Le marché européen de l’électricité sur la sellette : leçons d’une crise

Jean-Luc Gaffard (GREDEG-CNRS Université Côte d’Azur, OFCE Sciences-Po)

L’un des aspects saillants de la crise énergétique actuelle est l’envolée du prix de l’électricité qui porte gravement atteinte au pouvoir d’achat des ménages et pèse de façon insupportable sur les coûts de production d’un très grand nombre d’entreprises. Le mécanisme de marché qui avait été conçu pour stimuler la concurrence et l’investissement dans de nouvelles sources d’énergie s’avère défaillant. Cette défaillance conduit à envisager, non seulement, un autre mécanisme de marché, mais aussi la mise en œuvre d’une nouvelle organisation du secteur de l’électricité.



Les conditions de libéralisation du marché

Le marché européen de l’électricité a été créé dans la perspective de stimuler une concurrence devant bénéficier en tout premier lieu au consommateur en faisant baisser les prix. La spécificité du bien concerné s’est traduite par la fixation du prix par le gestionnaire du réseau au niveau du coût de production de la centrale la plus onéreuse suivant en cela un mécanisme dit d’ordre de mérite consistant à appeler successivement les centrales de la moins chère à la plus chère jusqu’à satisfaction de la demande.

La création de ce marché européen de l’électricité est allée de pair avec une restructuration du tissu industriel. En dépit des vicissitudes de cette adaptation liées en particulier aux résistances des acteurs historiques, le schéma qui s’est peu à peu imposé a consisté en une séparation entre la production, la distribution et la gestion du réseau. La gestion du réseau (longue distance et local), monopole naturel, est restée entre les mains de l’opérateur historique, la production et la distribution ont été ouvertes à la concurrence dans le but de faire baisser les prix pour le consommateur.

Les entorses restantes au principe de libre concurrence, notamment celles liées à la volonté de protéger les entreprises placées en situation d’infériorité vis-à-vis de l’opérateur historique, étaient considérées comme transitoires. Les effets sur les comportements d’investissement des uns et des autres étaient laissés dans l’ombre d’autant qu’il était supposé que les signaux du marché guideraient ces derniers dans la bonne direction.

Un mécanisme de marché défaillant

Aujourd’hui, la dernière centrale appelée est une centrale à gaz dont le coût est impacté par une hausse vertigineuse du prix du gaz résultant de la pénurie d’offre accrue avec le déclenchement de la guerre en Ukraine. Cette hausse intervient alors que les capacités de production sont limitées à la suite des fermetures ou arrêts de nombreuses centrales (nucléaires, à charbon et à gaz). Ni la hausse du prix du gaz, ni la hausse induite du prix de l’électricité ne peuvent conduire à une hausse rapide de leur offre, ni de la part de nouveaux fournisseurs de gaz, ni de la part des producteurs d’électricité au moyen de nouvelles centrales nucléaires, éoliennes ou solaires.

La forte volatilité des prix enregistrée sur les marchés ‘spot’ crée une incertitude telle que les marchés à terme sont fortement perturbés et ne donnent aucune indication fiable pour investir. Les comportements spéculatifs à court terme prennent de l’ampleur et les investissements sont en recul venant aggraver la pénurie attendue de l’offre.

La coordination de l’offre et de la demande censée stabiliser les prix ne fonctionne pas. La raison en est le coût et le temps nécessaires à la construction de nouveaux équipements de production et de transport dans un contexte où il est difficile pour les entreprises de formuler des anticipations fiables justifiant des investissements à long terme.

Les entorses au libre marché dictées par les enjeux de politique environnementale visant à stimuler les énergies renouvelables avaient déjà créé des difficultés. L’injection d’électricité renouvelable rémunérée hors marché par des prix d’achat garantis très élevés avait, dans un contexte de stabilité de la demande d’électricité, engendré une chute des prix de gros partout en Europe, qui avait fragilisé les centrales classiques (thermiques à combustible fossile et nucléaires), financées, à la différence des renouvelables, par ces prix de gros et impacté les investissements à long terme et le renouvellement du parc.

Plus généralement, la concurrence introduite au moyen de règles particulières en réponse à un héritage historique, contrevenant de fait au libre fonctionnement du marché, n’a abouti, ni à la baisse des prix pour le consommateur final, ni au développement de nouveaux investissements, faute d’avoir permis un calibrage de l’offre future en rapport avec une demande dont l’expansion était mal évaluée.

Les difficultés dans lesquelles se trouve aujourd’hui un système dont le fonctionnement est subordonné exclusivement au mécanisme des prix ne sont guère surmontées en recourant à des taxes imposées aux entreprises qui font des profits « anormaux » et en utilisant le produit de cette taxation pour atténuer l’impact de la hausse du prix sur le pouvoir d’achat du consommateur final. Il n’est pas évident, en effet, de mettre en œuvre ce mécanisme, ni de garantir son efficacité aussi bien en termes d’investissement à réaliser que de compensation au bénéfice des ménages les plus touchés. Sans compter que l’impact sur les entreprises victimes de la hausse du prix de l’électricité n’est pas considéré.

La nécessité de revoir l’organisation industrielle

La crise du marché européen de l’électricité est survenue du fait d’un événement extérieur d’ordre géopolitique. Elle a pourtant un fondement qui tient à son architecture et, plus généralement à l’organisation de l’industrie. Les mêmes errements ont d’ailleurs été observés dans le passé dans d’autres circonstances, en l’occurrence en Californie (voir encadré). Dans les deux cas, les incitations à investir se sont avérées insuffisantes révélant la défaillance de la capacité d’anticiper faute d’une bonne coordination entre les différents acteurs de la filière. L’on devrait pourtant savoir qu’en situation d’incertitude relative au marché et aux technologies, le système des prix n’est pas suffisant comme source d’information, et qu’il faut recourir à des formes spécifiques d’organisation signifiant que l’économie de marché, n’obéissant pas seulement à un signal prix, n’est pas réductible à de pures relations d’échange entre acteurs indépendants [1]. La coordination requise n’est rendue possible que grâce à l’existence de codes de conduite, en fait d’imperfections de marché, qui structurent les relations entre les acteurs du secteur et de la filière, et dont l’objet est la transmission et la création de l’information pertinente afin de tirer avantage d’actions conjointes [2].

Aussi, la crise appelle-elle une révision de l’organisation, certes du marché européen de l’électricité, mais aussi de l’organisation industrielle. Plusieurs solutions peuvent être envisagées (Percebois J. 2022 ‘Flambée des prix de l’électricité : quelle réforme structurelle du marché européen ?, Connaissances des énergies, 11/09/22). Parmi elles, deux retiennent plus particulièrement l’attention. L’une consisterait à mettre en place un mécanisme d’acheteur unique. Celui-ci négocierait des contrats à long terme avec les différents producteurs de telle sorte que les prix s’alignent sur le coût marginal à long terme et non sur le coût variable de court terme. L’autre solution consisterait à revenir à un monopole (intégré ou non) adossé à une planification à long terme des investissements de production dont la conséquence est que le tarif pourrait se faire au coût moyen. L’objectif est de créer les conditions d’un investissement massif dans de nouvelles capacités de production en écartant tout système à flux tendus. Dans un cas comme dans l’autre, c’est bien d’une nouvelle organisation industrielle dont il est question, bien différente de celle imposée par la libéralisation telle qu’elle a été conduite, calquée sur celle réussie des télécommunications alors que la nature du bien et la nouvelle donne technologique étaient, dans ce dernier cas, totalement différentes (voir encadré).

Le cas français

Dans le contexte français, restructurer l’organisation industrielle conduit à s’interroger sur le statut et le périmètre des activités de l’opérateur historique EDF. Il a un moment été question de scinder celui-ci en trois entités : une entreprise publique pour les centrales nucléaires ; une autre cotée en Bourse pour la distribution d’électricité et les énergies renouvelables ; et une troisième qui coifferait les barrages hydroélectriques dont les concessions seraient remises en concurrence. Le projet de scission s’appuyait sur l’idée que l’intégration des activités de production d’électricité à base de nucléaire – sur lesquelles EDF est en situation de monopole – avec les activités de fourniture représentait une distorsion importante de concurrence. Implicitement, seule était considérée la structure du marché des fournisseurs d’électricité qui devaient être placés à égalité avec le producteur historique. C’était faire financer par la puissance publique les coûts non immédiatement recouvrables (sunk costs) de la construction de centrales nucléaires, construction dont la durée est particulièrement longue dans des conditions technologiques jamais totalement maîtrisées au départ. Un tel schéma, qui ne faisait qu’entériner les atermoiements de la stratégie nucléaire, n’est plus à l’ordre du jour.

L’objectif devrait, désormais, être de permettre à EDF de poursuivre le développement de différents types de centrales, nucléaires, solaires ou éoliennes. L’efficacité de cette stratégie repose sur un renforcement de son contrôle sur les différents segments des filières technologiques concernées ainsi que sur les différentes qualifications de main d’œuvre requises. Elle devrait passer, à tout le moins, par la mise en œuvre de contrats à long terme en amont comme en aval et avec les salariés.

Une telle option n’implique pas de renoncer au principe de concurrence. Celle-ci doit avoir pour objet d’adapter structure et technologie aux nouvelles conditions de marché et s’exercer par l’investissement et l’innovation entre entreprises similaires, au lieu de s’exercer par des prix, qui devraient plutôt être relativement stables en étant basé sur les coûts de longue période. Ces entreprises ne peuvent pas être uniquement des fournisseurs d’électricité. Elles doivent être aussi des producteurs investissant dans leurs propres centrales et leurs propres filières. L’une de ces entreprises est aujourd’hui TotalEnergies engagée, entre autres, dans le solaire et l’éolien. Par ailleurs, il est souhaitable que joue la sélection et disparaissent du marché les acteurs, acheteurs et vendeurs d’électricité, qui agissent en tant que simples traders et se livrent à la spéculation. Le fait que ces acteurs soient actuellement victimes de la hausse vertigineuse du prix va dans ce sens. Une évolution de même nature devrait permettre un assainissement du marché des installations d’équipements solaires et éoliens aujourd’hui soumis à des comportements erratiques de la part de certains offreurs faisant face aux collectivités territoriales.

Une telle évolution du secteur est subordonnée à la possibilité pour les entreprises de bénéficier d’un capital patient. Seul, en effet, un tel engagement, de banquiers ou d’actionnaires (y compris publics), favorisant la maîtrise du temps nécessaire à la réalisation des investissements, leur permettra de disposer d’un montant élevé des capitaux pendant une longue durée[3]. Le propre d’un tel engagement est de n’être vulnérable, ni au surgissement de conjonctures difficiles, ni aux tentations de changement brusque d’orientation. Il ne peut que favoriser la stabilité nécessaire.

L’organisation stable de l’industrie de l’électricité apparaît ici comme le complément nécessaire d’une politique publique si l’on veut que celle-ci ne soit pas assujettie à ces aléas électoraux qui ont pu venir, dans un passé récent, perturber la cohérence temporelle des choix d’investissement des entreprises.

Certes la réorganisation requise dont les effets attendus sont à long terme, ne résout pas à court terme le problème de l’envolée des prix. Aussi est-il nécessaire, pour réguler rapidement le marché de l’électricité, de réguler celui du gaz. La solution passe par la mise en place de prix plafonds administrés grâce à une intervention publique forcément délicate dans un contexte international impliquant de passer par des accords entre pays acheteurs de l’Union Européenne et pays vendeurs au premier rang desquels la Norvège et les États-Unis.

Un enseignement de portée générale

Les situations extrêmes sont souvent celles au cours desquelles apparaît la vraie nature des problèmes et prend corps une analyse donnant les moyens de les résoudre. Ainsi, la Grande Dépression a-t-elle révélé l’existence de défauts de coordination entre l’offre et la demande à l’échelle macroéconomique, que ne pouvaient pas résoudre des baisses de prix et de salaires, et la nécessité pour y pallier d’une action publique globale visant, non pas à se substituer au marché, mais à aider à son bon fonctionnement. La crise énergétique révèle aujourd’hui que le bon fonctionnement du marché de l’électricité n’est pas assuré par un mécanisme de formation des prix conduisant à leur volatilité excessive, mais exige que prennent place des formes de coordination et de coopération – une organisation industrielle – qui créent les incitations nécessaires à investir sans remettre en cause l’économie de marché. Cette leçon est de portée générale en économie industrielle jusqu’à présent trop focalisée sur une logique de choix et délaissant la question de la coordination.

* * *

Encadré 1 : Californie 2001 : un précédent occulté

Les interrogations sur le fonctionnement du marché de l’électricité ne sont pas nouvelles. Le black-out de l’électricité observé en Californie en 2001 était déjà exemplaire des défaillances attribuables à la volatilité excessive des prix. La réforme qui avait été mise en place visait à créer un marché de l’électricité aussi proche que possible d’une concurrence parfaite. Dans une première étape, il s’était agi d’imposer aux firmes en place — les utilities — d’acheter de l’électricité à de nouveaux producteurs, utilisant de nouvelles technologies, dans le cadre de contrats à long terme. Cela a eu pour effet positif de favoriser l’émergence de ces nouvelles technologies, mais dans le cadre d’un contexte contraignant qui n’a pas permis aux clients de faire pression sur les producteurs pour qu’ils baissent les prix de l’énergie. Aussi, dans une deuxième étape, un véritable marché de gros de l’électricité, centralisé, fonctionnant suivant un mécanisme d’enchères, a été mis en place, afin de mettre véritablement en concurrence producteurs et distributeurs. Par souci de protéger le client final, les prix de détail sont restés réglementés. L’intégration verticale a été proscrite de telle sorte que les utilities qui possédaient leurs propres centrales, ont été amenées à les vendre et à recourir davantage au marché. Dans ces conditions, le marché a, très rapidement, été déséquilibré. Les producteurs, anticipant notamment l’insolvabilité des distributeurs, ont réduit leur offre relativement à une demande en forte croissance et largement inélastique par rapport aux prix. Les règles suivies (dé-intégration verticale, création d’un marché de gros de l’électricité, prix plafond à la distribution) ont engendré des contraintes et des comportements qui se sont traduits par cette forte volatilité des prix sur le marché de gros et, par suite, par la faillite des entreprises de distribution. Cette situation prévisible a découragé les décisions d’investissement et créé des distorsions dans la structure de la capacité productive. Elle a aussi créé les conditions pour que de nouvelles firmes – des ‘traders’ en électricité comme Enron – entrent sur le marché et prennent avantage de la volatilité des prix avec la conséquence de l’exacerber. La manière de se protéger de la volatilité excessive aurait dû être de s’assurer qu’une large fraction de la demande serait couverte par des contrats de long terme à prix fixes. “Ces contrats permettent à la fois de protéger les consommateurs contre la volatilité des prix (ils agissent comme une police d’assurance) et de réduire les incitations des fournisseurs à exercer leur pouvoir de marché lorsque l’offre se restreint. Ces contrats peuvent également faciliter le financement de nouvelles centrales électriques.” [4]. En fait, la réforme de la régulation menée à l’époque en Californie avait trop mis l’accent sur les gains à court terme d’une électricité à bas prix quand la situation de capacité excédentaire prévalait, alors qu’elle avait négligé d’introduire des mécanismes de régulation qui aurait réellement empêché la volatilité des prix et soutenu les investissements dans les nouveaux établissements de production et de transport de l’électricité. La libéralisation du marché s’est faite dans des conditions qui ne permettaient pas à ce marché de jouer son rôle d’amortisseur des déséquilibres et des fluctuations erratiques des prix.

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Encadré 2 : L’industrie des télécommunications : une analogie trompeuse

L’industrie des télécommunications telle qu’elle existait jusque dans les années 1990, qui était verticalement intégrée, était innovatrice, mais elle avait uniquement développé des innovations de processus dont l’objectif était des baisses de coûts et une extension des réseaux. Il n’y avait aucune incitation pour de nouveaux offreurs de développer de nouveaux biens d’équipement qui auraient rendu possible de fournir de nouveaux produits et de nouveaux services de télécommunications. Cet état de choses était largement dépendant de l’absence d’investissements complémentaires de la part de monopoles qui contrôlaient l’activité de réseaux. En introduisant la concurrence entre les opérateurs de réseaux, la déréglementation a rendu crédibles, et surtout viables, la naissance et le développement de nouveaux offreurs, apparaissant ainsi comme le moyen de rendre le processus d’innovation viable plutôt que comme le moyen de rendre les prix optimaux. En retour, l’apparition de nouveaux offreurs a significativement abaissé les barrières technologiques. Elle a ainsi favorisé l’entrée, désormais autorisée, de nouveaux opérateurs en capacité d’embaucher des employés qui avaient accumulé de l’expérience et des connaissances chez les offreurs de biens et services et en achetant les équipements et logiciels offerts par ces offreurs (Fransman M., 2002, Telecoms in the Internet Age, Oxford, Oxford University Press).


[1] Arrow, 1959 « Toward a Theory of Price Adjustment » in Abramovitz M. et alii, The Allocation of Economic Resources, Stanford, Stanford University Press, p. 46-47

[2] Arrow, 1974, The limits of organization, New York, Norton, p. 50-59

[3] C. Mayer, 2013, Firm Commitment, Oxford University Press.

[4] Joskow P., 2001, « California’s Electricity Crisis », NBER Working Paper, n° 8442 p. 43-44, reproduit dans Oxford Review of Economic Policy, vol. 17, n° 3, pp. 365-388.




Dépendance commerciale UE-Russie : les liaisons dangereuses*

par Céline Antonin

* Ce texte s’appuie sur les informations disponibles en date du 28 février 2022.

Le déclenchement du conflit entre la Russie et l’Ukraine le 24 février a donné lieu à une salve de décisions visant à pénaliser la Russie. Après la suspension par l’Allemagne de l’autorisation de mise en service du gazoduc Nord Stream 2 reliant la Russie à l’Allemagne, les annonces de sanctions se sont multipliées tous azimuts. Ces sanctions décidées par les gouvernements sont pour l’heure d’ordre financier et visent l’infrastructure de paiements : interdiction faite aux institutions financières d’effectuer des transactions avec les banques russes, gel d’avoirs russes dans les banques étrangères, gel des avoirs de la Banque centrale de Russie, exclusion de certaines banques russes du système interbancaire SWIFT. Certaines vont encore plus loin : reprenant la phraséologie du gouvernement ukrainien, d’aucuns évoquent des sanctions commerciales directes via des embargos ciblés sur certains produits d’exportation ou d’importation. Aujourd’hui le danger porte sur l’approvisionnement énergétique. Car la Russie pourrait à son tour « punir » l’Union européenne ; elle est en effet son principal fournisseur de matières premières énergétiques, même si elle se priverait, ce faisant, de sa principale source de revenus.



Ainsi, le risque d’une escalade de sanctions nous invite à examiner l’état du commerce UE-Russie et, notamment, la dépendance européenne à l’égard de son voisin de l’Est. On constate que le degré de dépendance – notamment énergétique – est hétérogène entre pays. En conséquence, une rupture d’approvisionnement énergétique affecterait les pays de façon contrastée et risquerait de fragiliser l’unité politique de l’Union européenne.

Union européenne : une balance commerciale déficitaire avec la Russie

La Russie est le cinquième plus grand partenaire de l’UE en matière commerciale : elle représente 4,1 % des exportations de biens (89 milliards d’euros) et 7,5 % des importations de biens de l’UE (158 milliards d’euros) en 2021 (graphique 1). Ainsi, la balance commerciale de l’UE avec la Russie est déficitaire ; l’UE importe à hauteur de 62 % des matières premières énergétiques (pétrole, gaz naturel, charbon, aluminium, …) et exporte vers la Russie du matériel de transport, des produits chimiques (médicaments, produits pharmaceutiques) et d’autres articles manufacturés.

Les pays de l’Union européenne ne sont pas exposés de la même façon au commerce avec la Russie. Sans surprise, les pays les plus exposés au commerce bilatéral sont les pays situés à l’est de l’Europe (tableau) : la Lituanie (14,1 %), la Lettonie (10,3 %), la Finlande (9,1 %), l’Estonie (6,9 %), la Bulgarie (6,0 %) ou la Pologne (4,7 %).

Une dépendance énergétique hétérogène entre pays

Ainsi, on constate que la dépendance à la Russie est essentiellement de nature énergétique. Cela étant, le degré de dépendance est variable entre pays et dépend de plusieurs facteurs :

  • Le mix énergétique du pays : la France, dont le nucléaire représente 41 % du mix énergétique, jouit de facto d’une indépendance plus forte que l’Allemagne dont le mix énergétique dépend plus fortement des combustibles fossiles importés (charbon, gaz, pétrole) ;
  • Les ressources énergétiques dont dispose le pays (le degré d’autosuffisance) : certains pays disposent de ressources gazières (Pays-Bas) ou de charbon (Pologne, Allemagne, Tchéquie) ;
  • La part des importations russes dans le total des importations : ainsi, les pays les plus à l’Est sont souvent ceux dont l’approvisionnement est le moins diversifié. Pour le gaz naturel dont le transport s’effectue par gazoducs, les pays du sud de l’Europe peuvent importer du gaz d’Algérie ou de Libye. La France, la Belgique ou l’Allemagne importent également des quantités substantielles de gaz norvégien. Quant aux pays d’Europe centrale et orientale, ils sont largement exposés à la Russie via les gazoducs Yamal (Russie/ Biélorussie/ Pologne/ Allemagne ou Russie/ Biélorussie/ Ukraine/ Slovaquie/ République tchèque), Droujba (Russie/ Ukraine/ Slovaquie/ République tchèque ou Russie/ Ukraine/ Moldavie/ Roumanie/ Bulgarie), et Turkstream/ Tesla Pipeline (Russie/ Turquie/ Grèce/ Bulgarie/ Serbie). Le gaz naturel liquéfié (GNL), majoritairement importé des États-Unis ou du Qatar, et qui permet de s’abstraire de l’infrastructure des gazoducs grâce au transport par méthaniers, ne représente pour l’heure que 23,5 % des importations de gaz en Europe (BP, 2020). La possibilité de déployer le GNL à grande échelle au sein d’un pays se heurte en effet au problème des infrastructures. Au total, l’Europe dépend de la Russie pour 30 % de ses importations de pétrole et produits pétroliers.

Pour mesurer l’exposition énergétique des pays d’Europe à la Russie, on peut construire un indice de dépendance énergétique qui dépendra à la fois du mix énergétique, de la part de la Russie dans les importations et de l’ampleur des importations nettes (importations nettes des exportations et des variations de stocks). Pour un pays donné, cet indice se calcule de la façon suivante :

as représente la part de chacune des énergies (charbon, gaz, pétrole, biocarburants et nucléaire) dans le mix énergétique total.  Le ratio Imp Russie,s / Imp Monde,s représente la part des importations en provenance de Russie dans le total des importations du pays pour la source d’énergie s. Le ratio Imp nettess/Energie brute disps représente la part des importations nettes des exportations et des variations de stocks de la source d’énergie s, dans le total de l’énergie s disponible du pays considéré[1]. Si ce ratio est négatif (le pays exporte davantage qu’il n’importe), alors on considère que le ratio est égal à zéro pour la source d’énergie s. Autrement dit, Imp nettess / Energie brute disps  = max [0, (Importationss -Exportationss+Variations de stockss ) / Energie brute disps]. Pour rappel, Energie brute disp = production primaire + produits récupérés et recyclés + importations – exportations + variations de stocks. Les données sont issues d’Eurostat. Par construction, l’indice est compris entre 0 (dépendance nulle aux importations russes) et 100 % (dépendance totale).

La Slovaquie est le pays qui a la dépendance énergétique à la Russie la plus marquée. Bien que 24 % de son mix énergétique soit composé d’énergie nucléaire, elle est très dépendante des importations russes de gaz et de pétrole. La Hongrie est également très dépendante du gaz russe (95 % des importations) et du pétrole russe (51 %). Sans surprise, on constate que parmi les pays les plus dépendants se trouvent deux pays baltes, la Lituanie (41 %) et la Lettonie (30 %). L’Estonie en revanche, dont le mix énergétique est composé à 65 % d’énergies renouvelables, est globalement peu dépendant de son voisin russe. La Finlande, la Pologne et l’Allemagne sont également assez dépendantes de la Russie, pour environ un quart de leur approvisionnement total. Grâce à l’énergie nucléaire, la France a un indice de dépendance faible – seulement 8 % – à la Russie. On constate que les pays d’Europe de l’Ouest sont globalement les moins dépendants (Portugal, Espagne, Irlande, …). Il faut noter que cet indice renseigne sur l’intensité de la dépendance à la Russie mais ne présage pas de la capacité des pays à trouver des fournisseurs alternatifs ou à substituer du GNL au gaz naturel classique. Seuls les dix pays possédant des terminaux de regazéification sont susceptibles de recevoir du GNL à grande échelle, ce qui est le cas de la Belgique, la France, la Grèce, l’Italie, la Lituanie, Malte, les Pays-Bas, la Pologne, le Portugal et l’Espagne.

Notons que cette dépendance européenne est en réalité une interdépendance : de son côté, la Russie dépend de l’Union européenne et des exportations de matières premières énergétiques. Ces dernières représentent 61 % des exportations russes, dont 46 % pour le pétrole et les produits pétroliers, 11 % pour le gaz et 4 % pour le charbon. Par ailleurs, les revenus du gaz et du pétrole constituent une part importante du budget fédéral russe : en 2019, ils représentaient 41 % du budget (37 % en 2021). Notons que cette part a baissé depuis 2014 où les recettes issues du gaz et du pétrole représentaient 50 % du budget, ce qui révèle des progrès dans la diversification de l’économie russe.Au niveau des flux de capitaux, 40 % des investissements directs étrangers en Russie sont d’origine européenne, avec une part importante des Pays-Bas (12 %), du Royaume-Uni (10 %) et de la France (7 %).

L’embargo, un outil à manier avec précaution

En cas de ruptures majeures dans l’approvisionnement énergétique, les entreprises et ménages européens devraient trouver dans l’urgence d’autres sources de fourniture. Sur le marché du gaz naturel, le GNL venu des États-Unis et du Qatar pourrait offrir des quantités d’appoint. Cependant, étant donné les contraintes physiques liées au transport de gaz et les infrastructures nécessaires, aucun pays ne pourrait intégralement compenser le manque à gagner si les approvisionnements russes venaient à se tarir.

Sur le marché du pétrole, le contexte est celui d’une pénurie d’offre. Malgré ses engagements réitérés, en janvier 2022, l’OPEP 10 (hors Venezuela, Libye et Iran) ne parvient pas à atteindre le niveau des quotas que le cartel s’est imposé en août 2021, en raison de problèmes d’infrastructures et d’investissements, mais aussi d’un choix politique : l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis refusent d’utiliser leur capacité de production excédentaire pour combler le manque de volume de leurs partenaires. Par ailleurs, la production étatsunienne n’a pas encore retrouvé son niveau pré-crise. La Russie est le troisième producteur mondial de pétrole brut avec une production moyenne de 10,5 Mbj en 2020 (soit plus de 10 % de l’offre totale). Si une partie de cette production venait à disparaître du marché, le déséquilibre entre offre et demande se creuserait, provoquant une nouvelle hausse des cours. Dans le cas de l’Iran, sous l’effet des sanctions occidentales, les exportations iraniennes étaient ainsi passées de 2,5 Mbj en 2017 à 0,4 Mbj en 2020. Si la Russie est privée de la capacité d’exporter ses matières premières vers les pays occidentaux, elle pourrait éventuellement exporter une partie de sa production vers des pays tiers (Inde, Chine) avec une décote, mais ce débouché serait trop limité pour lui permettre de maintenir son niveau d’exportation actuel.

Quelles seraient les marges de manœuvre du côté russe ? Le pays tenterait de renforcer son commerce extérieur avec la Chine, qui représente un quart de ses importations. La Russie pourrait accroître la part de ses exportations vers la Chine et l’Inde, mais sans que cela ne lui permette de compenser le manque à gagner européen. Autre possibilité, la Russie pourrait « profiter » des sanctions pour tenter d’accroître son indépendance. Ce fut le cas lors de la crise en Ukraine de 2014 où les sanctions européennes avaient provoqué un embargo russe sur plusieurs produits d’exportation agricoles, notamment d’origine européenne.

Étant donnée la sensibilité de la question énergétique, aucun gouvernement de l’Union européenne n’a voté de sanction commerciale contre la Russie. Et pour cause : les conséquences globales d’une rupture d’approvisionnement en énergie seraient un regain d’inflation et une perte de pouvoir d’achat pour les ménages ainsi que des difficultés accrues pour les entreprises déjà affectées par la pandémie de Covid-19. Mais le fait saillant, c’est que les pays de l’Union européenne ne sont pas égaux devant le risque énergétique étant donnée leur exposition hétérogène à la Russie et que des ruptures d’approvisionnement risqueraient de fragiliser l’unité politique de l’Union européenne à l’aune des intérêts énergétiques nationaux.


[1] L’énergie brute disponible représente la quantité de produits énergétiques nécessaires pour satisfaire toute demande d’entités dans un pays donné. Elle est égale à la somme de la consommation intérieure brute d’un pays et des soutes internationales (les soutes internationales sont les consommations des navires et avions assurant les liaisons internationales).




Gaz naturel : pourquoi ça flambe ?

par Céline Antonin

Entre décembre 2020 et
décembre 2021, le prix du gaz naturel sur le marché à terme TTF, référence
européenne pour le marché de gros, a été multiplié par sept pour atteindre le
record de 108 euros/MWh. Historiquement, l’intérêt porté à cette source
d’énergie est souvent passé au second plan pour plusieurs raisons : le
mode de fixation de ses prix (contrats de très long terme, indexation sur le
prix du pétrole), ou encore sa substituabilité à d’autres sources d’énergie à
moyen terme. En effet, le gaz est en concurrence avec les autres sources
d’énergie dans ses usages directs (chauffage, cuisson) et indirects (production
d’électricité). Cette substituabilité n’est cependant vraie qu’à moyen terme
pour les usages directs : il est par exemple nécessaire que le coût de
remplacement du gaz par l’électricité (coûts d’installation, de résiliation
d’abonnement, etc.) soit supérieur au gain lié au différentiel de prix entre
les deux énergies sur plusieurs années pour qu’un ménage opère la substitution. 



Ce record historique a ravivé
l’attention portée au gaz naturel, source d’énergie fossile qui représente
15 % du mix énergétique français et 23 % du mix
énergétique européen en 2020. Ce billet de blog vise à comprendre les raisons
de la flambée des cours du gaz européen en 2021 et son impact en France. Comme
ce marché est très régional, il faut d’abord revenir sur le fonctionnement du
marché européen du gaz naturel et sur ses déterminants conjoncturels et
structurels. Il s’agit ensuite de comprendre le mode de calcul des prix du gaz
dans le cas français. Cela permet enfin d’évoquer les conséquences de cette
hausse : si elles sont limitées pour les consommateurs du fait du gel des
prix décidé en octobre 2021, elles interrogent néanmoins sur l’évolution future
du mix énergétique, l’indépendance énergétique et la transition
écologique. Ainsi, la perte de compétitivité du gaz naturel par rapport au
charbon risque de compromettre les objectifs de transition énergétique. La
solution apportée par le gazoduc Nord Stream 2 permettrait d’y remédier mais au
prix d’un accroissement de la dépendance énergétique de l’Europe à la Russie.

La régionalisation du
marché explique en partie l’envolée des cours en 2021

Le marché du gaz, un
marché régionalisé

En dépit du développement du
gaz naturel liquéfié (GNL), qui représente 52 % du commerce mondial en
2020[1]— contre
42 % dix ans plus tôt —, le marché du gaz naturel reste
encore fortement régionalisé. La « nature » du gaz et le coût du
transport ont jusqu’à présent constitué des obstacles au commerce transcontinental,
les pays consommateurs s’efforçant de s’approvisionner au plus proche de leurs
besoins. Le gaz naturel est transporté par gazoduc alors que le gaz naturel
liquéfié est acheminé par voie maritime jusqu’aux terminaux méthaniers. On
distingue ainsi trois marchés régionaux : européen, américain et
asiatique.

Le système de
formation des prix est hybride : il repose d’une part sur les
contrats de long terme s’étendant fréquemment sur plusieurs dizaines d’années,
d’autre part sur les marchés de gré à gré (marchés au comptant ou à terme). Si
les contrats de long terme ont longtemps prévalu, les marchés de gré à gré
acquièrent une place croissante, ce qui augmente le risque de volatilité des
prix.

La régionalisation des marchés du gaz explique les évolutions divergentes de prix passées entre les marchés européen et nord-américain[2]. Au début des années 2010, le différentiel de prix entre États-Unis et Europe s’est creusé (graphique 1) en raison du développement fulgurant du gaz de schiste nord-américain qui a entraîné une abondance de l’offre dans la zone américaine. Dès 2019, avant même la crise sanitaire, les cours du gaz sur le marché européen ont baissé : la consommation asiatique a en effet diminué, ce qui a accru l’offre de GNL à destination du marché européen. Avec le déclenchement de la crise du Covid-19 début 2020, le phénomène s’est amplifié. Baisse de la consommation, offre abondante de GNL, niveaux de stocks élevés, recul des cours du pétrole : tous ces ingrédients ont concouru à la chute des prix du gaz en Europe. En mai 2020, le prix des contrats à terme à échéance 1 mois a touché un point historiquement bas, atteignant 3,60 €/MWh sur le marché NBP et 3,70 €/MWh sur le marché TTF. Sur le marché américain en revanche, le prix du gaz (Henry Hub) est resté relativement stable car l’offre a baissé concomitamment à la demande. Cela s’explique par deux facteurs : l’importance du gaz de schiste dans la production gazière américaine et la corrélation entre extraction de pétrole et de gaz de schiste. La production de pétrole s’étant effondrée dans les zones de schiste américaines, il en est allé de même pour la production de gaz.

L’envolée des cours du
gaz européen en 2021

Depuis le début de l’année
2021, les prix européens du gaz naturel s’envolent et l’écart avec le continent
américain explose. Plusieurs facteurs expliquent cette flambée, notamment des
facteurs conjoncturels : saison hivernale, faible niveau des stocks, ou reprise
économique après la récession de l’année 2020. Autre paramètre clef, le rôle
joué par la Russie qui assure 33 % des importations européennes en 2020,
ce qui en fait le premier fournisseur de l’Europe alors que se pose l’épineuse
question de la mise en service du gazoduc Nord Stream 2[3].
Plusieurs voix, notamment celle de l’Agence internationale de l’énergie, se
sont élevées pour dénoncer la baisse des exportations russes vers l’Europe et
fustiger la Russie, accusée de vouloir faire pression sur l’Europe pour obtenir
une mise en service rapide de Nord Stream 2.

La flambée des prix s’explique
également par des facteurs structurels :

  • La baisse continue de la production gazière en
    Europe : seule la Norvège maintient une abondante production, équivalente
    à 20 % des importations de gaz européen alors que la production aux
    Pays-Bas décline ;
  • L’explosion de la demande gazière asiatique, notamment
    chinoise. Même si les marchés sont régionaux, la concurrence pour le marché du
    GNL est mondiale. Les trois premiers fournisseurs de GNL à l’Europe sont le
    Qatar, les États-Unis
    et la Russie, qui approvisionnent également l’Asie. Comme l’Asie est plus
    habituée à payer plus cher son gaz naturel, cela exerce une pression à la
    hausse sur les prix. Par ailleurs, la Chine a vu sa pénurie d’énergie
    s’aggraver en raison de la faiblesse de la production de charbon, ce qui a
    réorienté ses approvisionnements vers le marché du gaz ;
  • La baisse de la part des contrats longs au
    profit des marchés de gré à gré a également contribué à accroître la volatilité
    des prix.

Gaz naturel : le cas
de la France

Comment cette envolée des prix du gaz se manifeste-t-elle en France ? En 2021, les importations françaises reposent, à 88 %, sur des contrats de long terme principalement avec la Norvège, la Russie et l’Algérie (graphique 2). Le prix au comptant du gaz naturel évolue de façon similaire à celui du marché londonien ou néerlandais.

Rappelons tout d’abord que la
France ne produit quasiment plus de gaz naturel et importe 98 % de sa consommation.
Le gaz naturel est une énergie substituable à moyen terme ; afin de
développer son usage, les producteurs et les importateurs européens ont décidé
d’indexer son prix sur les produits pétroliers à partir des années 1960. Mais
progressivement, sous l’impulsion des pouvoirs politiques qui souhaitaient voir
les prix baisser, les évolutions des prix de marché du gaz ont occupé une
importance croissante dans les modalités d’indexation.

Prix fixes versus
tarifs réglementés

Au 31 août 2021, la Commission de régulation de l’énergie (CRE) dénombre 10,5 millions de consommateurs résidentiels de gaz naturel en France. 53 % de ces consommateurs détiennent des contrats en offre de marché à prix fixe et ne sont donc pas concernés, au moins à court terme, par les hausses tarifaires (graphique 3). En revanche, 47 % des consommateurs résidentiels détiennent un contrat au tarif réglementé de vente du gaz (TRVG) ou indexé sur ce dernier[4] et sont sensibles aux variations de prix.

Les tarifs réglementés de vente du gaz se décomposent en trois strates : 1) les coûts d’approvisionnement, indexés sur une formule tarifaire, 2) les coûts hors approvisionnement (utilisation des réseaux de transport et de distribution), 3) les taxes.

Coûts
d’approvisionnement et formule tarifaire

Le TRVG doit d’abord couvrir
les coûts d’approvisionnement du fournisseur historique de gaz Engie, ex GDF
Suez. C’est dans ce but qu’a été conçue la formule tarifaire, établie au
minimum une fois par an par arrêté gouvernemental. Entre deux arrêtés, Engie
demande chaque mois une évolution tarifaire et la CRE vérifie sa conformité
avec la formule tarifaire.

Historiquement, les
approvisionnements de GDF Suez étaient constitués de contrats d’achats de long
terme indexés sur les prix du pétrole. La formule tarifaire indexait donc les
tarifs réglementés du gaz sur les cours du pétrole. Cependant, le boom du gaz
de schiste américain à partir de 2010 a entraîné une baisse des prix du gaz sur
les marchés de gros. Sous la pression du gouvernement Ayrault, le fournisseur historique
a progressivement renégocié ses contrats de long terme avec les producteurs
pour les indexer non plus seulement sur le prix du pétrole mais aussi sur les
prix du gaz sur les marchés de gros. Sous l’impulsion de la CRE, la formule
tarifaire a progressivement évolué pour indexer les tarifs réglementés davantage
sur les prix du gaz sur les marchés de gros, au détriment des prix du pétrole. Afin
de lisser les hausses, le gouvernement Ayrault a également décidé que
l’évolution des tarifs réglementés serait mensuelle et non plus trimestrielle à
partir de 2013[5].

La formule en vigueur pour la
période du 1er juillet 2021 au 30 juin 2022 est définie par l’arrêté
du 28 juin 2021[6]. Dans
cette formule, l’évolution du terme représentant les coûts d’approvisionnement
en gaz naturel est fonction du prix côté au Pays-Bas (TTF) des contrats à terme
mensuels, trimestriels et annuels de gaz, et du prix côté au Point d’Echange de
Gaz (PEG)[7]
en France des contrats à terme mensuels et trimestriels de gaz. Ainsi, on
constate que le prix du pétrole n’intervient plus dans le calcul du TRVG.

Coût d’utilisation des
réseaux de transport et de distribution

A côté des coûts d’approvisionnement,
les coûts hors approvisionnement correspondent aux tarifs d’accès aux réseaux
de transport et de distribution, aux coûts d’utilisation des stockages, aux
coûts commerciaux et d’acquisition des certificats d’économies d’énergie et à la
marge commerciale d’Engie. Ils sont mis à jour le 1er juillet de
chaque année et n’expliquent donc pas la flambée actuelle.

Taxes sur le gaz

Les taxes sur le gaz représentent environ
un quart de la facture pour un ménage moyen
, l’essentiel étant constitué
par la TVA. Trois taxes s’appliquent :

  • la Taxe Intérieure de Consommation sur le Gaz
    Naturel (TICGN), qui est proportionnelle à la consommation et qui a été
    étendue aux particuliers le 1er avril 2014. En 2021, la TICGN
    s’élève à 8,43 €/MWh ;
  • La Contribution Tarifaire d’Acheminement (CTA) : son assiette est composée de la part fixe des
    tarifs d’acheminement du gaz naturel. Depuis le 1er mai 2013, les
    taux de la CTA sont de 4,71 % pour les prestations de transport de
    gaz naturel et de 20,80 % pour les prestations de distribution de gaz
    naturel ;
  • Une TVA réduite à 5,5 % s’applique sur le
    montant de l’abonnement ainsi que sur la contribution tarifaire
    d’acheminement. La TVA à 20 % s’applique sur le montant des consommations
    ainsi que sur la TICGN.

Flambée des prix en 2021
et gel tarifaire à compter d’octobre 2021

Ainsi, le tarif réglementé de
vente du gaz naturel a fortement augmenté en 2021. Pour un usage de chauffage
avec une consommation de 15 MWh/an en zone 2 (graphique 4), le tarif a augmenté
de 12,8 % en octobre 2021 et de 48 % entre octobre 2019 et octobre 2021 –
soit une augmentation de 509 euros en deux ans. Depuis octobre 2021, face à la
hausse des prix, le gouvernement – comme cela est prévu dans le Code de l’énergie
– a annoncé le gel du tarif réglementé jusqu’en juin 2022, puis un rattrapage à
partir de cette date. En l’absence de cette mesure, le niveau moyen des tarifs
réglementés de vente au 1er janvier 2022, aurait été supérieur de 38 %
par rapport au niveau en vigueur fixé au 1er octobre.

Quelles conséquences d’un
prix du gaz élevé ?

Etant donné le gel du tarif
réglementé jusqu’en juin 2022, l’augmentation des prix du gaz aura un impact
limité sur la facture des consommateurs français. En revanche, cette situation
de flambée des prix interroge sur la transition énergétique et le mix
énergétique européen.

Des conséquences
limitées pour les consommateurs

Dans la mesure où la moitié
des consommateurs résidentiels a souscrit des contrats à prix fixe, le nombre
de consommateurs subissant la hausse des tarifs réglementés du gaz concerne tout
au plus 5 millions de consommateurs résidentiels. Par ailleurs, le gel du TRVG
à partir d’octobre 2021 – à un niveau supérieur de 38 % au niveau de 2019
–, ainsi que le versement d’un chèque énergie exceptionnel de 100 euros à près
de 6 millions de consommateurs en décembre 2021 permettront d’alléger partiellement
la facture. En outre, cette situation est transitoire : le TRVG doit
disparaître le 1er juillet 2023[8]
et les consommateurs devront alors souscrire une offre de marché.

Qui
paiera la facture ? Les fournisseurs de gaz, notamment Engie, dans un
premier temps, vendront le gaz à perte sans être compensés par l’État et absorberont le choc immédiat. En revanche, à
partir de juin, une baisse devrait s’amorcer et les opérateurs pourront alors
appliquer partiellement cette baisse des prix pour compenser ce qu’ils ont
perdu les mois précédents. In fine, ce sont donc les consommateurs qui
absorberont le choc de façon intertemporelle.

Cela étant, la hausse des prix
du gaz intervient alors que les cours du pétrole et du charbon progressent, ce
qui entraîne un surcroît d’inflation pour les ménages. Ainsi, l’énergie
représente 9 % des dépenses de consommation des ménages en valeur[9].
Or, l’IPCH énergie a bondi de 19,4 % en décembre 2021 (glissement annuel),
contribuant ainsi à 1,7 point d’inflation supplémentaire pour les ménages
français, soit la moitié de la hausse de l’inflation observée en décembre 2021 (3,4
%).

Les conséquences sur le
mix énergétique et la transition écologique

L’une des conséquences de la
flambée des prix est la remise en question de la place du gaz naturel dans le mix
énergétique français et européen. Le gaz naturel est en effet en concurrence
avec d’autres sources primaires d’énergie (charbon, énergies renouvelables,
pétrole…), notamment pour la production d’électricité. En effet, sur un réseau
électrique, les différentes centrales sont appelées dans un ordre déterminé – le
merit order, par ordre de coût marginal variable croissant – jusqu’à
répondre à la demande. Les énergies renouvelables, dont les coûts sont fixes,
sont appelées en premier. C’est ensuite le tour des centrales nucléaires, dont
les coûts marginaux sont faibles. Viennent ensuite soit les centrales à charbon
(lignite, houille) soit les centrales au gaz, en fonction de deux
paramètres : le prix du combustible et les droits d’émission de CO₂. En
effet, le charbon coûte moins cher que le gaz mais émet davantage de dioxyde de
carbone. En dernier recours, des centrales à fioul peuvent être appelées.

Un prix du gaz durablement
élevé pourrait entraîner un regain d’intérêt pour le charbon en Europe (Allemagne,
Pologne) pour la production d’électricité. En 2021 en France, les centrales à
charbon ont été sollicitées, à l’inverse des centrales à gaz. Par ailleurs, le
prix de l’électricité dépend du coût marginal de la dernière centrale
appelée : la flambée du prix du gaz se répercute donc indirectement sur le
prix de l’électricité.

La perte de compétitivité du
gaz naturel par rapport au charbon risque ainsi de compromettre les objectifs
de transition énergétique en Europe. Surtout si cette tendance devait s’accentuer,
comme le suggère l’abandon
prévu par la Belgique
 et l’Allemagne de l’énergie nucléaire, qui
devrait entraîner un usage plus intensif des centrales à combustibles fossiles.
La solution apportée par Nord Stream 2 permettrait d’y remédier, mais au prix
d’un accroissement de la dépendance énergétique de l’Europe à la Russie. Cette
ligne de fracture entre partisans et opposants divise jusqu’au sein de la
nouvelle coalition allemande au pouvoir : le chancelier Olaf Scholz du SPD,
favorable au projet, se heurte à l’opposition farouche des Verts. La question de
Nord Stream, et ses implications en matière de mix énergétique, sont plus que
jamais symptomatiques de la difficulté de l’Europe à construire une politique
commune de l’énergie.


[1] Voir BP, Statistical Review of
World Energy
, 2021.

[2]
L’indice Henry Hub est le principal indice de référence pour le marché du gaz
américain. En Europe, les marchés de gros du gaz naturel européen sont
segmentés : le plus grand hub gazier est le Title Transfer Facility
(TTF) situé aux Pays-Bas, suivi par le National Balancing Point (NBP) au
Royaume-Uni. Depuis 2019, le TTF est le hub gazier européen qui compte
le plus grand nombre de participants et négocie la plus large gamme et le plus
grand volume de produits. Le NBP est un hub gazier mature et assez liquide,
mais la gamme de produits échangés s’est réduite et les volumes échangés ont baissé
depuis 2017.

[3]
Nord Stream 2 consiste en deux lignes de gazoduc reliant la Russie à
l’Allemagne via la Mer baltique. Ce gazoduc doit permettre de doubler
les livraisons directes de gaz naturel russe vers l’Europe occidentale. Les
travaux du gazoduc Nord Stream 2 ont commencé en avril 2018. Ils ont
ensuite été interrompus en décembre 2019 en raison des sanctions des États-Unis
mais se sont terminés en septembre 2021.

[4]
Les offres indexées sur le TRVG évoluent dans les mêmes proportions que les
tarifs réglementés, mais avec un pourcentage de réduction de x % sur
le prix du kWh.

[5] Voir
décret n°2013-400 du 16 mars 2013.

[6] https://www.legifrance.gouv.fr/download/pdf?id=hJMOx62Ea-qOdw9n43ok_OGamjg1xo8C-g1_Q8VXgsM=

[7]
Le Point d’Échange de Gaz (PEG) est la zone virtuelle d’échange entre les
fournisseurs de gaz naturel et le gestionnaire de réseau de transport du gaz et
qui sert de marché de gros pour les achats et ventes de gaz.

[8] En 2017, l’existence de tarifs réglementés (du
gaz et de l’électricité) en droit français a été jugée contraire au droit de la
concurrence de l’Union européenne par le Conseil d’État. La loi énergie-climat
(publiée au JO du 9 novembre 2019) supprime les tarifs réglementés de vente
pour l’ensemble des consommateurs (particuliers et professionnels).

[9]
Chiffre du troisième trimestre 2021 issu des comptes trimestriels de l’INSEE,
qui inclut les postes « énergie, eau, déchets » et
« cokéfaction, raffinage ».




Une élection allemande placée sous le signe de la transition écologique

par Céline Antonin

Alors que l’économie allemande a
mieux résisté que celle des pays européens voisins en 2020, avec une baisse du
PIB de « seulement » de 4,9% − contre 6,4 % en zone euro et
7,9 % en France −, elle semble repartir moins fort. Au deuxième
trimestre 2021, l’Allemagne affiche toujours un PIB inférieur de 3,3 % à
son niveau d’avant-crise, un chiffre quasi-identique à celui de son voisin
français (-3,2 %).



Dans ce contexte économique
toujours marqué du sceau de la pandémie, l’Allemagne s’apprête à écrire, le 26
septembre 2021, une nouvelle page de son histoire politique après les seize
années de mandat d’Angela Merkel. La CDU, parti de centre-droit, est au cœur de
la vie politique allemande depuis 1949 et totalise 50 années de participation
aux gouvernements de coalition. Demeurera-t-il le premier parti au sein du
Parlement ? Rien n’est plus incertain : Armin Laschet, successeur
d’Angela Merkel à la tête de la CDU, a certes réussi à s’imposer en avril 2021
comme candidat de la droite allemande contre le Ministre-Président de Bavière
Markus Söder, mais les divisions affichées par la droite ont fragilisé le
parti, comme en témoigne le fort recul dans les intentions de vote de la CDU/CSU.
Ainsi, au cours des six derniers mois, deux partis se sont disputés avec la
CDU/CSU la tête des sondages : les Verts emmenés par Annalena Baerbock et,
pour la première fois en 15 ans, le SPD. Ce dernier s’appuie sur la figure du
ministre des finances sortant de la coalition CDU-SPD, Olaf Scholz, qui
apparaît comme un centriste modéré, incarnant une forme de continuité par
rapport au gouvernement actuel. Être en tête des élections revêt une importance
considérable car le parti le plus important au Parlement brigue généralement la
chancellerie.

Les possibilités de coalition sont
nombreuses et les négociations s’annoncent complexes. Le scénario le plus
probable est la poursuite de la grande coalition (CDU/CSU et SPD), expérimentée
à trois reprises par Angela Merkel (2005-2009, 2013-2017 et 2018-2021). Cependant,
une configuration de « coalition jamaïcaine » (CDU/CSU, Verts et FDP)
est possible, de même qu’une « Ampelskoalition »
(SPD, Verts et FDP), voire une coalition plus à gauche dans laquelle le SPD
s’allierait avec, entre autres, le parti de gauche Die Linke.

Lorsque l’on examine les programmes
des trois principales formations politiques (voir tableau), un consensus fort se dégage autour de la transition
écologique, principal thème de la campagne. Sur les autres thèmes, en revanche,
on retrouve le clivage droite/gauche traditionnel. La CDU/CSU se fait le
chantre de la compétitivité des entreprises en plaidant pour une baisse de
l’impôt sur les sociétés et le plafonnement des coûts non salariaux, tandis que
le SPD et les Verts souhaitent l’augmentation du salaire minimum, instauré en
2015. Par ailleurs, la CDU/CSU défend une fiscalité inchangée sur les ménages,
tandis que le SPD et les Verts défendent l’idée d’une contribution accrue pour
les ménages les plus aisés avec le rétablissement de l’impôt sur la fortune et
un alourdissement de l’impôt sur le revenu pour les hauts revenus. Ce clivage
se retrouve sur la question de l’intégration européenne, notamment dans ses aspects
budgétaires.

Un
fort consensus autour de la transition écologique

Un large consensus semble émerger
au sein des principaux partis pour une politique de transition écologique
ambitieuse. Si l’orientation est claire, l’ampleur et la rapidité de la mise en
œuvre dépendront des partis qui formeront la prochaine coalition. Les trois
principaux partis ont confirmé leur engagement en faveur de la neutralité
carbone : la CDU/CSU et le SPD se fixent l’échéance de 2045, année cible indiquée
dans la loi sur la protection du climat votée par la coalition actuelle ;
quant aux Verts, ils se fixent l’objectif d’atteindre la neutralité carbone en
vingt ans. Le parti libéral (FDP) s’est quant à lui fixé une échéance plus
lointaine, en 2050.

Pour atteindre cet objectif, il
faut une profonde modification du mix énergétique actuel (graphique), qui repose en Allemagne à 78 % sur les énergies
fossiles – contre 48 % en France. La CDU/CSU et le SPD veulent la disparition
du charbon d’ici 2038 (2030 pour les Verts). Or, historiquement, l’Allemagne
avait privilégié les sources de production fossiles, en particulier le charbon
et le lignite qu’elle possède en abondance, ainsi que le gaz, essentiellement
importé. Malgré une baisse importante au cours de la dernière décennie, le charbon
représente encore 17,6 % de l’approvisionnement énergétique en 2019. Ayant
annoncé en 2011 son choix de sortir du nucléaire[1], elle ne peut donc que
compter sur l’essor des énergies renouvelables. C’est pourquoi les grands
partis souhaitent fortement augmenter leur part – actuellement autour de
15 % − dans le mix énergétique allemand. Le SPD souhaite que l’électricité
provienne entièrement d’énergies renouvelables d’ici 2040 : or seul un tiers de l’électricité
est actuellement produite à partir des énergies renouvelables[2].

La stratégie retenue pour atteindre
les objectifs environnementaux diffère néanmoins. Les Verts plaident pour une
politique d’État très volontariste et prévoient 50 milliards d’euros
d’investissement par an dédiés à la transition écologique. Les
chrétiens-démocrates et le FDP privilégient le soutien à l’innovation et s’en
remettent aux mécanismes de marché : ils souhaitent notamment étendre le
marché des quotas d’émissions qui renchérit le prix du CO2 afin de préserver la
compétitivité de l’industrie allemande.

Les
éléments de divergence : compétitivité des entreprises, salaire minimum et
fiscalité des ménages

Les clivages traditionnels
gauche/droite se retrouvent sur la question de la fiscalité des entreprises. La
CDU/CSU, ainsi que son traditionnel partenaire libéral, le FDP, prônent la
baisse du taux d’imposition des sociétés à 25 % au lieu de 30 %. La
CDU/CSU entend également plafonner à 40% de la masse salariale les coûts non salariaux (le coin
socio-fiscal), c’est-à-dire les prélèvements obligatoires et cotisations
sociales payées par les employeurs et salariés. Le parti conservateur souhaite
également supprimer la surtaxe de solidarité[3] (Solidartätszuschlag) pour
les entreprises, contrairement au SPD et aux Verts qui souhaitent son maintien.
Enfin, la CDU/CSU souhaite que le seuil de rémunération des minijobs, seuil qui permet l’accès à une
couverture sociale, soit relevé de 450 à 550 euros.

Alors
que les propositions de la CDU mettent l’accent sur l’allègement de la
fiscalité pour les entreprises dans une optique de compétitivité accrue, le SPD
et les Verts proposent de porter le salaire minimum à 12 euros de l’heure,
soit une augmentation de 15 % par rapport au niveau prévu en juillet 2022[4]. Pour rappel, en 2020, le
salaire minimum représente 51 %
du salaire brut médian pour les salariés à temps plein en Allemagne, contre 58
% au Royaume-Uni et 61 % en France (source : OCDE). Une augmentation du
salaire toucherait un nombre conséquent de salariés : d’après Schulten et
Putsch (2019), entre 9 et 11 millions de salariés − soit entre 27 % et
30 % des salariés allemands − gagnent un salaire horaire inférieur ou égal
au seuil de 12 euros[5].

Sur la question de la fiscalité des
ménages, la CDU/CSU défend une fiscalité inchangée sur les hauts revenus, tandis
que le SPD et les Verts défendent l’idée d’une contribution accrue pour les
ménages les plus aisés avec le rétablissement de l’impôt sur la fortune et souhaitent
une réforme de la progressivité de l’imposition sur le revenu. Les Verts se
prononcent à la fois pour un allègement pour les faibles revenus (via une
augmentation de l’abattement de base), et pour un alourdissement pour les
revenus du haut de la distribution. Ils plaident ainsi pour le relèvement du
taux marginal de 42 à 45 % à partir d’un revenu de 100 000 euros pour les
célibataires et de 200 000 euros pour les couples mariés, et le relèvement du
taux marginal de la tranche supérieure de 45% à 48% à partir de 250 000 euros
pour un célibataire et 500 000 euros pour un couple marié – cette dernière
proposition étant partagée par le SPD.

La problématique du logement est également
prégnante : les trois partis proposent la construction d’un million à un
million et demi de logements. Le SPD et les Verts souhaitent introduire le
plafonnement des loyers tandis que la CDU souhaite favoriser l’accession à la
propriété.

La
question de l’intégration européenne et de l’investissement public

La
faiblesse de l’investissement public est un problème endémique en
Allemagne : le discours allemand demeure en effet très marqué par
l’importance de la vertu budgétaire qui bride les dépenses de l’État aux fins
d’investissement. Ainsi, la part de l’investissement public dans le PIB n’a
représenté que 2,3% en moyenne entre 1995 et 2020, contre 3,8% en France sur la
même période ; par ailleurs la formation nette de capital fixe du secteur
public a été négative pendant plusieurs années depuis 2004, c’est-à-dire que le
montant de l’amortissement a été supérieur au montant des nouveaux
investissements. Dans une étude conjointe de l’IMK et de l’IW[6], les besoins de
financement dans les infrastructures sont estimés à 450 milliards d’euros sur
les 10 prochaines années. La question de l’investissement public a refait
surface à l’occasion de la crise de la Covid-19. Dès juin 2020, l’Allemagne a
élaboré un plan de relance de grande envergure pour relever le pays de cette
crise à la fois sanitaire et économique. Sur les 130 milliards d’euros – 4
points de PIB – alloués à ce plan, 50 milliards étaient dédiés au volet d’investissement
destiné à s’attaquer aux transformations structurelles.

L’investissement
public est au cœur de la campagne des législatives : les Verts prévoient
500 milliards d’euros – soit 17 % du PIB – d’investissement public au
cours des dix prochaines années, le SPD évoque également un montant de 50
milliards d’euros par an, et la CDU ne donne pas de chiffrage précis. Les
objectifs sont relativement similaires, avec un accent mis sur la transition
écologique (hydrogène vert notamment), la numérisation, le domaine de la santé,
les infrastructures. Les financements ne sont pas toujours clairement définis.
En tout état de cause, cette attention portée à l’investissement public
implique des déficits plus élevés dans les prochaines années. Ces déficits seront
difficilement réconciliables avec le retour à la règle d’or de l’endettement – suspendue pour cause de Covid –
en 2023[7], sauf si l’investissement
est exclu du calcul du déficit, comme le demande le parti écologiste.

Cette
question de l’investissement public, commune à plusieurs pays européens, est liée
à la question de l’intégration européenne. Si l’Allemagne a, en 2020, accepté
le principe d’une mutualisation de la dette publique, c’est à la condition expresse
que ces sommes ne soient utilisées que pour de nouveaux investissements, et non
pour rembourser des dettes préexistantes. Ainsi, la crise de la Covid-19 a
entraîné un changement historique dans la position allemande vis-à-vis de
l’intégration budgétaire. Le vote du cadre financier pluriannuel pour la
période 2021-2027 et le fonds de relance européen « Next Generation
EU » (NGEU) ont mis fin au tabou de la non mutualisation de la dette publique
défendue par l’Allemagne. Ainsi, la Commission européenne a été chargée d’emprunter
elle-même des fonds sur les marchés financiers afin d’alimenter le budget de
relance – d’un volume financier total de 750 milliards d’euros maximum[8].

Pour
autant, il ne faut pas se méprendre sur cette volte-face et cette solidarité
budgétaire. Lors de sa déclaration gouvernementale du 18 juin 2020 au
Bundestag, Angela Merkel a réaffirmé sa position : « Le plan de relance de l’Europe fait explicitement référence à la
pandémie, son action est ciblée et il est limité dans le temps »

[9].
La chancelière a ainsi tenu à
souligner le caractère exceptionnel et la portée limitée du fonds de relance.

Sur la question de l’intégration fiscale et
politique de l’UE, le paysage politique allemand est toujours divisé en deux
camps. D’un côté le SPD, les Verts et la gauche prônent une intégration
européenne toujours plus poussée à travers la refonte des règles budgétaires
européennes existantes. De l’autre, la CDU/CSU et le FDP considèrent que
l’emprunt par émission d’obligations communes pour financer NGEU doit rester
exceptionnel et temporaire et que l’Union européenne ne devrait pas se
transformer en une union de la dette. Au contraire, le SPD souhaite une réforme
du Pacte de stabilité et de croissance en faveur de l’investissement public et une
véritable convergence fiscale. Les Verts souhaitent
quant à eux intégrer le fonds européen de reconstruction dans le budget de l’UE
et le pérenniser pour en faire un instrument d’investissement respectueux du
climat à l’avenir.

Pour conclure ce tour d’horizon, l’analyse des programmes illustre la proximité entre la CDU/CSU et les libéraux du FDP, et semble également montrer une convergence entre le SPD et les Verts, au moins en matière fiscale et d’intégration budgétaire. Cela étant, l’économie n’est qu’une dimension de l’élection. Les questions migratoires et de politique étrangère seront également un axe de clivage ou de rapprochement entre partis, notamment avec la question des relations avec la Russie et la Chine. Par conséquent, il est probable que la formation d’un gouvernement de coalition prendra du temps et que le 26 septembre, l’incertitude ne fera que commencer.


[1]
Neuf
mois après avoir annulé la sortie de l’Allemagne du nucléaire prévue par
l’ancien gouvernement de Gerhard Schröder (coalition SPD-Verts), Angela Merkel
annonce en 2011 le retrait définitif du nucléaire pour 2022 au plus tard,
contre l’avis de sa propre majorité.

[2]
Grâce à l’énergie nucléaire, 90 % de la production électrique en France
métropolitaine est « bas carbone » (reposant sur le nucléaire et les
énergies renouvelables) contre 47 % en Allemagne. Source : Eurostat,
série NRG_IND_PEH.

[3]
Créée à l’origine pour soutenir la reconstruction
économique dans les Länder de
l’ex-RDA, la surtaxe de solidarité est un supplément d’impôt ayant pour
assiette l’impôt sur le revenu, l’impôt sur les plus-values et l’impôt sur les
sociétés, qui affiche un taux additionnel de 5,5 %. Cette surtaxe a été abolie,
depuis janvier 2021, pour 90 % des contribuables, mais reste en vigueur pour
les entreprises.

[4] Lors de son introduction en 2015, le
salaire minimum légal était de 8,50 euros bruts de l’heure. Il a
régulièrement été augmenté depuis, et atteint 9,60 euros depuis le 1er
juillet 2021. Au 1er janvier 2022, il passera à 9,82 euros et à
10,45 euros le 1er juillet 2022. Sur la question du salaire minimum
en Allemagne, on pourra utilement consulter O. Chagny & S. Le Bayon,
2020, « La loi sur le salaire minimum en Allemagne : un bilan
globalement positif, des enjeux d’application majeurs », La Revue de l’Ires, n° 100, pp. 103-143.

[5] T. Schulten & T. Pusch, 2019, « Mindestlohn von 12 Euro:
Auswirkungen und Perspektiven », Wirtschaftsdienst,
n° 99.

[6]
H. Bardt, S. Dullien, M. Hüther & K. Rietzler, 2019, « Für eine solide Finanzpolitik: Investitionen ermöglichen!  », IMK Report, IMK at the Hans Boeckler Foundation, n° 152-2019.

[7]
La règle d’or selon laquelle recettes
et dépenses doivent s’équilibrer est inscrite dans la loi fondamentale de la
République fédérale (art. 115). Elle est renforcée en 2009, par la loi Schuldenbremse (« frein à
l’endettement »), votée aussi bien par la CDU/CSU que par le SPD. Ce frein supplémentaire
à l’endettement impose des contraintes plus restrictives que les contraintes
européennes et interdit à l’État de s’endetter au-delà de 0,35 % de son PIB
chaque année. Il est inscrit dans la Constitution et demanderait une majorité
de trois cinquièmes au Parlement pour être modifié.

[8]
Le plan
d’investissement allemand est majoritairement financé par le creusement du
déficit public allemand ; il bénéficie toutefois du soutien apporté par le
plan de relance européen de nouvelle génération (NGEU) sous forme de
subventions à hauteur de 23,6 milliards d’euros d’ici à 2026, soit 3 % des
sommes allouées par le NGEU.

[9]
Voir P. Becker, 2021, « Changement
de cap de l’Allemagne en matière de politique européenne : un repositionnement
avec des limites », Allemagne
d’aujourd’hui
, vol. 236, n° 2, pp. 68-78.




Comment le baril de pétrole peut-il valoir -37 dollars ?

par Paul Hubert

Dans la journée du lundi 20 avril, le prix du pétrole a affiché un prix
de -37,63 dollars le baril avant de clôturer autour de 1 dollar le baril. Dit
autrement, l’acheteur d’un tel contrat reçoit 159 litres de pétrole et 37
dollars. Comment expliquer un tel phénomène ? Rappelons d’abord qu’il s’agit du
prix d’un contrat à terme pour livraison en mai 2020, c’est-à-dire que
l’acheteur n’acquiert pas immédiatement le baril de pétrole mais s’engage à le
recevoir à l’échéance du contrat. Le prix négatif s’explique par le fait que ce
baril de pétrole est livré à Cushing, Oklahoma, que les capacités de stockage y
sont aujourd’hui saturées, et donc que l’acheteur devra payer ce stockage plus
cher ou la réexpédition vers une autre destination. Par ailleurs, le phénomène
a été amplifié par l’évolution de trackers indiciels (ETF) qui ont pour
vocation de retracer les évolutions du prix du pétrole pour permettre de
spéculer sur ses variations.



Le marché mondial du pétrole est organisé autour de deux prix de référence. Aux États-Unis, un marché à terme sur un pétrole appelé WTI – pour West Texas Intermediate – (voir graphique) et un autre marché, celui du Brent (du nom d’un gisement de pétrole de la mer du Nord), coté à Londres. Une caractéristique du marché à terme du WTI est que la livraison se fait à Cushing, en Oklahoma[1]. Cette ville de 8 000 habitants est le point de convergence de plusieurs grands pipelines et abrite un ensemble de grandes installations de stockage.

La plupart des investisseurs ne reçoivent pas réellement la livraison.
Seulement 5% des contrats, au plus, arrivent à expiration et doivent donc faire
l’objet d’une livraison physique. Les 95% restants sont en fait des opérations
de couverture contre les fluctuations du prix du pétrole (et/ou pour prendre
position pour un motif de spéculation). Concrètement, pour un contrat donné A,
un acheteur n’a pas l’intention de recevoir du pétrole et le vendeur n’a pas
non plus l’intention de livrer du pétrole. L’objectif de l’acheteur est  de vendre le contrat à un prix plus élevé
avant l’expiration tandis que le vendeur espère que le prix diminue et prévoit
d’acheter un contrat ultérieurement. Un deuxième contrat B, entre un autre
acheteur et un autre vendeur, ferme les positions des 2 parties du contrat A de
sorte que les deux transactions s’annulent exactement. C’est ainsi que pour la
grande majorité des contrats, aucun baril de pétrole n’est livré à Cushing, et
ces opérations de spéculation contribuent uniquement à la liquidité du marché. Sur
le mois d’avril, 500 000 contrats étaient en cours, ce qui représente plus
de 500 millions de barils de pétrole, soit bien plus que la capacité de
stockage de la ville de Cushing qui s’élève à 91 millions de barils.

Avec la crise du Covid-19 et le confinement de la plupart des économies du monde, la demande mondiale de pétrole a chuté au cours des 2 derniers mois alors que la production de pétrole a continué à un rythme soutenu (malgré l’accord entre l’OPEP et la Russie du 12 avril 2020)[2] de sorte que les capacités de stockage sont saturées un peu partout sur la planète. Le contrat pour livraison en mai arrivait à expiration le 21 avril. En temps normal, tout investisseur qui ne souhaite pas se voir livrer du pétrole clôture sa position dans les semaines qui précédent l’expiration. Il semble donc que les investisseurs qui n’avaient pas l’intention de se voir livrer du pétrole n’aient pas liquidé leurs positions ou que ceux qui prévoyaient de prendre livraison physiquement se soient rendu compte trop tard qu’ils ne le pourraient pas, en l’absence de capacité de stockage. 155 millions de barils ont ainsi été échangés le 20 avril – un montant non négligeable pour un jour d’expiration des contrats.

Les -37 dollars le baril représentent ainsi en fait le coût du
stockage. Ceux qui ont dû vendre l’ont fait à tout prix, de sorte qu’il était
moins coûteux de vendre à un prix négatif que de payer pour stocker du pétrole.
On retrouve ce coût du stockage dans la différence entre le prix du contrat
pour livraison en mai et pour les mois suivants. Par exemple, le contrat pour
livraison en juin se traite à 20 dollars le baril tandis que celui pour
livraison en juillet vaut 26 dollars. La différence entre les deux contrats, 6
dollars entre juin et juillet, représente le coût du stockage d’un baril. Parce
qu’il n’existe pas de capacité de stockage disponible aujourd’hui à Cushing, le
coût du stockage d’un baril entre mai et juin est passé à 57 dollars (20 –
(-37)) pendant quelques heures lundi 20 avril[3].
 

Les investisseurs anticipent donc que les problèmes de stockage seront
en partie résolus d’ici juin, lorsque l’activité économique aura repris et que
la demande de pétrole ré-augmentera. L’anticipation de faillites potentielles
de certains producteurs – et son effet négatif sur la production et donc
positif sur les contraintes de stockage – pourrait aussi expliquer ce
phénomène.

Le deuxième facteur qui a amplifié la baisse du prix pétrole lundi 20
avril est lié à la disponibilité de trackers indiciels (ETF) qui sont des
instruments financiers qui répliquent les évolutions de prix d’actifs (ici le
pétrole) pour spéculer sur ses variations. Les forts volumes  sur ces ETF peuvent au final créer des
distorsions de prix au moment où les gérants de ces produits sortent des
contrats qui vont arriver à expiration (ces fonds n’ayant clairement pas
vocation à recevoir physiquement du pétrole). L’activité des ETF pourraient
ainsi avoir un impact indirect, via
les stratégies qu’elle suscite en réponse sur les volumes échangés dans les
jours qui précédent l’expiration. Cet effet sera d’autant plus marqué que la
majorité des investisseurs fait le même pari et le tient le plus longtemps
possible jusqu’à la date d’expiration. Ce qui a pu être le cas au mois d’avril
au cours duquel le prix du pétrole avait fortement baissé et où nombreux
étaient ceux qui pouvaient espérer qu’il ait atteint un niveau plancher et une
décision de l’OPEP provoquant un rebond.

Pour conclure, il convient de prendre un peu de recul sur ce prix négatif. Sur la journée du lundi 20 avril, alors que 155 000 contrats ont été échangés, uniquement 18 475 d’entre eux l’ont été à un prix négatif (soit moins de 12%). Sur les 5 jours précédents, ce sont 1 860 000 contrats qui ont été échangés, les transactions à prix négatif représentant ainsi moins d’1% du total. D’une manière générale, un prix négatif pour le contrat à terme d’un mois donné sur le pétrole WTI n’est pas un prix négatif pour le pétrole. Le contrat à terme de juin a clôturé le lundi 20 avril à 20 dollars le baril, alors que le baril de Brent s’échangeait le même jour à 26 dollars. La différence entre ces 2 prix et les -37 dollars pour les contrats à terme de mai reflètent en réalité davantage les conditions de stockage en Oklahoma et les tensions liées à la clôture des positions spéculatives que le prix mondial du pétrole.


[1] Les
conditions de livraison du Brent sont différentes et moins soumises à des
circonstances locales.

[2] Alors
que la production et la demande mondiale étaient en moyenne de 100 millions de
barils par jour en 2019, l’accord prévoit de réduire la production de 10
millions de barils par jour à compter du 1er mai. Les différentes
estimations de la demande mondiale de pétrole pour le mois d’avril 2020
oscillent entre 55 et 70 millions de barils par jour, soit un volume bien
inférieur à la production.

[3] L’offre de stockage est contrainte à court-terme (la construction ou la transformation de cuves et la mise à disposition de tankers n’étant pas autant réactives que la dynamique de surplus de pétrole produit chaque jour) et le coût marginal du stockage est donc très élevé dans cette situation.




Quelle est l’ampleur du ralentissement industriel après 15 jours de confinement ? Une analyse à partir de la consommation d’électricité en France

 par Eric Heyer

Si la crise actuelle est avant tout une crise sanitaire, les décisions politiques prises par le gouvernement français, nécessaires et légitimes pour limiter la hausse du taux de mortalité, vont engendrer une crise économique sans précédent. L’impact du confinement a fait l’objet d’un premier chiffrage par différents organismes (INSEE, OFCE, OCDE), chiffrages qui seront actualisés au fur et à mesure de la publication de nouvelles statistiques, notamment de l’INSEE.



La publication de l’Indice de Production Industrielle (IPI) donnera une première indication de l’ampleur des conséquences de cette pandémie et des mesures sanitaires sur l’industrie française. Néanmoins, les premières informations portant sur le mois datent du début du confinement ; elles ne seront disponibles que le 10 mai. En attendant cette date, des données en temps réel peuvent être mobilisées afin de calibrer et d’anticiper le choc sur l’industrie.

Parmi celles-ci, la consommation
d’électricité des entreprises semble disposer de caractéristiques appréciables
pour le sujet qui nous occupe. En effet, l’électricité est, sans doute, une des
formes d’énergie les plus utilisées dans le processus de production. En outre,
contrairement aux autres formes d’énergie, il apparaît difficile d’emmagasiner,
de stocker de l’électricité : par conséquent, on est en droit de penser que la
consommation d’électricité observée durant une période correspond au flux
d’électricité consommé durant cette même période. Celle-ci présente également
l’avantage d’être un input assez
homogène dans le temps. Cette stabilité de l’unité de mesure permet ainsi la
réalisation de toutes sortes d’agrégations et des études sur séries longues,
lui accordant, de ce fait, un avantage sans conteste sur les autres formes
d’énergie comme le charbon par exemple. Enfin, le faible coût de ces données,
leur parfaite objectivité et exhaustivité ainsi que leur mise à disposition en « temps
réel » constituent, s’il en était besoin, une incitation supplémentaire
pour tenter de les exploiter davantage.

De nombreuses études internationales
ont par ailleurs mis en évidence la possibilité de construire un indicateur
d’utilisation des équipements productifs à partir de la consommation
d’électricité des entreprises. La première approche fut effectuée, à notre
connaissance, par Foss
M. F.(1963)
pour les États-Unis. Cette idée fut ensuite reprise par Jorgenson
D. W. et Griliches Z. (1967)
, Morawetz
D. (1976)
sur les données concernant Israël et les Philippines, appliquée
aux chiffres de l’industrie manufacturière du Royaume-Uni par Heathfield D. F. (1972), Bosworth D. et Westaway A. J.
(1984)
, Bosworth
D. (1985),
à la Suède par Anxo D. et
Sterner Th.
(1991) et enfin à la France par Heyer E.
(1995)
.

En
mobilisant la base de données de RTE (Réseau de Transport
d’électricité
) permettant de connaître la consommation totale d’électricité
en France en temps réel, par tranche de 30 minutes depuis le 1er
janvier 2010 et après l’avoir purgée des effets saisonniers, des jours fériés,
des aléas météorologiques (écart entre la température journalière et la normale
saisonnière) et des gains d’efficacité énergétique, il apparaît très clairement
que la consommation d’électricité observée depuis le début du confinement se
situe très en deçà de sa valeur attendue, dont la raison pourrait être une
moindre utilisation des équipements productifs (graphique 1).

Agrégée en donnée mensuelle, la baisse observée au mois de mars est la plus importante jamais enregistrée au cours de la période analysée (graphique 2) : en mars 2020, la consommation d’électricité a été inférieure de près de 15% par rapport à une « situation normale ».

Une fois purgée de la saisonnalité, d’une tendance à l’économie d’électricité et des températures inhabituelles, la consommation d’électricité permet d’expliquer une partie des variations de l’Indice de Production industrielle. Sur la période 2010-2019, il existe une relation de long-terme – cointégration – entre l’IPI, la consommation d’électricité et l’emploi industriel. Dans le cadre de cette relation, l’élasticité de l’IPI à la consommation d’électricité est de 0,74.

Sur la base de cette relation économétrique et en faisant l’hypothèse d’une stabilisation de l’emploi industriel au mois de mars, nous pouvons tenter d’estimer de façon anticipée l’IPI du mois de mars 2020. D’après nos estimations, ce dernier pourrait connaître une baisse de plus de 10%, confirmant le caractère inédit de la crise depuis la création de cet indice (graphique 3).

Cette chute mensuelle sans précédent équivaudrait à la baisse observée près de cinq mois après le début de la crise de 2008 (graphiques 4). 

Enfin, la baisse de la consommation d’électricité a débuté au milieu du mois de mars. En la prolongeant sur un mois, la baisse pourrait atteindre 30% pour un mois de confinement. Son intégration dans un modèle économétrique estimant le PIB indique qu’une telle baisse engendrerait une diminution de près de 25% de l’IPI et de 5,7 % du PIB mensuel, impact comparable à l’hypothèse retenue dans l’évaluation de l’OFCE.




Réunion de l’OPEP : beaucoup de bruit pour rien ?

par Céline Antonin

Le 30 novembre 2017, les pays membres de l’OPEP ont décidé de prolonger de neuf mois, jusqu’à décembre 2018, leur accord de 2016 prévoyant un plafonnement de production avec des quotas par pays. D’autres pays producteurs associés à l’accord, Russie en tête, ont décidé de continuer à coopérer en prolongeant également leur accord de baisse de production.

Etant très attendu et anticipé par le marché, cet accord n’est pas une surprise. D’autant que derrière l’unité affichée, il a mis en exergue des divergences entre pays : d’un côté, la position très modérée de la Russie, qui a traîné des pieds pour signer l’accord ; de l’autre, la position volontariste de l’Arabie saoudite de reprendre un management plus actif des cours, après plusieurs années de relâchement. Les pays pétroliers sont toujours partagés entre d’un côté, la volonté de soutenir les cours et d’équilibrer leurs finances publiques, et de l’autre, la crainte constante de se voir voler des parts de marché par l’inexorable montée en puissance du pétrole de schiste étatsunien. Etant donnée cette double contrainte, et la situation de progressif rééquilibrage entre offre et demande dans les deux prochaines années, nous considérons que le pétrole devrait évoluer autour de 59-60 dollars le baril pour 2018 et 2019.

Certes, la demande mondiale continue de progresser, portée par les pays émergents et les États-Unis, mais l’offre globale demeure abondante (tableau 2). Dans notre prévision d’octobre 2017, nous avions anticipé un maintien des quotas jusqu’en mars 2018 ; nous l’avons prolongé jusqu’en décembre 2018, ce qui se traduit par une offre légèrement moins abondante en 2018 (-0,2 Mbj par rapport à la prévision d’octobre 2017).

Le retour à un management actif depuis fin 2016

Depuis 2014, sous l’impulsion de l’Arabie saoudite, les pays de l’OPEP ont laissé perdurer, voire tacitement encouragé une situation d’offre abondante, dans le but de maintenir des prix bas et d’évincer une partie de la production non-conventionnelle américaine, afin de garantir ses parts de marché. Pourtant la position du royaume saoudien a changé fin 2016 : d’abord, la stratégie offensive vis-à-vis du pétrole de schiste américain n’a pas vraiment porté ses fruits, et la production s’est poursuivie à un rythme soutenu. En outre, la forte baisse des prix a fortement dégradé les finances publiques saoudiennes. Le déficit public est ainsi passé de 3,4 % du PIB en 2014 à 15,8 % en 2015, puis 17,2 % en 2016. Par ailleurs, l’Arabie saoudite cherche à moderniser son économie et à privatiser l’entreprise étatique pétrolière, Saudi Aramco, et pour cela, elle a besoin d’un pétrole plus cher et plus rentable.

Pour tenter de faire remonter les prix du baril, les pays de l’OPEP ont mobilisé à l’extérieur du cartel, en associant plusieurs autres pays non membres, notamment la Russie. Deux accords de baisse de production ont été conclus fin 2016[1], conduisant à une baisse concertée de près d’un million de barils par jour (Mbj) pour les membres de l’OPEP et de 0,4 Mbj pour les autres producteurs (tableau 1). Ces accords ont-ils été respectés et ont-ils permis de faire remonter les prix ? Pas réellement. Un an après l’accord, les pays concernés respectent certes à hauteur de 80 % les plafonds de production, mais de façon très inégale. Ce retrait d’1,3 Mbj du marché n’a pas eu d’impact fort sur les prix, pour quatre raisons :

  1. D’abord, le fait que la référence retenue pour établir les baisses de production ait été le niveau d’octobre 2016, à savoir un niveau élevé pour plusieurs pays ;
  2. Par ailleurs, trois pays de l’OPEP ont été « épargnés » par les baisses de production. L’Iran s’est ainsi vu accorder un plafond de production de 4 Mbj (0,3 Mbj de plus qu’en octobre 2016), pour lui permettre de retrouver son niveau d’avant les sanctions occidentales. De même, la Libye ou le Nigéria n’ont pas été soumis à un plafond de production, or ils ont connu une forte hausse de production entre octobre 2016 et juillet 2017 (460 000 barils par jour pour la Libye et 190 000 barils par jour pour le Nigéria) ;
  3. En outre, la production des pays hors OPEP a continué sa progression dynamique : la production des États-Unis a ainsi augmenté de 1,1 Mbj entre octobre 2016 et juillet 2017, et celle du Brésil de 0,3 Mbj, ce qui a largement contrebalancé la baisse de la production russe (-0,3 Mbj) ou mexicaine (-0,1 Mbj) ;
  4. Enfin, les stocks demeurent à des niveaux élevés : ils représentent 102 jours de demande aux États-Unis et 99 jours de demande dans les pays de l’OCDE.

Tabe-post07-12bis

L’accord du 30 novembre 2017 ne change pas la donne

Alors que les deux accords de 2016 prévoyaient de limiter la production jusqu’en mars 2018, avec possibilité d’extension, l’OPEP a décidé de l’étendre de 9 mois supplémentaires, jusqu’en décembre 2018. Par ailleurs, la Libye et le Nigéria, auparavant épargnés par l’accord, ont également été intégrés. En réalité, le marché reflétait déjà cette information dans les cours, et l’impact s’est avéré relativement limité (5 à 7 dollars par baril de Brent). En revanche, la réunion du 30 novembre a permis de mettre en lumière des divergences croissantes entre les deux principaux protagonistes, Arabie saoudite et Russie. La Russie a montré une réticence croissante à l’extension de l’accord, qui s’explique par plusieurs facteurs : d’abord, plusieurs nouveaux gisements pétroliers russes devaient être mis en service et devront être reportés, ce qui mécontente les producteurs. De plus, en raison d’un régime de change flottant, une remontée du prix du pétrole contribuerait à un rouble fort et dégraderait la compétitivité du pays. Enfin, la Russie craint que la remontée du prix du baril n’encourage la production de pétrole de schiste américain et n’affaiblisse ses parts de marché. Par conséquent, l’unité affichée lors de cet accord est fragile, et toutes les options sont sur la table lors de la prochaine réunion de l’OPEP en juin 2018. En outre, le respect des quotas pourrait être mis à mal avant même cette échéance.

La production américaine : principale clef de voûte de la production mondiale

En 2018, l’évolution de la production américaine sera particulièrement cruciale : par sa progression dynamique, cette dernière a permis, notamment depuis 2014, d’éviter une flambée du prix du baril. Le nombre de foreuses pétrolières en activité progresse depuis le point bas de mai 2016, mais se situe très en dessous du niveau de 2014 (graphique). Cependant, grâce à des techniques de forage plus efficaces qui permettent de se concentrer sur les zones les plus productives des gisements (sweet spots), la production de chaque nouveau puits augmente. En outre, les coûts de production et d’investissement ont baissé : les coûts de production se situent autour de 40 dollars d’après le US Bureau of Labor Statistics, soit une baisse de 35 % depuis fin 2014 ; quant aux dépenses d’investissement en amont, elles représentent moins de 15 dollars par baril produit (contre 27 dollars en 2014). Enfin, selon les chiffres de l’EIA, les dépenses d’investissement pétrolier ont représenté 67 milliards de dollars au deuxième trimestre 2017, soit une croissance de 4 % en glissement annuel. Cela motive notre hypothèse de hausse de production à hauteur de 0,6 Mbj en 2018 et en 2019.

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Vers un équilibre offre-demande en 2018-2019

Nous anticipons une croissance soutenue de la demande mondiale (+1,3 Mbj en 2018 et +1,4 Mbj en 2019), sous l’effet des pays émergents (Chine et Inde notamment). La demande chinoise représenterait 0,4 Mbj supplémentaires par an, soit un tiers de la hausse globale. Du côté de l’offre, le dynamisme vient de la croissance de l’offre non OPEP, qui augmenterait de 1 Mbj chaque année, de 2017 à 2019. En 2017, le supplément d’offre de l’Amérique du Nord représenterait 0,8 Mbj, dont 0,6 Mbj pour les États-Unis et 0,2 Mbj pour le Canada. Le Kazakhstan et le Brésil contribueraient à la hausse à hauteur de 0,2 Mbj chacun. La production baisserait en revanche au Mexique (-0,2 Mbj) et en Chine (-0,1 Mbj). Le scénario serait identique en 2018 et 2019. L’Iran a le potentiel pour augmenter sa production d’au moins 0,2 Mbj, et certains pays pourraient légèrement relâcher leur contrainte, ce qui nous conduit à inscrire une hausse de 0,2 Mbj de la production OPEP en 2018.

Des risques pesant sur l’offre ne peuvent cependant être exclus. Parmi les risques haussiers, citons la probabilité d’une baisse plus marquée et concertée de production de l’OPEP, un nouveau bras de fer entre les États-Unis et l’Iran, ou encore des regains de tension au Nigéria ou en Libye. Les risques baissiers sont quant à eux liés à la poursuite de l’accord OPEP : si l’OPEP décide de ne pas reconduire l’accord ou que son respect est limité en raison d’intérêts nationaux trop divergents, alors les prix pourraient baisser davantage.

Tabe2-post08-12bis

[1] Les deux accords de baisse de production conclus fin 2016 sont l’accord du 30 novembre 2016 (accord de Vienne) entre pays de l’OPEP, qui prévoit le retrait de 1,2 Mbj du marché par rapport à octobre 2016, et l’accord du 10 décembre 2016 réunissant des pays non membres de l’OPEP, et entérinant une baisse de production de 0,55 Mbj.




Avantage fiscal sur le gazole : une fin programmée

par Céline Antonin

Comme l’a souligné le rapport n°4019 de l’Assemblée Nationale sur l’offre automobile française, « la France est un des pays d’Europe dont le parc roulant est le plus diésélisé et où l’écart de fiscalité appliqué à l’essence et au gazole reste parmi les plus importants. » Or plusieurs arguments plaident pour un alignement des fiscalités.Tout d’abord, alors que l’avantage conféré au gazole s’expliquait par son utilisation majoritairement professionnelle, le diesel a massivement investi la sphère des voitures particulières, rendant cet avantage indu. En outre, le gazole présente des dangers pour la santé publique. En 2012, l’Organisation mondiale de la santé a classé les gaz d’échappement des moteurs diesel comme cancérogènes, avec un coût sanitaire estimé par la Cour des comptes entre 20 et 30 milliards d’euros[1]. L’argument économique plaide également pour un rééquilibrage : la forte diésélisation du parc automobile français conduit à un fort besoin d’importation en gazole alors que la France est exportateur net d’essence raffinée. Enfin, le manque à gagner fiscal est conséquent : la Cour des comptes chiffre la perte de recettes fiscales liées au diesel à 6,9 milliards d’euros pour l’année 2011.

Depuis, l’alignement est en cours : force est de constater que la fiscalité du gazole a été progressivement relevée à partir de la Loi de finances de 2015. En 2017, l’écart de fiscalité entre essence et gazole a été réduit d’un tiers par rapport à 2014, passant de 17 à 11 centimes d’euros. Le gouvernement Macron a réaffirmé la volonté d’éliminer ce différentiel à l’horizon de quatre ans. En 2018, le gazole augmenterait de 7,4 centimes d’euro et l’essence sans plomb de 4,5 centimes, sous le seul effet des taxes. Le réalignement devrait entraîner, en 2021, une hausse du prix à la pompe de 27 centimes pour le gazole et de 13 centimes pour le sans-plomb, à condition que le prix du pétrole en euros reste constant. Par ailleurs, la hausse de fiscalité sur le gazole devrait rapporter 3 milliards d’euros aux caisses de l’Etat en 2018[2] (par rapport à un scénario de stabilité fiscale). Si l’on considère l’ensemble des carburants, les recettes supplémentaires atteindraient 3,4 milliards d’euros pour l’année 2018.

Le but de ce billet est de décrypter les composantes du prix du carburant et de détailler le chiffrage prospectif de la hausse du prix d’ici 2021.

Un différentiel lié à l’histoire

Si historiquement, le gazole a bénéficié d’une fiscalité préférentielle, c’est d’abord en raison de son utilisation quasi-exclusivement professionnelle, dans un contexte de reconstruction après la Seconde Guerre mondiale. En 1980, ce carburant ne représentait en effet que 8,4 % des immatriculations. Ce n’est qu’à la fin des années 1980 que les véhicules légers à motorisation diesel destinés aux particuliers sont apparus massivement. Leur diffusion s’est accélérée au cours des années 2000 (graphique 1) et la part des immatriculations de véhicules diesel a culminé à 73 % en 2008. Depuis, cette part décroît ; cela étant, les nouvelles immatriculations de véhicules diesel représentent plus de la moitié des immatriculations de véhicules particuliers neufs en France en 2016. Par ailleurs, les véhicules diesel représentent 62,4 % du parc automobile[3]. La France n’est pas une exception en Europe : cinq pays (l’Irlande, le Luxembourg, l’Espagne, le Portugal et la Grèce) affichent un taux de diésélisation plus fort.

Le rééquilibrage a été envisagé par plusieurs gouvernements, dès 1998 (gouvernements Jospin puis Raffarin), mais la réforme n’a jamais été menée à son terme, malgré la décision de l’Organisation mondiale de la santé de 2012 de classer les particules fines de gaz d’échappement de véhicules diesel comme cancérogènes. De nombreux rapports ont cependant souligné l’absence de justification de l’avantage fiscal sur le gazole, notamment en termes de manque à gagner pour l’Etat, et prôné l’alignement des fiscalités à l’instar du Comité pour la fiscalité écologique[4] en 2013.

Finalement, à partir de la Loi de finances de 2015, la fiscalité portant sur le gazole a été progressivement relevée. Ainsi, la principale composante de cette fiscalité, la Taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE), a plus fortement augmenté sur le gazole que sur l’essence sans plomb (graphique 1). En 2017, le gouvernement Macron s’est engagé à poursuivre la convergence et a annoncé que le différentiel serait comblé grâce à l’augmentation de la TICPE.

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Les composantes du prix à la pompe : un petit rappel technique

Le prix de vente des carburants se décompose en strates successives[5].

Le prix du carburant hors taxes

La première composante est le prix d’achat du pétrole brut, déterminé sur les marchés mondiaux. Sur ces marchés, deux indices (Brent et Western Texas Intermediate) font référence : les formules de prix de tous les bruts vendus sur les marchés internationaux sont explicitement indexées sur le prix du Brent s’ils sont à destination de l’Europe et du WTI à destination des États-Unis. Par conséquent, on peut faire l’approximation selon laquelle les évolutions de prix du brut importé en France sont identiques à celles du Brent. L’effet du taux de change est crucial, puisque le pétrole brut est négocié en dollars sur les marchés : lorsque l’euro s’apprécie, la facture pétrolière s’allège.

Le pétrole importé est ensuite raffiné avec le prélèvement d’une marge de raffinage par les producteurs. Les produits pétroliers raffinés font l’objet de cotations sur les marchés régionaux (Rotterdam pour l’Europe du Nord, Gênes-Lavéra pour la Méditerranée). Les carburants sont ensuite transportés et distribués sur l’ensemble du territoire. Les distributeurs prélèvent une marge de transport/distribution, définie comme la différence entre le prix hors taxe et le prix sur le marché de produits raffinés. La France se situe en dessous de la moyenne européenne pour la marge de transport-distribution, avec des marges comprimées du fait d’un secteur très concurrentiel.

La taxation du carburant

Les taxes constituent l’essentiel du prix à la pompe. En 2016, elles représentent 66 % du prix TTC pour le SP-95 et 63 % pour le gazole (graphique 2).

Une première taxe, la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques[6] (TICPE), est un droit d’accise, perçu sur les volumes, et non sur le prix de vente du produit. Elle est complexe car elle résulte de la combinaison de plusieurs strates :

– Une TICPE nationale, fixée chaque année par la Loi de finances et reprise en droit français dans le tableau B de l’article 256 du code des douanes. Cette TICPE nationale sur chaque unité consommée est plus faible sur le gazole que sur l’essence : en 2014, elle atteignait 42,8 centimes d’euros sur le gazole contre 62,3 centimes d’euros sur le sans-plomb ;

– Une part de TICPE régionale (uniformisée en 2017 par la Loi de finances rectificative pour 2016) ;

– La taxe carbone (ou contribution climat énergie), intégrée à la TICPE depuis 2014, et fortement relevée chaque année. En 2014, le montant de la taxe carbone était de 7 € par tonne de CO2 ; ce montant a été relevé à 14,50 €/tonne de CO2 en 2015, 22 €/ tonne de CO2 en 2016 et 30,5 €/tonne de CO2 en 2017.

Une seconde taxe, la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), porte sur le prix de vente hors taxe majoré de la TIPCE (d’où une double taxation, puisque l’on taxe à la fois le prix hors taxe et la TICPE). Le taux de TVA en vigueur sur la consommation de produits pétroliers et de gaz naturel est le taux normal, soit 20 %.

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En 2018, la taxation du gazole va augmenter sous l’effet de deux mesures :

Un alignement du prix du gazole sur celui de l’essence sans plomb à l’horizon 2021

– D’abord le gouvernement a annoncé sa volonté d’augmenter la TICPE « nationale » chaque année de 2,6 centimes par litre de gazole jusqu’en 2021 (annonce de Bruno Le Maire du 12 septembre 2017) ;

– Par ailleurs, l’article 1 VIII de la Loi sur la transition énergétique pour une croissance verte prévoyait une trajectoire croissante de la composante carbone jusqu’en 2030 : la composante carbone devrait passer de 30,50 €/ tonne de carbone en 2017 à 39 €/ tonne de carbone en 2018, et à 60,4 €/ tonne de carbone en 2021. Or, le ministre de la Transition écologique a expliqué que cette trajectoire était insuffisante pour atteindre les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre, et une nouvelle trajectoire devrait être inscrite dans le Projet de loi de finances de 2018. Cette nouvelle trajectoire prévoit un prix de 44,6 €/ tonne de carbone en 2018, 55 €/ t en 2019, 65,4 €/ t en 2020, 75,8 €/ t en 2021 et 86,2 €/ t en 2022.

Ainsi, en 2018, les prix du gazole augmenteraient de 2,6 centimes par litre auxquels il faut ajouter 3,8 centimes par litre au titre de la taxe carbone[7] et 1,6 centime au titre du surplus de TVA. Le surcoût par litre de gazole serait donc de 7,4 centimes d’euros, si le prix du gazole hors taxes reste inchangé ainsi que la part régionale de la TICPE (tableau).A l’horizon 2021, si l’on fait l’hypothèse d’une hausse de la TICPE nationale de 2,6 centimes chaque année, et qu’on suit la trajectoire de taxe carbone qui devrait être inscrite dans le Projet de loi de finances de 2018, le montant de la TICPE sur le gazole passerait de 54,4 centimes d’euros en 2017 à 76,9 centimes en 2021. En supposant le prix du baril de pétrole inchangé, le montant total des taxes sur le gazole passerait quant à lui de 0,75 euro en 2017 à 1,02 euro en 2021, soit une augmentation de 36 %.Dans le même temps, la TICPE sur l’essence sans plomb passerait de 65,8 à 76,7 centimes d’euros par litre entre 2017 et 2021. En supposant le prix du baril de pétrole inchangé, le montant total des taxes sur l’essence sans plomb passerait de 88,8 centimes à 101,7 centimes en 2021, soit une augmentation de 15 %.

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Ainsi, en 2021, le prix du gazole rejoindrait celui du sans plomb, effaçant l’avantage historique conféré au gazole. Cela devrait se traduire par la désaffection des consommateurs pour les véhicules diesel par rapport aux véhicules à essence, amplifiant la baisse amorcée en 2012 (graphique 1). Cela étant, les ventes de gazole représentent 80,8% de la consommation française de carburants, et la hausse de fiscalité sur le gazole devrait rapporter 3 milliards d’euros aux caisses de l’Etat en 2018[8] (par rapport au scénario de stabilité fiscale). Si l’on considère l’ensemble des carburants, les recettes supplémentaires atteindraient 3,4 milliards d’euros pour l’année 2018[9].

En 2018, nous prévoyons une légère baisse du prix du baril de pétrole en euros (qui passerait de 46 à 43 euros par baril), sous l’effet de l’appréciation de l’euro. Cette baisse devrait réduire de moitié la hausse du prix à la pompe pour 2018. Cependant, à plus long terme, l’Agence Internationale de l’Energie n’exclut pas un nouveau choc pétrolier d’ici le début des années 2020, en raison d’une insuffisance d’investissements en amont[10]. Ainsi, la facture pourrait s’avérer très salée pour le consommateur, et le seuil symbolique de 2 euros par litre pourrait à nouveau être franchi. L’augmentation de la facture carburant est néanmoins une bonne nouvelle du point de vue écologique, même si, à court terme, la consommation de carburant devrait peu baisser en raison d’une faible élasticité-prix de la demande, et d’une transition électrique qui prendra du temps.

 

[1] Référé n°65241 de la Cour des comptes, 17 décembre 2012.

[2] En faisant l’hypothèse d’une élasticité du volume d’achat au prix du carburant de -0,4, et sachant que les ventes de gazole de 2016 représentaient 40,6 millions de mètres cubes en 2016.

[3] Chiffre de 2014, Comité des constructeurs français d’automobiles.

[4] Avis n° 3 du Comité pour la fiscalité écologique « L’écart de taxation entre le gazole et l’essence », 18 avril 2013.

[5] Pour le détail du calcul technique du prix à la pompe, on pourra se reporter à C. Antonin, Lettre de l’OFCE, n°328, 2011.

[6] La TICPE a remplacé en 2011 la TIPP (taxe intérieure sur les produits pétroliers).

[7] Sachant qu’un litre de gazole produit 2,7 kg de CO2 (et un litre de sans plomb produit 2,2 kg de CO2).

[8] En faisant l’hypothèse d’une élasticité du volume d’achat au prix du carburant de -0,4, et sachant que les ventes de gazole de 2016 représentaient 40,6 millions de mètres cubes en 2016 (UFIP et CPDP).

[9] Les ventes d’essence sans plomb représentaient 9,8 millions de mètres de cube en 2016 (UFIP et CPDP).

[10] International Energy Agency (2017), Market Report Series: Oil 2017, Analysis and Forecast to 2022.




Le meilleur du contre-choc pétrolier est à venir !

par Eric Heyer et Paul Hubert

Après avoir connu une forte baisse au cours des 2 dernières années, le prix du baril de pétrole est reparti à la hausse depuis le début de l’année. Alors qu’il se situait aux alentours des 110 dollars début 2014,  puis à 31 dollars début 2016, il frôle actuellement les 50 dollars.

Cette remontée du prix du pétrole va-t-elle remettre en cause le schéma de reprise graduelle qui semblait s’enclencher en France en 2016 ?

Dans une étude récente, nous avons tenté de répondre à trois questions autour de l’impact du prix du pétrole sur la croissance française : son impact est-il immédiat ou existe-t-il un décalage temporel entre les variations du prix du pétrole et son incidence sur le PIB ? Les effets des variations du prix du pétrole sont-ils asymétriques entre hausses et baisses ? Ces effets dépendent-ils du cycle conjoncturel ?Les principaux résultats de notre étude peuvent être résumés de la manière suivante :

  1. Il existe un décalage de l’impact d’une variation du prix du pétrole sur le PIB français. Ce décalage serait en moyenne, sur la période 1985-2015, de 4 trimestres ;
  2. L’effet, à la baisse comme la hausse, n’est significatif que pour des variations des prix du pétrole supérieures à 1 écart-type ;
  3. L’effet asymétrique est extrêmement faible : l’élasticité de l’activité au prix du pétrole est identique dans le cas d’une hausse ou d’une baisse de ce dernier. Seule la vitesse de diffusion diffère (3 trimestres dans le cas d’une hausse contre 4 dans celui d’une baisse) ;
  4. Enfin, l’effet des variations du prix du pétrole sur l’activité dépend de la phase du cycle conjoncturel : l’élasticité n’est pas significativement différente de zéro dans des états de « crise » et de « haute conjoncture ». En revanche l’élasticité est très largement supérieure en valeur absolue lorsque l’économie se situe en croissance modérée (basse conjoncture).

Appliquons maintenant ces résultats à la situation observée depuis 2012. Entre le premier trimestre 2012 et le premier trimestre 2016, le prix du baril de Brent est passé de 118 dollars à 34 dollars, soit une baisse de 84 dollars en 4 ans. Si on tient compte du taux de change euro-dollar et des évolutions du prix de consommation en France, cette baisse équivaut à une réduction de 49 euros au cours de cette période (graphique 1).

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Nous avons évalué l’incidence d’une telle baisse sur le PIB trimestriel français en tenant compte du retard, de l’asymétrie et de la phase du cycle conjoncturel mis en avant précédemment.

Les résultats de ces variantes indiquent que l’effet du contre-choc pétrolier n’est finalement pas très visible en 2015. Comme l’illustre le graphique 2, l’effet devrait se faire sentir à partir du premier trimestre 2016 et ce quelles que soient les hypothèses retenues. L’effet positif du contre-choc pétrolier est donc à venir !

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Où est passée la manne pétrolière ?

par Mathieu Plane

La baisse spectaculaire des prix du pétrole depuis la mi-2014, passant d’un baril de brent à 112 dollars en juin 2014 (soit 82 euros) à 55 dollars (49 euros) en moyenne depuis le début de l’année 2015, a conduit à redéployer une partie de la manne pétrolière des pays producteurs de pétrole vers les pays consommateurs. Si cette réduction de 50 % des prix du pétrole en dollars (40 % en euros) améliore mécaniquement notre balance courante, en allégeant notre facture énergétique d’environ 20 milliards d’euros par an, il est instructif d’évaluer les gains pour les ménages et les entreprises issus de cette manne pétrolière.

Pour les ménages, il y a deux sources directes d’économies : la première est liée à la baisse des prix à la pompe, dont la partie non taxée diminue avec la baisse des prix du pétrole, aux marges des raffineurs près. La seconde est liée à la baisse des prix hors taxes du fioul domestique. Selon les données fournies par le ministère de l’Ecologie, du développement durable et de l’énergie sur les prix à la pompe et le fioul domestique, nous avons évalué que la baisse des prix du pétrole engendrerait un gain direct de pouvoir d’achat pour les ménages de 2,7 milliards en 2014 et 5,8 milliards en 2015[1] (graphique 1), soit 8,5 milliards sur deux ans, ce qui représente 0,6 % du revenu disponible brut annuel des ménages (0,4 point de PIB).

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Pour les entreprises,  la baisse des prix du pétrole conduit à diminuer leur coût d’approvisionnement en énergie. Plus l’intensité en pétrole dans la production est élevée, plus cela représente une économie substantielle pour le secteur concerné. Selon nos calculs, à partir du tableau des entrées intermédiaires par branche, nous avons évalué le gain direct pour les entreprises : la baisse des prix du pétrole conduirait à réduire le coût de production des entreprises de 3,2 milliards d’euros en 2014 et 6,3 milliards en 2015 (graphique 2), soit 9,5 milliards en deux ans, ce qui représente 0,45 point de PIB. Les secteurs qui bénéficient le plus de la baisse des prix du pétrole sont logiquement le transport, l’industrie et l’agriculture qui récupèrent deux tiers des gains liés à la baisse des prix du pétrole alors qu’ils ne représentent que 20 % de la valeur ajoutée totale.

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Face à cette baisse des coûts, les entreprises ont la possibilité soit de redresser leur marge en ne répercutant pas la baisse des prix du pétrole dans leur prix de vente, ce que laisse suggérer l’évolution récente des taux de marge et les différences de dynamique entre les prix de valeur ajoutée et ceux de consommation, soit de réduire leur prix au prorata des économies générées par la baisse des prix du pétrole. Cette deuxième option conduirait à redéployer le gain final des entreprises vers les ménages, augmentant ainsi leur pouvoir d’achat via la baisse des prix à la consommation. Mais aussi, par un effet de second tour, cela réduirait le coût de production des entreprises utilisant des consommations intermédiaires de branche dont la production est intense en pétrole, comme le transport.

En fonction de l’utilisation de cette manne pétrolière par les entreprises, les effets sur l’économie seront différents. Dans le cas du redressement des marges, les effets d’offre l’emporteront avec un impact faible à court terme sur la croissance mais élevé à moyen-long terme par le biais de l’augmentation de l’investissement. Dans le cas inverse, les effets de demande domineront avec un impact sur la croissance élevé à court terme en raison de la forte augmentation de la consommation des ménages, mais avec des effets potentiellement plus faibles à long terme.

 

 


[1] Les simulations pour 2015 supposent un prix du baril maintenu à 50 dollars jusqu’à la fin de l’année.