Quel rebond de l’emploi en 2021 ?

par Bruno Ducoudré et Eric Heyer

Fin 2021, selon nos dernières prévisions,
l’activité en France devrait être inférieure de 1,4% par rapport à son niveau
atteint fin 2019, soit près de 5% en dessous de son niveau potentiel. Ce retard
de production aurait dû se traduire par des destructions d’emplois
vertigineuses de plus d’1 million fin 2021 par rapport à fin 2019. Par
ailleurs, compte tenu de la hausse tendancielle de la population active prévue
par l’Insee, l’augmentation du chômage aurait dû être de près de 1,2 million
fin 2021. Nos prévisions décrivent pourtant un marché du travail moins dégradé :
explications.  



Fin 2020, près de 800 000
destructions d’emplois malgré une forte chute de la productivité du travail

Compte tenu de la chute
d’activité inédite en 2020 (-9,5%) et de son hétérogénéité sectorielle, près de
2,7 millions d’emplois auraient dû être détruits en cette fin d’année (Tableau 1).
Or avec une perte de 790 000 emplois salariés, nos prévisions tablent sur
des destructions trois fois moindre.

Trois facteurs expliquent cette meilleure résistance sur le
front de l’emploi :

  • Le premier réside dans la mise en place par le gouvernement d’une politique de l’emploi active (contrats aidés, garantie jeunes, service civique, alternance, prime à l’embauche d’un jeune de moins de 26 ans…) qui a permis de créer environ 80 000 emplois ;
  •  Par ailleurs, si les mesures prophylactiques ont nui à l’activité, elles ont également eu un effet sur la productivité du travail. Pour un niveau donné d’activité, certaines entreprises ont été contraintes pendant la crise de conserver un niveau d’emploi supérieur à celui qu’elles choisiraient en temps normal, du fait des mesures sanitaires : soit parce qu’elles font face à des coûts de production additionnels (matériels de protection sanitaire, jauge de clients maximale…) soit parce que les tâches s’en trouvent affectées (temps de désinfection…). D’après l’enquête Acemo-Covid menée par la Dares en novembre 2020, 33,4% des salariés se trouvaient ainsi dans une entreprise dans laquelle les mesures de protection sanitaire réduiraient la productivité horaire du travail modérément (moins de 10%) et 11,4% des salariés se trouvaient dans une entreprise dans laquelle les mesures de protection sanitaire réduiraient la productivité horaire du travail significativement (de 10% ou plus). Pour 2020, nous avons estimé à 200 000 le nombre d’emplois correspondant à ce type de rétention de main-d’œuvre, qui a vocation à disparaître avec la fin de la crise sanitaire et la levée des mesures de protection ;
  • Enfin et surtout le fort recours à l’activité partielle a permis de préserver plus de 1,6 million d’emplois.

La bonne résistance de l’emploi
observée en 2020 compte tenu de la chute d’activité s’explique donc principalement
par une forte rétention de main-d’œuvre que nous évaluons à plus de 1,8 million
de salariés.

En 2021, une reprise
de l’activité mais une moindre rétention de main-d’œuvre

En 2021, la photographie du
marché de l’emploi sera toute autre : si l’activité devrait selon nous
s’améliorer et permettre de soutenir l’emploi, l’incidence positive des trois facteurs
précités devrait en revanche être considérablement affaiblie l’année prochaine.

Du côté des bonnes nouvelles, par
rapport à la situation pré-crise, les destructions d’emplois potentiellement
liées à la chute de l’activité devraient être ramenées de 2,7 millions fin 2020
à 1,1 million fin 2021, tandis que la politique de l’emploi continuerait d’avoir
des effets positifs en soutenant l’emploi de plus de +130 000 unités en
fin d’année prochaine.

En sens inverse, cette
amélioration de l’activité, liée principalement à la levée progressive des
mesures prophylactiques, devrait se traduire par une forte réduction de la
rétention de main-d’œuvre : celle-ci ne devrait représenter plus que
300 000 salariés fin 2021 contre plus de 1,8 million fin 2020.

D’une part, le retour graduel à un
contexte sanitaire proche de la normale couplée à une adaptation des
entreprises et des salariés à ces conditions se traduiraient par une
récupération partielle des gains de productivité perdus en 2020 : la
rétention de main-d’œuvre due à la mise en place de mesures prophylactiques ne
serait plus que de 50 000 fin 2021, soit une baisse de 150 000 par
rapport à la situation observée fin 2020.

D’autre part, en lien avec la
reprise de l’activité, nous anticipons une baisse significative du nombre de
salariés effectivement placés en activité partielle fin 2021. Dans notre
prévision, nous faisons dépendre le recours effectif à l’activité partielle de la
perte d’activité prévue au sein de chaque branche. Ce taux de recours traduit la
perte d’activité en heures non travaillées, puis en tenant compte de la durée
du travail moyenne dans la branche, nous évaluons le volume d’emplois placés
effectivement en activité partielle. Au quatrième trimestre 2020, ce taux de
recours effectif serait proche, quoique plus faible, de celui observé au deuxième
trimestre 2020, le taux de prise en charge par l’État et l’Unedic ayant diminué
pour une partie des branches. En 2021, ce taux de recours diminuerait sous l’effet
principal d’un retour progressif à un niveau d’activité proche de celui
d’avant-crise (notamment dans la construction et le commerce). Certaines
branches, comme les services aux ménages, ont déjà largement réduit leurs
effectifs, et malgré un niveau de production encore dégradé en 2021, n’auraient
plus besoin de recourir à l’activité partielle. En moyenne sur l’ensemble des
branches, le niveau d’activité prévu pour l’année 2021 se traduirait par un
recours à l’activité partielle de même ampleur que celui observé au troisième
trimestre 2020. Trois branches (hébergement-restauration, services aux
entreprises, transports) concentreraient plus de 50% des heures d’activité
partielle en 2021 (Graphique 1). Au total, fin 2021, près de 250 000
salariés devraient être encore en activité partielle contre plus de 1,6 million
un an auparavant.

… et les faillites
d’entreprises vont augmenter de 180 000 les destructions d’emplois

Par ailleurs, malgré la mise en
œuvre de mesures de soutien aux entreprises, la brutalité de la récession
induite par la pandémie de Covid-19 et les restrictions sanitaires associées
devrait avoir des conséquences importantes sur le tissu productif français.
L’ampleur des séquelles que laissera cette crise sera d’autant plus importante
et durable que la récession d’activité est hétérogène suivant les secteurs. Dans une étude
récente
(Heyer, 2020), nous avons ainsi estimé que l’impact de la crise sur
les destructions d’emplois spécifiquement dues aux défaillances d’entreprises
pourrait atteindre 180 000 destructions d’emplois. Nous avons intégré à
notre scenario d’emploi pour 2021 ces destructions, ce qui aboutit à un niveau
d’emploi globalement stable fin 2021 par rapport à fin 2020[1].

Une évolution du
chômage perturbée par celle de la population active

Enfin, les destructions d’emploi prévues
fin 2021 par rapport à fin 2019 (-822 000 emplois), auxquelles il faut
ajouter l’augmentation tendancielle de la population active (+118 000
personnes en 2020-2021) ne se traduiraient pas par une augmentation correspondante
du chômage. Nous prévoyons en effet un taux de chômage qui atteindrait 10,6% de
la population active fin 2021, soit une hausse de +766 000 chômeurs et non
de +940 000 (cf. Tableau 2).

De fait, l’année 2020 a été marquée par de sorties massives de chômeurs vers l’inactivité. Ces sorties sont liées pour partie aux confinements successifs et à l’impossibilité de chercher un emploi et au découragement face à la situation dégradée de l’emploi. Elles pourraient également être le fait de personnes cherchant à limiter leurs contacts avec d’autres car étant vulnérables à la Covid-19. Il est néanmoins probable qu’une partie de ces personnes privées d’emploi reprennent leur recherche d’emploi en 2021, du fait de la reprise attendue de l’activité économique et de la levée progressive des mesures sanitaires qui l’accompagnerait. Si la population active devait toutefois progresser comme prévu par l’Insee, alors la hausse du chômage s’élèverait fin 2021 à +940 000 personnes par rapport à fin 2019 et le taux de chômage s’établirait alors à 11,2%.


[1] Notons que la prise en compte de ces destructions d’emplois additionnelles dues aux faillites d’entreprises (-180 000 salariés) couplées à l’effet d’une annulation partielle des pertes de productivité dues aux mesures prophylactiques (-150 000 salariés), expliquent près de 80 % de l’écart de nos prévisions d’emplois avec celle du gouvernement. 




Dégressivité des allocations-chômage : que peut-on attendre ?

Par Bruno
Coquet

La dégressivité des allocations
chômage est populaire, car sa mécanique intuitive de pression financière sur
les chômeurs a la force de l’évidence. Vingt ans après sa suppression, la
dégressivité sera réintroduite en 2021, pour les chômeurs ayant un salaire de
référence supérieur 4 500€.

Les gains immédiats de la
dégressivité en termes de sorties du chômage et de baisse des dépenses
d’assurance à court terme sont le plus souvent au rendez-vous. En pratique, la
dégressivité n’est cependant en vigueur que dans une petite minorité de pays
comparables à la France, mais sous des formes à la fois moins ciblées et moins
sévères. En effet, cette formule fait face à une
forte opposition des chômeurs concernés et de la littérature économique. Replacée dans le panorama complet des différents aspects de
l’assurance chômage, cette formule a en effet de nombreuses conséquences
délétères, si bien que la théorie économique comme les évaluations conduisent
très majoritairement préférer des profils constants, ou même progressifs.



L’assureur qui choisit la
dégressivité doit veiller à ce que les problèmes en matière de retour à
l’emploi soient avérés, et solubles par la vertu des incitations attribuées à cette
formule. De ce point de vue, les faits tels qu’ils sont actuellement documentés
ne sont pas propices à la dégressivité, en particulier pour les chômeurs qui
seront visés : en effet, les chômeurs indemnisés sont nettement plus
actifs que les autres dans leur recherche d’emploi, et ce d’autant plus qu’ils
sont diplômés, qualifiés et âgés ; en outre, ceux-ci ont également les
taux de remplacement les plus faibles, leur salaire de réserve n’est pas
excessif, et ils le réduisent
très fortement pour retrouver un emploi. Il existe donc un fort risque que la
dégressivité les contraigne au déclassement et à l’insolvabilité, qui sont
précisément les deux principaux effets du chômage non-indemnisé que l’assurance
chômage a pour objet d’éviter.

L’assureur doit également
inclure la dégressivité dans un ensemble simple, clair et cohérent de règles, qui
optimise ses effets positifs et prévient ses effets indésirables. Les modalités
et paramètres de la dégressivité qui va entrer en vigueur soulèvent plusieurs
questions importantes :

  • La règle manque de clarté,
    laissant une marge d’interprétation pour une application plus large que ce qui
    est communément admis. Si tel était le cas, une inversion fâcheuse des
    incitations en découlerait, avec à la clé 1,2Md€ d’économies, au lieu des
    460Mo€ attendus par l’Unedic en année de croisière.
  • Le coefficient de
    dégressivité fixé à –30% est particulièrement prononcé par rapport aux pratiques
    observées ailleurs. Cette réduction de l’allocation prend ainsi les
    caractéristiques d’une taxe sur l’absence de reprise d’emploi, alors même que
    les chômeurs concernés remplissent leurs obligations (car sinon ils seraient
    sanctionnés). Ce prélèvement amènera le taux de remplacement en-dessous de 40%,
    donc significativement moins que ce qu’exige l’objectif de maintien de la
    consommation, mais aussi moins que la norme de 
    45% établie par la Convention n°102 à laquelle se réfère habituellement
    l’Unedic. En outre, le coefficient de dégressivité retenu affecte la
    contributivité du régime, puisque les contributions sont désormais fortement
    croissantes avec le salaire, tandis que les allocations suivent une pente
    opposée.
  • La dégressivité s’applique
    de manière précoce, indépendamment de la durée potentielle des droits et donc
    des caractéristiques des chômeurs, ce qui engendrera des incitations
    hétérogènes. Une date de dégressivité qui n’est pas relative à la durée des
    droits équivaut à revisiter la cohérence entre règles d’éligibilité et droits
    alloués. De plus, un seuil de salaire ne se justifie guère si l’objectif est de
    stimuler la reprise d’emploi.
  • La dégressivité va toucher
    ou épargner des chômeurs selon leur statut, donc sans lien avec un comportement
    ou un choix de leur part. Et dans ce cas, les inégalités entre les chômeurs
    ayant accès à des dispositifs dérogatoires (par exemple le CSP) ou seulement au
    droit commun de l’ARE vont devenir considérables, sans que ni leur salaire antérieur,
    ni la cause de leur entrée au chômage, leur comportement de recherche d’emploi,
    ou encore le marché du travail auquel ils sont confrontés ne les distinguent.
  • La dégressivité ne
    s’appliquera pas en fonction de l’âge du chômeur, mais selon sa date d’entrée
    au chômage, ce qui est difficilement compréhensible au regard de l’efficacité
    comme de l’équité.

Le nouveau document de travail publié le 7 décembre 2020 « Dégressivité des allocations chômage : que peut-on en attendre ? » actualise le cadre théorique décrit dans des travaux antérieurs (OFCE Policy Brief n°4, 2016 ; Document de Travail OFCE n°01-17) et la situation factuelle qui préside à l’instauration de la dégressivité. Il s’intéresse également à certaines imperfections dans les principes ou les paramètres du dispositif qui entrera bientôt en vigueur. Des solutions opérationnelles sont proposées, qui ont pour point commun d’essayer de simplifier et d’uniformiser les règles, d’éviter le creusement d’inégalités, et d’augmenter l’efficience de l’assurance chômage.




L’emploi des femmes et des hommes pendant la période de confinement du 17 mars au 10 mai 2020

Bruno Ducoudré et Hélène Périvier

Les mesures prises pour lutter contre la diffusion du virus de la covid-19, fermetures administratives des commerces non essentiels, fermeture des écoles et des modes d’accueil des jeunes enfants notamment, confinement de la population du 17 mars au 10 mai 2020, ont limité les possibilités de travailler pour de nombreuses personnes. Selon le secteur d’activité et le poste occupé, certaines ont pu télétravailler, d’autres ont été prises en charge par le dispositif d’activité partielle, les fonctionnaires et assimilés étant couverts pas une autorisation spéciale d’absence. Le confinement a fortement affecté l’activité et conduit à des destructions d’emplois. L’OFCE a produit plusieurs évaluations portant sur les conséquences économiques et sociales de la période de confinement, en particulier sur l’emploi (voir Policy Brief, n°67). En mobilisant la même méthode, nous précisons ici l’effet différencié attendu sur l’emploi des femmes et des hommes. En effet, la ségrégation sexuée du marché du travail par secteur et selon les professions implique que les femmes et les hommes n’ont pas été dans des situations similaires durant la période de confinement. Les femmes sont légèrement sur-représentées parmi les personnes pouvant potentiellement télétravailler (55,7 %). Au total, 38 % des femmes actives occupées occupent un poste pour lequel le télétravail serait possible contre 28 % des hommes. Les femmes ont dans le même temps continué à assumer la plus grande partie des tâches familiales et domestiques accrues durant cette période (Lambert et al., 2020[1]), combinant télétravail et éducation des enfants.



Pour toutes celles et ceux qui n’ont pas pu télétravailler, trois situations sont possibles : soit ils ou elles ont perdu leur emploi durant la période de confinement, soit ils et elles ont été placés en chômage partiel, avec une indemnité compensatrice (100 % pour un salaire horaire au smic et de 84 % au-delà, versée par l’entreprise et compensée par l’Etat et l’Unedic jusqu’à 4,5 smic horaire via de dispositif d’activité partielle) ; soit ils et elles ont bénéficié de l’arrêt pour garde d’enfant. Afin de détailler l’effet de la période de confinement sur l’emploi des femmes et des hommes, certaines hypothèses sont nécessaires en particulier s’agissant du parent qui recourt à l’arrêt pour garde d’enfant. Ne disposant d’aucune donnée permettant d’identifier qui sont les parents qui ont bénéficié de ce dispositif, nous supposons que si la personne élève seule son enfant, elle est concernée par un arrêt pour garde d’enfant (sauf si elle peut télétravailler, ou si elle travaille dans une entreprise concernée par les fermetures obligatoires), si elle vit en couple et que son conjoint doit continuer son activité, alors cette personne est concernée par ce dispositif. Enfin si les deux peuvent prendre l’arrêt pour garde d’enfant, selon l’hypothèse 1 nous supposons que c’est la mère qui recourt au dispositif, selon l’hypothèse 2 nous supposons que c’est le père. La réalité se situe entre les deux, mais avec certainement un recours beaucoup plus élevé pour les mères que pour les pères, au regard de l’état du partage des tâches dans la famille. En effet, les femmes réalisent encore aujourd’hui 70 % du travail domestique et 65 % du travail familial (Champagne et al, 2015[2]). 

Au total les femmes et les hommes ont été affectés dans des proportions comparables par les mesures de confinement : sous l’hypothèse 1 (respectivement l’hypothèse 2), les femmes représentent 52 % (43%) des 7,95 millions (7,8 millions) de personnes affectées. La ventilation par sexe des emplois dans les trois situations indique des différences entre les femmes et les hommes. Sous l’hypothèse 1 (respectivement l’hypothèse 2), les femmes ont représenté 38 % (35 %) des emplois détruits pendant la période ; 45 % (50 %) de l’activité partielle et 90 % (17 %) des arrêts pour garde d’enfants. Ces chiffres ne prennent pas en compte les fonctionnaires et assimilés, qui comportent une part importante de femmes.

Les hommes ont été, au regard de nos hypothèses, plus affectés par les destructions d’emploi, les femmes ont été davantage concernées par les arrêts pour garde d’enfants, le chômage partiel ayant affecté les hommes légèrement plus que les femmes. La ségrégation sectorielle par sexe explique une partie des effets sexués des mesures de confinement, de même que la division sexuée du travail dans les couples. 

Les graphiques 1 et 2 montrent la part des femmes affectées par des destructions d’emploi et l’activité partielle selon le secteur sous l’hypothèse 1. Le secteur de la construction a été particulièrement affecté par les destructions d’emplois (21 % des destructions d’emploi ont eu lieu dans ce secteur), les femmes ont été moins concernées que les hommes : elles représentent 6 % des destructions d’emploi de ce secteur contre 11 % de l’emploi du secteur. La ségrégation sectorielle se double d’une ségrégation des professions. Ainsi les femmes occupent plus souvent des postes administratifs que des emplois impliquant une présence sur le terrain, ce qui explique en partie qu’elles soient moins affectées par les destructions d’emploi dans ce secteur.  Dans le secteur du commerce, les femmes ont été un peu plus affectées par les destructions d’emploi que les hommes (elles représentent 47 % de l’emploi dans ce secteur et 54 % des destructions d’emplois), et elles ont été sensiblement plus touchées par l’activité partielle (58 % des emplois en activité partielle étaient occupés par des femmes). Le secteur des administrations publiques et de l’éducation et santé humaine comprend des emplois qui ne sont pas du ressort de la fonction publique, notamment ceux dans les organisations à but non lucratif. Ce secteur a été affectés par des destructions d’emploi dans lesquels les femmes représentent 71 % de l’emploi, a fortement contribué à affecter l’emploi des femmes : elles y ont représenté 86 % des destructions d’emploi et 95 % de l’activité partielle.  Le sous-secteur des organisations à but non lucratif utilisent des contrats courts ont été détruits du fait des fermetures administratives pendant le confinement (en particulier le secteur associatif). Ces destructions d’emplois représentent moins de 0.5 % de l’emploi total du secteur. 

Les secteurs du transport ou de la fabrication d’autres produits industriels, les hommes ont été concernés par les destructions d’emploi et l’activité partielle au prorata de leur représentation dans ces secteurs soit environ 75 %.

S’agissant des emplois affectés par un arrêt pour garde d’enfant, les résultats dépendent de l’hypothèse retenue. Sous l’hypothèse 1, les femmes sont mécaniquement beaucoup plus affectées que les hommes par cette mesure alors que sous l’hypothèse 2 ce sont les hommes qui sont plus affectés (graphique 3). Néanmoins, l’écart entre les deux n’est pas symétrique car les parents isolés sont à 80 % des femmes. Il est probable au regard de l’inégal répartition des tâches familiales entre les deux conjoints de façon structurelle, que les femmes aient dû davantage recourir à ce dispositif que leur conjoint. 

Les graphiques 4 et 5 indiquent l’ensemble des emplois affectés durant cette période de confinement. Les secteurs du commerce (1,3 million d’emploi affectés) et de l’hébergement et de la restauration (910 000 emplois concernés), les femmes et les hommes ont été affectés dans des proportions comparables. En revanche les hommes ont été beaucoup plus touchés que les femmes dans le secteur de la construction (sur 1,2 million d’emplois concernés, les hommes en occupaient plus d’un million).   A l’opposé dans le secteur Administration publique, enseignement, santé humaine et action sociale, les femmes ont été particulièrement touchées : sur 1 million d’emplois touchés, elles en occupaient 960 000. La moitié de ces emplois sont des « Assistantes maternelles, gardiennes d’enfants, familles d’accueil » et des « Aides à domicile, aides ménagères, travailleuses familiales ». Durant le confinement, nous avons supposé que ces deux types de profession étaient soumis aux fermetures obligatoires.  

La ségrégation sexuée des emplois explique une grande partie le fait que la crise qui touche le marché du travail affecte différemment les femmes et les hommes. Mais contrairement à la crise de 2008 qui était concentrée sur des secteurs particulièrement masculins (construction et industrie) (Revue de l’OFCEn°133), celle que nous traversons aujourd’hui est répartie dans plusieurs secteurs dont certains sont dominés par les femmes. Les effets durables sur le marché du travail et leur dimension sexuée restent encore incertains à ce jour. 


[1] Lambert A., J. Cayouette-Remblière, E. Guéraut, Guillaume Leroux, C. Bonvalet, V. Girard et L. Langlois, « Le travail et ses aménagements : ce que la pandémie de covd19 a changé pour les français », Population et Sociétés, n°579. 

[2] Champagne C., A. Pailhé, A. Solaz, 2015, « 25 ans de participation des hommes et des femmes au travail domestique : quels facteurs d’évolution ? », Economie et Statistique, n°478-479-480.




Le recours au chômage partiel dans la crise

par Bruno Ducoudré

Face à l’urgence de la crise
sanitaire et pour aider les entreprises à faire face aux conséquences des
mesures de confinement et de fermeture administrative des commerces non
essentiels, le gouvernement a largement étendu le dispositif de chômage
partiel : ouverture du dispositif à des salariés auparavant non éligibles
(VRP, journalistes pigistes, …) et prise en charge de l’indemnité de chômage
partiel jusqu’à 4,5 smic horaire, rétroactivité et extension des délais de
dépôt des demandes. Où en-est-on du recours à ce dispositif par les
entreprises ?



Depuis le début du mois d’avril,
la Dares (le service statistique du Ministère du Travail) publie chaque semaine
un ensemble
de données
portant notamment sur les demandes d’autorisation des
entreprises à recourir au chômage partiel pour leurs salariés.

Nous comparons dans le graphique
1 ci-dessous les demandes reportées par la Dares au 14 avril 2020 à notre estimation
du nombre potentiel de salariés concernés par le chômage partiel
. Les
chiffres rapportés par la Dares sont généralement supérieurs à notre évaluation.
Globalement, au 14 avril 2020 la Dares comptabilisait 8,7 millions de salariés
concernés par une demande d’autorisation de recours au dispositif (graphique 1).
Nous estimons à 6,5 millions le nombre de salariés potentiellement concernés
par le chômage partiel (avant application d’un taux de recours), compte tenu de
la chute d’activité estimée, de la possibilité de recourir au télétravail et de
l’existence du dispositif de garde d’enfant. Ces différences proviennent pour
une large part de raisons d’ordre méthodologique.

Les effectifs reportés par la
Dares peuvent être supérieurs à notre évaluation du nombre de salariés
effectivement concernés par le chômage partiel :

  • Nous faisons l’hypothèse que les heures demandées le sont au prorata du temps de travail moyen par salarié dans la branche. Dans notre cas de figure, si une entreprise réduit de 50% l’activité, cela entraîne 50% des emplois de l’entreprise en chômage partiel. Par contre, dans le cas des chiffres reportés par la Dares, d’autres combinaisons sont possibles : si une entreprise fait face à une réduction de 50% de son activité, elle peut mettre 50% de ses salariés au chômage partiel pour 1 mois ou, par exemple, mettre 100% de ses salariés en chômage partiel la moitié du mois ;
  • Compte tenu du niveau élevé d’incertitude, les entreprises peuvent anticiper un recours futur au dispositif pour des salariés qu’elles ne placent pas pour le moment en chômage partiel. La demande porte sur plusieurs mois et peut aller jusqu’à 1 600 heures de chômage partiel autorisées par salarié ;
  • Il peut aussi exister des effets d’aubaine : des entreprises profiteraient du dispositif pour faire travailler leurs salariés tout en bénéficiant du chômage partiel.

Les heures demandées en
autorisation de chômage partiel par les entreprises (graphique 2) sont aussi
plus élevées que le nombre d’heures retenu dans notre estimation, qui portent
sur un mois de confinement :

  • Dans les faits, tous les effectifs ne sont pas à temps complet : les heures demandées pour les salariés à temps partiel donnent la possibilité d’étaler dans le temps les heures demandées. Ainsi 151,67 heures autorisées correspondent à un mois de chômage partiel pour un salarié à temps plein mais à deux mois pour un salarié travaillant habituellement à temps partiel 50% ;
  • Les volumes d’heures demandées portent sur plusieurs mois potentiellement, puisque le plafond d’heures s’élève à 1 600h par an et par salarié. Le nombre d’heures moyen demandé par salarié s’élève à 425 heures ;
  • Les entreprises peuvent anticiper/ne pas connaître parfaitement dans quelle mesure elles auront besoin de recourir au dispositif dans les mois à venir ;
  • Il existe généralement un écart entre le volume d’heures autorisées et le volume d’heures consommées (le recours effectif au dispositif). En 2008, seulement 50% des heures autorisées ont été consommées (graphique 3). Cela peut également signifier que les entreprises font une demande pour certains salariés qui ne seront pas mis in fine au chômage partiel.

D’un côté les chiffres reportés par la Dares portent donc sur des demandes d’autorisation et non des heures (et des salariés) effectivement déclarées en chômage partiel. Elles constituent donc un maximum potentiel et non un nombre effectif de salariés en chômage partiel.  Notre estimation porte sur un nombre de salariés qui seraient potentiellement concernés par le chômage partiel, auquel nous appliquons ensuite un taux de recours moyen de 75% de la part des entreprises[1], compte tenu de notre évaluation de l’impact sur la valeur ajoutée sectorielle des chocs affectant l’économie. Elle peut sous-estimer le nombre de salariés concernés dès lors qu’une partie des salariés est mise en chômage partiel pour une part seulement des heures travaillées mensuelles.

La Dares a également publié les
résultats d’une enquête
auprès des entreprises
de 10 salariés ou plus du secteur privé non
agricole, et portant sur leur situation et les conditions d’emploi de la main-
d’œuvre à fin mars. Les résultats de cette enquête nous renseignent sur le
recours effectif des entreprises au chômage partiel. Nous comparons dans le
graphique 4 le pourcentage de salariés au chômage partiel d’après cette enquête
au pourcentage de salariés concernés calculé à partir de notre évaluation avec
un taux de recours effectif de 75% (soit 5,3 millions de salariés). L’enquête
Acemo porte sur un champ de 15 millions de salariés. Sur ces 15 millions de
salariés, 3,7 millions de salariés étaient effectivement en situation de
chômage partiel la semaine du 23 mars 2020. Si des écarts existent au niveau
sectoriel, ils peuvent provenir pour partie du fait que l’enquête n’inclut pas
les TPE de moins de 10 salariés. Au niveau agrégé, notre estimation de salariés
effectivement en chômage partiel, compte tenu d’un taux de recours de 75% au
dispositif, est très proche : 22,5% de salariés estimés en chômage partiel
en période de confinement contre 24,7% de salariés en chômage partiel en
moyenne la semaine du 23 mars selon l’enquête Acemo.

In fine, il apparaît que le recours des entreprises au chômage partiel est massif durant le confinement, ce qui limite les destructions d’emplois[2] qui pourraient approcher 460 000 au premier mois du confinement. Nous estimons le coût du dispositif à 11,9 milliards d’euros d’indemnités prises en charge par les administrations publiques auxquels s’ajoutent 7,4 milliards d’euros de cotisations sociales perdues par mois de confinement.

Les destructions d’emplois se
concentrent dès lors massivement sur les salariés les moins protégés : ceux
en transition entre deux emplois et ceux en contrats de travail à durée très
courte (CDD de moins d’un mois, missions d’intérim). D’après l’enquête de la
Dares, 11% des entreprises ont diminué leurs effectifs, le plus souvent par le
non renouvellement de CDD (48,5% des entreprises ayant diminué leurs effectifs)
et/ou l’annulation ou le report d’embauches prévues (51,3% des entreprises
ayant diminué leurs effectifs).


[1] Nous
supposons que le taux de recours moyen effectif des branches au chômage partiel
est de 75%. Il est de 100% pour les salariés des branches concernées par les
fermetures administratives. Cf. Policy Brief n°65 pour un detail de la
liste des secteurs impactés par l’arrêté du 15 mars 2020.

[2] Pour
mémoire, au plus fort de la crise financière, 430 000 emplois avaient été
détruits du troisième trimestre 2008 au deuxième trimestre 2009 inclus, pour
une baisse du PIB de 3,1% entre le deuxième trimestre 2008 et le deuxième
trimestre 2009.




Entrée des jeunes dans la vie active : quelles évolutions de leurs trajectoires professionnelles ces vingt dernières années ?

Par Xavier Joutard

Les premières années de vie active sont un moment clé pour la carrière professionnelle, d’autant plus en période de récession. Démarrer sa carrière dans un contexte économique très dégradé peut induire des stigmates persistants et impacter durablement les trajectoires professionnelles des jeunes sortant pour la première fois du système éducatif.



Cela peut concerner la « Génération
de 2010 », c’est-à-dire les jeunes sortis du système de formation en 2010.
Ces jeunes sont entrés sur un marché du travail ayant subi la Grande récession
de 2008. Moins de 3 ans après, ils ont été confrontés à une nouvelle crise, celle
des dettes souveraines européennes, et ont ensuite continué à évoluer sur un
marché du travail très dégradé.

De plus, cette génération, davantage
diplômée que les précédentes, se retrouve au cœur de transformations plus
structurelles du marché du travail : évolution des pratiques de recrutement
avec l’explosion des embauches sur contrats courts, nouvelles vagues
d’innovations technologiques liées à la numérisation et l’intelligence
artificielle, tertiarisation croissante des activités économiques, etc. 

Par rapport aux jeunes de la
« génération de 1998 », ayant eu la chance de s’insérer dans une
conjoncture plus favorable, quels résultats peut-on mettre en avant en
comparant leurs trajectoires professionnelles, au cours de leurs premières
années sur le marché du travail ? Peut-on observer des différences selon
le genre et les niveaux de formation ?

Un accès à l’emploi à durée
indéterminée plus tardif et moins fréquent pour les jeunes hommes les moins
diplômés de 2010

À l’aide des enquêtes Génération du Céreq (Centre d’études et de recherches sur les qualifications), on a reconstitué et comparé les trajectoires d’insertion de jeunes sur leurs 7 premières années d’activité : ces enquêtes permettent en effet de suivre des jeunes d’une même génération, sortant de formation initiale la même année et interrogés à 3 reprises, (3, 5 et 7 ans après leur sortie).  L’insertion des jeunes sortant du système éducatif sur le marché du travail s’est dégradée en vingt ans. Particulièrement pour les jeunes hommes sortant de formation initiale sans diplôme ou avec un seul diplôme du secondaire. Sept ans après leur entrée sur le marché du travail, seule une minorité des jeunes les moins qualifiés – disposant au mieux du baccalauréat – de la génération 2010 ont un emploi à durée indéterminée à temps complet (47 %, soit 20 points de moins qu’il y a 12 ans, cf. aires bleues des graphiques 1). Et le délai d’accession à un tel emploi s’est fortement rallongé :  il faut près de 5 ans en moyenne pour obtenir un premier CDI à temps complet pour un jeune homme peu ou non qualifié entré sur le marché du travail en 2010. Pour génération 1998, ce délai était de 2 à 3 ans (32 mois, cf. tableau I-1).

Une moindre dégradation de l’insertion des jeunes les plus qualifiés sur le marché du travail

Les jeunes plus qualifiés ayant
obtenu un diplôme du supérieur semblent moins impactés par des conditions
économiques dégradées en début de carrière : les taux d’insertion dans
l’emploi stable – CDI à temps partiel et complet – à horizon de 7 ans restent
toujours élevés pour les sortants de la génération 2010 : 77 % pour
les jeunes hommes et 71 % pour les jeunes femmes (cf. graphiques 3-B et
4-B). En revanche, ils mettent davantage de temps pour accéder au premier
emploi à durée indéterminée : 8 à 10 mois en moyenne de plus que la
génération 1998 (cf. tableau I-2). De plus, ils traversent plus souvent une
période de précarité, qui se traduit par un passage plus fréquent par un
contrat à durée déterminée au cours des 7 premières années de vie active :
68% (56%) des jeunes femmes (hommes) sont passées au moins une fois par un CDD
entre 2010 et 2017, soit une progression de 4 points par rapport à la
génération de 1998.

 Des analyses du Céreq ont également montré que les perspectives d’évolution de carrière et de salaire ont été dégradées pour les jeunes les plus qualifiés : plus grande difficulté à accéder au statut de cadre (Epiphane et al., 2019), progression des taux de déclassement professionnel (Di Paola et Moullet, 2018) et moindre « rentabilité » de leur diplôme avec des salaires inférieurs (Barret et Dupray, 2019).

Des trajectoires professionnelles devenues très proches entre les hommes et les femmes les moins qualifiés

Les trajectoires d’insertion s’étant
fortement dégradées pour les jeunes hommes les moins qualifiés, elles se sont
par conséquent très nettement rapprochées de celles des jeunes femmes les moins
qualifiées. Elles sont même aujourd’hui quasi-identiques selon le genre (cf.
graphiques 1-B et 2-B), alors que les jeunes femmes de la génération 1998
subissaient un taux d’emploi en CDI plus de 20 points inférieurs à celui de
leurs homologues masculins. Une différence subsiste toutefois entre les
genres : la part des CDI à temps partiels chez les jeunes femmes peu ou
non qualifiées (« aire jaune » dans les graphiques) reste largement
supérieure à celle des jeunes hommes.

En revanche, parmi les jeunes
diplômés les plus qualifiés, les écarts hommes-femmes restent marqués. 75 % des
jeunes hommes bénéficient de CDI à temps plein, après 7 ans d’expérience sur le
marché, contre 60 % des jeunes femmes, soit 15 points de plus. De plus, les
durées d’accès à un premier emploi de ce type sont plus longues de 8 mois pour
les jeunes femmes.

Références complémentaires :

Altonji J. G., Kahn L. B. et J. D.
Speer, 2016, « Cashier or Consultant? Entry Labor Market Conditions, Field of Study, and Career
Success », Journal of Labor Economics, 34(1), pp. 361-401.

Barret C.  et A. Dupray, 2019, « Que gagne-t-on à
se former ? Zoom sur 20 ans d’évolution des salaires en début de vie active », Céreq
Bref,
n° 372.

Couprie H. et X. Joutard, 2017,
« La place des emplois atypiques dans les trajectoires d’entrée dans la
vie active : évolutions depuis une décennie », Revue Française
d’Economie
, volume XXXII, pp. 59-93.

Couprie H. et X. Joutard, 2020, « Atypical
Employment and Prospects of Young Men and Women on the Labor Market in a Crisis
Context », mimeo.

Di Paola, V. et S. Moullet, 2018,
« Le déclassement, un phénomène enraciné »   dans « 20 ans d’insertion professionnelle
des jeunes, entre permanences et évolutions
 » coordonné par T.
Couppié, A. Dupray, D. Epiphane et V. Mora, Céreq Essentiels.  

Epiphane D., Mazari Z., Olaria M.
et E. Sulzer, 2019, « Des débuts de carrière plus chaotiques pour une
génération plus diplômée », Céreq Bref, n° 382.




L’emploi des femmes seniores : une grande vulnérabilité

par Françoise Milewski

Maintenir les senior.e.s en emploi est un objectif des politiques
publiques, en particulier dans le cadre des réformes des retraites. Pour éclairer
ce débat sur la prolongation de l’activité, il est nécessaire d’analyser les
évolutions passées et la situation actuelle de l’activité et de l’emploi des
senior.e.s. L’accent sera mis sur les évolutions respectives de l’insertion sur
le marché du travail des femmes et des hommes. Il apparaît que l’emploi des femmes seniores se
caractérise par une plus grande vulnérabilité, comparé à celui des hommes
seniors et comparé à celui de leurs cadettes. Les critères de l’âge et du sexe
se cumulent pour fragiliser le maintien ou l’accès à l’emploi et constituent
des freins spécifiques[1].



La hausse du taux
d’activité des senior.e.s, en longue période, provient essentiellement de celle
du taux d’activité des femmes

La
hausse du taux d’activité[2]
des senior.e.s depuis 1975 résulte d’évolutions différenciées entre les femmes
et les hommes. Le taux d’activité des hommes de 50 à 64 ans avait
significativement reculé entre 1981 et 1995, sous l’effet de l’abaissement de
l’âge de la retraite et du développement des préretraites. Il s’est accru
ensuite, du fait de l’allongement des durées de cotisations nécessaires à la
cessation d’activité et de la baisse du nombre des préretraites. Mais en 2018,
le taux d’activité des hommes seniors est encore inférieur de 6.8 points à
celui de 1975. Le taux d’activité des femmes, à l’inverse, a stagné jusqu’au
milieu des années 1990, puis s’est fortement accru, beaucoup plus vite que
celui des hommes. En 2018, le taux d’activité des femmes seniores est supérieur
de 22.3 points à celui de 1975 (graphique 1).

Aux
raisons générales et communes concernant les réformes des retraites, s’ajoutent
des facteurs spécifiques : l’effet de l’insertion croissante des femmes
des générations de l’après-guerre sur le marché du travail, la multiplication
des séparations conjugales, qui rend l’emploi primordial, et la nécessité pour
les femmes, en moyenne, de prolonger leur carrière davantage que les hommes
pour bénéficier du taux plein de leur retraite.

La
vision d’une augmentation générale des taux d’activité des senior.e.s est donc
fragmentaire car elle néglige les évolutions différenciées selon le sexe, à
savoir des tendances divergentes du milieu des années 1970 au milieu des années
1990, puis une hausse commune mais à des rythmes différents. S’il en était encore
besoin, cela montre à nouveau qu’une analyse non sexuée du marché du travail
peut conduire à des conclusions partielles, voire fausses.

Du
fait de ces évolutions, les écarts de taux d’activité entre les femmes et les
hommes se sont très fortement réduits. En 2018, le taux d’activité des seniores
de 50 à 64 ans est inférieur de 6.2 points à celui des seniors (contre 35.3
points en 1975 et 16.6 points en 1993). L’écart est plus faible que ceux des
autres tranches d’âge et il s’amenuise avec l’âge : il est encore de 8.8
points entre 50 et 54 ans, de 7.3 points de 55 à 59 ans, mais n’est que de
0.5 point de 60 à 64 ans. Au-delà de 65 ans, il reste faible (-2.5 points
de 65 à 69 ans et -0.9 point après 70 ans, mais avec des niveaux bas de taux
d’activité).

Un chômage moindre
chez les senior.e.s que chez les jeunes, mais davantage de longue durée

Le
chômage des senior.e.s, femmes et hommes, est inférieur à celui des autres
classes d’âge. On peut expliquer ces caractéristiques du chômage des senior.e.s
(moindre niveau et moindres fluctuations) par des retraits du marché du
travail, induits par les politiques publiques passées (dispenses de recherches
d’emploi…) ou les pratiques antérieures des entreprises (préretraites…), et par
le découragement de la recherche d’emploi, passé un certain âge. En 2018, la
différence entre les 25-49 ans et les 50-64 ans est de 1.4 point pour les
hommes et 2.4 points pour les femmes.

Le
taux de chômage des seniores (6.5 % en 2018) est du même ordre de grandeur
que celui des seniors (6.7%). Durant les deux dernières décennies, pour les
femmes seniores, c’est le taux de chômage des 60-64 ans qui a le plus augmenté.
Les catégories moins âgées avaient subi des hausses plus précoces : on lit
dans ces évolutions, entre autre, les effets des réformes successives des
retraites.

Mais
le chômage des senior.e.s est de plus longue durée. La part du chômage de
longue durée (plus d’un an) et de très longue durée (plus de deux ans) atteint
respectivement 54.3 et 34.1 % chez les seniores, contre 61.2 et 41.2 %
chez les seniors. Ces parts sont bien plus élevées que celles des catégories
plus jeunes. Cela traduit la grande difficulté de retrouver un emploi, passé un
certain âge. Les senior.e.s sont donc moins souvent au chômage que les autres
classes d’âge, mais ils et elles y demeurent plus longtemps.

En
outre, les femmes seniores sont surreprésentées dans les demandes d’emploi en
activité réduite[3].

Les seniores qui
ont un emploi partiel et qui s’inscrivent à Pôle emploi pour travailler
davantage sont nettement plus nombreuses que les seniors dans cette situation.
L’écart n’a cessé de s’amplifier. Les demandes d’emploi des seniores en
activité réduite représentent 60.8 % du total à la fin de 2018. La
surreprésentation des femmes dans les demandes d’emploi en activité réduite
n’est pas spécifique à cette tranche d’âge, mais elle est amplifiée. Les femmes
finissent, plus souvent que les hommes, par retrouver et/ou accepter un
travail, mais celui-ci ne correspond pas à leurs attentes.

Le cumul
emploi-chômage : des hommes jeunes sur des contrats très courts et des
femmes âgées sur des contrats plus longs

Parmi
les personnes qui cumulent emploi et chômage[4]
sur des contrats de moins d’un mois, on trouve une majorité d’hommes et le
profil des âges pour les hommes et les femmes est similaire : un nombre
élevé de personnes en début de vie active, puis un recul et une légère
remontée. En revanche, parmi les cumulant.e.s sur des contrats de plus d’un
mois, où les femmes sont majoritaires, le nombre d’hommes diminue avec l’âge
mais le nombre de femmes augmente. Elles ont certes davantage de contrats de
plus d’un mois que les hommes, mais elles sont de plus en plus nombreuses avec
l’âge à cumuler chômage et emploi[5].
Cela traduit la plus grande vulnérabilité des seniores sur le marché du travail.

Parmi les
salarié.e.s en multi-employeurs qui, perdant un de leurs emplois, peuvent
bénéficier d’une indemnisation chômage leur permettant la poursuite de leurs
autres emplois, 80 % sont des femmes et près de la moitié a plus de 50
ans. Les métiers recherchés par ces allocataires sont le plus souvent dans les
secteurs de l’assistance aux enfants, des services domestiques, du nettoyage
des locaux, de l’assistance auprès d’adultes.

Des emplois moins
qualifiés

Lorsque les
femmes seniores ont un emploi, celui-ci est davantage concentré dans le
tertiaire et moins qualifié. Un niveau de formation initiale moins élevé en
moyenne, une moindre valorisation des diplômes et une reconnaissance des
qualifications et compétences plus difficile à obtenir les pénalisent. La
répartition socio-professionnelle reflète les qualifications acquises lors des
décennies précédentes. Mais il apparaît que la qualification s’accroît avec
l’âge pour les hommes, alors que ce n’est pas le cas pour les femmes. Les
hommes progressent dans la carrière et obtiennent des postes de plus en plus qualifiés
(ils sont plus souvent cadres et moins souvent non qualifiés après 50 ans
qu’avant), ce qui compense le moindre niveau de formation initiale des
générations anciennes. A l’inverse, les femmes de plus de 50 ans ont des postes
moins qualifiés que leurs cadettes (graphique 2).

Le moindre niveau
de formation initiale des seniores pèse donc davantage car le déroulement de
carrière est plus discriminant. Lorsqu’elles se sont interrompues ou qu’elles
ont perdu leur emploi, elles peinent à retrouver du travail et acceptent plus
souvent un poste moins qualifié, faute de mieux. Celles qui n’ont pas connu
d’interruption ont également un parcours moins favorable que les hommes. L’élévation
du niveau de formation des jeunes femmes ne suffira donc pas, à lui seul, à
surmonter les inégalités entre seniores et seniors, compte tenu des freins et
des discriminations qui s’exercent.

Des emplois de
moindre qualité…

La
part des contrats temporaires dans l’emploi des femmes seniores est plus élevée
que celle des hommes. Elle reste cependant inférieure à celle des autres
classes d’âge, tant pour les hommes que pour les femmes. Mais l’instabilité de
l’emploi s’est amplifiée dans la période récente et les femmes sont les plus
concernées.

Les
senior.e.s sont plus souvent à temps partiel que les autres actifs occupés et
les différences entre les hommes et les femmes sont importantes. L’emploi à
temps partiel des senior.e.s représente 21.7 % de l’emploi, contre 16.5 %
pour les salarié.e.s de 25 à 49 ans en 2018. Pour les seniores, la part est de
32.8 % (26.8 % pour les femmes de 25 à 49 ans) et pour les seniors
elle est de 10.9 % (6.0 % pour les hommes de 25 à 49 ans).

Les
évolutions dans le temps ont été nettement différenciées. Pour les femmes de
plus de 50 ans, la progression du temps partiel s’est amorcée dès le début des
années 1980 et fut régulière, alors que celle des 25-49 ans s’est accélérée
dans les années 1990 sous l’effet des politiques publiques. L’écart, de presque
10 points au milieu des années 1970, avait presque disparu 30 ans plus tard.
Mais dans la dernière décennie, ce sont des évolutions divergentes qui se
manifestent : le temps partiel progresse parmi les femmes seniores, mais
recule parmi les femmes de 25 à 49 ans, recréant un écart de 6 points.

Les temps partiels des hommes seniors, longtemps cantonné à
7-8 % de leur emploi, atteint désormais 10.9 %, car il a connu une
hausse similaire à celle des femmes depuis la deuxième moitié des années 2000,
témoin de la dégradation générale du marché de l’emploi pour les plus âgé.e.s.
L’écart avec les femmes seniores est de 21.9 points en 2018, proche de la
moyenne de longue période.

L’allongement de
la vie active reproduit donc les caractéristiques des emplois, en les
exacerbant. Le travail à temps partiel progresse avec l’âge et les faibles
quotités tiennent une place de plus en plus importante. Au-delà de 60 ans, le
temps partiel atteint 45.2% de l’emploi des femmes. 16.5 % des femmes de
plus de 60 ans en emploi exercent des emplois de moins de 15 heures, qui
représentent 36.6 % des emplois à temps partiel de cette tranche d’âge. La
diffusion du temps partiel au fil de l’âge vaut même si l’on ne prend en compte
que les personnes actives qui ne cumulent pas leur activité avec une retraite. Le
sous-emploi (essentiellement dû au temps partiel) s’est développé davantage
parmi les femmes seniores que parmi les hommes seniors.

Il n’apparaît
donc pas nettement de comportement de réduction volontaire du temps de travail avant
la retraite, ni de convergence entre les femmes et les hommes senior.e.s. Au
contraire, la montée du sous-emploi chez les femmes de plus de 50 ans participe
au diagnostic d’une plus grande fragilité de l’emploi.

… et moins bien
rémunérés

Les écarts des
salaires moyens entre les femmes et les hommes croissent avec l’âge.
L’inégalité est accrue si l’on raisonne en équivalent-temps-plein. Aux
fondements généraux des inégalités entre les femmes et les hommes s’ajoutent
donc des discriminations spécifiques à l’encontre des seniores. Quel que soit
le niveau de diplôme, les inégalités se forment dès l’entrée dans la vie active
et s’amplifient avec l’âge. Pour les salarié.e.s à temps complet, la
progression est beaucoup plus marquée chez les hommes, en particulier pour les
plus diplômés, alors que pour les femmes, les carrières sont plus plates,
qu’elles soient diplômées ou non, sans progression au fil des générations.

Des ruptures de
parcours avant la retraite

Les trajectoires
en fin de carrière témoignent de la fréquence des ruptures de parcours. Une
proportion significative des seniores passe par des périodes de chômage ou
d’inactivité entre leur sortie définitive du marché du travail et leur départ à
la retraite. La part des femmes ayant quitté le marché du travail avant 50 ans
ou bien n’ayant jamais travaillé est plus élevée que la part des hommes et cet
écart s’accroît avec l’âge. En outre, plus de la moitié des femmes prennent
leur retraite en ayant connu des années de non emploi dans les années qui
précèdent, et elles subissent davantage de changements de statuts que les
hommes.

Questions pour
l’avenir

Dans les analyses
des inégalités entre les femmes et les hommes en général, il est usuel de
commenter la situation des femmes comme étant « dans, en marge et hors du
marché du travail ». On en attribue l’origine, en partie, aux difficultés
d’articulation entre les tâches professionnelles et parentales. Il est frappant
de constater que cela vaut aussi pour les plus de 50 ans. Il faut donc bien
chercher ailleurs le fondement des inégalités : dans l’évolution des
structures de l’emploi et dans les discriminations spécifiques que subissent
les femmes quel que soit leur âge. Sous couvert de moindre disponibilité
lorsqu’elles sont jeunes et qu’elles ont des enfants en bas âge, sous couvert
d’autres formes de discriminations lorsqu’elles vieillissent et qu’elles
subissent des freins spécifiques.

Pour l’avenir,
plusieurs questions peuvent être posées, au regard des tendances passées. Se
pose d’abord la question du partage entre l’emploi et le non-emploi. La hausse,
voulue et favorisée, des taux d’activité se traduira-t-elle par une
augmentation de l’emploi ou bien par celle du chômage ? Ou bien par une
instabilité des parcours et des allers-retours multiples entre emploi et
non-emploi, que celui-ci prenne la forme de l’inactivité, du chômage ou du
sous-emploi ?

Les difficultés à
rester en emploi sont multiples. En cas de chômage, le risque d’y demeurer
longtemps est accru car les seniores subissent des freins spécifiques pour
retrouver un emploi. Le secteur tertiaire, en particulier les services à la
personne et les métiers sanitaires et sociaux, offre et continuera d’offrir un
débouché croissant aux femmes seniores. Qu’elles soient en recherche d’emploi à
la suite d’une perte d’emploi, que la crise économique ou les réformes des
retraites aient retardé l’acquisition des droits nécessaires pour bénéficier
d’une retraite à taux plein lorsqu’elles ont une carrière incomplète, qu’elles
soient demandeuses d’emploi en activité réduite et souhaitent travailler
davantage, qu’elles aient besoin de cumuler retraite et emploi du fait de leur
faible niveau de pension. Mais cela risque d’accroître encore plus la dualité
du travail entre femmes et hommes et entre les femmes.

La question se
pose aussi de l’ampleur que prendra le temps partiel. La hausse de l’activité
des femmes s’est faite avec une progression du temps partiel. Si l’on considère
que le temps partiel a permis aux mères de s’insérer dans l’emploi et qu’il
s’est substitué à l’inactivité, alors une inflexion devrait se produire (une
fois que les enfants ont grandi) ; mais ce n’est pas ce que laissent
prévoir les évolutions passées. Si, en revanche, le développement du temps
partiel tient essentiellement à la tertiarisation de l’économie et à la demande
de travail (part élevée du temps partiel dans les services, dont les métiers
sont majoritairement pourvus par les femmes), alors l’emploi des femmes
seniores restera durablement marqué par le temps partiel.

Les difficultés
d’insertion et de réinsertion après une perte d’emploi s’ajoutent à cette
caractéristique structurelle. De plus, le report de l’âge de départ en retraite
renforce la tendance, puisque le temps partiel s’amplifie aux âges avancés.
L’emploi des femmes seniores serait alors de plus en plus à temps partiel. Seul
pourrait jouer en sens contraire le fait que le niveau de diplôme des jeunes
femmes s’élevant, elles seraient progressivement moins concentrées sur les
emplois peu qualifiés du tertiaire, les plus pourvoyeurs de temps partiel. A
condition que les stéréotypes et les discriminations s’atténuent.

La question se
pose aussi de la reconnaissance des qualifications et des déroulements de
carrière. Les conditions d’emploi des seniores seront encore durablement
déterminées par les caractéristiques des générations de femmes moins formées
que les hommes et/ou formées dans des filières moins valorisées. Certes cette
situation changera à long terme. Mais cela suppose que la qualification acquise
soit reconnue sans discriminations et que les carrières des femmes progressent
à l’égal des hommes. Or jusqu’à présent, en moyenne, la qualification s’accroît
avec l’âge seulement pour les hommes.

La question de la
qualité de l’emploi est donc primordiale. La polarisation du marché du travail
concerne les femmes comme les hommes. Mais les femmes sont les plus touchées.
La ségrégation professionnelle les pénalise : emplois peu qualifiés,
souvent à temps partiel et à faibles salaires. Les femmes seniores sont cependant
hétérogènes. Les femmes cadres sont certes discriminées dans leurs carrières,
si bien que lorsque lorsqu’elles sont seniores elles n’exercent pas les mêmes
emplois que leurs collègues masculins. Mais elles ont des parcours le plus
souvent stables et parviennent à l’âge de la retraite sans ruptures majeures. A
l’opposé, la précarisation des femmes à l’origine peu formées les enferme dans
le sous-emploi au fil de l’âge : la ségrégation professionnelle est
renforcée et les ruptures de trajectoires plus nombreuses en fin de carrière.

Pour les femmes
seniores précaires en sous-emploi durable, l’évolution spontanée du marché du
travail (structures sectorielles, normes d’emploi…) ne permet pas d’anticiper
une amélioration de la situation. C’est donc d’une part du côté de la
sécurisation générale des parcours des emplois précaires, d’autre part de la
levée des freins qui s’exercent sur les femmes seniores et de façon plus
générale du combat contre les inégalités entre les femmes et les hommes tout au
long de la carrière que se situent les perspectives d’amélioration.


[1] Ce texte résume et actualise la première partie de
l’étude « Les femmes seniores dans l’emploi : état des lieux »,
CSEPFH (Conseil supérieur de l’égalité professionnelle entre les femmes et les
hommes), juin 2019. https://www.egalite-femmes-hommes.gouv.fr/wp-content/uploads/2019/07/CSEP-RAPPORT-FEMMES-SENIORS-EMPLOI-1.pdf

[2] Le taux d’activité est
le  rapport entre le nombre d’actifs en
emploi (actifs occupés) ou au chômage et l’ensemble de la population
correspondante.

[3] Les demandeurs d’emploi inscrits à Pôle
emploi sont tenus de faire des actes positifs de recherche d’emploi. Ils sont
classés en catégories, dont : catégorie A : sans emploi au cours du
mois ;  catégorie B : ayant exercé
une activité réduite courte (78 heures ou moins) au cours du mois ;
catégorie C : ayant exercé une activité réduite longue (plus de 78 heures) au
cours du mois.

[4]
Si un
chômeur ou une chômeuse est inscrit.e à Pôle emploi et travaille en activité
réduite, il ou elle peut, sous certaines conditions, percevoir une partie de
ses allocations chômage en plus du salaire de son activité.

[5]
UNEDIC – L’Assurance Chômage, dossier de
référence à la négociation, novembre 2018,

https://www.unedic.org/publications/dossier-de-reference-de-la-negociation-ouverte-en-novembre-2018
https://www.unedic.org/publications/dossier-de-reference-de-la-negociation-ouverte-en-novembre-2018



L’impact de la grève de la RATP le 17 décembre pour l’accessibilité de l’emploi

Par Maxime Parodi et Xavier Timbeau

L’accessibilité de
l’emploi est un indicateur de plus en plus utilisé en géographie urbaine (voir ici,
un exemple
pour Seattle
). Il mesure le nombre d’emplois auquel on peut accéder
en partant d’un point donné (le lieu où l’on réside). L’opération est loin
d’être simple lorsqu’on utilise non pas les kilomètres qui vous séparent de
chaque emploi mais le temps qu’il faut pour se rendre d’un point à un autre en
utilisant le système de transport en commun. Un indicateur d’accessibilité peut
être défini comme la somme de tous les emplois que l’on peut atteindre par les
transports en commun en un temps donné. Il ne s’agit bien sûr pas d’occuper
tous ces emplois, mais de mesurer les opportunités auxquelles ont accès les
individus en fonction de leur lieu de résidence.



La diffusion
d’informations très détaillées sur les systèmes de transport permet de
construire une carte de l’indicateur d’accessibilité sur une grille de point
de départ aussi fine que voulue. Cette information est librement accessible sur
un smartphone grâce au développement depuis 2005 du format GTFS (initialement
Google Transit Feed Specification, aujourd’hui le General Feed
Transit Specification
). Ile de
France Mobilité
, mais aussi la RATP ou encore la SNCF diffusent et
mettent à jour régulièrement les lignes, les horaires théoriques et les accès à
l’ensemble des réseaux de transports, ferrés comme routiers – les funiculaires
sont aussi inclus ! GTFS prévoit également un format temps réel afin de
renseigner les voyageurs sur leur temps d’attente ou leur trouver le meilleure
itinéraire pour se rendre à leur destination.

Cette information détaillée, combinée à un algorithme qui calcule les temps minimums de déplacement sous quelques contraintes (ne pas trop attendre, ne pas trop marcher, ne pas trop changer de moyen de transport) permet de construire un indicateur d’accessibilité à l’emploi par les transports en commun. La carte suivante représente l’indicateur d’accessibilité en transport en commun (métro, RER, tramway et bus) à l’emploi (localisé au niveau de l’IRIS) pour l’unité urbaine de Paris un jour normal de fonctionnement du réseau de transport. Sans surprise, les habitants du centre de l’agglomération bénéficient d’un réseau dense et rapide qui leur permet d’accéder en moins d’une heure à plus de 4 millions d’emplois (sur les 7 que compte l’aire urbaine) qui sont très concentrés eux-mêmes au centre de l’aire urbaine. Le long des lignes de RER l’accessibilité est élevée et plus on s’éloigne du réseau de transport, plus l’accessibilité à l’emploi se réduit. Cet indicateur est théorique puisqu’il ne permet pas les déplacements multimodaux (voiture puis RER, ou encore vélo+métro) et ne prends pas en compte ni la congestion (qui est un facteur essentiel pour les déplacements en voiture) ni les temps de parcours effectifs sur les réseaux ferrés. Malgré tout, il donne une bonne indication de la géographie urbaine.

La carte suivante est construite en dégradant le réseau de transport de la RATP conformément aux informations de trafic pour la journée du 17 décembre 2019. Le mouvement social conduit à la fermeture totale d’une dizaine de lignes de métro, de réductions importantes de la fréquence sur le RER A et B, les lignes de métro 3, 4, 7, 8, 9 et 11, les tramway T1, T2,  T3A, T3B, T6 et t8,  de réductions de trajet sur les lignes 8, 9 et 11 et enfin de réductions de la fréquence ou d’interruptions de trafic sur les lignes de bus. Tout ceci conduit à un allongement des temps de transport et réduit l’accessibilité de l’emploi.

La dernière carte représente la perte relative d’accessibilité. Elle résulte de la différence en pourcentage des deux précédentes.

Note technique : les cartes présentées sont réalisées à partir de données et logiciels en données ouvertes. La carte routière est la carte Open Street Map téléchargée sur le site data.gouv.fr le 15/12/2019. Le fichier GTFS est celui publié par Ile de France mobilité et téléchargé le 12/12/2019. Les données d’emploi à l’IRIS sont celles pour l’année 2009 issues du dispositif CLAP de l’INSEE téléchargé sur data.gouv.fr en octobre 2019. Seule l’année 2009 est disponible la maille IRIS. OpenTripPlanner (version 1.4) est utilisé pour le calcul des isochrones à partir de la carte OSM et des données GTFS IDFM. Enfin, nous utilisons R et RStudio et notamment les packages tidyverse, tidytransit et tmap pour traiter les différentes données et produire les cartes. Le code sera prochainement disponible.




Évolution de l’emploi : quel niveau pour les cycles de productivité par branche ?

par Bruno Ducoudré

L’emploi salarié dans les branches marchandes (17,3 millions d’emplois au premier semestre 2019) représente environ 65% de l’emploi total, et sa progression contribue (848 000 emplois créés depuis le dernier trimestre 2014) largement à la baisse du chômage observée depuis 2015. La bonne compréhension des évolutions conjoncturelles de l’emploi salarié dans le secteur marchand nécessite de distinguer les tendances de long terme qui l’affectent (gains de productivité tendanciels, évolution de la durée du travail, coût du travail) des fluctuations conjoncturelles de l’activité.Ces deux dimensions peuvent par ailleurs varier selon les branches d’activité, les branches étant plus ou moins sensibles à la conjoncture internationale ; les cycles de production peuvent également être plus longs dans la construction que dans les autres branches.

Dans une étude récente[1], nous procédons à une analyse tendance/cycle de productivité pour l’économie française en décomposant les demandes de travail par grande branche marchande (industrie, construction, services marchands). À partir d’une estimation économétrique des demandes de travail par branche, nous cherchons à mesurer les tendances de productivité, leur évolution et les cycles de productivité.

Il s’agit d’une part de caractériser le ralentissement de la productivité pour la France et de mettre en évidence la contribution des branches à ce ralentissement[2]. Le ralentissement de la productivité peut provenir de deux effets : 1. un effet provenant du ralentissement partagé par l’ensemble des branches ; 2. un effet de composition : dès lors que les gains de productivité sont plus élevés dans l’industrie, mais que ce secteur voit sa part dans l’emploi et sa VA diminuer au cours du temps[3], les gains de productivité des branches marchandes prises dans leur ensemble diminuent, toutes choses égales par ailleurs. Conformément à la littérature théorique et empirique existante (Duarte et Restuccia, 2010), les gains de productivité sont attendus plus élevés dans l’industrie, là où les tâches routinières conduisent au remplacement des emplois par les machines et où les innovations de produits, managériales et organisationnelles permettent des gains de productivité plus élevés relativement aux autres secteurs. Les estimations indiquent une tendance de productivité croissante à un rythme de 0,9 % par an sur la période récente (1,9 % par an dans l’industrie, 0,8 % dans les services et 0,1 % dans la construction ; graphique 1). Cette tendance a ralenti depuis le début des années 1980. Ce ralentissement des gains de productivité tendanciels s’observe principalement dans l’industrie. Conjugué à la baisse de la part de l’industrie dans l’emploi, cela explique 90 % de la baisse du taux de croissance de la productivité tendancielle depuis les années 1980.

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D’autre part, la méthode permet d’affiner le diagnostic conjoncturel sur l’emploi par branche. De fait, les comportements de demande de travail peuvent différer selon les branches. Ces divergences portent notamment sur le type de main-d’œuvre (travail qualifié/non qualifié) et la sensibilité au coût du travail, ou sur les modalités d’ajustement de la main-d’œuvre aux variations de l’activité (délais d’ajustement, ajustements internes via la modulation de la durée du travail ou ajustement externe via la modification du stock d’emplois). Les cycles d’activité peuvent aussi être de durées et d’ampleurs différentes selon les branches, selon qu’elles sont plus ou moins exposées à la conjoncture internationale ou qu’elles connaissent des spécificités propres, les cycles d’activité dans la construction pouvant être plus longs. Ainsi, à court terme, l’emploi est essentiellement déterminé par les variations de l’activité économique mais l’ajustement est progressif. L’impact de la croissance sur l’emploi est amorti par le comportement des entreprises, conduisant à un cycle de productivité : si les entreprises adaptent très rapidement le volume d’emplois temporaires (CDD courts, intérim) à la conjoncture, elles n’ajustent pas immédiatement leurs effectifs stables aux besoins de la production. Elles préfèrent recourir à la flexibilité interne, en ajustant les rémunérations salariales variables et le temps de travail via les heures supplémentaires, les congés imposés ou le chômage partiel. Les entreprises ne vont ajuster leurs effectifs que si le rebond ou le creux conjoncturel se montre durable. C’est pourquoi la productivité du travail accélère lors des phases de reprise et ralentit lors des ralentissements conjoncturels. La modification du rythme de croissance a donc des effets retardés sur l’emploi, et la croissance de la productivité du travail fluctue à court terme.

Les résultats montrent que le cycle de productivité présente des fluctuations plus importantes dans le secteur de la construction. Le calcul des délais moyens d’ajustement (DMA) de l’emploi à la demande indique un délai d’ajustement de 5,6 trimestres pour cette branche. Le cycle fluctue beaucoup moins pour l’industrie et les services, indiquant une vitesse d’ajustement de l’emploi à l’activité économique plus rapide pour ces deux branches, ce que confirment les délais moyens d’ajustement à la demande (respectivement 4,4 et 4,1 trimestres). Globalement, au quatrième trimestre 2018 les estimations indiquent que le cycle de productivité serait légèrement positif dans les services (+0,2 %), ce qui signifie que le secteur des services est globalement en sous-effectif. Autrement dit, une fermeture du cycle de productivité dans les services se traduirait, toutes choses égales par ailleurs, par une hausse de l’emploi de 0,2 % dans les services. Le cycle de productivité serait plus largement positif dans l’industrie (+0,8 %) tandis qu’il continuerait de se creuser dans la construction (-1,6 % ; graphique 2). Au niveau du secteur marchand non agricole (SMNA), le cycle de productivité serait refermé au quatrième trimestre 2018 (Graphique 3).

 

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[1] B. Ducoudré, « Tendances et cycles de productivité par grande branche marchande pour l’économie française », Revue de l’OFCE, n° 162, avril 2019.

[2] Les économies développées sont confrontées à un ralentissement tendanciel des gains de productivité (Bergeaud, Cette et Lecat, 2016 ; Cette, Fernald et Mojon, 2016 ; Ducoudré et Heyer, 2017). Plusieurs hypothèses ont été avancées pour expliquer ce ralentissement – déclin de l’investissement, mauvaise allocation des facteurs, qualité du travail dégradée, moindre diffusion des technologies entre les entreprises à la frontière de la productivité et les autres, phénomènes de « winner-takes all ».

[3] Du fait des décisions de localisation / délocalisation de la production des firmes à l’étranger, d’une demande intérieure atone, d’un transfert d’une partie l’activité et des emplois des branches industrielles vers les branches des services ou encore de pertes de parts de marché à l’exportation ou sur le marché intérieur face à la concurrence étrangère.

 

Bibliographie

Bergeaud A., Cette G. et Lecat R., 2016, « Productivity Trends in Advanced Countries between 1890 and 2012 », Review of Income and Wealth, vol. 62, n° 3, pp. 420‑444.

Cette G., Fernald J. et Mojon B., 2016, « The pre-Great Recession slowdown in productivity », European Economic Review, vol. 88, pp. 3‑20.

Duarte M. et Restuccia D., 2010, « The role of the structural transformation in aggregate productivity », The Quarterly Journal of Economics, vol. 125, n° 1, pp. 129‑173.

Ducoudré B., « Tendances et cycles de productivité par grande branche marchande pour l’économie française », Revue de l’OFCE, n° 162, avril 2019.

Ducoudré B. et Heyer É., 2017, « Quel nouveau sentier de croissance de la productivité du travail ? Une analyse pour six grands pays développés », Revue de l’OFCE, vol. 152, n° 3.




Les Allemandes travaillent moins que les Françaises

par Hélène Périvier et Gregory Verdugo

Vues depuis le taux d’emploi, les femmes françaises travaillent moins que les femmes allemandes : en 2017 le taux d’emploi des femmes âgées de 15 à 64 ans était de 67,2% en France contre 75,2% en Allemagne. Mais cet indicateur couramment utilisé ignore que les femmes allemandes mobilisent plus le temps partiel que les françaises pour articuler leurs temps. Ceci tient au fait que le sous-emploi et la régulation du marché du travail diffèrent dans les deux pays, avec en particulier une offre abondante de mini jobs à temps partiel en Allemagne qui affecte davantage les femmes que les hommes.Par ailleurs, les différences en termes de politiques d’articulation vie familiale-vie professionnelle dans les deux pays permettent une prise en charge de la petite enfance plus étendue en France qu’en Allemagne et induisent un recours au temps partiel par les Allemandes.

Pour comparer la situation de l’emploi des femmes en France et en Allemagne, nous utilisons des indicateurs qui prennent en compte le temps de travail, que nous calculons par âge pour illustrer une perspective de cycle de vie[1]. Les résultats confirment que les Allemandes travaillent davantage à temps partiel que leurs homologues françaises et ceci est particulièrement marqué aux âges de la maternité. Ces différences de temps de travail des femmes expliquent que les écarts de salaires hommes/femmes soient plus élevés en Allemagne qu’en France.

Taux d’emploi et taux d’emploi en équivalent temps plein par âge

Comparer les taux d’emploi et taux d’emploi en équivalent temps plein au cours du cycle de vie met en évidence les différences importantes entre les deux pays en ce qui concerne la baisse du temps de travail des femmes aux âges pendant lesquels la contrainte familiale est la plus forte entre 30 et 40 ans. Les graphiques 1a et 1b montrent les taux d’emploi et taux d’emploi en équivalent temps plein par âge pour les femmes en 2010, date à laquelle les pays européens devaient avoir atteint un taux d’emploi des femmes de 60% selon la Stratégie européenne de l’emploi (SEE). Les graphiques 2a et 2b montrent ces mêmes indicateurs pour les hommes.

Si l’on se restreint aux taux d’emploi, les modèles semblent similaires dans les deux pays : l’évolution des taux d’emploi sur le cycle de vie pour les femmes est assez proche, il en est de même pour les hommes (à l’exception des âges d’entrée et de sortie dans la vie active qui diffèrent pour les deux sexes entre les deux pays). En Allemagne comme en France, le taux d’emploi des femmes est élevé mais l’écart avec celui des hommes augmente entre 30 et 40 ans (courbes en trait plein).

Dès lors que l’on tient compte du temps partiel, il apparaît que la division sexuée du travail est beaucoup plus marquée en Allemagne comparée à la France (courbes en pointillés) [2].

À tous les âges, le taux d’emploi en équivalent temps plein des femmes est plus faible en Allemagne qu’en France (alors que pour les hommes il est proche du taux d’emploi et ceci pour les deux pays). À partir de 30 ans, le taux d’emploi en équivalent temps plein des femmes passe sous la barre des 60% en Allemagne alors qu’en France il est supérieur à 65%. Les Allemandes ajustent donc d’avantage leur temps de travail au moment où les contraintes familiales sont fortes. Pour les hommes, les taux d’emploi en équivalent temps plein sont proches des taux d’emploi à tous les âges dans les deux pays.

Graphes1a-1b_post04-02

Graphes2a-2b_post04-02Écart de salaire global : le poids du temps de travail

Le recours massif au temps partiel par les femmes en Allemagne relativement à la France explique une part importante des écarts de salaires qui y sont plus élevés. L’indicateur global d’écart de salaire calculé par Eurostat[3] montre que l’écart de salaire global est beaucoup élevé en Allemagne (45% contre 31% en France), et que ceci est principalement dû aux écarts de temps de travail. En moyenne les Allemandes travaillent 122 heures par mois contre 144 pour les Françaises ; le taux de salaire horaire moyen étant comparable (tableau)

Tabe_post04-02-2019Ainsi les politiques visant l’égalité professionnelle ne peuvent pas laisser de côté la question du temps de travail et de la qualité des emplois occupés par les femmes. Il semble que de ce point de vue la France soit meilleure élève que l’Allemagne, même si beaucoup reste à faire en la matière.

 

 

[1] Ce post de blog est tiré de : « La stratégie de l’Union européenne pour promouvoir l’égalité professionnelle est-elle efficace ? », Périvier H. et G. Verdugo, Revue de l’OFCE, n°158, 2018.

[2] Les taux d’emploi en équivalent temps plein ont été calculés à partir des Enquêtes sur les forces de travail européennes. Chaque emploi est pondéré par le nombre d’heures travaillées. Un emploi à temps plein est défini comme un emploi dont le nombre d’heures travaillées est supérieur ou égal à 35. Si le nombre d’heures est compris entre 25 et 34, nous assignons un poids de 75% d’un emploi à temps plein, un poids de 50% si le nombre d’heures est compris entre 15 et 24, et un poids de 25% si le nombre d’heures est inférieur à 14 heures de travail.

[3] L’ERG calculé par Eurostat correspond à l’écart de rémunération moyen pour l’ensemble de la population.




Pour une régulation économique des contrats courts sans contraindre les entreprises, en préservant l’assurance chômage

par Bruno Coquet et Eric Heyer

L’OFCE et la Délégation du Sénat pour les entreprises ont récemment publié un rapport ayant trait à l’opportunité et aux moyens de réguler l’usage des contrats courts. La première partie dessine le cadre économique et dresse un bilan du développement des contrats courts en France au cours des trente dernières années, puis met en évidence les déterminants de leur usage croissant. La seconde partie tire les conséquences de cette segmentation du marché du travail du point de vue de l’assurance chômage, et montre qu’il est nécessaire de réguler l’usage des contrats courts avec des instruments économiques, respectueux des mécanismes de marché. Ces travaux éclairent les nouvelles négociations des règles de l’assurance chômage engagées par les partenaires sociaux, à la demande du gouvernement.

Contrats courts : nécessaires, mais pas à n’importe-quel prix

Le recours aux contrats courts a fortement progressé : aujourd’hui près de 40 millions de CDD de moins de 1 mois et de missions d’intérim sont conclus chaque année dans notre pays, deux fois plus qu’en 2000, et des contrats plus en plus courts. Et ce phénomène transcende les statuts juridiques car il concerne aussi les CDI souvent rompus très vite et même le secteur public.

Les contrats courts sont pour les employeurs un moyen de réduire l’incertitude inhérente à l’activité économique. Ils favorisent donc le bon fonctionnement de l’économie de marché, dans la limite où ils ne permettent pas de s’affranchir de certains principes essentiels : l’agent qui supporte un risque doit être rémunéré en conséquence, les coûts de production doivent être facturés aux clients et la compétitivité ne peut pas structurellement reposer sur la détérioration des conditions sociales. L’usage des contrats courts doit aussi créer de la valeur, de l’emploi et des revenus, car il ne serait sinon qu’un moyen de saupoudrer la quantité existante de travail sur un nombre accru d’actifs, donc un partage du travail d’un genre particulier, sans compensation salariale mais avec des exonérations de charges, et de plus en plus de salariés gagnant trop peu pour vivre de leur travail.

L’usage des contrats courts stimulé par la baisse du coût du travail

Notre analyse économétrique confirme l’usage contra-cyclique des contrats courts, leur sensibilité à l’environnement juridique et met en évidence un lien étroit entre l’essor des contrats courts et les politiques de baisse des cotisations sociales ciblées sur les bas salaires. En revanche, à l’aune de nos résultats, la formule de taxation des contrats courts mise en place de 2013 à 2017 serait restée sans effet.

Les contrats courts coûtent cher à tous les agents, exceptés aux employeurs qui les utilisent et leurs clients. Si leur usage ne doit pas être bridé par principe, la théorie économique ne justifie pas qu’il soit débridé, en particulier si ces contrats courts sont toujours plus courts, dans des activités pérennes où la demande est stable, voire en expansion régulière et soutenue, si bien que les employeurs qui n’utilisent pas ces contrats sont moins compétitifs.

L’assurance chômage confrontée aux contrats courts

Les contrats courts ont modifié la nature de l’emploi et du chômage, exposant l’assurance à une forte récurrence en indemnisation, en particulier sous forme de réembauches. Même si l’État doit agir en ajustant ses propres instruments lorsqu’il stimule les contrats courts, la bonne gestion commande à l’assureur d’adopter une tarification servant ses propres objectifs, plutôt que d’attendre des mesures imposées de l’extérieur, qui embrasseraient probablement d’autres objectifs que l’optimalité de l’assurance chômage.

Dans une assurance mutualisée, il est normal et sain que les chômeurs issus d’emplois instables soient surreprésentés et génèrent un déficit d’exploitation, compensé par un excédent des contrats stables : cela montre que les risques effectifs sont bien couverts. Mais le risque de chômage n’est assurable que s’il ne résulte pas de la volonté des assurés. Assurer du chômage temporaire, c’est-à-dire compléter les revenus du travail de contrats courts choisis, et assurer le chômage involontaire sont donc deux objectifs bien différents que l’assureur devrait traiter avec deux caisses dédiées, car leurs logiques de financement sont différentes. En France, l’assureur poursuit ces deux objectifs avec une seule caisse et un ensemble unique de règles : le prix de l’assurance est donc le seul levier qu’il peut moduler pour réguler les comportements indésirables. Cela n’a rien d’hérétique : il s’agit simplement d’inciter les employeurs à internaliser le coût du chômage temporaire engendré par la technologie et l’organisation de la production. Si l’assureur ne le fait pas, il devra restreindre les droits communs qui sont sa raison d’être, pour financer du chômage temporaire, ce qui peut précipiter sa faillite.

Une régulation économique raisonnée

Jusqu’à présent la France a sans succès privilégié une régulation juridique des contrats courts, qui laisse accroire à de fortes rigidités de leur usage, alors que celui-ci est en réalité très flexible. Or, le ressort fondamental des contrats courts n’est pas juridique mais économique : les employeurs y ont recours non pas parce que le Code du travail le prévoit, mais parce qu’ils en tirent un avantage économique. Du point de vue de la théorie économique et du bon fonctionnement de l’économie de marché, ce levier de contrôle économique est inexplicablement sous-utilisé. Le contexte actuel plaide sans ambiguïté pour un rééquilibrage en faveur de cette régulation économique, en l’occurrence une tarification comportementale des employeurs.

Il ne s’agit pas de taxer, mais de tarifer, de fixer un prix d’équilibre du contrat d’assurance, qui minimise son coût et maximise son efficacité. Cette tarification doit, autant que possible, être contemporaine du comportement qui la justifie, simple, lisible, ni excessive ni symbolique, inciter et non punir. Elle ne doit pas viser à financer le « déficit » des contrats courts, ni renflouer l’Unedic, mais supprimer les subventions croisées payées par les employeurs de salariés en contrats longs qui bénéficient aux employeurs de salariés précaires, pour réguler les comportements de certains employeurs dans certains secteurs.

Nous préconisons une troïka d’instruments qui vont en ce sens :

– Une tarification dégressive avec l’ancienneté dans le contrat de travail. Indépendante du statut, laissant l’employeur libre de ses choix, contemporaine du comportement coûteux, elle diminue le coût du travail d’une immense majorité d’employeurs ;

– Un système de franchise, peu coûteux, permettant d’épargner les petites entreprises et les entreprises en forte croissance, et celles utilisant peu les contrats courts ;

– Une contribution forfaitaire, car la rotation très rapide de contrats très courts suggère que le coût de transaction n’est pas dissuasif pour l’employeur.

La nature et l’ampleur du problème des contrats courts, dont les bénéfices sont aujourd’hui localisés sur un nombre réduit d’agents tandis que les coûts sont supportés par une majorité, impliquent que de telles solutions feraient plus de gagnants que de perdants.

Cette troïka doit évidemment aller de pair avec des lois applicables et appliquées, notamment pour les CDD d’usage. Une révision des conditions d’indemnisation qui peuvent de leur côté favoriser l’usage de l’assurance aux fins d’indemniser du chômage temporaire (salaire de référence servant à calculer l’allocation et taux de remplacement) doit également être conduite en cohérence avec la tarification des contrats courts.