La faillite de la Silicon Valley Bank dans une perspective historique.

par Hubert Kempf

La faillite de la Silicon Valley Bank le 10 mars dernier est un épisode de crise bancaire qui évoque fréquemment dans la presse le souvenir de la crise financière de septembre 2008 consécutive à la faillite de la firme financière Lehman Brothers. Ce parallèle n’est pas le plus pertinent. Le contexte actuel renvoie plutôt à une autre crise bancaire américaine : celle des Savings and Loan Association des années 1980.



1 – La première question est de comprendre pourquoi la SVB a été le maillon faible du système bancaire américain en mars 2023. La réponse semble assez simple et largement partagée : la SVB était une banque doublement étroite. Étroite en termes de clientèle d’abord : celle-ci était essentiellement constituée d’entreprises du secteur numérique qui disposaient de liquidités importantes mais qui étaient toutes sujettes aux mêmes chocs sectoriels et pouvaient ainsi se trouver au même moment dans un besoin important et urgent de liquidités. Étroite en termes de placements ensuite : l’actif de la SVB était de façon considérable placé en bons du Trésor américain dont le cours était soutenu par la faiblesse des taux d’intérêt pratiqués depuis les politiques monétaires non-conventionnelles initiées avec la crise de 2008. Au surplus, la banque avait probablement une politique de couverture des risques de taux très insuffisante. Cette faible diversification de l’actif de la SVB la rendait extrêmement vulnérable à un choc sur le cours de ces actifs qui s’est produit lorsque, au vu de la reprise de l’inflation, la Réserve fédérale a mis fin à des années de politique monétaire accommodante et a initié une politique de remontée des taux d’intérêt. La SVB a alors vu se réduire la valeur nominale de son actif et sa fragilité financière a amené à un mouvement de prudence des déposants, donc à un processus de retrait des dépôts liquides. Pour faire face à ce mouvement, la SVB n’avait pas d’autre choix que de procéder à la liquidation des bons du Trésor qu’elle détenait, à un cours diminué, ce qui ne pouvait que renforcer le mouvement de défiance qui la frappait. Or au même moment, le ralentissement marqué depuis 2022 du secteur du numérique fragilisait les entreprises clientes et alimentait de façon naturelle leur besoin de liquidité. Ainsi une trop faible diversification de sa clientèle et de son portefeuille faisait de la SVB une banque très exposée au double choc macroéconomique et sectoriel qui s’est produit depuis 2022 ;

2 – La deuxième question est de savoir pourquoi cette faillite s’est produite au début de 2023. La réponse est partiellement donnée dans le point précédent. Passons sur la mauvaise passe du secteur numérique : après des années d’expansion et d’euphorie, de financements importants de fonds d’investissement en quête de la prochaine pépite numérique mais sans grande visibilité sur les potentialités des diverses pousses numériques et nourris par une prise de risque d’autant plus mal appréciée qu’elle était rémunératrice pour les gérants de ces fonds, il fallait bien qu’un mouvement de correction s’enclenchât à un moment donné. Rien de surprenant à cela, rien de particulièrement difficile à gérer. Le choc macroéconomique est, lui, plus compliqué car il remonte plus loin dans le passé. Les hostilités déclenchées par la Russie en Ukraine ont certes représenté un choc d’offre négatif majeur via la crise énergétique soudaine que cela a provoqué et la hausse forte et brutale des prix de l’énergie. Mais aux États-Unis, le processus inflationniste est aussi alimenté, et largement, par une succession de décisions de politique économique prises au cours des dernières années. On ne peut oublier l’impact inflationniste des politiques budgétaires hyper-laxistes des administrations Trump et Biden, ce dans un contexte de politique monétaire à taux faible voire nul maintenue pendant près de quinze ans (2008 – 2022)[1]. Tôt ou tard, cela ne pouvait que déboucher sur un processus inflationniste dû à un choc de demande agrégée persistant. La guerre en Ukraine n’a été que le déclencheur de ce processus. Un renversement de la politique monétaire pour tenter de contrôler ce processus avant qu’il ne prenne trop d’importance était dans l’ordre des choses. Le taux d’intérêt sur les bons du Trésor à 10 ans est passé de 0,00 % le premier avril 2022 à 1,00 % le 15 juin 2022 pour atteindre 2,01 % le 21 octobre. Redescendu légèrement, il était à 1,51 % le 10 mars 2023, jour de la faillite de la SVB. Les conséquences financières de ce renversement étaient une fragilisation des intermédiaires financiers américains. Les plus fragiles sont emportés par cette fragilisation, à commencer par la SVB ;

3 – Le parallèle avec la crise de 2008 est cependant difficile à tenir. La crise de 2008 s’est produite dans une période de très faible inflation qui avait entraîné une politique monétaire moins accommodante qu’on ne le pense souvent si on en juge par l’application d’une règle de Taylor simple mais effectivement avec un taux d’intérêt nominal extrêmement bas. Si bas qu’il pouvait apparaître que la Réserve fédérale était désormais dépourvue d’instrument monétaire. L’ébranlement financier est venu effectivement d’une réaction à un durcissement de la politique monétaire. Le taux d’intérêt directeur américain est monté au cours de 2004 de moins de 2 % à 5 % à la mi-2005. Cette remontée amorce la prise de conscience par les intermédiaires financiers les plus perspicaces des excès d’une politique de prêts par les intermédiaires financiers dont les banques, exubérante, en particulier dans le secteur immobilier (crédits « subprime ») et une gestion du risque inattentive (politique de titrisation). Le mouvement de prudence financière, initié dès 2005 par les plus attentifs et aguerris des intermédiaires financiers, a consisté à abaisser les ratios d’endettement et à se montrer plus sélectif dans les décisions de prêt et le choix des contreparties, jugées fragiles. Ce mouvement s’est accéléré en 2007 avec la crise des « surprime ». Dès lors, la méfiance s’est généralisée entre les intermédiaires financiers jusqu’à atteindre un paroxysme avec l’incapacité pour la firme Lehman (institution financière qui ne disposait pas d’une licence bancaire et n’était donc pas couverte par les règles d’assurance des dépôts bancaires) de rééchelonner son endettement.

La crise a été déclenchée par le refus – a posteriori mal avisé – de ne pas sauver Lehman et faire porter la responsabilité de son défaut à ses responsables et faire ainsi savoir à la communauté financière qu’elle ne pouvait compter systématiquement sur le soutien des pouvoirs     publics     lorsque     les     prises     de     risque      s’avèrent      excessives. Cette décision va précipiter le secteur financier dans une tourmente d’une intensité surprenante par sa rapidité, son développement international et ses conséquences particulièrement importantes sur l’économie. Mais elle ne peut s’analyser comme un phénomène de panique bancaire. Ce qui s’est passé est un resserrement brutal des opérations inter-bancaires et non un phénomène de retrait des dépôts. Concrètement, les banques se sont trouvées brusquement dans l’impossibilité de trouver une contrepartie pour équilibrer leur position au jour le jour et symétriquement de se porter contrepartie d’un partenaire financier, étant dans l’incapacité d’apprécier sa solidité financière. L’intervention des pouvoirs publics et plus particulièrement des banques centrales a consisté à se porter systématiquement contrepartie, assumant ainsi le rôle de « faiseur de marché en dernier ressort » (market-maker of last resort)[2] ;

4 – Rien de tel ne se produit actuellement. Les risques de contagion n’ont certes pas disparu mais ils sont contenus. Une semaine plus tard, les banques dites « régionales » ou hyper- spécialisées sont toujours menacées mais le secteur bancaire ne s’est pas effondré comme ce fut le cas en 2008. Il est plus légitime de rapprocher l’épisode actuel dans laquelle se trouve le secteur bancaire américain d’une autre crise plus ancienne, la crise des Savings and Loan Associations (des institutions spécialisées dans le financement immobilier mais habilitées à recevoir des dépôts d’épargne) qui s’est déclenchée en 1985 et a duré une dizaine d’années. La crise des S&LA a entraîné la disparition du tiers de ces institutions entre 1986 et 1995. Cette crise était le résultat du même enchaînement que celui qui se produit actuellement : un enchaînement « reprise de l’inflation – renversement de la politique monétaire d’accommodante à restrictive – crise financière ». La crise des S&LA, rendues fragiles par des prises de risque élevées et une réglementation laxiste et déficiente, s’interprète comme une conséquence de la politique dite « monétariste » pratiquée par la Réserve fédérale sous la présidence de Paul Volcker (1979-1985). La remontée des taux d’intérêt à court terme pratiquée par elle, de 10 % début 1979 à près de 20 % en 1980, va entraîner une double crise : d’abord une crise bancaire, puis la longue crise des Savings and Loan Associations. La crise bancaire s’est traduite par la liquidation ou le sauvetage de près de 1 600 banques par la Federal Deposit Insurance Corporation entre 1980 et 1996 (sur un nombre total de banques à l’époque autour de 14 000). La crise des S&LA a entraîné la disparition du tiers de ces institutions (des institutions spécialisées dans le financement immobilier mais habilitées à recevoir des dépôts d’épargne) entre 1986 et 1995[3] ;

5 – Ce précédent important semble avoir été oublié et les risques représentés par les conséquences financières et bancaires d’une politique monétaire restrictive sous-estimés par les responsables actuels des politiques macroéconomiques. Les responsables publics, et en premier lieu, les banquiers centraux se sont probablement persuadés que le renforcement – relatif – de la réglementation bancaire qui s’est produit après la crise de 2008 suffisait pour endiguer ou rendre impossible ou moins probable une crise financière et que, devant la reprise de l’inflation, il était possible de remonter les taux d’intérêt pour modifier le comportement des agents non-financiers sans perturber le fonctionnement du secteur financier et bancaire. C’est le caractère illusoire de cette position que vient manifester la faillite de la SVB et de ses effets induits (reprise de Crédit Suisse par UBS, difficultés pour Deutsche Bank).

Il est une autre leçon qu’il peut être tiré de la crise des S&LA : c’est que, contrairement à la crise de 2008, ce fut une crise « à bas bruit » et persistante. La méfiance s’est installée durablement et les institutions les plus fragiles ont disparu progressivement sous l’effet de retrait insidieux et de difficultés croissantes à trouver les modalités de refinancement. C’est peut-être la plus inquiétante leçon de la crise des années 1980. La faillite de la SVB expose les fragilités toujours présentes du système bancaire américain. On ne peut exclure que, comme il y a quarante ans, nous ne soyons qu’au début d’une nouvelle crise bancaire.


[1] Le taux maximum sur cette période fut de 2,5 %, atteint en 2018.

[2] Sur les stratégies de sortie de crise, voir C. Blot, J. Creel, C. Rifflart, D. Schweisguth « Petit manuel de stratégies de sortie de crise. Comment rebondir pour éviter l’enlisement », Revue de l’OFCE, n°110, juillet 2009.

[3] 1 043 exactement sur un total de 3 234 S&LA. Sur cette crise, on consultera Robinson, K. J. (2013), “The Savings  and Loan Crisis”, https://www.federalreservehistory.org/essays/savings-and-loan-crisis




Fragilité bancaire : quelles conséquences sur la croissance économique et sur sa relation avec les crédits bancaires ?

Jérôme Creel et Fabien Labondance

La faillite de Silicon Valley Bank (SVB) relance les inquiétudes sur la solidité du système bancaire américain et, par effet de contagion, sur celle du système bancaire européen. Elle est une sorte de cas d’étude des relations complexes entre les banques et l’économie.



La faillite de SVB intervient quelques mois après que le Comité pour le prix en Economie en mémoire d’Alfred Nobel, financé par la Banque Royale de Suède, a décerné le prix 2022 à Ben Bernanke, Douglas Diamond et Philip Dybvig pour leurs contributions à l’économie bancaire. Diamond et Dybvig exposent notamment les mécanismes par lesquels une panique bancaire peut se produire (le bouche à oreille suffit – les économistes parlent de prophéties auto-réalisatrices), la difficulté à séparer une crise de solvabilité d’une crise de liquidité et les mesures à mettre en œuvre pour y mettre fin, en assurant les dépôts[1]. Bernanke montre plus particulièrement les mécanismes par lesquels une panique bancaire peut se transmettre à l’économie réelle, justifiant dès lors que la banque centrale mette en œuvre une politique de sauvetage des banques. Indéniablement, leurs travaux permettent de mieux comprendre les décisions récentes des autorités monétaires américaines pour endiguer la crise déclenchée par SVB, comme l’extension de l’assurance sur les dépôts.

Au-delà de ces travaux, un consensus empirique avait émergé : il indiquait que la croissance économique, mesurée par la variation du PIB par habitant, pouvait s’expliquer par le développement des crédits bancaires et par celui des marchés financiers. La crise financière internationale de 2007-2009 a rebattu les cartes. Les travaux de Gourinchas et Obstfeld (2012) et de Schularick et Taylor (2012) (et les nombreux travaux qui ont suivi) ont montré que l’expansion du crédit bancaire était un indicateur avancé des crises bancaires. Pour autant, le lien entre crédit bancaire, fragilité bancaire et prospérité restait à établir.

C’est ce lien que nous explorons avec Paul Hubert dans un article intitulé « Crédit, fragilité bancaire et performance économique » à paraître dans la revue Oxford Economic Papers. Nous y étudions le rôle de la fragilité bancaire dans la relation entre crédit bancaire privé et croissance économique dans l’Union européenne. Nous envisageons deux types de fragilité bancaire, l’un du côté de l’actif des banques, et l’autre du côté du passif : d’une part, la part des prêts non performants au bilan et, d’autre part, le ratio entre fonds propres et actifs, soit l’inverse de l’effet de levier.  

Nos résultats sont les suivants. Premièrement, la fragilité bancaire, représentée par les prêts non performants, a un effet négatif sur la croissance économique : plus leur part au bilan augmente, plus faible est la croissance du PIB par habitant. Deuxièmement, l’inclusion de la fragilité bancaire dans le modèle estimé a pour conséquence que, dans la plupart des spécifications, le crédit bancaire n’a pas d’effet sur la croissance économique. Les effets du crédit sur la croissance économique par habitant semblent dépendre du degré de fragilité bancaire. Le crédit a uniquement un effet positif et significatif sur la croissance économique par habitant sur un sous-échantillon se terminant avant 2008 ― conformément à la littérature antérieure ― et lorsque les prêts non performants sont relativement faibles, donc lorsque la fragilité bancaire est limitée. À l’inverse, lorsque la fragilité bancaire est élevée, le crédit n’a aucun effet sur la croissance tandis que les prêts non performants ont un effet négatif important[2].

Ainsi, le fait d’omettre une variable de fragilité bancaire dans la relation entre crédit bancaire et croissance économique peut conduire à des conclusions erronées sur l’impact économique du développement financier.

La principale implication de ces résultats empiriques est qu’une surveillance étroite des prêts non performants et de leur limitation, ex ante par le biais de politiques d’offre de crédit prudentes, ou ex post par le biais d’incitations à la constitution de provisions pour pertes sur les prêts, ne joue pas seulement un rôle prudentiel au niveau des banques mais a également une incidence au niveau macroéconomique. Cette surveillance des prêts non performants conditionne les effets positifs de la politique de crédit bancaire sur l’activité économique.


[1] Sur leurs travaux, voir la synthèse critique d’Hubert Kempf dans l’article « Diamond et Dybvig et la fragilité bancaire » à paraître dans la Revue d’économie politique.

[2] Du côté du passif, l’effet de levier n’a pas d’impact sur la performance économique.




Compte rendu du séminaire « Théorie et économie politique de l’Europe », Cevipof-OFCE, séance n° 5 du 20 mai 2022

Intervenants : Clément FONTAN (Université catholique de Louvain et Université Saint-Louis), Francesco MARTUCCI (Université Paris-II Panthéon-Assas), Christian PFISTER (ancien conseiller à la Banque de France)

Banque centrale européenne, monnaie et démocratie

Le séminaire « Théorie et économie politique de l’Europe », organisé conjointement par le Cevipof et l’OFCE (Sciences Po), vise à interroger, au travers d’une démarche pluridisciplinaire systématique, la place de la puissance publique en Europe, à l’heure du réordonnancement de l’ordre géopolitique mondial, d’un capitalisme néolibéral arrivé en fin du cycle et du délitement des équilibres démocratiques face aux urgences du changement climatique. La théorie politique doit être le vecteur d’une pensée d’ensemble des soutenabilités écologiques, sociales, démocratiques et géopolitiques, source de propositions normatives tout autant qu’opérationnelles pour être utile aux sociétés. Elle doit engager un dialogue étroit avec l’économie qui elle-même, en retour, doit également intégrer une réflexivité socio-politique à ses analyses et propositions macroéconomiques, tout en gardant en vue les contraintes du cadre juridique.

Réunissant des chercheurs d’horizons disciplinaires divers, mais également des acteurs de l’intégration européenne (diplomates, hauts fonctionnaires, prospectivistes, avocats, industriels etc.), chaque séance du séminaire donnera lieu à un compte rendu publié sur les sites du Cevipof et de l’OFCE.



1. La perspective politiste : la BCE face au dilemme réputationnel posé par l’enjeu climatique

Clément Fontan, professeur en politiques économiques européennes à l’Université catholique de Louvain et l’Université Saint-Louis et co-directeur de la revue Politique européenne, rappelle le rôle fondamentalement politique et distributive des politiques monétaires qui font l’objet de nouvelles demandes de la part de la société. Les banquiers centraux, eux-mêmes, loin d’être imperméables à ces demandes sociétales, suivent des stratégies réputationnelles. La Banque centrale européenne (BCE) se voit ainsi le réceptacle de tensions fortes entre les conséquences distributives de ses politiques monétaires et la question de sa légitimité politique.

La crise financière des années 2010 a mis sous pression le modèle jusqu’alors dominant de l’indépendance de la banque centrale, dont les missions essentielles se résumaient à la garantie de la stabilité et de l’inflation en jouant sur les taux interbancaires. À partir de la crise des dettes souveraines, on observe une série d’éléments en forte dissonance avec ce modèle d’indépendance : explosion des balances comptables des banques centrales (multipliée par neuf pour la BCE), l’adoption de nouvelles mesures « non conventionnelles » aux conséquences explicitement distributives. Ce nouveau contexte constitue-t-il une menace pour le principe d’indépendance des banques centrales ?

Ainsi, par exemple, au travers de son programme CSPP (« Corporate Sector Purchase Programme », lancé en 2016 et visant à acheter des obligations privées), la BCE a commencé à racheter des dettes d’entreprises, selon une stratégie de neutralité de marché (selon laquelle le panier d’achat est représentatif de la structure du marché) qui, de manière mécanique, favorise les grandes entreprises à forte empreinte carbone (comme Volkswagen, Total, Shell ou Ryanair), soulevant immanquablement des contestations émanant de la société civile et de partis politiques.

La question écologique confronte la BCE à des dilemmes réputationnels inédits: poursuivre la neutralité de marché au risque de ne pas agir sur la lutte contre le changement climatique ou bien sortir de son portefeuille les entreprises carbonées au risque de la neutralité de marché, avec deux grandes options : d’une part, celle de la raison prudentielle de mitigation des risques de l’impact écologique sur l’économie (selon une logique de stress test) et, d’autre part, celle de la raison promotionnelle du changement de paradigme économique. Si les ONG poussent pour un changement de paradigme par un verdissement assumé de la politique monétaire, certains cercles économiques et politiques traditionnels (à l’instar des conservateurs allemands) défendent le maintien du paradigme de la neutralité de marché.

Il semble néanmoins se dégager un consensus autour de motifs prudentiels en matière de changement climatique, selon l’idée que la politique monétaire est cyclique tandis que le risque climatique est structurel et que par conséquent les banques centrales ne devraient pas être les acteurs principaux de la lutte contre changement climatique. Au sein des banquiers centraux, le débat s’organise entre les ordolibéraux, qui soulignent les problèmes liés aux conséquences distributives de politiques monétaires vertes, et les tenants d’une ligne progressistes selon lesquels la BCE peut jouer un rôle actif face au changement climatique. Si la BCE rencontre de réels problématiques de légitimité pour aborder les enjeux climatiques, elle ne peut pas pour autant les ignorer.

Se pose alors la question de comment construire des nouveaux canaux de coordination. L’économiste et historien Éric Monnet[1] propose deux pistes : d’une part, a minima une procédure de « comply or explain » au Parlement européen et, d’autre part, a maxima l’institution d’un comité du crédit européen. Mais il semblerait, toutefois, qu’une fois passé le pic de la crise (des dettes souveraines, du Covid-19), la BCE retrouverait ses réflexes de stabilité de l’inflation.

2. La perspective juridique : le passage du paradigme de l’union de droit à celui de la démocratie ?

Francesco Martucci, professeur de droit public à l’Université Paris-II Panthéon-Assas, souligne que la BCE se situe au cœur de la réflexion des valeurs de l’UE, celles de l’État de droit qui conduit à la démocratie, qui sont les prémisses du principe d’indépendance constitutionnelle des banques centrales nationales et de la BCE. Ce modèle d’indépendance fonde sa légitimité sur le mandat conféré par les États membres consacré par l’article 127 § 1 TFUE[2], dont l’objectif principal est la stabilité des prix et l’objectif secondaire le soutien de l’économie. L’action de la BCE est justiciable devant la Cour de justice de l’UE (CJUE), en conformité avec le principe de la communauté de droit, dans le respect du principe d’indépendance de la BCE[3]. La BCE se trouve ainsi pleinement intégrée à l’ordre juridique de l’UE. Les mesures dites « non conventionnelles » de la BCE entrent ainsi dans ce cadre et ont été soumises à l’épreuve de la question de leur conformité avec les traités européens, mais aussi au regard des ordres juridiques nationaux.

Ainsi, le programme OMT (« Outright Monetary Transactions » pour opérations monétaires sur titres) de la BCE de 2012, qui envisage l’achat de titres de dette publique sur le marché secondaire, a soulevé une importante contestation venue d’Allemagne. Mais la contestation commence dès 2010 au sein du débat entre juristes, avec en particulier un article remarqué de l’universitaire allemand Matthias Ruffert[4] qui conclut que les mesures de la BCE violent les traités européens. La controverse sur les OMT donne lieu à l’arrêt Gauweiler de la CJUE de 2015[5], à la suite d’un recours devant la Cour constitutionnelle allemande sur le fondement de l’article 38 de la Loi fondamentale allemande (droit de vote) qui elle-même a posé une question préjudicielle à la CJUE. Cette dernière répond que les OMT relèvent de la politique monétaire, compétence de la BCE, et non de la politique économique. Les OMT ne constituent pas un financement monétaire, en raison du délai entre l’achat de titres. Enfin, la politique monétaire se définit par un objectif (stabilité des prix), davantage que par des instruments. La CJUE se limite à un contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation de la BCE. La Cour constitutionnelle allemande se range à la solution de la CJUE.

Mais le parti eurosceptique Alternative für Deutschland (AfD) attaque devant la Cour constitutionnelle allemande le programme PSPP (« Public Sector Purchase Programme » pour Programme d’achat de titres publics) de la BCE, recours qui conduit à l’arrêt Weiss de la CJUE de 2018[6] dans lequel la Cour réitère sa jurisprudence Gauweiler : le programme PSPP relève bien de la politique monétaire et ne viole pas le principe de proportionnalité. Mais la Cour constitutionnelle allemande ne l’entend pas de cette oreille et déclare, dans une décision du 5 mai 2020, que la CJUE a statué ultra vires (qu’elle a outrepassé ses compétences attribuées par les traités européens), que son contrôle des mesures de la BCE est insuffisant car ne permettant pas de s’assurer que la BCE n’a pas empiété sur le domaine de la politique économique. La Cour constitutionnelle allemande enjoint aux autorités allemandes de ne pas appliquer les mesures décidées par la BCE tant que celle-ci n’a pas justifié la conformité de ses mesures au regard des traités européens.

Cette crise juridique majeure au sein de l’UE marque le passage du paradigme de l’union de droit à celui de la démocratie : la BCE a dû expliquer sa politique monétaire devant le Bundestag allemand (et la Cour constitutionnelle allemande finit par rejeter définitivement en 2021 le recours contre le PSPP). On peut y voir un progrès, car il est finalement assez logique qu’une banque centrale réponde de sa politique monétaire devant le parlement (logique qui correspond d’ailleurs à l’esprit initial des traités européens qui portaient l’idée d’un dialogue entre la BCE et les parlements nationaux, mais qui n’a jamais été mis en œuvre).

Sur le débat autour du verdissement de la politique monétaire de la BCE, la question se pose de savoir si on est encore dans le mandat de la BCE tel que défini par les traités européens. La réponse est positive si l’on se fonde sur l’article 11 TFUE selon lequel « les exigences de la protection de l’environnement doivent être intégrées dans la définition et la mise en œuvre des politiques et actions de l’Union, en particulier afin de promouvoir le développement durable. » Une autre possibilité serait de recourir aux objectifs secondaires du mandat de la BCE (soutien aux politiques économiques générales) mais cette piste se heurte au refus constant du service juridique de la BCE de répondre à ces objectifs secondaires.

Sur la perspective de l’euro numérique, l’arrêt Dietrich de la CJUE de 2021[7] confirme que la notion de cours légal (des billets de banque libellés en euros) relève bien de la politique monétaire (préfigurant ainsi le positionnement de la BCE vis-à-vis des monnaies virtuelles et de la monnaie digitale de banque centrale).

Enfin, le retour de la question de l’inflation semble conduire à un recentrement de la BCE sur l’objectif principal de stabilité des prix.

3. La perspective économique : le risque de politisation de la BCE

Christian Pfister, économiste et ancien directeur général-adjoint à la Banque de France, observe que la BCE n’est pas une institution politique, mais une institution publique d’intérêt public. Par conséquent, son action ne peut que s’insérer dans le débat démocratique, selon deux manières. D’une part, par son statut consacré par les traités européens, qui sont donc difficiles à modifier, ce qui assure à l’action de la BCE une forte crédibilité. Selon ces statuts, les dirigeants de la BCE participent à des auditions devant le Parlement européen. La BCE intervient dans le débat public au moyen de conférences de presse et de publications de ses prévisions économiques.

Comment améliorer l’insertion de la BCE dans le débat démocratique ? Davantage d’auditions et de dialogue, en particulier avec le monde universitaire, contribueraient utilement à cet objectif en infusant dans le champ académique une meilleure connaissance des questions monétaires, aujourd’hui assez faible en Europe, contrairement aux États-Unis. Cela serait d’autant plus utile que la BCE se voit imposer d’élargir ses missions : soutien aux politiques économiques et lutte contre le changement climatique.

Que faire si les institutions politiques ne remplissent pas leur mission, et que la BCE a les moyens d’agir via son « bazooka monétaire » ? En effet, les règles du pacte de stabilité, censées coordonner les politiques budgétaires des États membres, ne sont plus appliquées. La recapitalisation des banques par les États est insuffisante. Ces derniers ne mettent pas davantage en place des politiques fiscales (qui sont pourtant le principal instrument) en vue de lutter contre le changement climatique[8]. Mais l’action de la BCE soulève un problème d’efficacité économique (est-elle la mieux placée pour juger de l’allocation des facteurs ?), de même qu’un problème de légitimité (le Système européen de banques centrales doit, selon les traités, agir en conformité avec le principe de la libre concurrence).

Deux scénarios peuvent être envisagés. Le premier scénario, celui du statu quo juridique (donc à traités constants), autoriserait en principe le retour spontané aux pratiques d’avant-crise, ce à quoi les bénéficiaires du fonctionnement actuel (les États et les banques) risquent de s’opposer fermement. Le second scénario est celui d’une codification des mesures non conventionnelles de la BCE (modifications des traités), qui comporte le risque d’écarter les ajustements des marchés, de faire de la BCE une institution proprement politique, donc non-indépendante, et de lui faire faire perdre de sa crédibilité, rendant la politique monétaire moins efficace. La question du choix entre ces deux scénarios renvoie, en toile de fond, à un débat de société sur le type de démocratie que nous souhaitons et le rôle des diverses institutions.


[1] Cf. Éric Monnet, La Banque Providence. Démocratiser les banques centrales et la monnaie, Seuil, 2021.

[2] Article 127 TFUE : « 1. L’objectif principal du Système européen de banques centrales, ci-après dénommé “SEBC”, est de maintenir la stabilité des prix. Sans préjudice de l’objectif de stabilité des prix, le SEBC apporte son soutien aux politiques économiques générales dans l’Union, en vue de contribuer à la réalisation des objectifs de l’Union, tels que définis à l’article 3 du traité sur l’Union européenne. Le SEBC agit conformément au principe d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre, en favorisant une allocation efficace des ressources (…). »

[3] Cf. Arrêt de la CJUE du 10 juillet 2003, OLAF, C-11/00.

[4] Matthias Ruffert, « The European Debt Crisis and European Union Law », Common Market Law Review, vol. 48, 2011, p. 1777-1806.

[5] Arrêt de la CJUE du 16 juin 2015, Gauweiler, C-62/14.

[6] Arrêt de la CJUE du 11 décembre 2018, Weiss, C-493/17.

[7] Arrêt de la CJUE du 26 janvier 2021, Dietrich, C-422/19 et C-423/19.

[8] Cf. William D. Nordhaus, « Climate change: The ultimate challenge for economics », American Economic Review, 2019, vol. 109 (6), p. 1991-2014.




Cibles d’inflation et anticipations d’inflation : quelle incidence des révisions de la Fed et de la BCE ?

par Christophe Blot et Caroline Bozou

La Réserve Fédérale et la Banque
Centrale Européenne ont toutes les deux annoncé, respectivement en août 2020
et le
8 juillet 2021
, des changements de leur stratégie de politique monétaire incluant
en particulier une révision de leur cible d’inflation. La stratégie de
politique monétaire permet aux banques centrales d’expliciter leur vision du
mandat et la stratégie qu’elles mettent en œuvre pour atteindre leur objectif. Ces
événements sont relativement importants car ils permettront de fonder les
décisions de politique monétaire futures. La Réserve fédérale et la BCE ont fait
évoluer leur définition de l’objectif de stabilité des prix afin de rendre
la cible plus transparente et mieux comprise par le public. Ces décisions
devraient permettre un meilleur ancrage des anticipations d’inflation. Qu’en
est-il quelques mois après ces annonces ?  



Bien que la justification des
deux banques centrales soit identique, les stratégies annoncées sont différentes.
Dans sa révision, la Reserve fédérale n’a pas modifié sa cible d’inflation,
toujours fixée à 2 %, mais a précisé qu’elle chercherait à atteindre cette
cible en moyenne. Ce changement de formulation reflète le passage d’une stratégie
dite de ciblage d’inflation (Inflation targeting, IT) à une stratégie de
ciblage d’inflation en moyenne (Average inflation targeting, AIT). L’objectif
de cette stratégie est de compenser les périodes de sous-ajustement de
l’inflation de telle sorte qu’après un choc négatif, la banque centrale cherche
à atteindre une inflation supérieure à 2 %. Dit autrement, la Réserve fédérale
ne durcirait pas trop rapidement sa politique monétaire (ou maintiendrait une
politique monétaire expansionniste) si une amélioration conjoncturelle ou un
choc positif (prix de l’énergie) pousse l’inflation au-dessus de la cible. La
prudence manifestée par le FOMC (Federal Open-market Committee), malgré
la poussée inflationniste observée depuis mars 2021, reflète en partie cette
modification de la stratégie. D’une part la Réserve fédérale considère que le
choc actuel est temporaire. D’autre part, il est cohérent de ne pas durcir trop
fortement la politique monétaire malgré une inflation qui dépasse 2 %
depuis plusieurs mois afin de compenser le sous-ajustement observé au cours des
années précédentes[1].

Quant à la BCE, elle considère
désormais que la stabilité des prix correspond à une inflation égale à
2 %. Rappelons qu’il s’agit d’une cible que la banque centrale souhaite
atteindre à moyen terme. En effet, la politique monétaire n’a aucun effet sur
l’inflation courante. Il n’est donc pas pertinent de réagir à un choc ponctuel
sur l’inflation. La banque centrale est cependant censée réagir dès lors
qu’elle anticipe que le choc est durable et qu’il y a un risque que l’inflation
dépasse la cible à un horizon de moyen terme[2]. Selon
la formulation précédente, l’objectif était d’atteindre une inflation « inférieure mais proche » de
2 %. Cette définition datant de 2003 manquait de clarté puisque l’on pouvait
considérer qu’un taux d’inflation de 1,7 %, 1,8 % ou 1,9 %
correspondait bien à une inflation proche mais inférieure à 2 %. En outre,
cette définition de la stabilité des prix créait une forme d’asymétrie. Une
inflation légèrement inférieure à 2 % était effectivement conforme à la
cible alors qu’une inflation légèrement supérieure à 2 % ne l’était pas[3]. Dit
autrement, une telle définition suggérait une réaction de la BCE en cas de
déviation positive mais pas nécessairement en cas de déviation négative. La
révision de la BCE clôt également le débat sur la symétrie et la quantification
précise de la cible d’inflation.

Dans une Étude Spéciale récemment publiée dans le dossier de prévisions 2021-2022, nous évaluons comment l’annonce de ces révisions a été perçue et si elle a modifié la formation des anticipations des agents privés telles que mesurées par un indicateur de marché[4]. Notre analyse montre qu’au moment de l’annonce, l’inflation anticipée mesurée par les marchés a baissé dans la zone euro mais augmenté aux États-Unis (graphique). Au-delà de l’effet d’annonce, nos résultats indiquent que la décision de la BCE n’aurait pas significativement modifié la dynamique des anticipations de marché telles qu’elles sont mesurées par les marchés financiers. Il est frappant de constater que l’effet de la révision de la stratégie de la Réserve fédérale semble plus significatif que celui de la BCE. Le faible effet des annonces de révisions de la cible d’inflation, notamment en zone euro, pourrait suggérer différents éléments. Tout d’abord, il se peut que les annonces de la BCE aient simplement officialisé un élément qui avait déjà été intégré par les marchés financiers avant l’annonce de révision de la cible d’inflation (Reichlin et al., 2021) ou que les marchés financiers avaient anticipé une révision plus importante de la cible[5]. D’autre part, la différence d’effets entre la zone euro et les États-Unis pourrait être liée aux caractéristiques de la réforme. Ainsi, l’annonce d’une cible symétrique produirait moins d’effets que l’annonce d’une cible en moyenne (AIT) dans le temps parce que la seconde introduit des phénomènes de compensation : la banque centrale ne doit pas seulement se soucier des déviations à venir de l’inflation à sa cible mais aussi des déviations passées.


[1] Les
dernières annonces de politique monétaire prévoient une diminution des achats
d’actifs. Par ailleurs, les
dernières projections des membres du FOMC
du 15 décembre suggèrent 3
hausses de taux en 2022 contre une seule lors de la réunion de septembre.

[2] Etant
donné les délais de transmission de la politique monétaire, cet horizon est au
moins d’un an. Ainsi, dans ses
dernières prévisions annoncées le 16 décembre
, la BCE anticipe certes une
inflation de 3,2 % en 2022, mais un retour sous la cible de 2 % en
2023. Etant donné la reprise moins rapide en zone euro qu’aux États-Unis,
la BCE augmentera ses taux probablement plus tard que la Réserve fédérale.

[3] Notons par
ailleurs qu’un dépassement de la cible d’inflation n’entraîne pas une réaction
automatique de la banque centrale. La BCE est censée réagir dès lors que
l’inflation menace l’objectif à moyen terme. Une réaction systématique à des
chocs ponctuels provoquerait une forte volatilité des taux d’intérêt qui serait
déstabilisante pour l’économie.

[4]
L’inflation à 5 ans dans 5 ans.

[5] Ils
pouvaient par exemple anticiper que la BCE s’orienterait également vers une
stratégie de cible d’inflation moyenne ou qu’elle annoncerait une cible
d’inflation plus élevée ou bien encore l’adoption d’une bande autour de la
cible. Ces différentes options sont discutées plus en détails dans Blot,
Bozou et Creel (2021)
.




Que peuvent encore faire les banques centrales face à la crise ?

par Christophe Blot et Paul Hubert

Le retour de nouvelles mesures de
confinement dans plusieurs pays devrait infléchir le rythme de la reprise
économique, voire entraîner une nouvelle chute de l’activité en fin d’année.
Pour faire face à ce risque, les gouvernements annoncent de nouvelles mesures
de soutien qui viennent dans certains cas compléter les plans de relance mis en
œuvre à l’automne. Du côté de la politique monétaire, aucune mesure supplémentaire
n’a pour l’instant été annoncée. Mais avec des taux proches ou à 0 % et
une politique massive d’achat de titres obligataires, on peut se demander si
les banques centrales disposent encore de marges de manœuvre. En pratique,
elles pourraient poursuivre les programmes de QE et augmenter les montants d’achats
d’actifs. Mais d’autres options sont également envisageables, comme celle d’une
monétisation des dettes publiques.



Avec la crise de la Covid-19, les
banques centrales – la Réserve fédérale, la Banque d’Angleterre ou la BCE – ont
repris ou amplifié leur politique de QE si bien que certains y voient une
monétisation de facto de la dette. Dans un récent Policy
Brief
, nous argumentons que le QE ne peut pas être strictement
considéré comme de la monétisation de la dette publique, notamment parce que
les achats de titres n’ont pas pour contrepartie l’émission de monnaie
mais de réserves excédentaires. Or celles-ci sont distinctes de la
monnaie en circulation dans l’économie puisqu’elles ne peuvent être utilisées
qu’au sein du système bancaire et qu’elles sont sujettes à un taux d’intérêt
(le taux des facilités de dépôt dans le cas de la zone euro) alors que la
monnaie ne l’est pas.

Notre analyse permet donc de
revenir sur les caractéristiques du QE et de préciser les conditions d’une
monétisation des dettes. Celle-ci devrait se traduire par i) une économie
d’intérêts payés par le gouvernement, ii) une création de monnaie, iii)
permanente (ou durable) et iv) refléter un changement implicite de l’objectif
des banques centrales ou de leur cible d’inflation. La mise en œuvre d’une
telle stratégie est donc une option à la disposition des banques centrales et
permettrait le financement de politiques budgétaires expansionnistes. Le
gouvernement, en contrepartie d’un ensemble de mesures budgétaires – transferts
aux ménages ou dépenses de santé, soutien aux entreprises – émettrait une
obligation perpétuelle à coupon zéro, achetée par les banques commerciales qui
créditeraient le compte des agents ciblés par les mesures de soutien. La dette
n’aurait aucune obligation de remboursement ou de paiement d’intérêt et serait
ensuite acquise par la banque centrale et conservée dans son bilan.

La monétisation serait
probablement plus efficace que le QE pour la stabilisation de la croissance
nominale. Elle réduirait le risque sur la stabilité financière induit par le QE
dont l’effet repose sur sa transmission aux prix d’actifs susceptibles de créer
des bulles de prix d’actifs ou d’inciter les agents privés à s’endetter de
façon excessive. La monétisation a souvent été repoussée en raison de la
crainte qu’elle se traduise par une hausse de l’inflation. Dans le contexte
actuel, une politique budgétaire expansionniste est nécessaire pour soutenir
l’activité et envisager la reprise, une fois que la pandémie sera maîtrisée.
Une accélération de l’inflation satisferait aussi les banques centrales et
l’insuffisance de la demande devrait largement réduire le risque d’une spirale
inflationniste hors de contrôle. La monétisation requiert une plus forte
coordination avec la politique budgétaire, ce qui rend sa mise en œuvre plus
difficile dans la zone euro.




La Fed et le système financier : prévenir plutôt que guérir

par Christophe Blot, Emmanuelle Faure (stagiaire à l’OFCE et Université Paris Nanterre) et Paul Hubert

Au cours des 2 dernières
semaines, la Réserve fédérale a annoncé deux baisses de son taux directeur
ainsi que le déploiement d’une vaste panoplie d’outils afin de contrer les
retombées négatives du Covid-19 sur l’économie américaine. Les autorités
monétaires ont cherché, en priorité, à remplir leur rôle de prêteur en dernier
ressort du système financier en réactivant certains dispositifs utilisés en
2008-2009. Ces octrois de liquidités nécessaires ont pour but d’éviter que la
situation dégénère et provoque une crise financière systémique. La Fed agit
cette fois-ci de manière préventive et espère ne pas avoir à revivre un épisode
comme celui de la faillite de Lehman Brothers. Cette crise sanitaire malmène
les économies américaine et mondiale, et la Fed s’est dite prête à utiliser
tous les outils nécessaires[1] nous
rappelant, au passage, le « will do everything necessary[2] »
prononcé par Christine Lagarde la semaine dernière.



Un flux ininterrompu de mesures

Pas moins de 11 annonces ont été
faites par la Fed au cours des dernières semaines. Par ce rythme très
inhabituel pour une banque centrale, la Fed entend bien répondre à ses
principaux objectifs : maintenir la liquidité des institutions financières
et assurer la stabilité macroéconomique[3]. Les
conditions d’accès au crédit se sont massivement assouplies puisque le taux
directeur a été baissé de 1,5 point de pourcentage et s’établit désormais entre
0 et 0,25 %. Selon Jerome Powell, ce niveau sera maintenu jusqu’à la fin
de la crise sanitaire[4]. Il a
cependant rappelé sa volonté de ne pas franchir la barre des taux zéro comme
c’est déjà le cas dans la zone euro. La majorité des annonces s’est cependant
concentrée sur des mesures en direction des banques et des institutions
financières pour leur fournir des liquidités via l’extension de prêts en contrepartie de collatéraux
(« repo »), la création de lignes de swaps en coordination avec d’autres banques centrales, la mise en
place de trois lignes de crédit[5]  pour les différents acteurs financiers et d’un
programme de rachat de titres adossés aux prêts à la consommation ou via les cartes de crédit. À
ces mesures s’ajoute la décision de supprimer la contrainte de réserves
obligatoires.

Un nouveau plan d’assouplissement
quantitatif a été mis en place avec l’annonce du rachat d’au moins 700
milliards de dollars de titres (500 de bons du Trésor et 200 de titres
hypothécaires) auquel s’ajoute dorénavant l’achat d’obligations d’entreprises
privées[6]. La
politique d’achats d’actifs avait déjà été largement utilisée entre 2008 et
2015. En annonçant un montant minimal et sans préciser la durée de ce nouveau
plan, la Fed laisse ainsi entendre qu’elle peut ajuster cette politique d’achat
de titres, ce qui permettrait alors à celle-ci de contenir les éventuelles
hausses de taux liées au plan de relance budgétaire de 2 000 milliards de
dollars voté depuis par le Sénat.

Le syndrome post-traumatique de Lehman Brothers

Par ces annonces, les autorités
monétaires apportent leur soutien à l’économie réelle en garantissant l’accès à
la liquidité à un large éventail d’institutions financières afin d’éviter un
tarissement du crédit pour les ménages et les entreprises. Les mécanismes
mobilisés sont proches de ceux qui avaient été utilisés au moment de la crise
2008 pour pallier le gel des échanges sur le marché interbancaire. De fortes
tensions sur le marché de refinancement se font déjà ressentir ces derniers
jours alors que le spread entre le
taux à 3 mois des billets de trésorerie (commercial
papers
) et le taux directeur s’approchait dangereusement des valeurs
atteintes en 2008. En agissant rapidement, la Fed espère éviter une paralysie
du système financier, comme celle observée après la faillite de Lehman
Brothers. Les premières annonces se sont donc essentiellement tournées vers
l’extension des opérations de liquidités via
les « repo »[7]. Ces
nouvelles dispositions sont prévues sur des maturités plus longues – 1 mois et
3 mois – et pour un montant total de 1 000 milliards de dollars par semaine.

Au-delà du refinancement de
court-terme permis par les prêts « repo », des plans de facilités de
crédit datant de la crise de 2008 ont été remis à disposition des banques
commerciales et d’autres acteurs comme les fonds de pension et fonds communs de
placement pour les inciter à maintenir leur activité de financement. Ces
instruments[8]
permettent à la Fed de soutenir la liquidité puisqu’elle propose de racheter
des titres financiers adossés à certains collatéraux. La pluralité des plans
d’octroi de liquidité s’explique par le fait qu’aux Etats-Unis, les deux tiers
du financement intermédié passent par des institutions non-bancaires. Par
exemple, les négociants (primary dealers)
fournissent une grande partie des instruments financiers. Ils sont en
particulier des éléments clés de l’émission des bons du Trésor. La Fed a donc
conçu le programme PDCF spécifiquement pour ces acteurs et accepte une grande
variété de collatéral (incluant des actions) dans ses opérations de prêts afin
d’assurer leur pérennité. De même, le programme MMLF se focalise sur les fonds
du marché monétaire (money market funds) en
prêtant spécifiquement aux fonds qui achètent les billets de trésorerie des
banques ou autres fonds. Une évolution d’importance relativement à 2008 est que
ces deux dernières facilités de crédit bénéficient de la protection du Trésor
américain, ce qui implique une composante budgétaire explicite. Enfin, la Fed a
aussi ravivé le programme Term
Asset-Backed Securities Loan Facility
(TALF) de rachat de titres adossés
aux prêts à la consommation ou aux cartes de crédit.

De plus, la Fed lève la
contrainte des réserves obligatoires et annonce que son taux est fixé à 0 %
à partir du 26 mars[9]. Elle
souhaite ainsi que les banques réorientent leurs liquidités vers les ménages et
les entreprises au risque cependant de les fragiliser puisqu’elles sont
incitées à substituer ces actifs sûrs et liquides pour des crédits plus
risqués. La période semble rendre nécessaire ce type de mesure mais elle
interroge aussi sur la capacité des banques à résister à un choc durable si les
nouveaux crédits accordés à des acteurs par la crise se transforment en créance
douteuses.

Garantir la liquidité et diminuer le coût du financement au-delà de la
frontière 

Enfin, en concertation avec
d’autres banques centrales (Europe, Canada, Angleterre, Japon, Chine et Suisse)
des lignes de swap bilatérales ont
été mises en place pour maintenir la liquidité sur le marché interbancaire
international comme cela avait été le cas pour la crise financière de 2008[10].

Étant donné le rôle et
l’utilisation du dollar dans le système financier mondial, cette opération est
nécessaire pour garantir un accès aux liquidités en dollar pour les banques
étrangères qui n’ont pas accès au guichet de la FED et qui ne peuvent pas, en
temps normal, obtenir des refinancements auprès de leur banque centrale. Les
liquidités seront allouées à taux de 25 points de base au-dessus du taux au
jour le jour et sur une période de 84 jours. En passant par l’intermédiaire des
banques centrales étrangères − qui portent alors le risque de défaut

la Fed fournit indirectement du dollar aux banques commerciales étrangères
élargissant son rôle de prêteur en dernier ressort à l’international. En
faisant appel à ce mécanisme, les banquiers centraux renvoient un message fort
de soutien et d’entraide entre les différents pays qui se mobilisent ensemble
contre le risque financier.  

Si la crise sanitaire et son
impact économique devaient aboutir à une ou des faillites d’établissements
bancaires ou financiers aux États-Unis ou ailleurs dans le monde,
la crise financière engendrée annihilerait alors toute possibilité de rebond
économique une fois les périodes de confinement terminées. La Fed prend
aujourd’hui de façon préemptive le rôle de prêteur en dernier ressort du
système financier international pour limiter au maximum le risque d’un nouveau
Lehman Brothers. La critique selon laquelle les économies développées sont
entrées dans un cercle vicieux où chaque crise donne lieu au recours à la
planche à billets ne semble pas tenir compte du fait que la nature de cette
crise est très différente de celle de 2008 – le risque était à l’époque
endogène au système financier – et que l’effet pervers – l’aléa moral[11] créé
par de telles interventions – paraît faible en comparaison d’une crise de
liquidité liée à l’arrêt brutal d’une grande partie de l’activité économique.


[1] « The
Federal Reserve is prepared to use its full range of tools » (15 mars
2020) https://www.federalreserve.gov/newsevents/pressreleases/monetary20200315a.htm

[2] « The
Governing Council will do everything necessary within its mandate » (18
mars 2020) faisant ainsi référence au « whatever it takes » de
Mario Draghi en 2012.

[3] « The Federal
Reserve’s role is guided by its mandate from Congress to promote maximum
employment and stable prices, along with its responsibilities to promote the
stability of the financial system. » (15
mars 2020)

https://www.federalreserve.gov/newsevents/pressreleases/monetary20200315a.htm

[4] Par cette information Powell utilise un autre
instrument non-conventionnel de la politique monétaire, le Forward guidance, qui consiste à donner des informations concernant
l’orientation future de la politique monétaire.

[5] Commercial Paper Funding Facility (CPFF), Primary Dealer Credit Facility (PDCF) et Money Market Mutual Fund Liquidity Facility (MMLF).

[6] PMCCF et SMCCF.

[7] Un repo est une opération financière dans laquelle un
vendeur a besoin de liquidité à court terme et une banque (ou une banque
centrale) accepte de les prendre en pension contre un intérêt. À l’échéance, le vendeur rachète ses titres à la même
valeur. Si le vendeur est dans l’incapacité de racheter ses titres, l’acheteur
en devient pleinement propriétaire.

[8] CPFF, PDCF et MMLF.

[9] En temps normal, les banques sont tenues de laisser
une fraction minimale des dépôts collectés auprès des agents non financiers sur
leur compte à la Fed.

[10] Un swap de
devises est une opération par laquelle deux contreparties échangent des devises
pour une durée limitée et à un taux de change fixé à l’avance. L’opération est
dénouée à l’échéance du contrat. En cas de défaut d’une contrepartie, l’autre
garde les devises étrangères. Ainsi, la BCE peut emprunter des dollars contre
des euros auprès de la Fed à un prix fixé pour une période de plusieurs
semaines. A l’échéance du contrat, la Fed rachète ses dollars.

[11] L’aléa moral représente une situation où une entité
(ici une banque) adopte un comportement plus risqué sachant qu’elle n’aura pas
à subir les conséquences de ses décisions si elle est assurée ou garantie de
recevoir une aide.




Pourquoi l’inflation européenne est-elle si faible ?

par Stéphane Auray et Edouard Challe

En septembre 2019, la Banque centrale européenne (BCE) annonçait une relance de ses politiques « non conventionnelles », incluant, en sus de l’assouplissement quantitatif (quantitative easing) et des opérations ciblées de refinancement à long terme (targeted long-term refinancing operations, TLTRO), une baisse du taux des facilités de dépôts[i] avec une tranche de monnaie de réserve exonérée des taux négatifs de manière à limiter le coût des réserves pour les banques. Ce nouveau round de politiques accommodantes s’imposait en raison du contexte macroéconomique, marqué par un ralentissement de l’activité en zone euro et un décrochage de l’inflation.



Au début des années 2000, le taux d’inflation oscille autour de 2% et ne connaît que de légères fluctuations jusqu’à 2007 où il atteint son maximum d’avant-crise (voir le graphique 1). Il s’effondre ensuite pendant la « Grande Récession » (2008-2009) puis la crise des dettes souveraines (2011-2013). À ce jour, le taux d’inflation de la zone euro est toujours inférieur à celui d’avant 2008. Au total, entre 1999 (l’année de création de l’euro) et 2019, l’inflation moyenne en zone euro aura été relativement faible (1,7% en moyenne), et tout particulièrement depuis 2009 (1,3% en moyenne). Autrement dit, la BCE ne semble pas avoir atteint son objectif, explicité dès 2003, d’un taux d’inflation des prix à la consommation « inférieur à, mais proche de, 2 % ». Pourquoi cela ?

D’après la théorie économique, la
faiblesse de l’inflation reflète celle des coûts de production, et donc de la
demande agrégée : un niveau de demande faible se traduit par une moindre
tension sur les facteurs de production (travail, capital, énergie, matières
premières, …) et donc, toutes choses égales par ailleurs, une moindre croissance
de leurs prix. La pression concurrentielle conduit alors les entreprises à
répercuter ces faibles coûts sur leurs prix de vente, ce qui engendre une
désinflation des prix. À l’inverse, une expansion économique engendre
mécaniquement des tensions sur les facteurs de production et donc une hausse de
leur coût, laquelle est répercutée sur les prix de vente des entreprises et
fait monter le niveau général des prix. C’est la logique de de la « courbe
de Phillips », qui constitue l’un des blocs fondamentaux de la
macroéconomie monétaire depuis les années 1960. 
Ainsi, lorsque la banque centrale perd le contrôle de l’inflation, c’est
avant tout parce qu’elle a perdu le contrôle de la demande agrégée. De ce point
de vue, les pressions déflationnistes en zone euro ne sont que le reflet de
l’incapacité de la BCE à relancer suffisamment la demande.

Une explication alternative (et plausible)
à la faiblesse de l’inflation est que la BCE parvient à stimuler la demande par
ses politiques accommodantes, mais que la répercussion des variations de la
demande sur les coûts de production, et donc en définitive sur le niveau
général des prix et l’inflation, serait plus faible que par le passé – voire
aurait complètement disparu. Selon les partisans de cette théorie, la « pente
de la courbe de Phillips » serait devenue proche de zéro en zone euro, ce
qui expliquerait la perte de contrôle de l’inflation par la BCE. S’il fait
certes peu de doute que la pente de la courbe de Phillips s’est réduite aux États-Unis
depuis les années 1980, des
travaux empiriques récents conduisent néanmoins à nuancer le constat de
la « mort » de la courbe de Phillips, tant aux États-Unis qu’en zone euro. Une
autre caractéristique de la courbe de Phillips, indépendante de sa pente,
pourrait également expliquer la faiblesse de l’inflation européenne : on
sait depuis la conférence
présidentielle
de Milton Friedman au congrès de 1967 de l’American Economic Assocation  que la courbe de Phillips fait intervenir l’inflation
anticipée, en sus des tensions sur
les coûts de production, comme déterminant de l’inflation réalisée. Donc si
l’inflation anticipée décroche de sa cible alors elle tire vers le bas
l’inflation réalisée, indépendamment
du niveau de la demande. Cette inquiétude est légitime mais elle soulève deux
questions. Tout d’abord, les prévisionnistes
professionnels
régulièrement interrogés par la BCE prévoient une lente remontée
de l’inflation à l’horizon 2025 ; le décrochage des anticipations
d’inflation ne saute donc pas aux yeux. Ensuite, si la pente de la courbe de
Phillips n’est pas nulle, l’effet d’un décrochage des anticipations d’inflation
sur l’inflation réalisée devrait pouvoir être compensé par une relance
suffisamment prononcée de la demande.

Enfin, indépendamment des discussions
autour de la forme de la courbe de Phillips, certains commentateurs avancent
parfois des raisons « structurelles » aux pressions déflationnistes
de la dernière décennie, plutôt que de l’attribuer à la faiblesse de la demande,
ou à la moindre transmission des tensions sur la demande aux coûts. Selon cette
théorie, la pression concurrentielle à laquelle sont soumises les entreprises
se serait intensifiée, notamment en raison de l’ouverture au commerce
international et des nouvelles technologies. Cette concurrence accrue forcerait
les entreprises européennes (et mondiales) à comprimer leurs marges, ce qui
exercerait une pression baissière permanente sur les prix. Ces mécanismes ne
peuvent pourtant pas expliquer la faiblesse de l’inflation en zone euro. En
effet, le prix de vente d’une entreprise est (tautologiquement) le coût
unitaire de production multiplié par le facteur de marge. La pression concurrentielle
peut certes faire baisser le facteur de marge, mais cela ne peut être que très
progressif, et surtout transitoire puisque
le facteur de marge ne peut tomber en dessous de 1 (sans quoi le prix de vente
serait inférieur au coût unitaire de production et l’entreprise aurait intérêt
à fermer). Enfin, et c’est là le plus important, cette baisse graduelle du
facteur de marge devrait pouvoir être compensée par une variation du coût
unitaire de production, dont on vient de voir qu’il dépendait de la demande
agrégée. Ainsi, une banque centrale ciblant un certain niveau d’inflation (ce
qui est le cas de la BCE, ainsi que de la majorité des grandes banques
centrales) devrait en principe pouvoir annuler tout effet de la baisse
tendancielle des marges sur les prix en stimulant suffisamment la demande
agrégée. Tout ceci nous ramène au point de départ : pour comprendre
l’excès de déflation (ou du moins de désinflation) en zone euro, il nous faut
comprendre pourquoi la demande agrégée y est trop faible, et pourquoi la BCE ne
parvient pas à la relancer.

L’origine de la crise économique qui a frappé l’économie mondiale à partir de 2008 est aujourd’hui assez bien comprise. Au départ, un choc financier de grande ampleur a provoqué une explosion des primes de crédit (voir graphique 2), accompagnée, dans un certain nombre de pays, d’une phase de désendettement des ménages (graphique 3). La hausse des primes de crédit limite l’activité des emprunteurs risqués (ménages et entreprises), et le désendettement des ménages freine mécaniquement et durablement leur demande de consommation, tant en biens durables qu’en biens non durables. Par ailleurs, en zone euro, le choc initial de 2008-2009 a été prolongé par la crise des dettes souveraines, laquelle a provoqué une retombée en récession à partir de 2011. Sans remèdes adéquats, les chocs de demande négatifs de ce type ont tendance à s’amplifier d’eux-mêmes car ils font augmenter le chômage, ce qui fait baisser le revenu, la demande de consommation, et ainsi de suite – selon la logique du fameux « multiplicateur keynésien ». Ce faisant, ces chocs entraînent une pression baissière durable sur la production et sur l’inflation.

Selon la théorie (et la pratique) de la politique monétaire conventionnelle, il est à la fois souhaitable et possible de contrer efficacement de tels chocs de demande négatifs : il suffit que la banque centrale ajuste sa « posture » (stance) en penchant de manière suffisamment prononcée contre le vent de la déflation (en baissant ses taux directeurs, qui sont des taux d’intérêt nominaux à court terme). La banque centrale doit alors être suffisamment « réactive » : elle doit faire varier ses taux directeurs (qui sont des taux d’intérêt nominaux) plus de un pour un en réponse aux variations du taux d’inflation, de sorte que le taux d’intérêt réel (c’est-à-dire le taux d’intérêt nominal moins l’inflation) chute lorsque l’inflation baisse, et inversement. C’est seulement sous cette condition que la banque centrale peut stimuler la demande agrégée et donc relever le taux d’inflation à la suite d’un choc de demande négatif (et inversement comprimer la demande lorsque l’inflation est trop élevée). La BCE s’est précisément engagée dans cette politique conventionnelle au début de la crise, en baissant ses différents taux directeurs de plus de 300 points de base en moins d’un an à partir de l’été 2008 ; puis de nouveau à partir de 2009, pour finalement atteindre un taux de 0% sur les opérations principales de refinancement (et -0,5% sur les réserves excédentaires, hors exemption, depuis septembre dernier).

Une fois ce stade atteint, il devient risqué de s’engager en territoire négatif de manière encore plus agressive, notamment en baissant davantage le taux d’intérêt sur les réserves excédentaires, car les banques pourraient en principe massivement demander à la banque centrale la conversion de leur monnaie de réserve (qui est électronique et inscrite au compte de la banque auprès de la banque centrale) en billets de banques physiques, dont la rentabilité nominale est de… 0% ! Rappelons simplement ici qu’un billet ne change pas de valeur nominale au cours du temps. Ainsi, une fois atteinte la « borne zéro » sur les taux d’intérêt, la banque centrale devient « passive » et non plus active car ses taux d’intérêt directeurs (collés à zéro, ou à des valeurs proches de zéro) ne peuvent plus répondre de manière suffisamment prononcée aux variations de l’inflation autour de sa cible. Un cercle vicieux se met alors en place, qui tend à entretenir la faiblesse de la demande agrégée et de l’inflation (cf. graphique 4) : comme le taux d’intérêt nominal ne baisse plus suffisamment à la suite des pressions déflationnistes, celles-ci engendrent une hausse du taux d’intérêt réel (d’après la relation de Fisher), laquelle affaiblit encore plus la demande agrégée (selon logique de la courbe IS). La baisse de la demande renforce les pressions déflationnistes initiales (en raison de la courbe de Phillips), ce qui conduit les agents économiques à anticiper une inflation faible, élève encore davantage le taux d’intérêt réel, et ainsi de suite. C’est pourquoi il est si difficile de redresser l’inflation et ses anticipations dans cette configuration macroéconomique, qui est celle dans laquelle se débat la zone euro depuis déjà un certain nombre d’années. Si les différentes politiques non conventionnelles mises en œuvres par la BCE ont permis de limiter la spirale déflationniste, elles n’ont pu totalement en éliminer les effets.


[i] La
Banque centrale européenne a trois taux directeurs officiels : (i) le taux
sur la facilité de dépôt
, auquel est rémunérée la monnaie de réserve excédentaire
que les banque détiennent sur leur compte auprès de la banque centrale ;
(ii) le taux
sur les opérations principales de refinancement
, auquel se refinancent les
banques, contre collatéral, à échéance d’une semaine; et (iii) le taux
d’intérêt sur les prêts marginaux
, qui est le taux débiteur auquel les
banque peuvent emprunter en urgence et au jour le jour auprès de la BCE.




Quelles conséquences des taux d’intérêt bas sur les marges de manœuvre de la politique budgétaire ?

par Bruno Ducoudré, Raul Sampognaro et Xavier Timbeau

Les économies développées
connaissent depuis plusieurs années des taux d’intérêt réels historiquement bas.
Si la crise de 2008 est derrière nous – le chômage a retrouvé son niveau
d’avant-crise dans la plupart des pays développés et les PIB par habitant sont
les plus élevés jamais observés – ses stigmates sur les plans économique,
social et politique sont toujours là. De fait, les ratios d’endettement public
sont bien au-dessus de ceux d’avant 2008 : plus de 40 points en plus pour
la France, 50 points pour les États-Unis ou le Royaume-Uni, 30 points
pour la zone euro dans son ensemble, grâce à un ratio d’endettement en
Allemagne inférieur à celui de 2008. La situation conjoncturelle favorable, les
profits élevés, le dégonflement des bilans des banques centrales et les hauts
niveaux d’endettement devraient se traduire – dans une vision naïve – par une
hausse des taux d’intérêt réel. Dans ce contexte, le haut niveau des dettes
publiques aurait également été une incitation forte à réduire les déficits
publics pour éviter le risque d’insoutenabilité des finances publiques lié à un
emballement de la charge de la dette généré par une remontée des taux
d’intérêt, et c’est précisément cet argument qui présidait à la prudence
budgétaire.



Quelles sont les explications
possibles à ces taux d’intérêt réels bas ? C’est la question à laquelle
nous tentons de répondre dans une étude récente.
Au-delà de la surprise conjoncturelle, il apparaît que la faiblesse des taux
d’intérêt répond plutôt à des causes structurelles qui entravent la
normalisation de la politique monétaire. Ceci se traduit par des anticipations
durables de taux bas, aboutissant in fine
à l’aplatissement de la courbe des taux au moins pour le segment des actifs
sans risque. Dans cette étude, nous retraçons les tendances des taux d’intérêt
souverains depuis la décennie des années 1970 et rappelons les causes possibles
identifiées dans la littérature économique – effet des politiques monétaires
expansionnistes, stagnation séculaire, surabondance d’épargne privée. Nous
évaluons ensuite l’ampleur de l’espace fiscal ouvert par un scénario de taux
souverains durablement bas.

Nos simulations, conduites avec
le modèle iAGS de l’OFCE[1]
pour la zone euro, indiquent qu’une baisse de 1 point du taux d’intérêt long
pendant 10 ans aboutirait à un stock de dette publique rapporté au PIB plus bas
à l’horizon de 20 ans (cf. graphique). Les ordres de grandeur s’élèveraient à
-2 points de dette publique pour l’Irlande et iraient au-delà de -10 points
pour l’Italie, libérant ainsi des marges de manœuvre budgétaire significatives
pour les États
de la zone euro. Ces effets seraient toutefois limités en cas de ralentissement
concomitant de la croissance potentielle.


[1] Voir ici
pour une description détaillée du modèle iAGS.




La BCE a-t-elle perdu la tête ?

par Christophe Blot et Paul Hubert

Le 12 septembre 2019, la BCE a
annoncé une série de nouvelles mesures d’assouplissement de sa politique
monétaire assez représentative de l’arsenal de mesures maintenant à disposition
des banques centrales. En effet, il a non seulement été décidé d’une réduction
de taux d’intérêt – celui des facilités de dépôts – mais aussi de reprendre les
achats d’actifs à compter du 1er novembre 2019, de lancer une
nouvelle vague d’octroi de liquidités en contrepartie des crédits accordés par
les banques de la zone euro. Au cours d’une de ses dernières réunions à la tête
de la BCE, Mario Draghi a également innové en introduisant un système de palier[1]
pour la rémunération – à taux négatif depuis juin 2014 – des réserves
excédentaires. Enfin, il a également souligné que la BCE conditionnerait une
normalisation des taux seulement lorsque l’inflation convergera vers la cible
de 2 % indiquant également que cette convergence serait appréciée à l’aune
de l’évolution de l’inflation sous-jacente.

Ces annonces ont fait l’objet de
vives critiques à la fois d’anciens banquiers centraux européens mais également
au sein même du Conseil des Gouverneurs de la BCE ; la représentante
allemande du Directoire ayant même démissionné de ses fonctions le 31 octobre.



Dans un Policy
Brief
, nous analysons les motivations qui ont conduit la BCE à
prendre de nouvelles mesures de soutien. La faiblesse de l’inflation depuis
plusieurs années, la perte d’ancrage des anticipations et les perspectives d’un
ralentissement économique justifient une politique monétaire qui reste
accommodante. Nous discutons également des différentes critiques émises. Notre
analyse suggère qu’elles sont faiblement fondées. Premièrement, il a été avancé
que des taux d’intérêt bas pourraient augmenter le taux d’épargne des ménages
en raison d’un effet de revenu[2].
Nous montrons que cela ne se matérialise pas sur les données récentes. Nous
n’observons une telle corrélation que pour l’Allemagne, et ce déjà avant 2008,
ce qui jette un doute sur le sens de la causalité. Deuxièmement, il est avancé
que les bénéfices des banques sont menacés en raison des faibles taux
d’intérêt. Les données montrent cependant que les bénéfices des banques n’ont
pas baissé et se redressent même depuis 2012. Troisièmement, en utilisant un
indicateur des déséquilibres financiers, nos analyses suggèrent qu’il n’y
aurait pas de bulles sur les marchés immobilier et boursier de la zone euro
considérés dans leur ensemble.


[1] Rappelons que les banques de la zone euro sont tenues
de conserver, auprès de la BCE, des réserves dites obligatoires en fonction des
dépôts qu’elles collectent. Les réserves excédentaires sont les liquidités
laissées par les banques sur leur compte auprès de la BCE, au-delà des réserves
obligatoires. Avant la décision du 12 septembre, l’intégralité des réserves
excédentaires était rémunérée au taux des facilités de dépôts. Celui-ci étant
négatif, ces réserves étaient de fait taxées. Depuis, les réserves excédentaires
sont exonérées de ce taux négatif tant qu’elles ne dépassent pas un certain
seuil – un multiple des réserves obligatoires – fixé par la BCE.

[2] L’impact du taux d’intérêt sur l’épargne peut être
décomposé en deux effets : substitution et revenu. Selon l’effet de
substitution, la baisse des taux réduit l’incitation à épargner au profit de la
consommation. L’effet de revenu suggère que les ménages souhaitent maintenir un
certain niveau de revenu de leur épargne. Ainsi, en réduisant les gains à l’épargne,
cet effet indique que les ménages vont épargner plus pour maintenir ce niveau
de revenu souhaité.




Taux d’intérêt négatifs : un défi ou une opportunité pour les banques européennes ?

Par Whelsy Boungou

Cela fait maintenant cinq ans que
les banques commerciales, notamment celles de la zone euro, font face à un
nouveau défi, celui de continuer à générer du profit en environnement de taux
d’intérêt négatifs.

A l’aube de la crise financière
mondiale de 2007-2008, plusieurs banques centrales ont implémenté de nouvelles
politiques monétaires dites « non-conventionnelles ». Ces dernières,
majoritairement les programmes d’achats massifs d’actifs (communément appelé Quantitative Easing, QE) et l’orientation
prospective sur les taux d’intérêt (Forward
guidance
), visent à sortir les économies de la crise en favorisant une
amélioration de la croissance économique tout en évitant un niveau d’inflation
trop faible (voire déflationniste). Depuis 2012, six banques centrales en
Europe (Bulgarie, Danemark, Hongrie, Suède, Suisse et Zone euro) et la Banque
du Japon ont progressivement introduit des taux d’intérêts négatifs sur les dépôts
et les réserves des banques, en complément aux mesures non-conventionnelles
déjà en vigueur. Par exemple, le taux des facilités de dépôts de la Banque
centrale européenne est désormais à -0.40% (voir graphique 1). En effet, comme
indiqué par Benoît Cœuré [1] l’implémentation des taux négatifs visent à taxer
les réserves excédentaires des banques afin que celles-ci les utilisent pour
augmenter l’offre de crédit.



Cependant, l’implémentation des taux négatifs a suscité au moins deux inquiétudes quant à ses effets potentiels sur la rentabilité et sur la prise de risques des banques. Premièrement, l’introduction de taux négatifs pourrait entraver la transmission de la politique monétaire s’ils réduisent les marges d’intérêt des banques et donc leur rentabilité. En outre, La baisse des taux de crédit pour les nouveaux prêts et la réévaluation de l’encours des prêts (principalement à taux variable) compriment la marge d’intérêt nette des banques lorsque le taux de dépôt ne peut être inférieur à zéro (Zero Lower Bound). Deuxièmement, en réponse aux effets sur les marges, les banques pourraient soit réduire la part des prêts non productifs dans leur bilan, soit rechercher d’autres actifs plus rentables que le crédit bancaire (“Search-for-yield“).  Dans un article récent [2], à l’aide de données de panel de 2442 banques des 28 pays membres de l’Union européenne sur la période 2011-2017, nous analysons les effets des taux négatifs sur le comportement des banques en termes de profitabilité et de prise de risque. Plus précisément, nous nous sommes posé trois questions : (i) Quels sont les effets des taux négatifs sur la profitabilité des banques ? (ii) Les taux négatifs encourageraient-ils les banques à prendre plus de risques ? (iii) La pression imposée aux marges nette d’intérêt par les taux négatifs inciterait-elle les banques à prendre plus de risque?

Au terme de notre analyse,  nous mettons en évidence la présence d’un
effet de seuil quand les taux d’intérêt passent en dessous de la barre de zéro.
Comme nous pouvons le voir sur le graphique 2, une réduction du taux de dépôts
des banques centrales (positif et négatif) de 1% a réduit les marges nettes
d’intérêt des banques de 0.429% lorsque les taux sont positifs, et de 1.023%
lorsqu’ils sont négatifs. Ainsi, les taux négatifs ont des effets plus grands
sur les marges nettes d’intérêt des banques comparé aux taux positifs. Ce
résultat justifie, en effet, la présence d’un effet de seuil à zéro. De plus, en
réponse à cet effet négatif sur les marges (et afin de compenser les pertes),
les banques ont réagi en augmentant leurs activités non liées aux taux
d’intérêt (frais de gestion de comptes, commissions, etc.). Par conséquent, sur
le court et le moyen terme rien ne justifiait le recours à des positions plus
risquées de la part des banques. Cependant, la question de la prise de risque
pourrait éventuellement se poser si les taux négatifs le restent pendant une
longue période et que les banques continuent à enregistrer des pertes sur les
marges nettes d’intérêt.

 

[1] Coeuré 
B.,  (2016).  Assessing 
the  implication  of 
negative  interest  rate. 
Speech  at  the 
Yale  Financial  Crisis Forum in New Haven. July 28, 2016.

[2] Boungou W., (2019). Negative Interest Rates, Bank Profitability and Risk-taking. Sciences Po OFCE Working Paper n° 10/2019.