L’Allemagne: les stigmates de l’inflation

Par Céline Antonin

L’économie allemande peine à sortir du marasme : entre le deuxième trimestre 2022 et le deuxième trimestre 2023, le PIB a reculé de 0,1 %. Au deuxième trimestre 2023, l’Allemagne enregistre un niveau de production qui dépasse à peine celui de l’avant-Covid et se situe à la traîne par rapport aux États-Unis et aux grands pays de l’Union européenne. Comment l’expliquer ? En grande partie par l’effet de l’inflation : depuis la crise ukrainienne, les prix ont augmenté plus rapidement en Allemagne que dans les grands pays de l’UE et aux États-Unis. Les salaires nominaux n’ayant pas progressé au même rythme, la consommation des ménages allemands a stagné : elle se situe, au deuxième trimestre 2023, encore 2 % en dessous de son niveau pré-Covid, alors que la consommation en zone euro a, en moyenne, retrouvé son niveau pré-Covid. Par ailleurs, malgré une baisse depuis le dernier trimestre de 2022, les prix de l’énergie restent plus élevés qu’avant la crise ukrainienne. Or, l’un des piliers du modèle industriel allemand était l’accès à une énergie bon marché. La production allemande intensive en énergie a subi un grand choc de compétitivité, ce qui crée un choc structurel – s’ajoutant aux chocs préexistant dans certains secteurs comme l’automobile.



En prévision, les différents indicateurs conjoncturels laissent entrevoir une dégradation de la situation économique au troisième trimestre 2023, avec un recul du PIB de 0,3 % et une faible progression au quatrième trimestre 2023 (+0,1 %), avant une molle reprise de l’activité, qui croîtrait de 0,9 % en 2024 (voir Fiche Allemagne dans la prévision). L’inflation refluerait, mais graduellement : le taux de croissance de l’IPC passerait ainsi de 6,2 % en moyenne en 2023 à 3,2 % en 2024.

Une inflation plus forte en Allemagne que dans les grands pays de la zone euro…

La baisse de l’inflation au deuxième trimestre 2023 ne saurait masquer la hausse du niveau général des prix qui s’est effectuée sur l’ensemble de la période post-Covid. En prenant comme point de référence le dernier trimestre 2019, et malgré des profils d’évolution différents, l’indice des prix se situe au deuxième trimestre 2023, 17 % plus haut en moyenne dans la zone euro. Parmi les quatre grands pays de la zone euro, c’est en Allemagne que la hausse des prix cumulée sur la période a été la plus forte (18,8 %), en France et Espagne qu’elle a été la moins forte (14 %), l’Italie se situant au niveau de la moyenne de la zone euro (graphique 1).

L’Allemagne et l’Italie ont en effet privilégié une stratégie visant le soutien direct aux agents privés – comme les chèques « énergie », les aides à la mobilité, ou les prestations sociales exceptionnelles – par rapport à la stratégie visant à diminuer directement les prix énergétiques suivie par l’Espagne, et surtout par la France. La limitation directe des prix énergétiques – via le bouclier tarifaire en France et en Italie ou l’exception ibérique en Espagne – a permis de limiter les mécanismes d’indexation des salaires et des prestations.

Ainsi, en Allemagne, sur les 58 milliards de mesures budgétaires adoptées en 2022 pour contrer la crise énergétique, 44 milliards (75 %) étaient des aides directes aux ménages – primes d’énergie pour les salariés (10 milliards d’euros au total), versements exceptionnels uniques de 300 euros pour les retraités et 200 euros pour les étudiants (6 milliards d’euros), allocations familiales exceptionnelles de 100 euros par enfant (2 milliards d’euros) – et aux entreprises, sous la forme de subventions (21 milliards d’euros). Les mesures de baisse de fiscalité et d’encadrement des prix de l’énergie n’ont représenté que 14 milliards d’euros en 2022. La donne devrait s’inverser en 2023, avec l’instauration tardive d’un bouclier tarifaire qui devrait coûter à l’État environ 28 milliards d’euros.

… qui ralentit lentement pour converger vers 3 % fin 2024

En Allemagne, la progression des prix de l’énergie a ralenti au deuxième trimestre 2023 (5,3 % en août 2023 après 35,9 % un an avant), grâce à la mise en place du bouclier sur l’électricité et le gaz en mars 2023. Pourtant, l’indice des prix à la consommation peine à refluer : en août 2023, il atteint 6,1 % en glissement annuel, après 6,2 % en juillet. Ce recul limité est lié à plusieurs facteurs : d’abord à un effet de base, les mesures temporaires de lutte contre l’inflation ayant été mises en place entre juin et août 2022 (ticket de transport à 9 euros par mois, rabais à la pompe de 7,5 centimes par litre d’essence)[1]. Ensuite, les prix de l’alimentaire continuent à progresser : en juillet 2023, ils ont contribué à 30 % de la hausse de l’IPC. Enfin, l’inflation s’explique par une progression soutenue des prix des biens manufacturés et des services, respectivement 5,5 % et 6,8 % en août 2023.

Le ralentissement de l’inflation devrait se poursuivre à l’horizon de la prévision (graphique 2). En effet, le bouclier sur l’électricité et le gaz limite l’inflation énergétique. Par ailleurs, les prix de marché de l’électricité et du gaz ont considérablement reflué et selon nos hypothèses, ils devraient être inférieurs aux niveaux fixés par le bouclier tarifaire lorsque ce dernier sera supprimé (fin avril 2024). Dans ce contexte, nous attendons une inflation énergétique autour de 5,6 % en 2023, suivie d’une quasi-stagnation (0,2 %) en 2024. L’inflation alimentaire – qui était elle-même liée aux prix de l’énergie via le transport et les engrais – devrait également fortement baisser, passant de 9,2 % en août 2023 à 3,4 % en décembre 2024. L’inflation proviendrait essentiellement de la contribution de l’inflation sous-jacente. La progression des salaires nominaux ne devrait toutefois pas conduire à la formation d’une boucle prix-salaires au cours de la période de prévision, car cette hausse de salaires devrait se faire au détriment des marges des entreprises, qui ont fortement augmenté depuis la période pré-Covid, passant de 35,4 % à 38 % de la valeur ajoutée. Au total, l’IPC devrait donc croître de 6,2 % en 2023 et 3,2 % en 2024[2].


[1] Notons que la composante énergétique a une pondération de 10 % dans le calcul de l’IPC harmonisé, soit une pondération identique à la moyenne des pays de la zone euro.

[2] L’IPC harmonisé croîtrait quant à lui de 6,4 % en 2023 et de 3,5 % en 2024.




Allemagne : un bouclier tarifaire trop tardif

par Céline Antonin

Un siècle après l’épisode traumatique d’hyperinflation qui l’a conduite à devenir le chantre de l’orthodoxie monétaire, l’Allemagne n’a pas échappé, à l’instar des autres pays européens, à la résurgence de l’inflation, notamment sur les prix des produits énergétiques. En 2022, elle affiche même un taux d’inflation moyen plus élevé de 1,7 point que son voisin français (6,9 % contre 5,2 %), ce qui s’explique par plusieurs facteurs. Citons d’abord les choix énergétiques de l’Allemagne, notamment la part du gaz naturel dans le mix énergétique allemand : en 2021, le gaz naturel représentait 26 % du mix énergétique en Allemagne, contre 15 % en France[1] ; par ailleurs, la part du nucléaire est dérisoire en Allemagne (6 %), contrairement à la France (41 %). En outre, la dépendance énergétique de l’Allemagne par rapport à la Russie était beaucoup plus forte qu’en France : en 2019, elle atteignait 24 % en Allemagne contre 8 % en France[2]. Enfin, la place du secteur industriel dans la valeur ajoutée explique que l’industrie allemande ait une consommation d’énergie deux fois plus forte que l’industrie française[3]. Par ailleurs, les choix de politique économique n’ont pas permis de ralentir la dynamique de l’inflation : contrairement à son voisin français qui a mis en œuvre dès octobre 2021 un mécanisme de plafonnement des prix de l’électricité et du gaz, à travers le bouclier tarifaire, l’Allemagne a privilégié les mesures d’aides directes aux ménages et aux entreprises. Or, certaines de ces mesures comme les suppléments d’allocations familiales, les chèques énergie versés aux étudiants, aux retraités ou aux salariés ont pu avoir un effet inflationniste. En revanche, la modération salariale est demeurée la norme et les salaires négociés sont restés assez contenus jusqu’en 2022.



Dans notre prévision pour 2023-2024 (voir fiche Allemagne), nous prévoyons un reflux lent et graduel de l’inflation, d’abord sous l’effet de la baisse du prix de l’énergie, accélérée par le bouclier tarifaire mis en place en mars 2023[4]. La hausse de la composante alimentaire perdrait également en intensité au cours de l’année 2023. En revanche, l’inflation sous-jacente devrait largement contribuer à la persistance de l’inflation en 2023 avec la hausse des salaires négociés. Au total, après un taux d’inflation de 6,9 % en 2022, nous prévoyons une hausse des prix à la consommation de 7,1 % pour 2023 et 3,6 % pour 2024. L’inflation élevée réduirait le revenu disponible des ménages et entraînerait une baisse des dépenses de consommation privée pour 2023. Ainsi, nous devrions observer un changement dans la nature de l’inflation : d’énergétique, puis alimentaire, elle deviendrait salariale, avant de régresser.

2023-2024 : de l’inflation énergétique à l’inflation alimentaire …

La première cause de la baisse de l’inflation en 2023 est la baisse du prix de l’énergie (graphique 1). Celle-ci s’explique d’abord par la baisse du prix du gaz sur le marché européen, mais également par les mesures d’encadrement des prix. Citons notamment la baisse de la TVA sur le gaz naturel de 19 % à 7 % (du 1er octobre 2022 au 31 mars 2024), l’aide d’urgence de décembre pour les ménages et PME[5] (Dezember-Abschlag) et surtout le bouclier tarifaire sur les prix du gaz et de l’électricité introduit du 1er mars 2023 au 30 avril 2024 (voir encadré). Si ce bouclier semble légitime pour contenir le risque de hausse des prix de l’énergie, il paraît être un rempart trop tardif, potentiellement caduque, alors que les prix du gaz et de l’électricité ont fortement baissé. D’ailleurs, les dépenses prévues pour ce bouclier, initialement plafonnées à 200 milliards d’euros, ont été revues largement à la baisse à la suite de la chute des prix de l’énergie. Selon Garnadt et al. (2023)[6], le bouclier sur le gaz représenterait 15 milliards d’euros en 2023 et 0,5 milliard d’euros en 2024. Quant au bouclier sur l’électricité, le Conseil des experts allemands l’évalue à 13 et 0,8 milliards d’euros en 2023 et 2024. Au total, le bouclier tarifaire représenterait environ 30 milliards d’euros sur 2023-2024[7]. Depuis décembre 2022, la contribution de la composante alimentaire à l’inflation a en revanche dépassé celle de la composante énergétique. La contribution de l’alimentaire devrait néanmoins régresser au cours de l’année 2023. Au total, l’IPC devrait croître de 7,1 % en 2023 et 3,6 % en 2024.

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Encadré : Fonctionnement du bouclier tarifaire sur le gaz et l’électricité (Strom- und Gaspreisbremse)

Du 1er mars 2023 au 30 avril 2024 au moins, le prix du gaz et du chauffage urbain est plafonné (à 12 centimes d’euros TTC pour le gaz, et 9,5 centimes d’euros pour le chauffage urbain) pour les ménages et les petites entreprises – consommant moins de 1,5 million de kWh par an –, sur la base d’un quota de consommation égal à 80 % de la consommation passée. Au-delà de ce quota, le prix libre du marché s’applique. Les 25 000 entreprises clientes industrielles, quant à elles, recevront 70 % du volume de 2021 à 7 centimes d’euros hors taxes à partir de janvier 2023.

Le bouclier sur l’électricité fonctionne de façon comparable :  les ménages et petites entreprises – consommant moins de 30 000 kWh/an – paient un maximum de 40 cents bruts par kilowattheure pour 80 % de leur électricité. Le prix du contrat régulier est facturé pour les 20 % restants. Pour les clients industriels, le plafond est fixé à 13 centimes pour 70 % de la consommation prévue.

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… et à l’inflation salariale : la fin de la modération ?

En 2022, les salaires négociés n’ont augmenté que de 2,7% pour 19,6 millions de salariés couverts par des conventions de branches[8]. Ce chiffre a pu surprendre par sa faiblesse, dans un contexte fortement inflationniste. Comment l’expliquer ? Rappelons d’abord que, contrairement à la France où le rythme de la négociation salariale est annuel, la fréquence des accords salariaux n’est pas dictée par la loi en Allemagne. Les accords courent souvent sur les deux années suivantes. La faiblesse de la croissance des salaires s’explique par plusieurs facteurs. Premièrement, une partie des augmentations salariales pour 2022 a été prévue par des négociations salariales de 2021 ou antérieures – qui ont été négociées dans un contexte beaucoup moins inflationniste. Les négociations salariales antérieures à 2022 concernent 12 millions de salariés et actent une hausse de 2,6 % sur l’année 2022 (graphique 2). Deuxièmement, il y a eu que peu de branches qui ont renégocié les salaires en 2022 : les négociations n’ont concerné que 7,6 millions de salariés. Parmi ces 7,6 millions de salariés, l’essentiel (3,6 millions) appartient à la branche industrie électro-métallique qui n’a acté qu’une modeste revalorisation de 1,6 %. En dehors cette branche, sur les 4 millions de salariés restants, la hausse des salaires négociés au cours de l’année 2022 aurait été de 4,1% (sur la base de 2,9% en moyenne pour les 7,6 millions concernés[9]). Notons que plusieurs négociations collectives qui ont eu lieu en 2022 prévoient des augmentations mais décalées à 2023, par exemple dans l’industrie électro-métallique.

En prévision, nous anticipons la fin de cette modération salariale. L’accord dans l’industrie métallurgique et électrique prévoit une augmentation de 7,2 % pour 2023 et de 4,1 % pour 2024. En 2023, les accords salariaux devront être renégociés pour près de 11 millions de salariés, notamment dans la fonction publique (2,8 millions de salariés), le travail temporaire (735 000), le commerce de détail (2,6 millions de salariés) et le commerce de gros (1,1 millions de salariés). Nous prévoyons notamment des augmentations salariales notables pour les négociations dans le commerce de détail et de gros qui doivent avoir lieu au deuxième trimestre 2023. Les salaires effectifs devraient continuer à augmenter plus rapidement que les salaires négociés en raison de la baisse du chômage partiel – qui affecte les salaires effectivement versés, mais pas les salaires conventionnels. Au total, nous anticipons une augmentation des salaires de 6,1 % en 2023 et de 5,2 % en 2024. Outre le taux d’inflation élevé, la pénurie de main-d’œuvre contribuerait à l’augmentation des salaires[10]. Par conséquent, alors que l’Allemagne avait connu une forte baisse de salaire réel entre 2019 et 2022 (-6,4 %), la situation devrait s’inverser d’ici 2024 et l’Allemagne dépasserait la France en termes de progression salariale réelle entre 2022 et 2024 (graphique 3).

Au total, l’inflation sous-jacente devrait rester élevée au cours de l’année 2023, autour de 5,8 %, avant de décroître en 2024. La baisse progressive de l’inflation sous-jacente devrait être principalement due à la diminution des pressions inflationnistes du côté des biens, indirectement liée à la baisse des prix de l’énergie. En outre, bien que les salaires réels progressent fortement en 2024, nous faisons l’hypothèse d’une compression des marges des entreprises qui permettront de contenir la hausse des prix.


[1] Source : Eurostat, Énergie disponible brute par produit, tableau TEN00121.

[2] Sur le mode de calcul de l’indice de dépendance énergétique, voir C. Antonin, « Dépendance commerciale UE-Russie : les liaisons dangereuses », Blog de l’OFCE, 4 mars 2022.

[3] Source : Eurostat, consommation finale d´énergie par secteur, tableau TEN00124, chiffres de 2021.

[4] Pour les PME, le frein aux prix sera ensuite appliqué rétroactivement aux mois de janvier et février 2023. Pour les clients industriels du gaz et du chauffage, la réduction de prix s’applique dès janvier 2023.

[5] Afin de soulager les ménages jusqu’à l’introduction du bouclier tarifaire, l’État allemand prend à sa charge la facture mensuelle de gaz et de chauffage urbain en décembre 2022 pour les ménages et les PME.

[6] Garnadt N., L. Nöh, L. Salzmann et C. Schaffranka (2023), « Eine Abschätzung der Auswirkungen der Gaspreisbremse auf Inflation und fiskalische Kosten », SVR-Arbeitspapier, Sachverständigenrat zur Begutachtung der Gesamtwirtschaftlichen Entwicklung, Wiesbaden, Arbeitspapier 01/2023.

[7] Ces estimations reposent sur un prix du gaz compris dans une fourchette de 50-60 €/MWh. Nous faisons pour notre part une hypothèse un peu plus élevée sur le prix du gaz TTF (75 €/MWh en 2023 et 70 €/MWh en 2024). Le chiffre de 30 milliards pour le bouclier tarifaire représente donc une borne « basse » pour le chiffrage du bouclier tarifaire.

[8] En 2021, 52 % des salariés sont couverts par une convention de branche (dont 34 % par une convention de branche et un accord d’entreprise) et 8 % par des accords d’entreprise sans convention de branche (source : IAB, 2023).

[9] Ce chiffre correspond à la moyenne des augmentations de salaires négociés pour 2022 :

(3,6 x 1,6% + 4 x 4,1%)/7,6 = 2,9%.

[10] Remarquons néanmoins que, malgré les mesures budgétaires de soutien aux ménages liées à l’énergie et la hausse des salaires, le revenu disponible réel des ménages reculerait de 0,7 % en 2023, rongé par l’inflation.




Une élection allemande placée sous le signe de la transition écologique

par Céline Antonin

Alors que l’économie allemande a
mieux résisté que celle des pays européens voisins en 2020, avec une baisse du
PIB de « seulement » de 4,9% − contre 6,4 % en zone euro et
7,9 % en France −, elle semble repartir moins fort. Au deuxième
trimestre 2021, l’Allemagne affiche toujours un PIB inférieur de 3,3 % à
son niveau d’avant-crise, un chiffre quasi-identique à celui de son voisin
français (-3,2 %).



Dans ce contexte économique
toujours marqué du sceau de la pandémie, l’Allemagne s’apprête à écrire, le 26
septembre 2021, une nouvelle page de son histoire politique après les seize
années de mandat d’Angela Merkel. La CDU, parti de centre-droit, est au cœur de
la vie politique allemande depuis 1949 et totalise 50 années de participation
aux gouvernements de coalition. Demeurera-t-il le premier parti au sein du
Parlement ? Rien n’est plus incertain : Armin Laschet, successeur
d’Angela Merkel à la tête de la CDU, a certes réussi à s’imposer en avril 2021
comme candidat de la droite allemande contre le Ministre-Président de Bavière
Markus Söder, mais les divisions affichées par la droite ont fragilisé le
parti, comme en témoigne le fort recul dans les intentions de vote de la CDU/CSU.
Ainsi, au cours des six derniers mois, deux partis se sont disputés avec la
CDU/CSU la tête des sondages : les Verts emmenés par Annalena Baerbock et,
pour la première fois en 15 ans, le SPD. Ce dernier s’appuie sur la figure du
ministre des finances sortant de la coalition CDU-SPD, Olaf Scholz, qui
apparaît comme un centriste modéré, incarnant une forme de continuité par
rapport au gouvernement actuel. Être en tête des élections revêt une importance
considérable car le parti le plus important au Parlement brigue généralement la
chancellerie.

Les possibilités de coalition sont
nombreuses et les négociations s’annoncent complexes. Le scénario le plus
probable est la poursuite de la grande coalition (CDU/CSU et SPD), expérimentée
à trois reprises par Angela Merkel (2005-2009, 2013-2017 et 2018-2021). Cependant,
une configuration de « coalition jamaïcaine » (CDU/CSU, Verts et FDP)
est possible, de même qu’une « Ampelskoalition »
(SPD, Verts et FDP), voire une coalition plus à gauche dans laquelle le SPD
s’allierait avec, entre autres, le parti de gauche Die Linke.

Lorsque l’on examine les programmes
des trois principales formations politiques (voir tableau), un consensus fort se dégage autour de la transition
écologique, principal thème de la campagne. Sur les autres thèmes, en revanche,
on retrouve le clivage droite/gauche traditionnel. La CDU/CSU se fait le
chantre de la compétitivité des entreprises en plaidant pour une baisse de
l’impôt sur les sociétés et le plafonnement des coûts non salariaux, tandis que
le SPD et les Verts souhaitent l’augmentation du salaire minimum, instauré en
2015. Par ailleurs, la CDU/CSU défend une fiscalité inchangée sur les ménages,
tandis que le SPD et les Verts défendent l’idée d’une contribution accrue pour
les ménages les plus aisés avec le rétablissement de l’impôt sur la fortune et
un alourdissement de l’impôt sur le revenu pour les hauts revenus. Ce clivage
se retrouve sur la question de l’intégration européenne, notamment dans ses aspects
budgétaires.

Un
fort consensus autour de la transition écologique

Un large consensus semble émerger
au sein des principaux partis pour une politique de transition écologique
ambitieuse. Si l’orientation est claire, l’ampleur et la rapidité de la mise en
œuvre dépendront des partis qui formeront la prochaine coalition. Les trois
principaux partis ont confirmé leur engagement en faveur de la neutralité
carbone : la CDU/CSU et le SPD se fixent l’échéance de 2045, année cible indiquée
dans la loi sur la protection du climat votée par la coalition actuelle ;
quant aux Verts, ils se fixent l’objectif d’atteindre la neutralité carbone en
vingt ans. Le parti libéral (FDP) s’est quant à lui fixé une échéance plus
lointaine, en 2050.

Pour atteindre cet objectif, il
faut une profonde modification du mix énergétique actuel (graphique), qui repose en Allemagne à 78 % sur les énergies
fossiles – contre 48 % en France. La CDU/CSU et le SPD veulent la disparition
du charbon d’ici 2038 (2030 pour les Verts). Or, historiquement, l’Allemagne
avait privilégié les sources de production fossiles, en particulier le charbon
et le lignite qu’elle possède en abondance, ainsi que le gaz, essentiellement
importé. Malgré une baisse importante au cours de la dernière décennie, le charbon
représente encore 17,6 % de l’approvisionnement énergétique en 2019. Ayant
annoncé en 2011 son choix de sortir du nucléaire[1], elle ne peut donc que
compter sur l’essor des énergies renouvelables. C’est pourquoi les grands
partis souhaitent fortement augmenter leur part – actuellement autour de
15 % − dans le mix énergétique allemand. Le SPD souhaite que l’électricité
provienne entièrement d’énergies renouvelables d’ici 2040 : or seul un tiers de l’électricité
est actuellement produite à partir des énergies renouvelables[2].

La stratégie retenue pour atteindre
les objectifs environnementaux diffère néanmoins. Les Verts plaident pour une
politique d’État très volontariste et prévoient 50 milliards d’euros
d’investissement par an dédiés à la transition écologique. Les
chrétiens-démocrates et le FDP privilégient le soutien à l’innovation et s’en
remettent aux mécanismes de marché : ils souhaitent notamment étendre le
marché des quotas d’émissions qui renchérit le prix du CO2 afin de préserver la
compétitivité de l’industrie allemande.

Les
éléments de divergence : compétitivité des entreprises, salaire minimum et
fiscalité des ménages

Les clivages traditionnels
gauche/droite se retrouvent sur la question de la fiscalité des entreprises. La
CDU/CSU, ainsi que son traditionnel partenaire libéral, le FDP, prônent la
baisse du taux d’imposition des sociétés à 25 % au lieu de 30 %. La
CDU/CSU entend également plafonner à 40% de la masse salariale les coûts non salariaux (le coin
socio-fiscal), c’est-à-dire les prélèvements obligatoires et cotisations
sociales payées par les employeurs et salariés. Le parti conservateur souhaite
également supprimer la surtaxe de solidarité[3] (Solidartätszuschlag) pour
les entreprises, contrairement au SPD et aux Verts qui souhaitent son maintien.
Enfin, la CDU/CSU souhaite que le seuil de rémunération des minijobs, seuil qui permet l’accès à une
couverture sociale, soit relevé de 450 à 550 euros.

Alors
que les propositions de la CDU mettent l’accent sur l’allègement de la
fiscalité pour les entreprises dans une optique de compétitivité accrue, le SPD
et les Verts proposent de porter le salaire minimum à 12 euros de l’heure,
soit une augmentation de 15 % par rapport au niveau prévu en juillet 2022[4]. Pour rappel, en 2020, le
salaire minimum représente 51 %
du salaire brut médian pour les salariés à temps plein en Allemagne, contre 58
% au Royaume-Uni et 61 % en France (source : OCDE). Une augmentation du
salaire toucherait un nombre conséquent de salariés : d’après Schulten et
Putsch (2019), entre 9 et 11 millions de salariés − soit entre 27 % et
30 % des salariés allemands − gagnent un salaire horaire inférieur ou égal
au seuil de 12 euros[5].

Sur la question de la fiscalité des
ménages, la CDU/CSU défend une fiscalité inchangée sur les hauts revenus, tandis
que le SPD et les Verts défendent l’idée d’une contribution accrue pour les
ménages les plus aisés avec le rétablissement de l’impôt sur la fortune et souhaitent
une réforme de la progressivité de l’imposition sur le revenu. Les Verts se
prononcent à la fois pour un allègement pour les faibles revenus (via une
augmentation de l’abattement de base), et pour un alourdissement pour les
revenus du haut de la distribution. Ils plaident ainsi pour le relèvement du
taux marginal de 42 à 45 % à partir d’un revenu de 100 000 euros pour les
célibataires et de 200 000 euros pour les couples mariés, et le relèvement du
taux marginal de la tranche supérieure de 45% à 48% à partir de 250 000 euros
pour un célibataire et 500 000 euros pour un couple marié – cette dernière
proposition étant partagée par le SPD.

La problématique du logement est également
prégnante : les trois partis proposent la construction d’un million à un
million et demi de logements. Le SPD et les Verts souhaitent introduire le
plafonnement des loyers tandis que la CDU souhaite favoriser l’accession à la
propriété.

La
question de l’intégration européenne et de l’investissement public

La
faiblesse de l’investissement public est un problème endémique en
Allemagne : le discours allemand demeure en effet très marqué par
l’importance de la vertu budgétaire qui bride les dépenses de l’État aux fins
d’investissement. Ainsi, la part de l’investissement public dans le PIB n’a
représenté que 2,3% en moyenne entre 1995 et 2020, contre 3,8% en France sur la
même période ; par ailleurs la formation nette de capital fixe du secteur
public a été négative pendant plusieurs années depuis 2004, c’est-à-dire que le
montant de l’amortissement a été supérieur au montant des nouveaux
investissements. Dans une étude conjointe de l’IMK et de l’IW[6], les besoins de
financement dans les infrastructures sont estimés à 450 milliards d’euros sur
les 10 prochaines années. La question de l’investissement public a refait
surface à l’occasion de la crise de la Covid-19. Dès juin 2020, l’Allemagne a
élaboré un plan de relance de grande envergure pour relever le pays de cette
crise à la fois sanitaire et économique. Sur les 130 milliards d’euros – 4
points de PIB – alloués à ce plan, 50 milliards étaient dédiés au volet d’investissement
destiné à s’attaquer aux transformations structurelles.

L’investissement
public est au cœur de la campagne des législatives : les Verts prévoient
500 milliards d’euros – soit 17 % du PIB – d’investissement public au
cours des dix prochaines années, le SPD évoque également un montant de 50
milliards d’euros par an, et la CDU ne donne pas de chiffrage précis. Les
objectifs sont relativement similaires, avec un accent mis sur la transition
écologique (hydrogène vert notamment), la numérisation, le domaine de la santé,
les infrastructures. Les financements ne sont pas toujours clairement définis.
En tout état de cause, cette attention portée à l’investissement public
implique des déficits plus élevés dans les prochaines années. Ces déficits seront
difficilement réconciliables avec le retour à la règle d’or de l’endettement – suspendue pour cause de Covid –
en 2023[7], sauf si l’investissement
est exclu du calcul du déficit, comme le demande le parti écologiste.

Cette
question de l’investissement public, commune à plusieurs pays européens, est liée
à la question de l’intégration européenne. Si l’Allemagne a, en 2020, accepté
le principe d’une mutualisation de la dette publique, c’est à la condition expresse
que ces sommes ne soient utilisées que pour de nouveaux investissements, et non
pour rembourser des dettes préexistantes. Ainsi, la crise de la Covid-19 a
entraîné un changement historique dans la position allemande vis-à-vis de
l’intégration budgétaire. Le vote du cadre financier pluriannuel pour la
période 2021-2027 et le fonds de relance européen « Next Generation
EU » (NGEU) ont mis fin au tabou de la non mutualisation de la dette publique
défendue par l’Allemagne. Ainsi, la Commission européenne a été chargée d’emprunter
elle-même des fonds sur les marchés financiers afin d’alimenter le budget de
relance – d’un volume financier total de 750 milliards d’euros maximum[8].

Pour
autant, il ne faut pas se méprendre sur cette volte-face et cette solidarité
budgétaire. Lors de sa déclaration gouvernementale du 18 juin 2020 au
Bundestag, Angela Merkel a réaffirmé sa position : « Le plan de relance de l’Europe fait explicitement référence à la
pandémie, son action est ciblée et il est limité dans le temps »

[9].
La chancelière a ainsi tenu à
souligner le caractère exceptionnel et la portée limitée du fonds de relance.

Sur la question de l’intégration fiscale et
politique de l’UE, le paysage politique allemand est toujours divisé en deux
camps. D’un côté le SPD, les Verts et la gauche prônent une intégration
européenne toujours plus poussée à travers la refonte des règles budgétaires
européennes existantes. De l’autre, la CDU/CSU et le FDP considèrent que
l’emprunt par émission d’obligations communes pour financer NGEU doit rester
exceptionnel et temporaire et que l’Union européenne ne devrait pas se
transformer en une union de la dette. Au contraire, le SPD souhaite une réforme
du Pacte de stabilité et de croissance en faveur de l’investissement public et une
véritable convergence fiscale. Les Verts souhaitent
quant à eux intégrer le fonds européen de reconstruction dans le budget de l’UE
et le pérenniser pour en faire un instrument d’investissement respectueux du
climat à l’avenir.

Pour conclure ce tour d’horizon, l’analyse des programmes illustre la proximité entre la CDU/CSU et les libéraux du FDP, et semble également montrer une convergence entre le SPD et les Verts, au moins en matière fiscale et d’intégration budgétaire. Cela étant, l’économie n’est qu’une dimension de l’élection. Les questions migratoires et de politique étrangère seront également un axe de clivage ou de rapprochement entre partis, notamment avec la question des relations avec la Russie et la Chine. Par conséquent, il est probable que la formation d’un gouvernement de coalition prendra du temps et que le 26 septembre, l’incertitude ne fera que commencer.


[1]
Neuf
mois après avoir annulé la sortie de l’Allemagne du nucléaire prévue par
l’ancien gouvernement de Gerhard Schröder (coalition SPD-Verts), Angela Merkel
annonce en 2011 le retrait définitif du nucléaire pour 2022 au plus tard,
contre l’avis de sa propre majorité.

[2]
Grâce à l’énergie nucléaire, 90 % de la production électrique en France
métropolitaine est « bas carbone » (reposant sur le nucléaire et les
énergies renouvelables) contre 47 % en Allemagne. Source : Eurostat,
série NRG_IND_PEH.

[3]
Créée à l’origine pour soutenir la reconstruction
économique dans les Länder de
l’ex-RDA, la surtaxe de solidarité est un supplément d’impôt ayant pour
assiette l’impôt sur le revenu, l’impôt sur les plus-values et l’impôt sur les
sociétés, qui affiche un taux additionnel de 5,5 %. Cette surtaxe a été abolie,
depuis janvier 2021, pour 90 % des contribuables, mais reste en vigueur pour
les entreprises.

[4] Lors de son introduction en 2015, le
salaire minimum légal était de 8,50 euros bruts de l’heure. Il a
régulièrement été augmenté depuis, et atteint 9,60 euros depuis le 1er
juillet 2021. Au 1er janvier 2022, il passera à 9,82 euros et à
10,45 euros le 1er juillet 2022. Sur la question du salaire minimum
en Allemagne, on pourra utilement consulter O. Chagny & S. Le Bayon,
2020, « La loi sur le salaire minimum en Allemagne : un bilan
globalement positif, des enjeux d’application majeurs », La Revue de l’Ires, n° 100, pp. 103-143.

[5] T. Schulten & T. Pusch, 2019, « Mindestlohn von 12 Euro:
Auswirkungen und Perspektiven », Wirtschaftsdienst,
n° 99.

[6]
H. Bardt, S. Dullien, M. Hüther & K. Rietzler, 2019, « Für eine solide Finanzpolitik: Investitionen ermöglichen!  », IMK Report, IMK at the Hans Boeckler Foundation, n° 152-2019.

[7]
La règle d’or selon laquelle recettes
et dépenses doivent s’équilibrer est inscrite dans la loi fondamentale de la
République fédérale (art. 115). Elle est renforcée en 2009, par la loi Schuldenbremse (« frein à
l’endettement »), votée aussi bien par la CDU/CSU que par le SPD. Ce frein supplémentaire
à l’endettement impose des contraintes plus restrictives que les contraintes
européennes et interdit à l’État de s’endetter au-delà de 0,35 % de son PIB
chaque année. Il est inscrit dans la Constitution et demanderait une majorité
de trois cinquièmes au Parlement pour être modifié.

[8]
Le plan
d’investissement allemand est majoritairement financé par le creusement du
déficit public allemand ; il bénéficie toutefois du soutien apporté par le
plan de relance européen de nouvelle génération (NGEU) sous forme de
subventions à hauteur de 23,6 milliards d’euros d’ici à 2026, soit 3 % des
sommes allouées par le NGEU.

[9]
Voir P. Becker, 2021, « Changement
de cap de l’Allemagne en matière de politique européenne : un repositionnement
avec des limites », Allemagne
d’aujourd’hui
, vol. 236, n° 2, pp. 68-78.




Une histoire du désajustement franco-allemand (1995-2011)

Par Hadrien Camatte et Guillaume Daudin

Les
salaires par employé des secteurs « abrités » ont progressé beaucoup
plus rapidement en France qu’en Allemagne entre 1993 et 2012 (+47
 % en cumulé en France, +12 % en Allemagne). Selon X. Ragot et M. Le
Moigne, cette modération salariale des secteurs abrités en Allemagne serait
responsable de la moitié de l’écart de performances à l’exportation entre les
deux pays (28 points d’écarts en 2011, en prenant 1995 comme base).  



Grâce
à une approche capturant les chaînes de valeurs (modèle PIWIM) et en suivant
les hypothèses
utilisées
par X. Ragot et M. Le Moigne
, nous
estimons que l’écart de dynamique des salaires abrités entre la France et
l’Allemagne entre 1996 et 2011 explique 40 % de l’écart de performance à
l’exportation entre les deux pays (avec l’élasticité-prix des exportations
σ = 3). Ce résultat est un peu inférieur à celui
obtenu par X. Ragot et M. Le Moigne (50
 % du
total de l’écart) sur un horizon un peu plus étendu (1993-2012 pour X. Ragot /
M. Le Moigne) et sur des données agrégées.

Compte
tenu de la forte incertitude autour de l’élasticité-prix des exportations, nous
réalisons deux variantes : la première en retenant
σ = 2 (test de robustesse de X. Ragot et
M. Le Moigne) et σ = 1,3
correspondant
au coefficient de compétitivité-prix de long-terme du modèle
FR-BDF de la Banque de France. Dans le premier cas,
l’écart de dynamique des salaires abrités entre la France et l’Allemagne entre
1995 et 2011 explique près de 30% de l’écart de performance à l’exportation
entre les deux pays, tandis que l’effet obtenu est de 18 % en utilisant
FR-BDF. Ces résultats sont de nature à confirmer l’importance de la dynamique
des salaires abrités dans la performance du secteur exposé en France vis-à-vis
de l’Allemagne, ce qui a pu conduire à une baisse de son taux de marge ou de
ses performances à l’exportation.

* * *

Dans l’article « France et Allemagne : une histoire du
désajustement européen 
»
(2015, Revue de l’OFCE), X. Ragot et
M. Le Moigne étudient les raisons de la divergence économique entre la France
et l’Allemagne depuis le milieu des années 1990. Selon eux, la modération
salariale allemande dans les secteurs abrités[1]
serait responsable de la moitié de l’écart de performances à l’exportation entre
les deux pays et expliquerait environ 2 points de pourcentages – pp – du
taux de chômage français. « Le problème de l’offre en France est
essentiellement le résultat du désajustement européen. » écrivent les deux
auteurs. Certains travaux de recherche soutiennent cette thèse : à la
Banque de France, J. Carluccio[2]
a montré par exemple que les différences constatées au niveau des prix
immobiliers peuvent expliquer jusqu’à 70 % de l’écart de croissance des
salaires entre les deux pays entre 1996 et 2012. En revanche, d’autres travaux[3]
nuancent le rôle de la hausse des coûts du travail spécifique aux services dans
les pertes de parts de marché françaises à l’exportation. Selon V. Vicard et L.
Le Saux, les contributions significatives des services abrités aux exportations
manufacturières ne sont issues que de quelques secteurs des services, dont les
coûts unitaires du travail évoluent à un rythme proche de celui observé dans le
secteur manufacturier.

Cette note propose d’explorer
cette question en mobilisant le modèle PIWIM (Push-cost Inflation through
World Input-output Matrices
), qui permet une approche sectorielle prenant
en compte l’évolution des chaînes de valeur mondiales.

1 – Un état
des lieux : les salaires abrités français ont progressé nettement plus
vite que les salaires exposés allemands entre 1995 et 2011

La progression des salaires
abrités par tête a été beaucoup plus rapide en France qu’en Allemagne entre
1995 et 2011
(+47 %
en cumulé en France, +12 % en Allemagne soit quatre fois plus, voir graphique
1). Cet écart est beaucoup plus faible entre les salaires exposés français et
allemands : entre 1995 et 2011, ils ont augmenté en cumulé de 61 % en
France par rapport à 32 % en Allemagne, soit « seulement » deux
fois plus (voir graphique 2). L’utilisation des rémunérations par tête plutôt
que les salaires par tête ne change pas le diagnostic, même si l’écart est légèrement
plus creusé entre la France et l’Allemagne dans le secteur exposé (annexes 1).

      Bien que les salaires par tête aient progressé plus fortement en France qu’en Allemagne dans l’ensemble des secteurs abrités, il existe toutefois une grande hétérogénéité entre les secteurs (voir graphique 3 et graphiques en annexes 2). Par exemple, les salaires par tête ont progressé de 84 % dans les activités immobilières en France entre 1995 et 2011, tandis qu’ils ont baissé de 2 % en Allemagne sur cette période. En revanche, l’écart de progression des salaires par tête des services administratifs et de soutien n’a été que de 10 points entre la France et l’Allemagne sur la période, soit 20 points de moins que la moyenne des secteurs abrités. Ce point est central pour tenir compte de la critique de V. Vicard et L. Le Saux, dans la mesure où il s’agit du secteur abrité qui fournit le plus d’intrants au secteur exposé (annexes 2). Aussi, nous pondérons les secteurs abrités par rapport la production exportée pour tenir compte de cette critique.

2 – Méthode :
Que ce serait-il passé si les salaires abrités français avaient évolué comme
les salaires abrités allemands ?

Notre stratégie consiste à bâtir un
scénario contrefactuel de manière séquentielle :

  • Nous construisons un scénario contrefactuel de prix de production abrités, en supposant que les salaires de chaque secteur abrité français (par tête) ont évolué comme les salaires des secteurs équivalents allemands (par tête). Le passage des salaires au prix de production se fait sous l’hypothèse que l’excédent brut d’exploitation est constant. Nous utilisons les données de salaires et d’emploi d’Eurostat pour calculer des salaires par tête pour chaque secteur abrité de la base TiVA de l’OCDE pour la France et pour l’Allemagne.
  • Nous construisons un scénario contrefactuel de prix d’exportation, en calculant l’évolution des prix d’exports français si les salaires abrités français avaient évolué au même rythme que les salaires abrités allemands. Le modèle PIWIM utilisé avec la base de données TiVA nous permet d’obtenir le rôle des prix de production des secteurs abrités dans le total des prix d’exportation, pour la France et l’Allemagne entre 1995 et 2011. Pour mémoire, le modèle PIWIM utilise les tableaux d’entrées/sorties au niveau mondial des bases TiVA (OCDE) et WIOD (Commission européenne). Pour chaque année, il permet de calculer la sensibilité des prix des exportations aux salaires des secteurs abrités. La base TiVA (version 2016) est retenue car elle commence en 1995 (vs. 2000 pour WIOD)
  • À partir du scénario contrefactuel de prix
    d’exportation, nous en déduisons des performances à l’exportation
    contrefactuelles.
    Il
    n’est malheureusement pas possible d’utiliser PIWIM pour cette étape et de
    raisonner en équilibre général, dans la mesure où il s’agit d’un modèle
    purement comptable. L’hypothèse relative à l’élasticité-prix est fondamentale,
    dans la mesure où il existe une forte incertitude des estimations empiriques de
    la littérature : si la plupart des estimations macroéconomiques font état
    d’une élasticité proche de l’unité pour la France, d’autres peuvent aller jusqu’à
    6 (Broda
    et Weinstein[4],
    2006). Comme l’hypothèse de
    cette élasticité conditionne les résultats du contrefactuel de performances à
    l’exportation, nous choisissons d’utiliser σ = 3, σ = 2 et σ = 1,3. Les deux
    premières élasticités sont celles utilisées par X. Ragot et M. Le Moigne, 3
    étant considérée comme une valeur moyenne et 2 étant utilisée comme test de
    robustesse. Nous ajoutons à ces deux élasticités un scénario avec le
    coefficient de long-terme de la compétitivité-prix dans FR-BDF (1,3), le modèle
    de prévision utilisé à la Banque de France.

3 – Résultats

D’après le modèle PIWIM, si
les salaires abrités français avaient évolué comme les salaires abrités allemands,
toutes choses égales par ailleurs, les prix d’exports français totaux auraient
été inférieurs de 3,9 pp par rapport à leur progression réelle (graphique 4).

Sur cette période, l’écart de
performances à l’exportation (exportations en volume / demande mondiale) entre
la France et l’Allemagne s’élève à 28 points (graphique 5).

  1. En
    utilisant l’élasticité de de la compétitivité-prix σ = 3
    à l’évolution contrefactuelle des prix
    d’exportations (-3,9 pp), nous obtenons un effet de l’écart de dynamique des
    salaires abrités de l’ordre de 12 points, soit un peu plus de 40 % du
    total de l’écart ;
  2. En
    utilisant l’élasticité de de la compétitivité-prix σ = 2
    correspondant au test de robustesse de X.
    Ragot et M. Le Moigne, nous obtenons un effet de l’écart de dynamique des
    salaires abrités de l’ordre de 8 points, soit près de 30 % du total de
    l’écart ;
  3. En
    utilisant l’élasticité de de la compétitivité-prix σ = 1,3
    correspondant à l’élasticité-prix de
    long-terme de la compétitivité-prix de l’équation des exportations du modèle FR-BDF
    de la Banque de France à l’évolution contrefactuelle des prix d’exportations (-3,9
    pp), nous obtenons un effet de l’écart de dynamique des salaires abrités de
    l’ordre de de 18% du total de l’écart.

À élasticité-prix identique,
notre résultat (40 % de l’écart) est un peu inférieur à celui trouvé par
X. Ragot et M. Le Moigne (50%) sur un horizon toutefois un peu plus large
(1993-2012 vs. 1996-2011 pour cette étude). L’utilisation de données
désagrégées, avec une meilleure prise en compte de l’évolution des salaires
abrités de chaque service de soutien est également susceptible d’expliquer une
partie de l’écart. Il est également cohérent avec les résultats obtenus par R.
Cézar et F. Cartellier (« Compétitivité prix et hors-prix : leçons des chaînes
de valeur mondiales
 »,
Bulletin de la Banque de France,
224/2, juillet-août 2019), qui trouvent qu’en France, l’essentiel de la hausse
du coût unitaire du travail corrigé de l’insertion dans les chaînes de valeur
mondiales provient des secteurs de services, surtout abrités, alors que cet
effet est faible en Allemagne. Malgré la prise en compte de la critique de V.
Vicart / L. Le Saux et quelle que soit l’élasticité-prix retenue, ces
simulations confortent l’importance de la dynamique des salaires abrités dans
les divergences de performances à l’exportation de la France et de l’Allemagne. 

* Les prix à l’exportation français et allemands ont évolué à un rythme très proche depuis 1995, alors que les exportations en volume ont progressé beaucoup plus vite en Allemagne qu’en France. Dans un modèle d’offre et de demande, cela suggère que l’Allemagne a bénéficié d’un choc d’offre positif lié à la modération des prix des intrants.

Annexe 1 : Salaire et rémunération par employé


Annexe 2 : Importance
comparée des secteurs abrités en France et en Allemagne

Poids dans la production des secteurs abrités 

La part des différents secteurs abrités dans la production abritée est assez proche en France et en Allemagne.

Poids des consommations intermédiaires
issues des secteurs abrités dans la production des secteurs exposés

Les branches commerces, réparation d’automobiles et activités de services administratifs et de soutien sont les deux branches des secteurs abrités qui fournissent le plus d’intrants au secteur exposé.

Annexe 3 : Salaire par tête dans les secteurs abrités entre 1995 et 2011

Annexe 4 : Taux de marge net
par industrie (EBE et revenu mixte net/Valeur ajoutée)

Une critique assez usuelle consiste à dire que la fixation des prix d’exportations est réalisée par la concurrence et que l’ajustement est réalisé par les marges des exportateurs et in fine par l’innovation, l’investissement et la compétitivité hors prix. Si le taux de marge net des secteurs abrités a évolué de manière assez concomitante en France et en Allemagne entre 1995 et 2011 (cf. G A), celui-ci a connu des dynamiques très différentes dans le secteur exposé depuis le début des années 2000 : il a augmenté en Allemagne, malgré une forte chute observée pendant la crise de 2009, alors qu’il a baissé de façon quasi ininterrompue en France sur cette période (cf. G B).  

[1] Le
secteur abrité rassemble l’ensemble des biens non-exportables : la
construction, le commerce de gros et de détail, le transport, l’hébergement et
la restauration, les services immobiliers, les autres services, notamment les
services principalement non-marchands.

[2] Cf. Carluccio J., 2014, « L’impact
de l’évolution des prix immobiliers sur les coûts salariaux : comparaison
France-Allemagne 
», Bulletin de la
Banque de France
, n°196, 2e trimestre.

[3] Cf. Vicard V. & Le Saux L., 2014, « Les coûts du travail des
services domestiques incorporés aux exportations pèsent-ils sur la
compétitivité-coût ?, » Bulletin de
la Banque de France
, Banque de France, n° 197, pages 55-65.

[4] Broda
C. et Weinstein D., 2006, « Globalization and the Gains from Variety », The Quarterly Journal of Economics,
121(2) 541–585.




L’Allemagne prise dans l’engrenage du CIR

Evens Salies et Sarah Guillou

Après des années d’hésitation, le Parlement allemand vient d’introduire un dispositif fiscal en faveur des dépenses de R&D. La décision précède la crise déclenchée par la Covid-19, mais elle pourrait bien être providentielle pour les entreprises allemandes.



Quelles
sont les raisons qui ont poussé l’Allemagne à prendre une telle décision, quatre
décennies après les États-Unis et la France, et alors qu’elle figure parmi les investisseurs
de tête, tant en termes de R&D que d’innovations ? S’agit-il d’un
instrument supplémentaire au service de la compétitivité ? Et quelles
seront les répercussions sur l’investissement en R&D en France ?

Le
dispositif fiscal allemand, entré en vigueur dès janvier 2020, offre aux
entreprises un crédit d’impôt égal à 25 % des dépenses de R&D déclarées. L’assiette
est plus étroite que pour le crédit d’impôt recherche (CIR), dans la mesure où,
en Allemagne, seuls les salaires sont pris en compte (cotisations patronales incluses).[1] Le taux de
25 % est toutefois proche du taux français (30 %). Les dépenses éligibles par
entreprise sont plafonnées à deux millions d’euros ; le crédit d’impôt par
entreprise sera limité à 500 000 euros (la sous-traitance a un traitement
un peu différent). Lorsque plusieurs filiales d’un groupe bénéficient du
dispositif, dans le cadre d’un programme de recherche commun, la somme des
dépenses éligibles est plafonnée à 15 millions d’euros (crédit d’impôt de 3,75
millions).

À
titre de comparaison, parmi les entreprises françaises qui font de la R&D,
les PME reçoivent en moyenne 131 000 euros de CIR, les ETI, 742 000
euros, et les grandes entreprises 5,6 millions d’après les chiffres du MESRI.
Les montants les plus élevés dépassent 30 millions d’euros (peu d’entreprises sont
dans ce cas), mais ne vont guère au-delà, car le taux du CIR passe de 30 à 5 %
des dépenses de R&D éligibles au-delà du seuil de 100 millions d’euros
d’assiette. Les estimations du manque à gagner fiscal annuel pour l’Allemagne (avant
bouclage macroéconomique) vont jusqu’à cinq milliards d’euros par an. C’est 80
% du CIR français et autant que les incitations fiscales en faveur de la
R&D au Royaume-Uni. Sans le plafond, le dispositif pourrait coûter autour
de 9 milliards d’euros à l’État fédéral allemand.[2]

Les
caractéristiques du dispositif et le niveau élevé de la R&D privée allemande
interrogent sur les réelles motivations du Parlement. En effet, on peut se
demander pourquoi n’a-t-il pas opté pour un dispositif
« incrémental », c’est-à-dire assis sur l’accroissement des dépenses
de R&D éligibles, comme aux États-Unis, ou en France jusqu’en 2003. Certes,
un dispositif incrémental ne soutient pas les entreprises dont la R&D
stagne, ou baisse (les aides directes sont plus efficaces dans ce cas), mais il
évite les effets d’aubaine du CIR (Salies, 2017).
Le plafond limite ces effets, mais ne les supprime pas.

Le niveau des dépenses privées de R&D est nettement plus élevé en Allemagne que dans n’importe quel État membre (62,2 milliards d’euros, hors subventions directes). La France est loin derrière (27,5 milliards d’euros), suivie de l’Italie et la Suède (respectivement 12,8 et 9,6 milliards). Nous obtenons un classement comparable, pour l’Allemagne, la France et l’Italie, si on mesure l’effort de R&D (les dépenses rapportées au PIB ; graphique 1). L’Allemagne est quasiment au même niveau que la Suède (resp. 1,92 et 2,01 points). Viennent ensuite le Danemark, la Belgique, l’Autriche, la Finlande. La France est en 7e position avec 1,44 points et l’Italie 13e avec 0,71 point. La recherche privée allemande (hors subventions) n’est qu’a 0,08 point de PIB du seuil de 2 % fixé lors du conseil européen de Barcelone en 2002 (la « stratégie de Lisbonne »), que seule la Suède atteint. Subventions incluses, le secteur privé dépasse ce seuil. Depuis 2017, la dépense intérieure (privée et publique) de recherche de l’Allemagne dépasse également le seuil de 3 %. Ainsi, l’argument de Spengel et Grittmann du ZEW en 2009 qu’une incitation fiscale permettrait aux entreprises allemandes de surmonter un sous-investissement privé en R&D n’est pas convaincant, du moins dans une perspective européenne.

Certes,
au niveau mondial, trois pays font mieux que l’Allemagne : les États-Unis,
la Chine, et le Japon où le secteur privé dépense 1,6 euro quand l’Allemagne en
dépense 1. Néanmoins, si la motivation du Parlement allemand à introduire une
incitation fiscale était de rattraper ces pays, il ne l’aurait pas fait 40 ans
après les États-Unis !

L’introduction d’une incitation fiscale à la R&D est moins étonnante si l’on considère l’évolution de l’effort. Nous avons calculé le taux moyen de croissance de l’effort de R&D pour les 27 États membres actuels, le Royaume-Uni, la Norvège et l’Islande sur la période 2002-2017 (graphique 2).

La
courbe traversant le nuage (ajustement logarithmique) révèle une relation quasi-inverse
entre ce taux et l’effort en 2002, suggérant une convergence des efforts de
R&D. Visiblement, de nombreux pays sont dans une période de rattrapage en
matière d’investissement dans la recherche. La plupart d’entre eux sont de
petite taille, mais l’ensemble est signifiant. Par exemple, les pays dont le
taux de croissance de l’effort de R&D est au moins égal au taux allemand
(1,52 %), dépensent 82,8 milliards (subventions incluses) en 2017, soit 1,2
fois la dépense allemande (68,7 milliards).[3] L’effort
de R&D de ces pays est égal à 0,8 point de PIB en 2017.[4]

Le
CIR allemand serait-il alors une réponse au ralentissement de la dépense en
R&D ? Les dépenses en R&D se comportent comme les autres dépenses
en capital, elles ralentissent avec le niveau. En outre, plus les pays ont une
dépense intérieure en R&D élevée, plus ils investissent en R&D à
l’étranger. Cela résulte de ce que la dépense en R&D est principalement le
fait des grandes entreprises et des multinationales ; citons par exemple
Alphabet, Volkswagen et Sanofi avec respectivement 18,3, 13,6 et 5,9 milliards
d’euros de dépenses de R&D en 2019 d’après les chiffres du EU
Industrial R&D Scoreboard
.
Il est notable que les grandes multinationales ouvrent des centres de R&D à
l’étranger pour se rapprocher des marchés sur lesquels elles exportent, et pour
le pouvoir de négociation que ces investissements peuvent procurer face aux
administrations locales (voir rapport de la CNUCED WIR,
2005
). Toutes les grandes entreprises du secteur pharmaceutique
(Pfizer, GlaxoSmithKline, AstroZoneca, Sanofi-Aventis, Novartis, Eli Lilly) ont
implanté des laboratoires de recherche clinique en Inde. Même EDF a un centre de R&D à Beijing (Pékin),
consacré aux réseaux, aux énergies renouvelables et à la ville durable. S’il n’y pas forcément une substitution avec
la R&D nationale, cela indique qu’il y a une sorte de plateau des dépenses
de R&D par pays pour une entreprise. La mesure allemande est probablement
motivée par la concurrence mondiale pour attirer de nouveaux centres de
R&D. C’est aussi l’objectif affiché du CIR français.

La
mise en place d’un « CIR allemand » en faveur de la R&D est-elle
de bon augure pour la compétitivité de la France ? L’Allemagne a un avantage
comparatif dans le secteur manufacturier, qui investit beaucoup en R&D. Le dispositif
fiscal allemand renforcera cet avantage, sans risque de contentieux européen,
puisque les aides à la R&D font partie des exemptions du régime de contrôle
des aides d’État de la Commission européenne. L’avantage comparatif de la
France se situe plutôt dans les services. L’effort de R&D des services en
France est plus intense qu’en Allemagne : 0,28 % du PIB en Allemagne et
0,67 % en France. Or, la France se distingue par un moindre soutien public de
la R&D des entreprises des services. La part du financement public de la recherche
privée dans les services en 2015, était de 4 % en France, contre 11 % en
Allemagne d’après une étude de l’Insee. Le « CIR allemand » ne fera que
renchérir le prix relatif de la recherche privée française dans les services
relativement à la recherche allemande. Or, le contenu en R&D des services
en détermine le prix, puisqu’il détermine son contenu technologique. L’avantage
fiscal allemand va donc accentuer l’avantage de coût des services
technologiques eux-mêmes incorporés dans la valeur ajoutée manufacturière. Cela
va renforcer l’avantage de coût des entreprises manufacturières allemandes.

En
outre, le prix de la R&D est de plus en plus déterminé par les dépenses de
personnel, dont la part dans la R&D a eu tendance à augmenter en Italie, en
France et légèrement en Allemagne. Cette part est à peu près égale dans les
deux derniers pays en 2017 : 61,8 % en Allemagne, 59,7 % en France.[5] L’évolution
relative des salaires des chercheurs aura un impact sur la différence du
montant du crédit d’impôt entre la France et l’Allemagne. Rappelons que le
nouveau dispositif introduit Outre-Rhin n’est assis que sur des dépenses de
personnel. On peut ainsi l’envisager comme un CICE ciblé sur les travailleurs
hautement qualifiés du secteur de la recherche. Nous faisons référence au CICE avant qu’il ne bascule en
baisse de cotisations sociales patronales.

C’est
la raison pour laquelle nous pensons que l’Allemagne a plutôt voulu poursuivre
sa politique d’abaissement de la fiscalité sur les entreprises. C’est une des
motivations de la réforme du CIR en 2008, qui « [peut] être vu comme une
compensation [fiscale] de taux d’imposition des sociétés plus bas dans d’autres
pays » (Lentile et Mairesse, 2009). Le taux médian dans l’OCDE appliqué aux
grandes entreprises n’a cessé de baisser depuis 1995 ( 13 points sur la période 1995-2018), passant
de 35 % à 22 %. Cependant, le taux allemand, qui oscille entre 29 et 30 %
depuis 2008, est proche du taux français (32 % environ en 2020 ; CE, 2020).
L’opposition qui pouvait exister en matière de
« philosophie fiscale », entre un système français fondé sur un taux
élevé et de nombreux mécanismes dérogatoires, et un système allemand fondé sur
une assiette large et des taux faibles, paraît moins forte depuis que
l’Allemagne a mise en place son « CIR ».

Ce
dernier devrait renforcer l’attractivité de l’Allemagne pour les activités de
R&D, qui s’est un peu détériorée (EY, 2020 ;
voir également CNEPI, 2019).
Depuis 2011, le Royaume-Uni en tête, suivi de l’Allemagne et la France, étaient
les trois premiers pays d’accueil pour le nombre de projets de centres de
R&D. Depuis 2018, l’Hexagone accueille plus de projets que l’Allemagne (1197
contre 971 en 2019), reléguant l’Allemagne à la troisième place (cela s’était
déjà produit en 2009, en pleine crise financière). Le nouveau dispositif fiscal
devrait influencer l’arbitrage
d’implantation d’entreprises étrangères qui hésitent entre la France et
l’Allemagne. Il devrait aussi attirer des
entreprises françaises en Allemagne, de la même manière qu’une part
significative des activités privées de R&D réalisées en France viennent
d’entreprises étrangères : 21 % en 2015, en pourcentage des dépenses,
comme en pourcentage de chercheurs employés (voir Salies, 2020).
Conformément au droit européen, les entreprises françaises installées
Outre-Rhin, et redevables du « Körperschaftsteuer » (l’impôt sur les
sociétés allemand), devraient pouvoir bénéficier de cette niche.

Enfin,
les organismes privés et publics de R&D localisés en France, devraient
pouvoir bénéficier de l’incitation fiscale introduite en Allemagne, via la sous-traitance.
Mais, ce bénéfice ne sera que marginal, pour deux raisons : la tradition
du « Mittelstand » allemand a plutôt la culture du réseau local et
l’assiette pour les activités sous-traitées est plafonnée (comme pour le CIR). Les
sous-traitants français pourront probablement bénéficier d’agréments, de la
même manière que le MESRI délivre des agréments en Allemagne. Depuis 2009, l’Allemagne récupère 6 % des
agréments de sous-traitance accordés par le MESRI, le Royaume-Uni, 4 %, etc. La
majorité des agréments est accordée à des entreprises localisées en France (75
%).

Quelles
que soient les raisons ayant motivé le Parlement outre-rhin à introduire un
dispositif fiscal en faveur des dépenses de R&D, il est certain que la
France n’a pas intérêt à retirer le sien. Cela ne dispense pas la France de
réformer le CIR, les effets de levier n’étant pas aussi forts qu’attendus ;
les aides (directes et indirectes), en points de PIB, ont augmenté en moyenne de
5,7 % par an depuis 2000, alors que la R&D, elle aussi en point de PIB, n’a
augmenté que de 0,73 % par an. Le peu d’effet de levier est peut-être la
raison ayant dissuadé si longtemps l’Allemagne d’introduire une niche fiscale
pour soutenir la R&D.

En
cette période de recherche de moyens de soutien aux entreprises, il va de soi
que le crédit d’impôt recherche restera inchangé en France et pourrait
connaître une extension du plafond en Allemagne (notamment pour aider les
constructeurs automobiles qui se sont vus refuser un plan de soutien direct).

Ce
qui reste navrant cependant, c’est qu’un des motifs de cette introduction se
trouve probablement dans l’incapacité des États membres à faire avancer la
directive européenne ACCIS qui prévoyait une fiscalité de la R&D harmonisée
pour les grandes groupes par une déduction de l’assiette de l’impôt sur les
profits des dépenses de R&D. Le CIR allemand pourrait bien faire
concurrence au CIR français, conduisant à des transferts de R&D (de la part
des multinationales) d’un État à l’autre. L’augmentation nette sur la dépense
de R&D des entreprises européennes reste à estimer. Sans augmentation de
cette dépense, la politique allemande pourrait être considérée comme une
additionnelle politique fiscale non coopérative alors que l’Europe est à la
recherche de recettes fiscales communes.


[1].
Le CIR
français
intègre, outre les dépenses de personnel, les dépenses
d’acquisition des brevets, de normalisation, les dotations relatives à l’amortissement
des bâtiments affectés à la recherche, etc.

[2]. Sur la
base d’une dépense privée de R&D de 62 milliards d’euros en 2017 (aides
directes exclues), on trouve 0,25 (le taux du crédit d’impôt)  0,6 (la part
des salaires dans la R&D)  62
milliards  9,3
milliards.

[3].
Pays-Bas, Royaume-Uni, Slovénie, Slovaquie, Belgique, Lettonie, Italie,
Roumanie, Autriche, Lituanie, Portugal, Hongrie, Estonie, Chypre, Grèce,
Bulgarie, Pologne et Malte.

[4]. Le PIB
de ces pays (au prix de marché en 2017) est égal à 2,5 fois celui de
l’Allemagne.

[5]
L’augmentation dans l’hexagone et en Italie est de + 7 et + 20 points
respectivement sur la période 2000-2017.




Au-delà du taux de chômage …

Par Bruno Ducoudré et Pierre Madec

En plus d’occulter les dynamiques à l’œuvre sur le marché du travail, la définition stricte du chômage au sens du Bureau international du travail (BIT) ne prend pas en compte les situations à la marge du chômage. Ainsi les personnes souhaitant travailler mais considérées comme inactives au sens du BIT, soit parce qu’elles ne sont pas disponibles rapidement pour travailler (sous deux semaines), soit parce qu’elles ne recherchent pas activement un emploi, forment le « halo » du chômage.

Les bases de données de l’OCDE permettent d’intégrer dans le chômage une partie des individus qui en sont exclus du fait de la définition du BIT. Le graphique présente pour les années 2008, 2012 et 2017 le taux de chômage observé auquel viennent s’additionner d’une part les individus situation de temps partiel subi et d’autre part les personnes âgées de 15 ans et plus, sans emploi, et ne recherchant pas activement un emploi mais qui désirent travailler et sont disponibles pour prendre un emploi. De plus elles ont recherché un emploi au cours de 12 derniers mois. Ces dernières sont définies par l’OCDE comme ayant « un lien marginal à l’emploi ».

En Allemagne, au Royaume-Uni et aux États-Unis, les évolutions de ces différentes mesures semblent aller dans le même sens, celui d’une amélioration franche de la situation sur le marché du travail. A contrario, la France et l’Italie ont connu entre 2008 et 2012, mais surtout entre 2012 et 2017, une hausse de leur taux de chômage tant au sens strict, celui du BIT, qu’au sens large. En Italie, le taux de chômage intégrant une partie des demandeurs d’emploi exclus de la définition du BIT atteignait, en 2017, 25%, soit plus du double du taux de chômage BIT. En France, du fait d’un niveau de chômage plus faible, ces différences sont moins importantes. Malgré tout, entre 2012 et 2017, le sous-emploi a augmenté de 2,2 points quand le chômage au sens strict diminuait de 0,1 point. En Espagne, si l’amélioration en termes de chômage BIT est notable sur la période, le sous-emploi a lui continué à croître fortement (+2,7 point). En 2017, le taux de chômage BIT était en Espagne de 6,2 points supérieur à son niveau de 2008. En intégrant les demandeurs d’emplois exclus de la mesure du BIT, cet écart atteint 10 points.

Graphe_post03-07

 




Quel premier bilan tirer du salaire minimum allemand ?

Par Odile Chagny (IRES) et Sabine Le Bayon

Un an et demi après l’introduction d’un salaire minimum interprofessionnel légal, la Commission chargée tous les deux ans de son ajustement a décidé le 28 juin dernier de l’augmenter de 4 %. Au 1er janvier 2017, il passera ainsi de 8,50 à 8,84 euros de l’heure. Ce billet propose un premier point d’étape sur la mise en œuvre de ce salaire minimum en Allemagne. Il met en évidence que le salaire minimum produit bien les effets qui en étaient attendus, contribuant à réduire les disparités salariales entre anciens et nouveaux Länder, ainsi qu’entre les plus qualifiés et les moins qualifiés. En établissant une reconnaissance de la valeur salariale des boulots « d’appoint » (ie les mini-jobs), le salaire minimum  a rendu ces formes marginales d’emploi beaucoup moins attractives pour les employeurs, une rupture majeure au sein de l’Etat social. Mais le salaire minimum a eu aussi des effets moins heureux. En lien vraisemblablement avec un aplatissement des grilles salariales au niveau du salaire minimum, certaines catégories de salariés dans les anciens Länder auraient en effet pâti de la modération salariale qui leur a été imposée juste avant l’introduction du salaire minimum. Les entreprises auraient ainsi limité l’effet du salaire minimum sur leurs coûts salariaux totaux.

A la différence de la France, il n’existe pas de règles de revalorisation automatique annuelle du salaire minimum en Allemagne. C’est seulement tous les deux ans après décision d’une commission que le salaire minimum est revalorisé. La décision prise le 28 juin 2016 sera effective au 1er janvier 2017. Ensuite, il faudra attendre 2019 pour une éventuelle nouvelle revalorisation décidée en juin 2018.

A première vue, la revalorisation est assez conséquente (+4 % au 1er janvier 2017, soit 2 % en rythme annuel) si on la compare aux évolutions récentes du salaire minimum en France, où le SMIC a augmenté de +1 % par an sur les quatre dernières années. Cela s’explique par le fait que, conformément à la loi qui a instauré le salaire minimum, il est prévu que la revalorisation en Allemagne s’oriente en fonction des augmentations conclues dans le cadre des conventions collectives[1], garantissant ainsi des gains de pouvoir d’achat équivalents avec l’ensemble des salariés couverts par une convention collective. La progression des salaires négociés étant relativement dynamique depuis 2012 (+2,7 % en rythme annuel pour l’indice de salaire horaire de base négocié entre 2011 et 2015, contre +1,6 % pour le salaire mensuel de base en France sur la même période), cela se répercute automatiquement sur le salaire minimum[2].

Pour autant, le niveau du salaire minimum demeure faible, et il le restera vraisemblablement. Son niveau est bien inférieur à celui en vigueur actuellement en France (9,67 euros depuis janvier 2016). Il représentait 34 % du salaire horaire moyen en 2015 (47% en France) sur la base des comptes nationaux et 48 % du salaire médian des salariés à temps complet de 2014 (61 % en France), ce qui place l’Allemagne dans la fourchette plutôt basse parmi les grandes économies européennes[3].

Il reste que, même fixé à un niveau relativement bas, beaucoup était attendu de la capacité du salaire minimum à corriger la très forte segmentation salariale en Allemagne[4], ce qui incite à porter une attention particulière aux catégories de salariés qui en ont bénéficié.

Entre 4 et 5,8 millions de salariés potentiellement concernés par l’introduction du salaire minimum en 2015

Assez paradoxalement, il est difficile d’avoir une idée claire du nombre effectif de salariés qui percevaient moins de 8,50 euros au moment de la mise en œuvre du salaire minimum. Les estimations les plus récentes varient ainsi entre 4 millions selon Destatis et une fourchette allant de 4,8 à 5,4 millions selon l’institut WSI (soit entre 10 et 16 % des effectifs salariés totaux[5]). Cela tient au fait que la loi instaurant le salaire minimum a laissé subsister un certain nombre d’incertitudes quant à son application concrète. La loi stipule ainsi que le salaire minimum de 8,5 euros par heure s’applique en tenant compte de la durée effective du travail (sachant qu’il n’existe pas de durée légale du travail en Allemagne), et ne donne pas de définition précise des éléments de rémunération à prendre en compte (primes de fin d’année, 13ème mois, primes diverses). Concernant ce point, la Cour fédérale du travail a statué le 25 mai 2016, suite à la plainte d’une salariée, qu’une prime versée précédemment une fois par an peut être inclue dans le calcul du salaire minimum quand elle est dorénavant versée de façon fractionnée chaque mois et que cela a été validé par un accord d’établissement. Cela conduit mécaniquement à diminuer le nombre de bénéficiaires potentiels.

Si le chiffrage du nombre de personnes percevant moins de 8,50 euros est délicat, les estimations s’accordent tout de même relativement bien sur le fait que les salariés occupant des mini-jobs et ceux des nouveaux Länder étaient, juste avant l’introduction du salaire minimum, les principaux concernés. Ainsi, selon Destatis, 55 % des effectifs concernés étaient des « minijobeurs », essentiellement dans les anciens Länder où ils sont les plus nombreux. Dans les nouveaux Länder, la proportion de personnes percevant moins de 8,50 euros était deux fois plus élevée que dans les anciens Länder (un peu plus de 20 % des salariés, autour de 10 % dans les anciens Länder). Sans surprise, plus de 80% des salariés rémunérés moins de 8,50 euros travaillaient dans des entreprises non couvertes par des conventions collectives et les femmes étaient deux fois plus concernées que les hommes. Enfin, les secteurs de la restauration et du commerce de détail étaient parmi les plus touchés puisqu’ils comptaient respectivement environ 50 % et 30 % de leurs salariés sous la barre des 8,50 euros, selon WSI en 2014.

1,9 million de personnes ont touché le salaire minimum en avril 2015 selon Destatis

Le salaire minimum a bien en partie rempli sa mission en assurant un salaire « décent » aux populations les plus fragiles. Si l’on s’en tient à l’estimation de Destatis, alors que 4 millions de personnes percevaient en avril 2014 un salaire inférieur à 8,50 euros, ils n’étaient « plus que » 1 million un an plus tard. De plus, parmi les 1,9 million de salariés qui percevaient 8,5 euros en avril 2015, parmi lesquels probablement la très grande majorité gagnait moins avant l’entrée en vigueur du salaire minimum, 91 % travaillaient dans des entreprises non couvertes par une convention collective et 56 % occupaient des mini-jobs.

Une hausse sensible des salaires dans les nouveaux Länder et pour les mini-jobs

Il est évidemment trop tôt pour que l’on dispose d’enquêtes micro-économiques permettant d’avoir des informations précises sur l’évolution des salaires des personnes concernées par l’introduction du salaire minimum, et la principale source mobilisée est l’enquête trimestrielle sur les salaires[6] qui fournit des données pour les différents statuts d’emplois (emplois classiques – ie soumis à cotisations sociales – et mini-jobs) et niveaux de qualifications.

Sur la base de cette enquête, force est de constater que l’entrée en vigueur du salaire minimum a incontestablement conduit à relever les salaires mensuels de certaines catégories de salariés en 2015 : pour les emplois classiques[7] dans les nouveaux Länder et pour les mini-jobs dans les anciens Länder (tableau 1).

L’accélération des salaires horaires dans les nouveaux Länder en 2015 a été particulièrement nette pour les non qualifiés (+8,6 %) et les semi-qualifiés (+5,8 %) par rapport à la moyenne des qualifications (4 %), contribuant à la réduction des inégalités de salaires dans ces Länder. En revanche, rien n’est visible quel que soit le niveau de qualification dans les anciens Länder.

Table1_OC_SLB

Une remise en cause de la logique des mini-jobs

Dans la mesure où 60 % environ des salariés occupant des mini-jobs percevaient moins de 8,5 euros de l’heure en 2014, on aurait pu s’attendre à une accélération plus marquée de la rémunération moyenne de cette catégorie de salariés. Si cela n’a pas été le cas, c’est fort probablement parce que l’entrée en vigueur du salaire minimum a de facto rendu ces emplois beaucoup moins attractifs pour les employeurs et induit une baisse des effectifs et probablement des heures travaillées.

En effet, si les mini-jobs se caractérisent par l’absence de cotisations à la charge des salariés et la moindre acquisition de droits sociaux, ils sont néanmoins soumis à des prélèvements à la charge des employeurs (cotisations sociales, taux forfaitaire d’imposition sur le revenu principalement) plus élevés que dans le cas d’un emploi classique. Il en résulte que l’attrait pour un employeur résultait, avant l’introduction du salaire minimum, principalement dans la flexibilité offerte par ce type d’emploi, ainsi que par la possibilité de pratiquer des salaires horaires faibles[8], car sans limitation de durée du travail (la seule contrainte étant le plafond de 450 euros mensuels).

Or en intégrant les mini-jobs dans le champ d’application du salaire minimum, la loi les a rendus beaucoup moins intéressants financièrement pour les employeurs car leur coût horaire est dorénavant supérieur à celui d’un emploi classique, y compris en midi-job[9] (voir tableau 2), avec un nombre d’heures implicitement plafonné (à 12 heures hebdomadaires compte tenu du plafond mensuel de 450 euros)[10].

On pouvait dès lors s’attendre à une réduction du nombre de ces emplois, via des destructions simples ou des requalifications en emplois classiques[11]. De fait, on a effectivement assisté à une forte diminution du nombre de mini-jobs depuis le début de l’année 2015, tout particulièrement pour les mini-jobs occupés à titre d’activité principale et à une accélération des créations d’emplois classiques à temps partiel (graphique). La conversion en emplois classiques parait évidente dans les branches de l’hôtellerie, de la restauration ou du commerce de détail, fortes pourvoyeuses de mini-jobs, où les créations d’emplois classiques ont été particulièrement importantes. Mais ces conversions de mini-jobs en emplois classiques, bien que relativement élevées, n’ont pas été massives, ce qui est vraisemblablement dû tant à une baisse des heures effectives travaillées pour rester sous le plafond des mini-jobs (et qui a atténué pour le salarié l’impact de l’augmentation de son salaire horaire), qu’à une documentation incorrecte du temps de travail par l’employeur avec une sous-estimation des heures travaillées[12]. Les conditions d’application de la loi pour ces emplois sont d’autant moins assurées qu’il faut rappeler que le salarié peut, lui aussi, avoir intérêt financièrement au non respect du salaire minimum, en acceptant une sous-estimation du nombre d’heures de travail comptabilisées pour que le salaire mensuel reste inférieur au plafond de 450 euros. Il perçoit ainsi un salaire net égal au salaire brut, ce qui n’est plus le cas s’il dépasse 450 euros et occupe un midi-job, puisque le taux de cotisation salarié est alors progressif et qu’il est soumis à l’imposition classique (qui dépend de ses caractéristiques familiales).

graph-le-bayon

 

Graph_OC_SLB

 Au printemps 2015, 1 million de personnes percevaient toujours un salaire inférieur au salaire minimum

L’ampleur des effectifs qui touchaient encore un salaire inférieur à 8,5 euros après l’entrée en vigueur du salaire minimum soulève plusieurs interrogations. Certes, cela peut s’expliquer par les délais de mise en œuvre, ainsi que par le fait que différentes exemptions sont prévues (chômeurs de longue durée pendant les 6 premiers mois d’emploi, salariés travaillant dans des secteurs prévoyant une période transitoire d’adaptation – livreurs de journaux, intérim, industrie de la viande, coiffure, agriculture, textile, blanchisserie).

Mais on peut aussi s’interroger sur la capacité de mise en œuvre effective du salaire minimum dans les « zones grises » du système de négociation collective[13]. Parmi ces 1 million, près de 80% travaillaient en effet dans des entreprises non couvertes par des conventions collectives et 47% occupaient des mini-jobs.

Cela souligne l’importance des contrôles officiels pour le respect de la loi, et ce d’autant plus que les modalités de calcul du salaire horaire tel que définies par la loi et la jurisprudence restent délicates[14]. Le législateur a prévu une obligation de déclaration des horaires mais qui ne concerne pas tous les salariés. Certes, pour tous les mini-jobs et en-deçà d’un certain seuil de salaire[15] dans plusieurs secteurs particulièrement touchés par le travail illégal (bâtiment, restauration, transport de personnes, logistique, nettoyage industriel, industrie de la viande…), l’employeur a désormais l’obligation de consigner le début et la fin de chaque journée de travail et la durée de travail et de conserver ces documents pendant deux ans pour éviter le contournement de la loi via des heures supplémentaires non rémunérées. Mais le nombre de contrôles est faible et a même diminué d’environ 1/3 en 2015 par rapport à 2014, alors même que le nombre de personnes concernées par le salaire minimum a explosé.

Un impact sur le salaire moyen des emplois classiques assez modéré

De manière plus inattendue, il semblerait que certaines entreprises aient anticipé l’entrée en vigueur du salaire minimum en freinant l’augmentation des salaires des non qualifiés dans les mois qui ont précédé l’entrée en vigueur de la loi (pour mémoire les élections législatives ont eu lieu en octobre 2013, l’entrée en vigueur du salaire minimum a eu lieu en janvier 2015). L’année 2014 a en effet été caractérisée par un net coup d’arrêt de la croissance des salaires des moins qualifiés, et ce tant dans les anciens que les nouveaux Länder sans que des raisons objectives liées à la conjoncture ne permettent de l’expliquer. Il en résulte étonnamment que certaines catégories de salariés auraient globalement bénéficié d’augmentations salariales plus importantes en l’absence de l’introduction du salaire minimum.

Pour en juger, nous simulons les salaires horaires de 2014 et 2015 des emplois classiques sur la base de la tendance 2010-2013 (i.e. avant que le salaire minimum n’ait été acté lors de l’accord de coalition de l’automne 2013) et nous comparons fin 2015 le salaire observé et celui simulé par type de qualifications et Länder pour voir quels salariés sont globalement perdants ou gagnants (tableau 3).

Si dans les nouveaux Länder, en moyenne, toutes les catégories de salariés ont bénéficié de l’entrée en vigueur du salaire minimum, avec un effet de diffusion du salaire minimum sur les salaires immédiatement supérieurs à 8,50 euros (et une revalorisation de l’ensemble des grilles salariales), il semblerait bien que dans les anciens Länder, les catégories les moins qualifiées aient pâti de cette introduction. En d’autres termes, ceux dont le salaire était un peu au-dessus du salaire minimum avant l’entrée en vigueur de la loi auraient bénéficié d’un salaire horaire plus élevé début 2016 sur la base de la tendance passée !

Cet effet de freinage est tel qu’au niveau de l’ensemble de l’Allemagne, et compte tenu du poids des anciens Länder dans les effectifs (81 % de l’emploi salarié classique), les non qualifiés et les semi-qualifiés auraient donc globalement pâti de l’introduction du salaire minimum, une situation pour le moins paradoxale, que la plupart de observateurs omettent de mettre en évidence, en se concentrant sur l’analyse des évolutions postérieures à l’entrée en vigueur du salaire minimum.

Table3_OC_SLB

Si l’objectif affiché de la loi introduisant un salaire minimum en Allemagne a bien été atteint, à savoir sortir d’une situation de salaires extrêmement faibles un nombre significatif de salariés, il reste tout de même 1 million de personnes qui n’en bénéficient pas encore, soit un quart des effectifs qui étaient potentiellement concernés. Il semblerait par ailleurs que de nombreuses entreprises ont anticipé la mise en place du salaire minimum l’année précédant son introduction en opérant des arbitrages dans leur politique salariale, afin d’en limiter les effets sur leurs coûts. Il en résulte que tous les salariés ne sont pas sortis gagnants de l’introduction du salaire minimum. Ainsi s’est opérée en Allemagne, tout particulièrement dans les anciens Länder, une forme de redistribution au sein des salariés non qualifiés entre ceux qui ont bénéficié de la loi[16] et ceux gagnant un peu plus que le salaire minimum, qui ont connu deux années de modération salariale.

[1] Pour cette première réévaluation, la commission s’est basée sur l’évolution des salaires horaires négociés (hors primes) entre décembre 2014 et juin 2016, qui a été de 4 %, en incluant l’effet rétroactif de la dernière convention collective signée dans la fonction publique.

[2] Ainsi que sur son pouvoir d’achat, les rythmes d’inflation ayant été très proches sur la même période entre la France et l’Allemagne : +1,1 % en rythme annuel sur 2011-2015 en Allemagne, +0,9 % en France pour l’IPCH.

[3] M. Amlinger, R. Bispinck, T. Schulten, 2016 : “The German Minimum Wage : experiences and perspectives after one year”; WSI-Report No. 28e, 1/2016.

[4] O. Chagny, F. Lainé 2015 : « Comment se comparent les salaires entre la France et l’Allemagne ? », Note d’analyse n°33, France Stratégie.

[5] En enlevant les exceptions : stagiaires, apprentis et moins de 18 ans.

[6] Elle est menée auprès d’environ 40 milles entreprises de plus de 10 employés (5 dans certains secteurs comme le commerce de détail ou la restauration pour tenir compte des caractéristiques spécifiques à ces secteurs) dans l’industrie et les services.

[7] Ce constat est vrai que l’on s’intéresse au salaire mensuel total (y compris primes) ou au salaire horaire hors primes, avec respectivement des augmentations de salaires de 3,4 % et 4 % en 2015.

[8] B. Lestrade, 2013 : « Minijobs en Allemagne. Une forme de travail à temps partiel très répandue mais contestée », Revue française des affaires sociales, 2013/4.

[9] Pour ces contrats rémunérés entre 450 et 850 euros, le taux de cotisation pour l’employeur est celui d’un emploi classique, tandis que le taux de cotisations pour le salarié est progressif, allant de 10,9% à 20,425% en fonction du salaire.

[10] Pour mémoire, la durée moyenne en 2008 pour ces emplois était de 12,8 heures par semaine (D. Voss et C. Weinkopf, 2012, « Niedriglohnfalle Minijob » , WSI Mitteilungen 1/2012).

[11] En midi-job si le salarié travaille entre 12 et 23 heures hebdomadaires, en emploi classique au-delà de 23 heures.

[12] Les stratégies les plus répandues de contournement de la loi en termes de temps de travail sont les suivantes : des heures supplémentaires non rémunérées, un paiement à la tâche sans temps de travail fixé et une mauvaise prise en compte du temps de travail (temps de garde…). Pour plus de détails, voir T. Schulten, 2014, « Umsetzung und Kontrolle von Mindestlöhnen », Arbeitspapiere 49, GIB, novembre 2014.

[13] Pour plus de détails, voir : « Allemagne. L’introduction d’un salaire minimum légal : genèse et portée d’une rupture majeure », O. Chagny et S. Le Bayon, Chronique internationale de l’IRES, n°146, juin 2014.

[14] Voir : « Die Einführung des gesetzlichen Mindestlohns – eine erste Zwischenbilanz“, T. Schulten et C. Weinkopf, in: Körzell, Stefan / Falk, Claudia (Hrsg.): Kommt der Mindestlohn überall an? Eine Zwischenbilanz. Hamburg: VSA, 2015.

[15] 2000 euros mensuels si le salaire a été versé de façon continue par le même employeur durant les douze derniers mois, 2958 euros dans le cas contraire. Ces seuils ont été définis par décret le 29 juillet 2015 suite aux critiques du patronat qui souhaitait un assouplissement de l’enregistrement.

[16] Selon Destatis, au regard du salaire moyen des personnes concernées par la loi, à savoir 7,20 euros en 2014, la revalorisation moyenne en 2015 induite par l’entrée en vigueur du salaire minimum aurait été de l’ordre de 18%.




La modération salariale en Allemagne à l’origine des difficultés économiques de la France

par Xavier Ragot, président de l’OFCE et CNRS-PSE et Mathilde Le Moigne, ENS

Si l’avenir de la zone euro dépend de la coopération politique entre la France et l’Allemagne, la divergence économique entre les deux pays doit inquiéter. Il faut en prendre la mesure et souligner une triple divergence, qui porte sur le taux de chômage, la balance commerciale et la dette publique. Le taux de chômage allemand baisse régulièrement ; il se situait en juin sous la barre des 5 %, ce qui est presque le plein emploi, alors que le taux de chômage français dépasse les 10 %. Ce taux de chômage faible ne provient pas du dynamisme de la consommation des ménages allemands, mais de la capacité exportatrice de l’Allemagne. Alors que la balance commerciale de la France reste négative (la France important plus qu’elle n’exporte), l’Allemagne est aujourd’hui le premier pays exportateur mondial, devant la Chine, avec un excédent de la balance commerciale qui sera proche des 8 % en 2015. Enfin, le déficit public de la France sera de l’ordre de 3,8 % en 2015, alors que le budget de l’Allemagne atteint maintenant un excédent. La conséquence est impressionnante quant à l’évolution de la dette publique des deux pays. Elles étaient comparables en 2010, proches de 80 % du PIB. En revanche, la dette publique allemande est passée sous les 75 % en 2014 et continue de décroître alors que la dette publique française continue de croître pour atteindre les 97 %. Un tel écart est inédit sur une période récente, il est lourd de tensions à venir sur la conduite de la politique monétaire.

Cette triple divergence conduit inéluctablement à des différences de réaction politique, quant à la capacité des populations à accepter des migrants, à la compréhension de pays ayant des difficultés économiques, comme la Grèce, mais aussi quant à la capacité à faire face à des crises économiques futures. La divergence économique va devenir divergence politique. Il ne s’agit pas d’idéaliser la situation allemande, caractérisée par un grand nombre de travailleurs qui n’ont pas bénéficié des fruits de la croissance, comme le montre une étude récente de France Stratégie, et par une population en décroissance rapide. Cela ne doit pas empêcher de regarder lucidement l’éloignement économique des deux pays.

Quelles sont les causes du succès commercial allemand ?

De nombreuses explications ont été avancées pour justifier une telle divergence entre les deux pays voisins : la stratégie allemande pour les uns  — externalisation des chaînes de valeurs, modération salariale agressive, renforcement de la concurrence entre les entreprises —, les faiblesses françaises pour les autres : mauvaise spécialisation géographique et/ou sectorielle, insuffisance des aides publiques aux exportateurs, défaut de concurrence dans certains secteurs. Notre étude récente met l’accent sur l’effet différé de la modération salariale allemande et suggère qu’elle pourrait expliquer près de la moitié de la divergence franco-allemande. Pour bien comprendre les mécanismes en jeu, il faut distinguer les secteurs exposés à la concurrence internationale des secteurs qui en sont abrités. Les secteurs exposés regroupent l’industrie mais aussi l’agriculture dont l’élevage, qui fait aujourd’hui l’actualité, et une partie des services qui sont de fait échangeables. Le secteur abrité est composé du transport, de l’immobilier, du commerce et d’une grande partie des services à la personne.

Alors qu’en France les coûts salariaux unitaires ont augmenté régulièrement et de manière comparable dans les deux secteurs susmentionnés, ils sont restés extraordinairement stables en Allemagne, sur près de dix ans. Cette modération salariale est la conséquence à la fois d’une mauvaise gestion de la réunification allemande, qui a renversé le rapport de forces pour les négociations salariales en faveur des employeurs, et dans une bien moindre mesure de la mise en place des lois Hartz en 2003-2005, visant à la création d’emplois peu rémunérés dans les secteurs les moins compétitifs (en particulier le secteur abrité). Le coût de la réunification allemande est estimé à 900 milliards d’euros en termes de transferts de l’ex-Allemagne de l’Ouest, soit un peu moins de trois fois la dette grecque. Face à de tels enjeux, la modération salariale, commencée en 1993, a été une stratégie de re-convergence des deux parties de l’Allemagne. En 2012, les salaires nominaux allemands sont 20 % inférieurs aux salaires français dans le secteur exposé, et 30 % inférieurs dans le secteur abrité, en comparaison des niveaux de 1993. L’observation des taux de marges français et allemands révèle que dans le secteur exposé, les exportateurs français ont fait des efforts considérables en réduisant leurs marges afin de maintenir leur compétitivité-prix. Dans le secteur abrité, les taux de marge français sont en moyenne 6 % supérieurs aux taux de marge allemands. L’essentiel de la perte de compétitivité-prix de la France est donc une perte de compétitivité-coût.

Quelle est la contribution de ces différences au chômage et à la balance commerciale des deux pays ? Notre analyse quantitative indique que si la modération salariale allemande n’avait pas eu lieu entre 1993 et 2012, l’écart de 8 % des balances commerciales observées aujourd’hui serait de 4,7 % (dont 2,2 % expliqués par la seule modération salariale dans le secteur abrité allemand). Ainsi, la modération salariale allemande explique près de 40 % de l’écart de performances commerciales entre la France et l’Allemagne. Nous trouvons par ailleurs que cette modération salariale est responsable de plus de 2 points de chômage en France.

L’écart de compétitivité hors-prix

Près de 60 % de l’écart des balances commerciales française et allemande restent à expliquer. Notre étude suggère que cet écart est dû à la qualité des biens produits, ce que l’on appelle la compétitivité hors-prix. Entre 1993 et 2012, le rapport qualité-prix allemand a augmenté de l’ordre de 19 % par rapport à celui de la France, et a ainsi plus que compensé la hausse des prix allemands à l’exportation relativement aux prix français. On distingue dans cet écart de compétitivité hors-prix un effet « qualité » indéniable : l’Allemagne produit du « haut de gamme » et offre des biens plus innovants que la France dans les mêmes secteurs. On distingue également un effet dû à l’externalisation d’une partie de la production allemande (pour près de 52 % du volume de production en 2012) vers des pays à moindre coût : l’Allemagne est aujourd’hui un centre de conception et d’assemblage, ce qui lui permet d’économiser sur ses coûts intermédiaires pour investir davantage dans l’effort de montée en gamme et de stratégie de marque.

Cet effet est néanmoins probablement endogène, c’est-à-dire qu’il découle pour partie de l’avantage compétitivité-coût de l’Allemagne. La faiblesse des coûts salariaux a permis aux exportateurs allemands de maintenir leurs marges face à la concurrence extérieure. Ces fonds dégagés ont permis des investissements que les entreprises françaises ont dû probablement abandonner pour maintenir leur compétitivité-prix, perdant ainsi l’opportunité de rattraper les produits allemands en termes de compétitivité hors-prix sur le plus long-terme.

Une sortie par le haut

La cause profonde de l’écart de performances économiques entre la France et l’Allemagne réside donc dans la divergence nominale observée entre les deux pays depuis le début des années 1990. Une des façons de résorber ces écarts serait ainsi de favoriser la convergence des salaires, et plus généralement des marchés du travail en Europe. L’Allemagne doit permettre une inflation salariale plus importante que dans les pays de la périphérie, et faire face ainsi à la montée des inégalités sociales en Allemagne, tandis que la France ne doit pas tomber dans le piège d’une déflation compétitive qui annihilerait sa demande interne, mais doit maîtriser l’évolution des salaires.  À cet égard, le rapport des cinq présidents présenté par la Commission européenne le 22 juin 2015 propose la mise en place d’autorités nationales de la compétitivité dont il faut espérer qu’elles permettent une plus grande coopération dans le domaine social et de l’emploi.

La divergence des salaires entre la France et l’Allemagne a des conséquences profondes au regard de la pensée économique. L’intégration commerciale accrue après la mise en place de l’euro n’a pas conduit à une convergence mais à une divergence des marchés du travail. C’est à chaque Etat de refaire converger les économies tout en préservant l’activité économique. Cette intervention de l’Etat dans l’économie est plus complexe que le simple cadre keynésien de gestion de la demande agrégée, et concerne maintenant la convergence des marchés du travail. A ce jour, la réponse européenne a été des baisses systématiques des coûts salariaux alors qu’il faut plutôt augmenter les salaires dans les pays en surplus, comme l’Allemagne, en utilisant par exemple le salaire minimum comme instrument. Tout cela est certes de l’économie. La politique commence lorsque l’on réalise que seule la coopération de long terme peut faire converger les intérêts nationaux.




L’éternel débat sur le « modèle » allemand

par Christophe Blot, Odile Chagny et Sabine Le Bayon

Le modèle économique et social allemand suscite bien souvent les passions dans le débat économique français. Les regards portés sur notre voisin oscillent entre une vision panégyrique et la critique d’un modèle supposé mercantiliste qui conduirait l’Europe à l’abîme. Mais qu’est-ce qu’un modèle économique et social ? Il s’agit d’une notion complexe qui ne peut se réduire à quelques chiffres ou quelques décisions de politiques économiques. Un modèle est la résultante d’institutions, d’une histoire économique et sociale. Dans un ouvrage paru récemment, nous proposons une analyse des évolutions récentes et des transformations qu’a connues l’Allemagne au cours des dernières décennies.Comprendre la situation présente et les positions allemandes dans le débat de politique économique nécessite un examen de l’histoire économique et sociale récente, des contraintes auxquelles le pays a fait face et des défis qui émergent pour demain. Notre objectif est d’améliorer notre compréhension du modèle allemand en insistant notamment sur les similitudes et les différences de ce modèle avec celui de la France. Et puisque notre voisin tient une place importante dans le débat public, il nous semble nécessaire non pas de réfléchir à la transposition de telle ou telle réforme, de reproduire telle ou telle caractéristique, mais d’expliciter l’inhérente complexité d’un pays. C’est la condition indispensable pour éclairer le débat politique, économique et social.

Notre analyse rappelle que la position de l’Allemagne au sein de l’Europe n’a pas toujours été favorable. L’économie allemande fut en effet fragilisée par trois changements majeurs – les politiques de désinflation compétitive menées en Europe à partir des années 1980, la réunification et la mondialisation – qui se sont traduits par une détérioration relative de la position de l’Allemagne, qui fut alors qualifiée d’homme malade de l’Europe à la fin des années 1990. C’est dans ce contexte très particulier que fut adopté l’Agenda 2010. Mais si la vague de réformes qui l’ont accompagné témoigne bien d’une rupture, celle-ci est probablement plus politique qu’économique. Bien que le retour de la croissance et la réduction du taux de chômage coïncident avec l’adoption des réformes, l’amélioration des performances économiques est avant tout liée à la mutation opérée au sein du modèle avant la mise en œuvre de ces réformes. Il en a résulté une modération salariale de long terme facilitée par l’autonomie des partenaires sociaux en matière de conditions de travail. En outre, cette mutation est intervenue dans un contexte marqué par une demande accrue de la part des pays émergents dont les entreprises allemandes ont sans doute mieux tiré profit que leurs homologues européennes. Enfin, les ressorts de l’industrie et de la compétitivité de l’Allemagne s’appuient également sur une forte dimension microéconomique liée à un tissu productif dont la gouvernance est orientée vers le long terme et qui contribue à faire de l’Allemagne une hyperpuissance économique. Ce mouvement s’est toutefois accompagné, voire a bénéficié, d’une montée des inégalités sans précédent dans le pays. Dix ans après les réformes Hartz du marché du travail, le débat porte sur la nécessité de renforcer l’État social, comme l’illustre l’adoption, en juillet 2014, de la loi sur le salaire minimum qui constitue une autre forme de rupture dans un pays profondément attaché à l’autonomie des partenaires sociaux en matière de détermination des conditions de travail. Au-delà, le débat sur l’Etat social doit permettre de créer ou recréer des espaces de solidarité entre les gagnants et les perdants de l’hyper puissance industrielle et exportatrice allemande, héritée des transformations de ces deux dernières décennies.




Faut-il sanctionner les excédents allemands ?

par Henri Sterdyniak

De la procédure pour déséquilibres macroéconomiques

Depuis 2012, la Commission européenne analyse chaque année les déséquilibres macroéconomiques en Europe : en novembre, un mécanisme d’alerte signale, pays par pays, les déséquilibres éventuels. Les pays qui présentent des déséquilibres sont alors soumis à une évaluation approfondie qui aboutit à des recommandations du Conseil européen, sur proposition de la Commission. Pour les pays de la zone euro, si les déséquilibres sont jugés excessifs, l’Etat membre est soumis à une Procédure de déséquilibres macroéconomiques (PDM) et doit présenter un plan de mesures correctives, qui doit être avalisé par le Conseil.

Le mécanisme d’alerte est basé sur un tableau de bord comportant cinq indicateurs de déséquilibres extérieurs[1] (solde courant, position extérieure, évolution du taux de change effectif réel, évolution des parts de marché à l’exportation et évolution des coûts salariaux unitaires nominaux) et six indicateurs de déséquilibres internes (taux de chômage, variation des prix du logement, dette publique, dette privée, variation du passif des institutions financières, flux de crédit au secteur privé). L’alerte est donnée quand l’indicateur dépasse une valeur seuil, par exemple 60 % du PIB pour la dette publique, 10 % pour le taux de chômage, -4 % (respectivement +6 %) pour un déficit (respectivement excédent) courant.

D’un côté, ce processus tire les leçons de la montée des déséquilibres enregistrée avant la crise. Au moment du Traité de Maastricht, les négociateurs étaient persuadés que les déséquilibres économiques ne pouvaient provenir que du comportement de l’Etat ; il suffisait donc de fixer des limites aux déficits et dettes publics. Cependant, de 1999 à 2007, la zone euro a connu une forte montée des déséquilibres issus principalement des comportements privés : exubérance financière, bulles mobilières et immobilières, gonflement des déficits extérieurs dans les pays du Sud, recherche effrénée de compétitivité en Allemagne. Ces déséquilibres sont devenus intolérables après la crise financière et demandent des ajustements pénibles. Aussi, la PDM cherche-t-elle à éviter que de tels errements se reproduisent.

D’un autre côté, l’analyse et les recommandations sont effectuées sur une base purement nationale. La Commission ne propose pas de stratégie européenne permettant aux pays de se rapprocher du plein-emploi tout en résorbant les déséquilibres intra-zone. Elle ne tient pas compte des interactions entre pays quand elle demande à chacun d’améliorer sa compétitivité tout en réduisant son déficit public. Ses préconisations ont un aspect de « mouche du coche » quand elle énonce que l’Espagne devrait réduire son chômage, la France améliorer sa compétitivité, etc. Ses propositions reposent sur un mythe : il est possible de pratiquer des politiques de réduction des déficits et dettes publics, d’austérité salariale, de désendettement privé, en compensant leurs effets dépressifs sur la croissance et sur l’emploi par des réformes structurelles qui sont le deus ex machina de la pièce. Cette année, s’y ajoute heureusement le Fonds européen pour les investissements stratégiques (les 315 milliards du plan Juncker), de sorte que la Commission peut prétendre donner « un coup de fouet coordonné à l’investissement », mais ce plan ne représente au mieux que 0,6 % du PIB pendant 3 ans ; son ampleur effective reste problématique.

Pour l’exercice 2015, tous les pays de l’Union européenne présentent au moins un déséquilibre au sens du tableau de bord[2] (voir ici). La France aurait trop perdu de parts de marché à l’exportation, aurait une dette publique et une dette privée excessives. L’Allemagne aurait, elle aussi, perdu trop de parts de marché à l’exportation, sa dette publique serait excessive et surtout sa balance courante serait trop excédentaire. Des 19 pays de la zone euro, 7 ont, cependant, été absous par la Commission et 12 sont soumis à une évaluation approfondie, qui doit être publiée fin février. Penchons-nous un peu plus sur le cas allemand.

A propos des excédents allemands

La monnaie unique aboutit à ce que la situation et la politique économiques de chaque pays puissent avoir des conséquences sur ses partenaires. Ainsi, un pays dont la demande est excessive (du fait de sa politique budgétaire ou d’une exubérance financière aboutissant à un excès de crédit privé) connaît de l’inflation (ce qui peut induire une hausse du taux d’intérêt de la BCE), creuse le déficit extérieur de la zone (ce qui peut contribuer à la baisse de l’euro), oblige ses partenaires à le refinancer plus ou moins automatiquement (en particulier via Target 2, le système de transfert automatique entre les banques centrales de la zone euro) ;  son endettement peut alors devenir problématique.

Ceci amène à deux réflexions :

1. Plus un pays est grand, plus il peut avoir un impact nuisible sur l’ensemble de la zone mais plus il est aussi davantage en mesure de résister aux pressions de la Commission et de ses partenaires.

2. La nuisance doit être effective. Ainsi, un pays qui a un déficit public important ne nuira pas à ses partenaires, bien au contraire, si ce déficit compense une défaillance de sa demande privée.

Imaginons qu’un pays de la zone euro (mettons, l’Allemagne) se lance dans une politique de recherche de compétitivité en bloquant ses salaires ou en les faisant progresser nettement moins vite que la productivité du travail ; il gagne des parts de marché qui lui permettent d’impulser sa croissance grâce à sa balance extérieure tout en bridant sa demande intérieure, ceci au détriment de ses partenaires de la zone euro. Ceux-ci voient leur compétitivité se dégrader, leur déficit extérieur se creuser, leur PIB se réduire. Ils ont alors le choix entre deux stratégies : imiter l’Allemagne, ce qui plonge l’Europe en dépression par un déficit de demande ; soutenir leur demande, ce qui aboutit à creuser un fort déficit extérieur. Plus un pays réussit à brider ses salaires, plus il apparaît gagnant. Ainsi, le pays trop excédentaire peut-il se vanter d’obtenir des très bonnes performances économiques sur le plan de l’emploi, des soldes public et extérieur. Comme il prête aux autres pays membres, il est en position de force pour imposer ses choix à l’Europe. Un pays qui accumule les déficits se heurte tôt ou tard à la méfiance des marchés financiers, qui lui imposent des taux d’intérêt élevés ; ses partenaires peuvent refuser de lui prêter. Mais rien ne fait obstacle à un pays qui accumule les excédents. En monnaie unique, il n’a pas à craindre une appréciation de sa monnaie ; ce mécanisme correctif est bloqué.

Ainsi, l’Allemagne peut jouer un rôle dominant en Europe sans avoir la politique   économique qui corresponde à ce rôle. Les Etats-Unis ont joué un rôle hégémonique à l’échelle mondiale en ayant un fort déficit courant qui compensait les déficits des pays exportateurs de pétrole et des pays d’Asie à croissance rapide, en particulier la Chine ; ils équilibraient la croissance mondiale en jouant le rôle de « consommateur en dernier ressort ». L’Allemagne fait l’inverse, ce qui déstabilise la zone euro. Elle devient automatiquement le « prêteur en dernier ressort ». Le fait est que l’accumulation d’excédents allemands doit se traduire ailleurs par l’accumulation de dettes ; elle est donc insoutenable.

Pire, l’Allemagne veut continuer à être excédentaire tout en demandant aux pays du Sud de rembourser leurs dettes. Cela est logiquement impossible. Les pays du Sud ne peuvent rembourser leurs dettes que s’ils deviennent excédentaires, que si l’Allemagne accepte d’être remboursée, donc devenir déficitaire, ce qu’elle refuse aujourd’hui. Voilà pourquoi il est légitime que l’Allemagne soit soumise à une PDM. Et cette PDM doit être contraignante.

La situation actuelle

En 2014, l’excédent courant de l’Allemagne représentait 7,7% de son PIB (tableau 1, soit 295 milliards de dollars, tableau 1) ; celui des Pays-Bas représentait, lui, 8,5% du PIB. Ces pays représentent une exception en continuant à avoir un fort excédent extérieur alors que la plupart des pays se sont fortement rapprochés de l’équilibre par rapport à la situation de 2007. C’est en particulier le cas de la Chine ou du Japon. Ainsi, l’Allemagne est aujourd’hui le pays du monde ayant le plus fort excédent courant. Cet excédent serait encore plus élevé de 1,5 point du PIB si les pays de la zone euro (en particulier ceux de l’Europe du Sud) étaient plus proches de leurs productions potentielles. Grâce à l’Allemagne et aux Pays-Bas, la zone euro, pourtant en dépression et en fort chômage, présente un excédent de 373 milliards de dollars contre un déficit de 438 milliards pour les Etats-Unis : en toute logique, l’Europe ne devrait pas chercher un surplus de croissance par une dépréciation de l’euro par rapport au dollar qui creuserait encore la disparité de soldes extérieurs entre la zone euro et les Etats-Unis mais par une forte relance de sa demande interne. Si l’Allemagne doit cet excédent à sa politique de compétitivité, elle bénéficie aussi de l’existence de la monnaie unique, ce qui lui permet d’éviter une envolée de sa monnaie ou une dépréciation de celle de ses partenaires européens. La contrepartie de cette situation est que l’Allemagne se trouve devoir prêter à ses partenaires européens pour qu’ils restent dans l’euro.

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Trois points de vue sont alors possibles. Pour les optimistes, l’excédent allemand ne pose aucun problème ; les Allemands, du fait d’une population vieillissante, préparent leur retraite en accumulant des actifs extérieurs. Ils financeront leur retraite avec les revenus de ces actifs. Mais les Allemands préfèrent ainsi des placements à l’étranger à des placements en Allemagne, qu’ils semblent juger moins rentables. Ces placements ont nourri la spéculation financière internationale (beaucoup d’institutions financières allemandes ont subi des pertes importantes durant la crise financière du fait de placement aventureux sur les marchés américains ou sur le marché immobilier espagnol) ; ils nourrissent maintenant l’endettement européen. Ainsi, par l’intermédiaire du système Target 2, les banques allemandes prêtent indirectement pour 515 milliards d’euros aux autres banques européennes, à un taux pratiquement nul. Sur 300 milliards d’excédent, l’Allemagne n’en consacre que 30 au solde net d’investissements directs.  Aussi, serait-il nécessaire que l’Allemagne ait une politique plus cohérente, utilisant ses excédents courants à effectuer des placements productifs en Allemagne,  en Europe ou dans le monde.

Un autre point de vue optimiste est que l’excédent allemand se réduira automatiquement. La baisse du chômage créerait des tensions sur le marché du travail, entrainerait des hausses de salaire qui seraient aussi impulsées par la création du SMIC en janvier 2015. Certes, ces dernières années, la croissance allemande est plus tirée par la demande interne et moins par le solde extérieur qu’avant la crise (tableau 2) : en 2014, le PIB a progressé de 1,2 % en Allemagne (contre 0,7 % en France et 0,8 % pour la zone euro), mais ce rythme est insuffisant pour une franche reprise. L’introduction du SMIC, malgré ses limites (voir Salaire minimum en Allemagne : un petit pas pour l’Europe, un grand pas pour l’Allemagne) induirait une hausse de 3 % de la masse salariale en Allemagne et réduirait pour certains secteurs les gains de compétitivité induits par l’emploi de travailleurs en provenance de l’Europe de l’Est. Reste qu’en 2007 (relativement à 1997) l’Allemagne avait gagné 16,3 % de compétitivité par rapport à la France (26,1% par rapport à l’Espagne, tableau 3) ; en 2014, le gain reste de 13,5% par rapport à la France (de 14,7% par rapport à l’Espagne). Le rééquilibrage est donc très lent. Et, à moyen terme, pour des raisons démographiques, les besoins de croissance de l’Allemagne sont inférieurs d’environ 0,9 point à ceux de la France.

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Aussi, un point de vue plus pessimiste soutient qu’il faut soumettre l’Allemagne à une Procédure de déséquilibre macroéconomique pour lui demander de pratiquer une politique macroéconomique plus favorable pour ses partenaires. La population allemande devrait profiter davantage de son excellente productivité. Quatre points devraient être mis en avant :

1.  L’Allemagne a enregistré en 2014 un solde public excédentaire de 0,6 point de PIB, ce qui correspond, selon les estimations de la Commission, à un excédent structurel de l’ordre de 1 point de PIB, soit 1,5 point de plus que l’objectif fixé par le Pacte budgétaire. En même temps, les dépenses d’investissement public ne représentent que 2,2 points du PIB (contre 2,8 points dans la zone euro et 3,9 points en France). Les infrastructures publiques sont en mauvais état. L’Allemagne devrait y consacrer 1,5 à 2 points de PIB supplémentaires.

2.  L’Allemagne s’est engagée dans un programme de réduction des retraites publiques, ce qui incite les ménages à augmenter leur épargne retraite. Le taux de pauvreté a nettement augmenté dans la période récente et atteint 16,1% en 2014 (contre 13,7% en France). Un programme de remise à niveau de la protection sociale et d’amélioration des perspectives de retraite[3] permettrait de relancer la consommation et de réduire le taux d’épargne.

3.  L’Allemagne devrait renouer avec un taux de croissance des salaires qui suit la croissance de la productivité du travail et même envisager un certain rattrapage. Ce n’est pas facile à mettre en place dans un pays où l’évolution des salaires dépend surtout des négociations collectives décentralisées. Cela ne peut reposer uniquement sur la hausse du salaire minimum, qui déformerait par trop la structure des salaires.

4.  Enfin, l’Allemagne devrait revoir sa politique d’investissement[4] : elle devrait investir en Allemagne (réaliser des investissements publics et privés) ; elle devrait investir en Europe dans des investissements directs productifs et réduire fortement ses placements financiers. Cela diminuerait automatiquement ses placements improductifs passant par Target 2.

L’Allemagne a actuellement un taux d’investissement relativement bas (19,7% du PIB contre 22,1% pour la France) et un taux d’épargne du secteur privé élevé (23,4% contre 19,5% pour la France). Cela devrait être corrigé par des hausses de salaires et une baisse du taux d’épargne.

L’Allemagne étant relativement proche du plein-emploi, une partie importante de sa relance profiterait à ses partenaires européens, mais ceci est nécessaire pour rééquilibrer l’Europe. La politique que devrait suggérer la PDM demande un changement de la stratégie économique de l’Allemagne, que celle-ci  considère être un succès. Mais la construction européenne nécessite que chaque pays considère ses choix de politique économique et l’orientation de son modèle de croissance en tenant compte des interdépendances européennes, avec l’objectif de contribuer à une croissance  équilibrée pour l’ensemble de la zone euro. Une telle inflexion ne serait pas uniquement bénéfique pour le reste de l’Europe, elle serait également profitable à l’Allemagne qui pourrait ainsi faire le choix de la réduction des inégalités, de l’augmentation de la consommation et de la croissance future via un programme d’investissement.


[1] Pour plus de détails, voir European Commission (2012) : « Scoreboard for the surveillance of macroeconomic imbalances », European Economy Occasional Papers 92.

[2] Cela reflète en partie le fait que certains de ces indicateurs ne sont pas pertinents : la quasi-totalité des pays européens perdent des parts de marché à l’échelle mondiale ; l’évolution du taux de change réel effectif dépend de l’évolution de l’euro que les pays ne contrôlent pas ; les seuils de dettes publique et privée ont été fixés à des niveaux très bas, etc.

[3] La coalition au pouvoir a déjà augmenté les retraites des mères de familles et permis des départs à 63 ans pour les carrières longues, mais cela est timide par rapport aux réformes précédentes.

[4] L’insuffisance d’investissement public et privé en Allemagne est dénoncée notamment par les économistes du DIW, voir par exemple : ‘Germany must invest more for its future’ DIW Economic Bulletin, 8.2013, et   Die Deutschland Illusion, Marcel Fratzscher, octobre 2014