5% du PIB, et par une règle de réduction de la dette imposant aux pays fortement endettés de réduire chaque année leur taux d’endettement public d’1/20e de la différence vis-à-vis du niveau de référence de 60% du PIB. De plus, la limite de déficit structurel va au-delà de la règle des 3% car elle est associée à l’obligation d’incorporer une règle de budget équilibré et des mécanismes automatiques de retour à l’équilibre budgétaire dans la Constitution de chaque Etat membre de la zone euro. Par un malheureux abus de langage, elle est désormais souvent qualifiée de « règle d’or » [1]. Afin de distinguer la « règle d’or des finances publiques » appliquée par les régions françaises, les Länder allemands et, de 1997 à 2009, par le Royaume-Uni, nous qualifierons par la suite cette « règle de budget équilibré » de  « nouvelle règle d’or ».

Du fait de la crise financière internationale qui sévit depuis 2007, les Etats de la zone euro sont souvent loin de satisfaire aux exigences des nouvelles règles en vigueur. Cela pose donc la question des conséquences que le respect de ces règles imposerait à ces Etats.  Pour ce faire, nous avons choisi d’étudier les trajectoires de convergence aux différentes règles de quatre pays, représentatifs de la zone euro, à l’aide d’un modèle théorique standard.

Nous avons choisi un grand pays avec un niveau moyen d’endettement public (France), un petit pays avec une dette un peu plus élevée (Belgique), un grand pays avec une dette élevée (Italie) et un petit pays avec une dette comparativement assez faible (Pays-Bas). La taille des pays, grande ou petite, est associée à la taille de leur multiplicateur budgétaire, l’effet des dépenses publiques sur la croissance : les grands pays moins ouverts que les petits pays au commerce international ont un effet multiplicateur plus important que les petits pays. Les quatre pays diffèrent également en fonction de la taille et du signe de leur solde primaire structurel en 2010 : la France et les Pays-Bas ont un déficit, alors que la Belgique et l’Italie dégagent un excédent.

Dans le modèle, l’évolution du déficit public est contracyclique et l’impact d’une hausse du déficit public sur le PIB est positif, mais un endettement excessif augmente la prime de risque sur les taux d’intérêt de long terme payés pour financer cette dette, ce qui nuit in fine à l’efficacité de la politique budgétaire.

Les règles que nous simulons sont : (a) l’équilibre (à 0,5% du PIB) du budget ou «nouvelle règle d’or» ; (b) la règle de 5% par an de réduction de la dette ; (c) le plafond de 3% de déficit total (statu quo). Nous évaluons également : (d) l’effet de l’adoption d’une règle d’investissement dans la veine de la règle d’or des finances publiques qui, de façon générale, impose l’équilibre budgétaire au cours du cycle pour les dépenses courantes, tout en permettant de financer l’investissement public par la dette.

Nous simulons sur 20 ans, i.e. l’horizon de réalisation de la règle du 1/20e, l’effet des règles sur la croissance, le taux d’inflation et le déficit public structurel, ainsi que sur le niveau de la dette publique. Premièrement, nous analysons le chemin suivi par les quatre économies après l’adoption de chaque règle budgétaire à partir de 2010. Nous demandons, en d’autres termes, comment les règles fonctionnent dans un scénario de consolidation budgétaire que l’Europe connaît d’ores et déjà aujourd’hui. Deuxièmement, nous simulons la dynamique de l’économie après un choc de demande et un choc d’offre, partant de la situation de base du Traité de Maastricht, avec l’économie à un taux de croissance nominal de 5% (une croissance potentielle à 3% et un taux d’inflation de 2%), et un niveau d’endettement de 60%. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que la croissance potentielle réelle dans les pays de la zone euro a été constamment inférieure à 3% depuis 1992, ce qui a contribué à rendre encore plus contraignante qu’initialement prévu la règle coercitive pesant sur les finances publiques.

Les résultats de nos simulations sont multiples. Premièrement, l’adoption des règles produit dans tous les cas une récession à court terme, même dans les petits pays avec un multiplicateur budgétaire faible et une faible dette publique initiale comme aux Pays-Bas. Cela complète le diagnostic selon lequel la rigueur généralisée en Europe nuit immanquablement à la croissance (cf. La très grande récession, 2011) en montrant qu’il n’existe pas de règle budgétaire qui, appliquée scrupuleusement à court terme, permet d’échapper à une récession. Cette constatation révèle une incitation, de la part des gouvernants, à dissocier les usages de jure et de facto des règles budgétaires : les annonces ont tout intérêt à ne pas être suivies d’effets, si l’objectif final de la politique économique est la préservation et la stabilité de la croissance économique.

Deuxièmement, les récessions peuvent engendrer la déflation. En vertu de la contrainte à zéro pesant sur les taux d’intérêt nominaux, une déflation est très difficile à inverser avec une contrainte budgétaire.

Troisièmement, la règle d’investissement aboutit à de meilleures performances macroéconomiques que les trois autres règles : les récessions sont plus courtes, moins prononcées et aussi moins inflationnistes sur l’horizon considéré. In fine, les niveaux de dette publique diminuent certes moins qu’avec la règle du 1/20e mais, sous l’effet de la croissance engendrée, la dette publique française perd 10 points de PIB par rapport à son niveau de 2010, tandis que les dettes belges et italiennes diminuent respectivement de 30 et 50 points de PIB. Seul le pays initialement le moins endetté, les Pays-Bas, voit sa dette stagner.

Quatrièmement, en faisant abstraction de la règle d’investissement qui ne figure pas dans les projets européens, il apparaît que le statu quo est plus favorable que la « nouvelle règle d’or » ou que la règle de réduction de la dette en termes de croissance ; il s’avère cependant plus inflationniste pour les grands pays. En termes de croissance, cela semble signifier que le renforcement du Pacte de stabilité et de croissance, appliqué brutalement, serait préjudiciable aux 4 économies considérées.

Cinquièmement, lorsque l’économie à l’équilibre est frappée par des chocs de demande et d’offre, le statu quo semble approprié. Ceci confirme l’idée que le PSC actuel donne des marges de manœuvre budgétaire. Les simulations montrent néanmoins que le statu quo reste coûteux en comparaison avec la règle de l’investissement.

Pour conclure, il est difficile de ne pas remarquer un paradoxe : des règles visant à empêcher les gouvernements d’intervenir dans l’économie sont discutées précisément après la crise financière mondiale qui a requis des gouvernements qu’ils interviennent afin de contribuer à amortir les chocs découlant de défaillances de marché. Ce travail vise ainsi à réorienter le débat de l’objectif de  stabilisation budgétaire à celui de stabilisation macroéconomique. Les autorités européennes – les gouvernements, la BCE, ou la Commission – semblent considérer la dette et le déficit publics comme des objectifs politiques en soi, plutôt que comme des instruments pour atteindre les objectifs finaux de croissance et d’inflation. Ce renversement des objectifs et des instruments équivaut à nier a priori tout rôle à la politique macroéconomique. De nombreux travaux [2], dont celui que nous avons mené, adoptent plutôt la position opposée : la politique économique joue certainement un rôle dans la stabilisation des économies.

 

 

[1] Cet abus de langage a notamment été dénoncé par Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak en 2011, ou par Bernard Schwengler en 2012.

[2] Voir par exemple, en anglais, l’étude transversale parue en 2012 dans American Economic Journal, Macroeconomics, et la bibliographie qu’elle contient, ou, en français, l’étude parue en 2011 de Creel, Heyer et Plane, sur les effets multiplicateurs de politiques temporaires de relance budgétaire.

 

 




La relance budgétaire à l’honneur

par Jérôme Creel

« La taille de nombreux multiplicateurs est grande, particulièrement pour les dépenses publiques et les transferts ciblés. » Mais qui, encore de nos jours, ose écrire une chose pareille ?

La réponse est : 17 économistes issus de la Banque centrale européenne, de la Réserve fédérale américaine, de la Banque du Canada, de la Commission européenne, du Fonds monétaire international, et de l’Organisation pour la coopération et le développement économique, dans un article publié en janvier 2012 dans American Economic Journal: Macroeconomics.

Ils poursuivent, dans leur résumé, en écrivant : « La politique budgétaire est d’autant plus efficace qu’elle est temporaire et que la politique monétaire est accommodante. Les hausses permanentes de dépenses et de déficits publics réduisent significativement les effets multiplicateurs initiaux. »

Quelles sont les valeurs de ces effets multiplicateurs et qu’en est-il de la réduction significative desdits effets si la politique budgétaire est en permanence expansionniste ? Selon ces 17 économistes, et sur la base de 8 modèles macroéconométriques différents pour les Etats-Unis, et de 4 modèles macroéconométriques différents pour la zone euro, la conclusion est claire : une relance budgétaire effective pendant 2 ans, accompagnée d’une politique monétaire accommodante (le taux d’intérêt est maintenu bas par la banque centrale) produit des effets multiplicateurs largement supérieurs à l’unité aux Etats-Unis comme dans la zone euro (entre 1,12 et 1,59) si le plan de relance porte sur la consommation publique, l’investissement public ou les transferts ciblés. Pour les autres instruments à la disposition des gouvernements, comme la TVA, les effets sont moindres, de l’ordre de 0,6, mais bel et bien positifs.

Qu’en est-il si la relance persiste ? Les effets multiplicateurs d’une hausse permanente dans les consommations publiques s’amenuisent, certes, mais ils restent toujours positifs dans la zone euro, quel que soit le modèle utilisé et quelle que soit l’hypothèse faite sur la politique monétaire poursuivie. De rares cas d’effets multiplicateurs négatifs sont reportés pour les Etats-Unis, mais ils dépendent du modèle utilisé ou de l’hypothèse portant sur la politique monétaire.

Pour conclure, une remarque et une question soulevées par cet article paru récemment.

La remarque : le choix de la stratégie budgétaire optimale de la zone euro vaut bien quelques instants de réflexion, de lecture et d’analyse des travaux existants plutôt qu’une vision tronquée et déformée de la politique budgétaire jugée, sans procès équitable, nocive pour l’activité économique.

La question : la politique budgétaire expansionniste a des effets… expansionnistes sur le produit intérieur brut ; faut-il donc se priver d’un instrument somme toute efficace ?

 

 




La rigueur ne suffit pas

par André Grjebine et Francesco Saraceno

[Article paru dans Le Monde le 19/1/2012]

On peut bien entendu s’interroger sur la légitimité de la place acquise par les agences de notation dans l’économie internationale. Mais, tant qu’à faire, si on doit prendre en compte leur message, autant se déterminer par rapport à ce qu’elles disent vraiment et non par rapport à l’orthodoxie économique qu’on leur prête, parfois à tort. La puissance de celle-ci est pourtant si grande que bien des commentateurs continuent à discourir sur la décision de Standard & Poor’s (S&P) de dégrader la note de la France et d’autres pays européens en l’attribuant à une politique de rigueur qui aurait été jugée insuffisante.

En réalité, l’agence de notation justifie la dégradation qu’elle vient de décider par des arguments qui sont à l’opposé de cette orthodoxie. L’agence critique ainsi l’accord entre dirigeants européens, tel qu’il est ressorti du sommet européen du 9 décembre 2011 et des déclarations qui l’ont suivi, en lui reprochant de n’avoir en vue qu’un seul aspect de la crise, “celle-ci étant censée découler de la prodigalité budgétaire des pays périphériques de la zone euro. Selon nous, cependant, les problèmes financiers de la zone euro sont tout autant une conséquence des déséquilibres extérieurs croissants et de la divergence de compétitivité entre le noyau de l’UEM et la soi-disant périphérie. De ce fait, un processus de réformes basé sur le seul pilier de l’austérité budgétaire risque de s’avérer autodestructeur, l’inquiétude des consommateurs quant à leur emploi et leurs revenus réduisant la demande intérieure et celle-ci conduisant à une baisse des recettes fiscales”.

En vertu de quoi, S&P estime que le principal risque qui peut affecter les Etats européens peut provenir d’une détérioration des situations budgétaires de certains d’entre eux “par suite d’un environnement macroéconomique plus récessionniste”. De ce fait, S&P n’exclut pas une nouvelle dégradation, dans l’année qui vient, de la notation de pays de la zone euro.

Dès lors, s’ils prennent en compte l’exposé des motifs de l’agence de notation, les pays européens devraient mettre en oeuvre des politiques économiques susceptibles à la fois de soutenir la croissance et de faciliter ainsi le remboursement des dettes publiques et de rééquilibrer les balances courantes entre pays de la zone euro. Ce double objectif ne paraît pouvoir être obtenu que par une relance dans les pays excédentaires, en premier lieu en Allemagne.

Dette insoutenable

L’effort de redressement budgétaire imposé aux pays de la périphérie devrait, par ailleurs, être étalé sur une période assez longue pour que ses effets récessifs soient minimisés. Une telle stratégie répondrait au principe selon lequel dans un ensemble aussi hétérogène que la zone euro, les politiques nationales des pays membres doivent être synchronisées, mais certainement pas convergentes comme on le propose ici ou là. Une telle politique impulserait ainsi la croissance de l’ensemble de la zone, rendrait la dette soutenable, et réduirait les excédents courants des uns et donc les déficits des autres. Le moins qu’on puisse dire est que le gouvernement allemand est loin de cette approche.

Angela Merkel n’a-t-elle pas réagi à la déclaration de S&P en appelant une nouvelle fois au renforcement des règles de rigueur budgétaire dans les pays qui viennent d’être dégradés, c’est-à-dire en prenant de facto le contre-pied de l’analyse de l’agence de notation ? On en vient à se demander si celle-ci, compte tenu de son argumentation, n’aurait pas été mieux inspirée de dégrader le pays qui entend imposer l’austérité à l’ensemble de la zone euro plutôt que de lui donner, à tort, un sentiment d’être un parangon de vertu en en faisant l’un des rares à garder son triple A.

 




L’Estonie, un nouveau modèle pour la zone euro ?

par Sandrine Levasseur

Après les modèles suédois et allemand, l’Europe doit-elle adopter le modèle estonien ? Malgré la success story estonienne, la réponse est non. Voici pourquoi.

L’Estonie n’a cessé de surprendre ces dernières années. Tout d’abord, elle a étonné ceux qui, à l’automne 2008, pensaient qu’elle n’avait pas d’autre solution que d’abandonner son currency board (caisse d’émission, en français) pour dévaluer massivement sa monnaie. Or, c’est bien une toute autre solution qu’elle a choisie, puisqu’elle a renforcé son ancrage monétaire en adoptant l’euro le 1er janvier 2011. Elle a surpris aussi en décidant, à l’hiver 2008, de baisser massivement les salaires des fonctionnaires dans l’espoir de créer un « effet de démonstration » au secteur privé, notamment celui exposé à la concurrence internationale. L’objectif du gouvernement était alors clairement d’aider l’économie à regagner de la compétitivité. Cette stratégie dite de « dévaluation interne » a fonctionné dans le sens où effectivement, l’ensemble des salaires a baissé, avec des pertes salariales ayant pu atteindre jusque 10 à 15 % au plus fort de la crise. Etonnamment, cette baisse des salaires généralisée à l’ensemble des secteurs a fait l’objet d’une relative acceptation au sein de la population. Peu de grèves et de manifestations ont eu lieu et ce, même lorsque le gouvernement a décidé de flexibiliser davantage le marché du travail (procédures de licenciements rendues plus faciles, suppression de l’autorisation administrative de réduction du temps de travail, etc.). Enfin, l’ultime surprise a été sans aucun doute une croissance du PIB de l’ordre de 8 % en 2011, un taux de chômage ramené à moins de 11 % et un déficit de la balance commerciale d’à peine 2 % du PIB (contre 16 % avant la crise). La dette publique de l’Estonie est contenue à 15,5 % du PIB et, pour 2011, le pays a même enregistré un excédent budgétaire de 0,3 % du PIB ! De quoi faire rêver les autres pays de la zone euro…

Pour autant, la stratégie suivie par l’Estonie ne peut être érigée en modèle pour les autres pays de la zone euro. De fait, la success story de l’Estonie s’explique par la conjonction d’éléments favorables et, en l’occurrence, deux conditions sont nécessaires :

1. Une stratégie de baisse des salaires ne permet de regagner en compétitivité par rapport à ses principaux partenaires que si elle est menée isolément. Si en Europe, et notamment dans la zone euro, tous les pays baissaient les salaires, le résultat en serait simplement une atonie de la demande intérieure sans effets bénéfiques sur les exportations des pays. A ce jour, parmi les membres de la zone euro, seule l’Estonie et l’Irlande (soient deux « petits » pays) ont joué la carte de la baisse des salaires dans le contexte de la crise . On n’ose à peine imaginer l’impact sur la zone euro si l’Allemagne ou la France (soit des « grands » pays) avaient baissé de façon drastique leurs salaires au plus fort de la crise. Outre l’atonie de la demande, cela aurait inévitablement conduit à une guerre commerciale entre les pays ne profitant finalement à personne…

2. Une stratégie de baisse des salaires n’est bénéfique pour le pays qui la pratique que si les principaux partenaires commerciaux sont sur une trajectoire de croissance. En la matière, la reprise de l’activité en Suède et en Finlande explique en partie les bonnes performances à l’exportation de l’Estonie. En 2011, le PIB a augmenté de 4,1 % en Suède et de 3 % en Finlande (contre « seulement » 1,6 % en zone euro). On devine que les exportations de l’Estonie auraient été moins dynamiques (+33 % en 2011 !) si le rythme de croissance de ses deux principaux partenaires commerciaux avait été moindre, la Finlande et la Suède représentant à elles deux 33% des marchés à l’exportation de l’Estonie…

Pour autant, est-ce à dire qu’un ralentissement prononcé de l’activité en Suède et Finlande – comme on peut l’anticiper pour 2012 voire 2013 – réduirait à néant les efforts consentis par les travailleurs estoniens en termes de renonciation salariale ? En d’autres termes, la baisse des salaires aura-t-elle été inutile pour relancer durablement l’économie estonienne? La réponse est non. En Estonie (mais aussi dans les autres Etats baltes), la baisse des salaires était de toute façon nécessaire pour compenser les fortes de hausses de salaires octroyés avant la crise et très largement déconnectées des évolutions de productivité. La perte de compétitivité de l’économie estonienne qui en a résulté s’est matérialisée dès l’hiver 2007, avec un PIB qui a décéléré notablement et un déficit commercial qui a atteint un niveau abyssal. Au printemps 2008, il est clairement apparu que le modèle de croissance de l’Estonie (et des autres Etats baltes) basé sur l’équation « consommation+crédit+hypertrophie de la construction » était insoutenable et que des « ajustements » étaient inéluctables afin de réorienter l’économie vers les exportations.

Une analyse détaillée des ajustements du marché du travail estonien durant la crise économique (voir ici) permet de mesurer l’incidence des baisses de salaires, mais aussi de la réduction du temps de travail et des licenciements massifs sur la compétitivité des entreprises. Au total, le taux de change réel effectif (mesuré par les coûts salariaux unitaires de l’Estonie relativement à ceux de ses partenaires commerciaux) s’est déprécié de quelque 23 % depuis 2009. La perte de pouvoir d’achat supportée par les travailleurs estoniens est évaluée à 9 % (en termes réels) depuis 2009 ou, encore, à 20 % des gains de pouvoir d’achat obtenus sur 2004-2008. Parmi les facteurs sociétaux et institutionnels ayant conduit la population estonienne à accepter des baisses de salaires et une plus grande flexibilisation du marché du travail, l’absence de représentation syndicale forte semble constituer un facteur explicatif important. Par exemple, en Estonie, moins de 10 % des employés sont couverts par des négociations collectives (contre 67 % en France). L’autre facteur explicatif clé semble bien avoir été la volonté d’adhérer à la zone euro. En ces temps difficiles pour la monnaie unique, si cette volonté peut surprendre, elle n’en demeure pas moins toujours d’actualité pour un certain nombre de pays de l’UE qui n’ont pas encore adopté l’euro…




A quels nouveaux plans de rigueur européens doit-on s’attendre en 2012 ?

par Eric Heyer

Afin de respecter les engagements français vis-à-vis de Bruxelles d’un déficit des APU de 4,5 % du PIB en 2012, le Premier ministre français, François Fillon, vient d’annoncer un nouveau plan de restriction budgétaire de 7 milliards d’euros. Ce plan, annoncé le 7 novembre, sera-t-il suffisant ? Certainement pas ! Alors à quels nouveaux plans de rigueur doit-on s’attendre dans les mois à venir et quelle incidence auront-ils sur la croissance en 2012 ?

Début octobre 2011, nous indiquions dans notre dossier de prévisions , entre autres choses, qu’à projets de lois de finance connus et votés, aucun grands pays européens ne respecterait ses engagements de réduction de déficit.

Cela sera notamment le cas pour l’Italie et le Royaume-Uni qui pourraient être confrontés à un écart compris entre 1,5 et 2 points entre le déficit public final et leur engagement. Dans le cas de la France et de l’Espagne, l’écart serait respectivement de 0,6 et 0,7 point. Seule l’Allemagne serait très proche de ses engagements (tableau 2).

Contrairement aux années antérieures, le respect de ces engagements apparaît probable : dans un contexte financier incertain, être le seul État à ne pas respecter sa promesse de consolidation budgétaire serait sanctionné immédiatement par un renchérissement de ses conditions financières sur le remboursement de sa dette.

Cela nécessitera alors l’adoption de nouveaux plans d’austérité dans les mois à venir. Mais en tentant de réduire leurs déficits prématurément, trop rapidement et de façon synchrone, les gouvernements des pays européens prennent le risque d’un nouveau ralentissement de l’activité. En effet, comme nous l’avons signalé dans une étude récente , la mise en place dans un contexte de basse conjoncture de politiques de rigueur dans l’ensemble des pays européens et agissant dans une situation de persistance de la « trappe à liquidité » concourt à la formation d’un multiplicateur fort, proche de l’unité.

A combien de milliards d’euros s’élèveront les prochains plans d’économies budgétaires ? Quelles incidences auront-ils sur la croissance économique ? Plusieurs cas de figure ont été étudiés.

Cas n°1 : Chacun des pays respecte seul son engagement
De manière à isoler l’impact sur la croissance du plan d’économies national et de ceux des partenaires, nous avons supposé que chaque pays respecte, seul, son engagement. Sous cette hypothèse, l’effort serait considérable en Italie et au Royaume-Uni qui présenteraient de nouveaux plans de rigueur de respectivement 3,5 et 2,8 points de leur PIB (soit 56 et 48,7 milliards d’euros). La France et l’Espagne devraient mettre en œuvre un plan de rigueur deux à trois fois inférieur, d’environ 1,2 point de PIB, représentant respectivement 27 et 12,1 milliards d’euros. Enfin le plan d’économies allemand serait le plus faible, avec 0,3 point de PIB (7 milliards d’euros) (tableau 1).

Ces différents plans de rigueur nationaux, pris isolément, auraient un impact non négligeable sur la croissance des pays étudiés. A l’exception de l’Allemagne qui continuerait à avoir une croissance positive en 2012 (0,9 %), une telle stratégie plongerait les autres économies dans une nouvelle récession en 2012, avec un recul de leur PIB allant de -0,1 % pour l’Espagne à -2,9 % pour l’Italie. La France connaîtrait une baisse de son activité de -0,5 % et l’économie britannique de -1,9 %( tableau 2).

Cas n°2 : Tous les pays de l’Union européenne respectent leur engagement

Bien entendu, si l’ensemble des grands pays européens venaient à adopter la même stratégie en même temps, alors l’effort d’économie serait supérieur. Il s’élèverait à près de 64 milliards d’euros en Italie et de 55 milliards d’euros au Royaume-Uni, représentant respectivement 4 et 3,2 points de PIB. Cet effort supplémentaire serait d’environ 2,0 points de PIB pour la France et l’Espagne (respectivement 39,8 et 19,6 milliards d’euros) et de 0,9 point de PIB pour l’Allemagne (22,3 milliards d’euros). Au total sur ces 5 pays étudiés, l’effort cumulé d’économie représenterait plus de 200 milliards d’euros en 2012.

Le choc sur l’activité de ces pays serait alors puissant : il provoquerait en 2012 une récession violente pour certains pays avec une baisse du PIB de 3,9 % en Italie (contre -5,1 % en 2009), de 2,6 % au Royaume-Uni (contre -4,9 % en 2009). La récession serait proche en France (-1,7 %) et en Espagne (-1,5 %) alors que le PIB allemand baisserait légèrement (-0,3 %).

Cas n°3 : Seuls les pays de la zone euro respectent leur engagement

Le Royaume-Uni ayant déjà mis en place un plan de rigueur important, et compte tenu du fait que leur contrainte en termes de déficit est plus souple que celle des pays de la zone euro, nous avons supposé que seuls les grands pays de la zone euro respectaient leurs engagements de déficit public. Dans ces conditions, l’effort cumulé d’économie représenterait plus de 130 milliards d’euros en 2012 dont près de la moitié serait du seul fait de l’Italie (61,7 milliards).

Le choc récessif serait alors concentré sur la zone euro avec une récession dans tous les pays étudiés à l’exception de l’Allemagne (0,1 %). L’économie britannique éviterait un nouvel épisode récessif (0,5 %) mais elle ne remplirait pas son objectif de déficit public fixé à 6,5 points de PIB, puisque ce dernier s’établirait à 8,2 points de PIB.




La France et la zone euro suspendues au-dessus de la récession

par Hervé Péléraux

L’actualisation des indicateurs avancés pour la France et la zone euro à la fin octobre révèle l’extrême fragilité de ces économies, en surplomb au-dessus de la récession. La stagnation du PIB attendue en France au troisième trimestre, suivie d’un possible recul de 0,2 % au quatrième, peut préfigurer la survenue d’une récession au tournant de 2011-2012, alors même que l’optimisme était encore de mise avant l’été. La situation n’est guère meilleure pour l’ensemble de la zone euro, avec une stagnation anticipée du PIB dans la seconde moitié de 2011. La crise des dettes souveraines, démarrée en mai 2010 avec la révélation de la crise grecque, aura finalement eu raison de la résistance, un peu surprenante, des économies dans la seconde moitié de 2010 et au premier trimestre 2011.

L’indicateur avancé pour la France :

http://www.ofce.sciences-po.fr/indic&prev/indicateurfr.htm?current=five&sub=c

L’indicateur avancé pour la zone euro :

http://www.ofce.sciences-po.fr/indic&prev/indicateureuro.htm?current=five&sub=c