Prévisions européennes des instituts de l’AIECE : le creux de la vague au tournant de 2023/24

Catherine Mathieu

Les instituts de conjoncture économique membres de l’AIECE (Association d’Instituts Européens de Conjoncture Économique) se sont réunis à Bruxelles pour leur réunion d’automne les 24 et 25 novembre 2023[1]. Le Rapport général, qui présente une synthèse des prévisions des Instituts a été réalisé par le Polish Economic Institute (Varsovie) et peut être consulté sur le site de l’AIECE (AIECE General Report , Autumn meeting, 2023). Nous présentons dans ce billet les principaux éléments discutés lors de la réunion.



Par rapport à la réunion du printemps dernier, les instituts ont présenté des prévisions de croissance légèrement révisées à la baisse en zone euro pour 2023 et 2024. Les incertitudes sur la vigueur de la croissance au tournant de 2023-24 se sont amplifiées au cours des derniers mois. Après une croissance quasiment à l’arrêt à l’échelle de la zone euro, la majorité des instituts prévoient un léger redémarrage de l’activité qui se traduirait par une croissance de l’ordre de 1,1 % en moyenne annuelle en 2024 (après 0,6 % en 2023). La baisse de l’inflation redonnerait progressivement du pouvoir d’achat aux ménages et faciliterait une reprise modérée de la consommation, mais les taux d’intérêt continueraient à mordre sur l’activité, avant l’amorce d’un assouplissement en fin d’année, qui jouerait à partir de 2025. La croissance européenne serait dans le creux de la vague au tournant 2023/2024, mais la reprise serait modérée tant du côté de la demande intérieure, que de la demande extérieure. S’y ajoute le risque d’un nouvel accroissement des tensions géopolitiques à l’échelle mondiale.

La conjoncture mondiale entre normalisation et montée des risques    

Au premier semestre 2023, les contraintes d’offre héritées de la crise COVID ont continué de s’alléger (coûts du fret maritime et aérien revenus à leurs niveaux d’avant crise, poursuite de la réduction des délais de livraison signalée par les indices des directeurs d’achat dans de nombreux pays). Mais, en cours d’année, la demande mondiale de marchandises s’est affaiblie. Ainsi, selon l’indicateur du World Trade Monitor du CPB, le commerce mondial de marchandises, qui avait fortement rebondi à la sortie de la crise COVID et jusqu’à l’automne 2022, s’est légèrement replié depuis, affichant une baisse de 0,7 % sur un an en volume au troisième trimestre 2023. Les échanges de services, qui ont redémarré plus tardivement, étaient cependant toujours en hausse à la mi-2023 (soit une hausse de plus de 7 % sur un an en valeur pour l’ensemble de l’OCDE, selon l’OCDE). Les instituts ont souligné les risques de fragmentation du commerce mondial, dans un contexte de tensions géopolitiques élevées (tensions sino-américaines, sanctions commerciales vis-à-vis de la Russie et détournement des flux de commerce vers la Chine, l’Inde et la Turquie). La baisse récente des flux de commerce de marchandises en volume est largement conjoncturelle, reflétant une normalisation après le rebond de la sortie de la crise COVID, alors que l’on observe un ralentissement de la demande dans un certain nombre de pays, notamment européens.

Les prix des matières premières sont restés jusqu’à l’automne 2023 nettement inférieurs à leur précédent pic de 2022. Le prix du baril de pétrole (Brent), qui avait atteint près de 130 dollars en mars 2022, est redescendu ensuite pour fluctuer autour de 83 dollars à partir du premier trimestre 2023. Selon la prévision moyenne des instituts de l’AIECE, il serait de 84 dollars en 2024, comme en 2023, et baisserait légèrement à 79 dollars en 2025[2]. Le prix du gaz TTF néerlandais, qui était de 147 euros/MWh en moyenne annuelle en 2022, s’établirait, selon la prévision moyenne des instituts, à 47 euros/MWh en moyenne annuelle en 2023, à 53 en 2024 avant de revenir à 48 en 2025. A l’automne 2023, aucun institut ne prévoyait de forte variation des prix du pétrole et du gaz mais cela figurait en risque dans les prévisions. Rappelons qu’étant donné les incertitudes fortes auxquelles sont soumises les prévisions des prix des matières premières, certains instituts retiennent habituellement une hypothèse technique de stabilité des prix.

Les instituts de l’AIECE prévoient une croissance mondiale de 3 % en 2023 et de 2,7 % en 2024 (au lieu de respectivement 2,6 % et 2,9 % au printemps dernier, tableau). Ces prévisions regroupent des prévisions publiées entre septembre et le tout début novembre 2023, dont celles de l’OFCE (Perspectives 2023-2024 pour l’économie mondiale). Elles sont, en moyenne, très légèrement inférieures à celles publiées par le FMI en octobre (voir : Perspectives de l’économie mondiale), la Commission européenne à la mi-novembre (European Economic Forecast, Autumn 2023) et l’OCDE (Perspectives économiques) fin novembre.

Les révisions à la hausse de la croissance mondiale pour 2023 entre le printemps dernier et l’automne sont dues à une croissance plus soutenue aux Etats-Unis et au Japon (si l’on se réfère aux prévisions du FMI qui ont la plus large couverture en termes de pays, la croissance serait de 2,1 % en 2023 aux Etats-Unis contre 1,6 % prévu au printemps, de 2 % au Japon contre 1,3 % prévu au printemps, 0,5 % au lieu de -0,3 % au Royaume-Uni, de 4 % contre 3,9 % dans l’ensemble des économies émergentes et en développement).

Au contraire, la zone euro voit sa prévision de croissance légèrement revue à la baisse pour 2023 pour les instituts de l’AIECE, dont l’OFCE, et pour les institutions internationales. Parmi les instituts de l’AIECE, la médiane[3] de la croissance prévue en 2023 pour la zone euro est de 0,6 % (contre 0,8 % il y a six mois). Plusieurs instituts de l’AIECE prévoient une baisse du PIB dans leur pays en 2023, notamment en Allemagne (avec une baisse du PIB de l’ordre de 0,3 %). Les instituts allemands mettent en avant les difficultés de l’économie allemande : poids du gaz dans le mix-énergétique et poids de l’industrie dans la valeur ajoutée (plus de 21 %) qui rendent l’économie allemande particulièrement vulnérable à la hausse des prix de l’énergie et à la conjoncture mondiale industrielle. Ils évoquent aussi les difficultés structurelles de secteurs tels que l’automobile. Parmi les pays représentés à l’AIECE, le PIB est attendu en baisse dans deux autres pays de la zone euro : en Autriche (-0,8 %) et en Irlande (-3,1 %). Dans le cas irlandais, la baisse du PIB fait cependant suite à une croissance de 9,4 % en 2022. L’ESRI, membre de l’AIECE, estime que la croissance de l’économie irlandaise, corrigée des effets de l’activité des firmes multinationales, sera de 0,6 % en 2023[4].

En France, Italie, Pays-Bas, Belgique et Finlande, les prévisions des instituts pour leur pays sont comprises entre 0 et 1 % pour 2023, soit une faible croissance ; elles sont un peu plus élevées pour la Slovénie et la Grèce, où elles avoisinent 2 %. Les instituts des pays hors zone euro présents à l’AIECE prévoient des croissances pour leurs pays en 2023 similaires à celles de la zone euro, allant de -0,9 % pour la Suède (elle-aussi touchée par la conjoncture industrielle mondiale) à 1,7 % pour le Danemark.

Des prévisions de reprise modérée en Europe…

Pour 2024, la médiane des prévisions des instituts de l’AIECE est de 2,7% pour la croissance de l’économie mondiale et de 1,1 % pour celle de la zone euro. Pour 2025, elle est de 3 % pour l’économie mondiale et de 1,5 % pour la zone euro, ce qui est similaire aux prévisions de novembre de la Commission européenne et de l’OCDE. A l’instar des organisations internationales, les instituts ne retiennent pas dans leurs scénarios centraux d’entrée en récession de l’économie américaine, dont le risque s’est atténué au cours des derniers mois, ni de fort ralentissement de l’économie chinoise, bien que le risque d’une amplification de la crise de l’immobilier demeure.

Il y a très peu de variance parmi les instituts de l’AIECE en ce qui concerne la prévision de croissance mondiale en 2024, mais un peu plus pour celle de la zone euro (graphique). Selon les prévisions des instituts pour leurs pays, les écarts de croissance se poursuivraient en 2024 : les instituts français, italiens, allemands et finlandais, prévoient une croissance dans leur pays comprise entre 0,4 % et 1 %, la croissance serait comprise entre 1 et 1,5 % en Autriche, Belgique et aux Pays-Bas, plus soutenue en Grèce, Slovénie, et Irlande. Hors zone euro, la croissance serait de l’ordre de 0,5 % en Suède,1,3 % au Danemark, et comprise entre 2 et 2,5 % en Hongrie et en Pologne ; enfin, hors UE, la croissance ne serait que de 0,5 % au Royaume-Uni, mais de l’ordre de 2 % en Norvège et en Suède. Les plus grands pays de l’UE, ainsi que le Royaume-Uni continueraient donc d’avoir les croissances les plus faibles des pays sous revue.

Tous les instituts mentionnent des facteurs qui pèseront sur la consommation des ménages de leur pays en 2024, en premier lieu la politique monétaire, les conditions de crédit et l’inflation. L’amélioration de la situation du marché du travail aurait un impact positif dans une majorité des pays, où les instituts prévoient une stabilité ou une baisse du taux de chômage, mais ce ne serait pas le cas pour la France, les Pays-Bas et la Suède. A l’échelle de la zone euro, le taux de chômage serait quasiment stable (passant de 6,5 à 6,6 % selon la prévision médiane des instituts). La plupart des instituts maintiennent des taux d’épargne des ménages à peu près stables dans leur pays en 2024, mais rappellent la sur-épargne accumulée pendant la crise COVID, qui n’a pas été consommée par les ménages, contrairement à ce que l’on a observé aux Etats-Unis. Une diminution de cette sur-épargne est citée comme un risque positif important pour 2024.

Du côté de l’investissement privé, les instituts mentionnent surtout des facteurs qui joueraient négativement à l’horizon de la fin 2024 : conditions de financement, demande, coûts de l’énergie. Ils mentionnent aussi le retournement à la baisse du marché de l’immobilier dans plusieurs pays (dont l’Allemagne, la France, et hors zone euro, la Suède et le Royaume-Uni), suite à la hausse des taux d’intérêt et alors que les prix avaient atteint des niveaux très élevés. Cela entraîne déjà un ralentissement de l’activité dans le secteur de la construction.

Selon la prévision médiane des instituts de l’AIECE, l’inflation dans la zone euro ralentira de 5,6 % en 2023 à 2,8 % en 2024 (puis à 2,1 % en 2025). En 2024, selon les prévisions des instituts pour leur pays, l’inflation irait de 5,1 % en Slovénie à 1,9 % en Finlande.

…tandis que le policy-mix continuerait de freiner l’activité

Sur les 23 instituts qui ont répondu aux questions posées sur la politique budgétaire, 8 estiment que celle-ci sera légèrement restrictive dans leur pays en 2024, 1 qu’elle sera très restrictive, 5 qu’elle sera neutre, 7 qu’elle sera légèrement expansionniste, 2 qu’elle sera très expansionniste. 2 instituts seulement considèrent qu’une politique légèrement expansionniste serait adaptée pour leur pays en 2024, 4 prônent une politique budgétaire neutre, 10 une politique légèrement restrictive et 7 une politique budgétaire très restrictive. Pour l’ensemble de la zone euro, 10 instituts considèrent que la politique budgétaire sera légèrement restrictive en 2024, 4 qu’elle sera neutre et 4 qu’elle sera légèrement expansionniste. 11 instituts considèrent qu’une politique budgétaire neutre serait adaptée, 6 qu’elle devrait être légèrement restrictive et 4 qu’elle devrait être légèrement expansionniste. En un an, le nombre d’instituts préconisant une politique budgétaire expansionniste s’est réduit, la baisse des prix de l’énergie ayant rendu le soutien budgétaire en faveur des ménages et des entreprises moins nécessaire (boucliers tarifaires et/ou soutien direct aux ménages les plus vulnérables).

Sur la base des mesures budgétaires votées, la Commission européenne estime, dans sa prévision publiée en novembre 2023, que l’impulsion budgétaire à l’échelle de la zone euro sera négative de 0,9 point en 2023 et de 0,6 point en 2024 (contre respectivement 0,6 et 0,8 point dans sa prévision de mai 2023). Le retour de l’application des règles budgétaires à partir de 2024, pourrait cependant conduire à un durcissement de la politique budgétaire plus prononcé qu’actuellement prévu, dans la plupart des pays à l’horizon 2025.

La politique budgétaire sera notamment durcie en Allemagne, à la suite de l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 15 novembre 2023, invalidant le fonds énergie climat créé en 2021. Lors de la réunion de l’AIECE, les interrogations étaient nombreuses sur les conséquences budgétaires de l’arrêt pour l’année 2024. Les instituts allemands ont rappelé les besoins de dépenses publiques de l’économie allemande, en particulier pour financer la transition écologique, dépenses remises en question par l’arrêt de la Cour de justice. Une révision du frein à l’endettement (selon lequel le déficit fédéral ne doit pas dépasser 0,35 % du PIB) ne semble cependant pas à l’ordre du jour. La mise en place de mesures d’austérité en 2024 semble inéluctable. Dans sa prévision de décembre, l’institut de Kiel estime que l’arrêt de la Cour constitutionnelle pourrait se traduire par des baisses de dépenses publiques (consommation, investissements, subventions d’investissements) de 28 milliards d’euros en 2024, soit 0,7 point de PIB ; en retenant un multiplicateur de 0,5, l’institut de Kiel estime que cela réduirait la croissance allemande de 0,3 point (qui serait de 0,9 % au lieu de 1,2 %)[5].

Tous les instituts estiment que la politique monétaire de la zone euro continuera à freiner l’activité en 2024 (13 estiment qu’elle sera légèrement restrictive, 8 qu’elle sera très restrictive). La plupart des instituts estiment que cela est approprié (pour 14 d’entre eux), tandis que 4 estiment qu’une politique neutre serait adaptée. Après avoir baissé à 2,4 % sur un an en novembre 2023, l’inflation est revenue à 2,9 % en décembre. En l’absence de nouveaux chocs sur les prix des matières premières, la BCE pourrait assouplir sa politique monétaire plus tôt que prévu, d’autant plus que les chiffres publiés en décembre dernier par Eurostat confirment une croissance atone en zone euro au troisième trimestre 2023 (-0,1 % sur un trimestre au troisième trimestre, 0 % en glissement sur un an).

En conclusion, les discussions de la réunion de l’AIECE ont mis en avant la fragilité de la reprise en Europe. Les instituts ont mentionné un certain nombre de risques à la baisse pour la croissance européenne en 2024, soit, par ordre décroissant de probabilité un ralentissement de la demande étrangère, la montée des tensions géopolitiques, le maintien d’une inflation intérieure au-dessus de la cible de 2 % de la BCE, et un nouveau choc à la hausse sur les prix des matières premières (énergétiques ou non). Les instituts considèrent les risques d’une crise bancaire ou de choc sur les prix des actifs faibles ou modérés à l’horizon de la fin 2024. De même, les instituts n’ont pas mis en avant de risque généralisé de défaillances d’entreprises à cet horizon. Un aléa à la hausse serait une consommation des ménages plus soutenue, si les ménages européens décidaient de puiser dans la sur-épargne accumulée pendant la crise COVID.


[1] L’AIECE comprend 40 membres, dont 35 instituts de 19 pays européens et 5 organisations internationales, membres observateurs. Elle se réunit deux fois par an, au printemps et à l’automne. A chaque réunion, un institut réalise un Rapport général, qui présente une synthèse des dernières prévisions des instituts, sur la base de leurs réponses à un questionnaire. En novembre 2023, 25 instituts ont répondu au questionnaire préparé par le Polish Economic Institute (Varsovie).

[2] Sur la base des prévisions fournies par 19 instituts en 2023 et 2024, 9 en 2025.

[3] C’est-à-dire telle que la moitié des prévisions des instituts sont au-dessus, l’autres moitié en dessous

[4] Voir https://www.esri.ie/news/domestic-economy-continues-to-grow-despite-gdp-contraction-in-2023

[5] Voir https://www.ifw-kiel.de/publications/german-economy-in-winter-2023-public-budget-under-stress-recovery-faces-headwinds-32315/




Où en est l’Union européenne ?

Par Robert Boyer, directeur d’études à l’EHESS et à l’Institut des Amériques

Intervention à la Journée d’études « Économie politique européenne et démocratie européenne » du 23 juin 2023 à Sciences Po Paris, dans le cadre du séminaire Théorie et économie politique de l’Europe, organisé par le Cevipof et l’OFCE.

L’objectif de la première journée d’études du séminaire Théorie et économie politique de l’Europe est d’engager collectivement un travail de réflexion théorique d’ensemble, à la suite des séances thématiques de l’année 2022, en poursuivant l’état d’esprit pluridisciplinaire du séminaire. Il s’agit sur le fond de commencer à dessiner les contours des deux grands blocs que sont l’économie politique européenne et la démocratie européenne, et d’en identifier les points d’articulation. Et de préparer l’écriture pluridisciplinaire à plusieurs mains.



Un apparent paradoxe

Au fil des diverses et riches interventions pointant les lacunes, les dilemmes et contradictions qui caractérisent les processus d’intégration européenne, une question centrale semble émerger :

« Comment un régime politico-économique en permanent déséquilibre, devenu très complexe, a-t-il pu, jusqu’à présent, surmonter un grand nombre de crises dont certaines menaçaient son existence même ? »

Un bref état des lieux est éclairant et rend d’autant plus nécessaire la recherche des facteurs susceptibles d’expliquer cette résilience qui ne cesse de surprendre les chercheurs et spécialistes, au premier rang desquels nombre d’économistes. Face à la succession et l’accumulation de poly-crises et la montée des incertitudes, est-il fondé d’anticiper que l’Union européenne (UE) va continuer sur sa lancée, protégée par la mobilisation des processus qui ont assuré sa survie, entre autres grâce à la réactivité dont ont fait preuve tant la Banque centrale européenne (BCE) que la Commission européenne depuis 2011 ?

Une architecture baroque pleine d’incohérences

Les différents intervenants en ont pointé un grand nombre :

  • Le Parlement européen est une curiosité : c’est une assemblée sans pouvoir fiscal. Suffirait-il de lui donner ce pouvoir pour redorer le blason d’une démocratie à l’échelle européenne ?
  • L’UE émet une dette commune alors qu’elle n’a pas de pouvoir direct de taxation : n’est-ce pas un appel à un embryon d’Etat fédéral ? Ce sentier fait-il consensus politique ?
  • Cette dette correspond au financement du plan Nouvelle Génération UE (Next Generation EU) qui reconnait la nécessité de solidarité envers les pays les plus fragiles, en réponse à un « choc » commun qui ne prête pas à l’aléa moral tant redouté des pays frugaux du Nord. Il résulte pourtant d’un compromis ambigu car il a deux interprétations opposées : une exception qui ne doit pas être renouvelée pour le Nord, un moment fondateur, hamiltonien, pour le Sud.
  • Il n’est pas très fonctionnel ni démocratique d’attribuer au Parlement européen de voter les dépenses communautaires mais aux parlements nationaux de voter les recettes.
  • Est-il logique de faire adopter un programme pluriannuel par une assemblée sortante du Parlement européen, qui s’imposera donc à la suivante ?
  • Le plafond fixé pour le budget européen limite le financement des biens publics européens qui pourtant devrait compenser et au-delà la limitation de l’offre des biens publics nationaux en application des critères encadrant les déficits et dettes publiques nationales.
  • Au niveau européen, la recherche de plus de démocratie tend à se concentrer sur la question du contrôle du politique sur la Commission et la BCE, alors que la démocratie sociale a été par le passé une composante importante dans la légitimité des gouvernements au niveau national.
  • Il en de même pour la question du mode de gouvernance des entreprises européennes, enjeu quelque peu oublié de l’agenda européen qui reprend un certain intérêt face aux transformations impliquées par le numérique et l’environnement.
  • La politique de la concurrence est souvent perçue par les économistes comme l’un des instruments-clé de la Commission car elle est constitutive de la construction du marché unique. Or une analyse juridique montre que la concurrence n’est pas la déclinaison d’un impératif catégorique, défini une fois pour toute, mais une notion fonctionnelle qui évolue au cours du temps. Au point que la Commission peut déclarer qu’elle est aujourd’hui au service l’environnement.
  • Il est habituel de blâmer la Commission pour son rôle de défenseur des acquis, son goût pour un excès de réglementation, une approche technocratique et finalement son inertie. Et pourtant depuis 2011, elle n’a cessé d’innover en réponse aux crises successives au point d’avoir relancé l’intégration européenne.
  • La BCE a été fondée comme incarnation d’une Banque centrale indépendante, typiquement conservatrice et adepte d’une conception monétariste de l’inflation. Et pourtant, sans changement des traités européens, la BCE a su innover et assurer une défense efficace de l’Euro.
  • La Cour de justice de l’UE et les cours constitutionnelles nationales n’ont pas les mêmes intérêts et conceptions juridiques mais jusqu’à présent aucun conflit frontal n’a produit un blocage de l’intégration européenne. Est-ce durable ?
  • La répartition des compétences, fixées par les traités et de facto ajustées au fil des problèmes rencontrés et des crises est-elle satisfaisante et est-elle à la hauteur des défis industriels, environnementaux, de santé publique, de solidarité face à un environnement international dangereux et incertain ?
  • La « Constitution européenne » n’en est pas une car l’intégration a procédé par une série de traités internationaux. Comment expliquer que ces derniers se soient imposés alors que la coordination des pays membres aurait pu passer par l’OCDE, l’AELE, le FMI ou par des accords ad hoc (Agence spatiale européenne, Airbus, Schengen) sans architecture d’ensemble ?

Les raisons d’une surprenante résilience

Il faut en effet rechercher les facteurs susceptibles de rendre compte de cette persévérance dans l’être qui est au cœur de l’intégration continentale et s’interroger s’ils sont suffisamment puissants pour surmonter les multi-crises actuelles.

  • Dès l’origine le projet est politique, puisque le propos est d’enrayer le processus de déclassement de l’Europe à l’issue des deux guerres mondiales. Mais faute d’accord politique sur une défense commune, la coordination de la reconstruction des économies apparait comme un moyen dans la poursuite de ce but. À cet égard, l’invasion par la Russie de l’Ukraine a resserré les liens entre les gouvernements quitte à inverser la hiérarchie entre géopolitique et économie et remettre au premier plan un retour sur la possibilité d’une Europe-puissance.
  • Les conflits d’intérêt entre Etats-nations sont à l’origine d’une succession de crises qui sont surmontées par des compromis ad hoc qui ne cessent de créer d’autres déséquilibres et incohérences qui à leur tour débouchent sur une autre crise. En quelque sorte la perception d’incohérences et d’un inachèvement est un trait récurrent de la construction européenne. Cependant la configuration peut devenir si complexe et difficilement intelligible qu’elle peut dépasser l’inventivité des collectifs que sont les différentes entités de l’UE et leurs aptitudes à se coordonner. À titre d’exemple, une véritable macroéconomie de l’UE reste à inventer et c’est un obstacle important au progrès de l’intégration.
  • Le temps européen n’est pas homogène. Les périodes de mise en place de nouvelles procédures après une avancée donnent l’impression d’une gestion bureaucratique, technocratique à distance de ce que vivent les citoyens. Par contraste, les crises ouvertes interdisent le statu quo car il y va de l’existence de la construction institutionnelle, stratification d’un grand nombre de projets et d’incorporation dans le droit européen. Cette expérience des essais et erreurs est le terreau qui permet par exemple à la Commission d’imaginer des solutions aux problèmes émergents. En conséquence, l’équivalent d’un intellectuel organique semble avoir émergé de cet apprentissage collectif en longue période. C’est l’une des interprétations possibles des paradoxes précédemment mentionnés.
  • Conseils européens, Cour de Justice, BCE, Parlement européen participent à ce mouvement mais c’est sans doute la Commission européenne qui en un sens est porteuse de l’intérêt européen, si ce n’est général. Le fait qu’elle ait un pouvoir d’initiative en matière de réglementation tout comme de gestion des procédures lui donne un avantage par rapport aux autres instances. En effet, beaucoup de gouvernements pourraient se satisfaire de négociations interétatiques, sans construction de commun et jouer le chacun pour soi. Ne pas trouver de solution de compromis reviendrait à la disparition pure et simple de l’UE. De même, sans le « quoiqu’il en coûte » la BCE aurait disparu avec l’Euro. Les grandes crises offrent une forte incitation à dépasser les postures dogmatiques au profit d’une ré-hiérarchisation des objectifs poursuivis et l’invention de nouveaux instruments.
  • Enfin, il est deux faces à la multiplication des règlements, des procédures, des agences européennes adjointes à la Commission. D’un côté, elles suscitent le diagnostic d’une gestion mal maitrisée et les jugements sévères des défenseurs de la souveraineté nationale. Mais d’un autre côté, ce sont autant de facteurs de réduction des incertitudes et de création de régularités qui coordonnent les anticipations dans un contexte où les logiques financières génèrent bulles et instabilité macroéconomique.  En quelque sorte, une certaine redondance dans une myriade d’interventions est un gage de résilience. Par exemple le Mécanisme européen de stabilité (MES) fut une façon de contourner le retard de la BCE quant à la nécessité d’interventions vigoureuses. Ainsi la complexité de l’UE peut aussi signifier redondance et résilience.
  • Le pouvoir politique contribue de façon cruciale à l’évolution des institutions européennes. Il intervient dans le cadre des conseils et des sommets. Jusqu’à présent dans l’arène politique nationale, se sont imposés des gouvernements favorables à une poursuite de l’intégration : c’est parfois l’un des seuls marqueurs de leur politique qui traverse les diverses périodes. De ce fait, un effondrement de l’UE pourrait signifier leur perte de crédibilité. Il serait dramatique pour un gouvernement de se voir imputer la responsabilité de la faillite d’un projet qui s’est construit au fil des décennies. Telle est peut-être une source cachée de la permanence des institutions européennes. De plus, le « Brexit » loin de marquer la fin de l’UE a plutôt resserré les rangs, d’autant plus que les bénéfices attendus pour le Royaume-Uni ne se sont pas manifestés. Attention cependant, la polarisation et division des sociétés entre les gagnants et les perdants de la transnationalisation a favorisé la percée de partis défenseurs d’une souveraineté nationale forte, soit une contre tendance qui interdit de prolonger l’hypothèse d’une hégémonie durable de partis pro européens.
  •  Enfin la succession des crises financières, le retour de pandémies, la dureté de l’affrontement, pas seulement économique, des Etats-Unis et de la Chine, la prise de conscience de l’urgence environnementale et l’installation d’une inflation pénurique que risque d’aggraver le passage à une économie de guerre sont autant de facteurs d’une double prise de conscience. D’une part, les intérêts communs tendent à l’emporter sur les désaccords entre pays membres. D’autre part, chacun d’entre eux pèse peu dans la confrontation avec les Etats-Unis, devenus ouvertement protectionnistes, et la Chine, forte de son dynamisme dans les paradigmes émergents. L’UE se doit d’être un acteur géoéconomique et politique à part entière. Ainsi s’explique l’activisme de la Commission depuis la Covid-19. Au demeurant, les citoyens ont bénéficié de ce sursaut au titre par exemple d’une stratégie commune en matière de vaccins. De leur côté, les gouvernements des économies les plus fragiles ont pu bénéficier de la solidarité européenne qui est venu contrebalancer le principe de mise en concurrence des territoires.     

Bifurcation historique, gouvernance polycentrique ou replis nationalistes ? 

Les processus qui viennent d’être décrits peuvent se recombiner en une grande diversité de trajectoires. La prévision n’est pas possible car ce sont les interactions stratégiques entre acteurs collectifs qui vont déterminer comment surmonter les différentes crises de l’UE. Il est possible d’imaginer trois scénarios à peu près cohérents.

  • Vers un fédéralisme original dissimulé sous une myriade de procédures techniques de coordination

Ce premier scenario est construit sur trois hypothèses centrales. D’abord, il enregistre la fin de la confiance mise en un néo-fonctionnalisme en vertu duquel les gouvernements doivent être les serviteurs des nécessités qu’imposent les interdépendances économiques entre Etats-Nations (figure 1). La sphère du politique poursuit des objectifs propres même si les gouvernements doivent de confronter avec la logique économique. Ensuite, il tire les conséquences de transformations technologiques, géopolitiques, sanitaires et environnementales qui mettent en péril la stabilité des sociétés et la viabilité de leur régime socio-économique. La mise en commun des moyens accroit les chances de succès de chacun des participants aux programmes européens. Enfin, ce premier scenario prolonge les évolutions déjà observées depuis l’irruption de la pandémie.

Dans la mesure où le mot de fédéralisme a un effet répulsif sur des opinions publiques travaillées par un nationalisme populiste, la pratique de coopérations renforcées n’a pas à s’accompagner d’un appel à l’idéal fédéraliste. En revanche une rhétorique habile doit convaincre les citoyens que l’UE assure leur protection et leur ouvre de nouveaux biens communs. En rien ces avancées ne sont des soustractions aux droits sociaux, économiques et politiques garantis à l’échelle nationale. Des politiciennes et politiciens charismatiques doivent pouvoir résister aux discours anti-UE qui s’alimentent de la relative impuissance des autorités nationales submergées par des forces transnationales qui les dépassent.

  • Adapter à la marge une gouvernance polycentrique loin d’une Europe-puissance

Ce second scenario est bâti, au contraire, sur l’hypothèse d’une continuité de la période actuelle avec la trajectoire de longue période de la construction européenne. Le polycentrisme des entités de l’UE est un vecteur d’adaptabilité pragmatique aux questions émergentes, sans nécessité de centralisation du pouvoir à Bruxelles, comme le suggère la diversité des localisations des agences européennes. Essais et erreurs, multiplication de procédures ad hoc et éventuel recours à la méthode de coopérations renforcées autour de questions rassemblant une fraction des pays membres sont alors autant de sources d’adaptation face à la répétition d’événements potentiellement défavorables à l’UE.

On prend en compte ainsi que négocier de nouveaux traités européens semble une mission périlleuse, que les opinions publiques jugent l’UE à l’aune de son apport au bien-être des populations et non pas la transparence et la cohérence de sa gouvernance et qu’une conception impériale est illusoire. On serait tenté d’invoquer une forme de catallaxie appliquée non pas à l’économie et au marché mais à la sphère politique : l’interaction des processus très variés, sans autorité centrale, finit par déboucher sur une configuration à peu près et provisoirement viable. L’expression anglaise « muddling through » capture bien ce pragmatisme marqué par le renoncement à l’explicitation d’un objectif et d’un but par les décideurs publics, si ce n’est persévérer dans l’être.

Le succès n’est pas garanti. D’abord, les succès du passé ne sont pas une garantie de leur prolongement dans le futur. Ensuite, sous l’avalanche d’événements défavorables il n’est pas garanti qu’existe une solution pragmatique car l’affirmation d’un objectif peut s’avérer une condition nécessaire à la levée de l’incertitude qui prévaut quant à l’issue des crises tant institutionnelles qu’économiques. Enfin et surtout, comment légitimer politiquement un ordre dont la logique et la nature échappent aux décideurs ? Cette impuissance n’est-ce pas le terreau du volontarisme populiste ?

  • Les élections nationales et européennes : une majorité nationaliste redessine une autre Europe

Ce troisième scénario part d’une analyse de l’évolution de l’orientation des gouvernements à l’issue des élections récentes en Europe. Tant au Sud (Italie) que dans les pays scandinaves (Finlande, Suède, Danemark) sont venues au pouvoir des coalitions dominées par des partis adversaires de l’immigration, défenseurs de l’identité nationale, bref peu enclins à déléguer à l’UE de nouvelles compétences. En cela ils rejoignent les gouvernements autoritaires et nationalistes de l’Europe Centrale (Hongrie, Pologne). Lors des élections du Parlement européen de 2024 ce mouvement peut-il se traduire par la perte de la majorité favorable aux politiques actuelles de l’UE au profit d’une autre agrégeant des partis nationalistes au demeurant très divers mais partageant une même obsession : bloquer l’extension des compétences de l’UE et en rapatrier le plus grand nombre au niveau national ?

La guerre de la Russie contre l’Ukraine met au premier plan l’impératif de défense, domaine dans lequel l’UE n’a que peu progressé. Dès lors, l’OTAN ne devient-elle pas centrale dans l’organisation politique du vieux continent au détriment des objectifs essentiellement économiques que poursuit l’intégration européenne ?    

La journée du 23 juin appelle une suite tant les questions à éclaircir sont multiples et difficiles. L’analyse croisée de diverses disciplines est plus nécessaire que jamais.




L’économie politique européenne, quelques réflexions

par Laurent Warlouzet

Intervention à la Journée d’études « Économie politique européenne et démocratie européenne » du 23 juin 2023 à Sciences Po Paris, dans le cadre du séminaire Théorie et économie politique de l’Europe, organisé par le Cevipof et l’OFCE.

L’objectif de la première journée d’études du séminaire Théorie et économie politique de l’Europe est d’engager collectivement un travail de réflexion théorique d’ensemble, à la suite des séances thématiques de l’année 2022, en poursuivant l’état d’esprit pluridisciplinaire du séminaire. Il s’agit sur le fond de commencer à dessiner les contours des deux grands blocs que sont l’économie politique européenne et la démocratie européenne, et d’en identifier les points d’articulation. Et de préparer l’écriture pluridisciplinaire à plusieurs mains.



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En réponse aux interventions, Laurent Warlouzet souligne la relative flexibilité de l’économie politique européenne, dans une réflexion historique issue de son ouvrage « Europe contre Europe », et d’une récente tribune dans Le Monde[1].

Tout d’abord, les modèles nationaux constitutifs de l’économie politique européenne sont à la fois marqués par une certaine inertie, comme l’a souligné Robert Boyer, et dotés d’une capacité d’adaptation. Les facteurs de déséquilibres actuels, l’excédent commercial allemand contrastant avec le déficit français, peuvent donc être transitoires. Certes, il ne faut pas nier le poids des structures, les Britanniques dénonçaient déjà les exportations industrielles allemandes à la fin du XIXe siècle, au moment où l’Allemagne avait établi sa domination dans les nouveaux secteurs de la chimie et de l’électricité grâce à des entreprises qui existent toujours aujourd’hui. Depuis les années 1970, l’Allemagne fédérale s’imposa comme un modèle pour ses voisins car elle maintint son excédent commercial malgré les chocs pétroliers. Mais l’Allemagne fut aussi désignée comme l’Homme malade de l’Europe au début des années 1990, alors qu’elle ployait sous le coût de la réunification, tandis que la balance commerciale française était excédentaire. Les rapports de force internes peuvent évoluer en fonction de facteurs politiques, démographiques, militaires ou bien évidemment technologiques, sans qu’il soit possible de prévoir qui seront les gagnants : l’Europe fut à un moment leader mondial de la téléphonie mobile, avant de prendre du retard dans l’internet. Quelle sera sa position dans les secteurs issus de la transition verte ?

Ensuite, la construction européenne constitue un amalgame d’inertie et de potentialités. La logique du marché demeure sa colonne vertébrale, mais des éléments de solidarité et de politique industrielle se sont également manifestés. Par le passé, des années 1960 au début des années 1990, l’Europe a géré de nombreux accords protectionnistes : la Politique agricole commune (PAC), des accords de limitations des importations dans le textile, l’acier et l’automobile, ainsi que des conflits commerciaux récurrents avec les États-Unis (dans l’acier et à propos d’Airbus notamment). Aujourd’hui, après trente années ultralibérales, de 1992 à 2014, la flexibilité du cadre européen se manifeste de nouveau, à la fois dans la politique de la concurrence comme le souligne Michel Debroux[2], et dans les politiques industrielles, commerciales et d’armement. Bruxelles accepte même aujourd’hui des textes refusés par le passé pour leur caractère protectionniste. C’est le cas du règlement du 14 décembre 2022 sur les « subventions étrangères faussant le marché intérieur », qui prévoit de prendre en compte les aides d’État attribuées à des concurrents non européens dans le cadre de la procédure d’examen d’une fusion. Or certains Français, notamment Jean-Claude Trichet alors directeur du Trésor, avait demandé l’inclusion d’une clause assez similaire lors de la négociation du règlement concentration, adopté en 1989[3]. Cette exigence fut alors refusée comme trop protectionniste. Elle revient aujourd’hui sur le devant de la scène. Cela ne signifie pas que l’Histoire bégaie, se répète à l’identique, mais qu’elle offre un répertoire d’actions possibles, d’alternatives oubliées, supports de l’imagination des décideurs acteurs.

Reste, enfin, la question lancinante de l’ampleur du changement de paradigme et de son efficacité. L’Europe s’est dotée d’une panoplie d’outils de défense commerciale, mais va-t-elle les utiliser ? À titre d’exemple : le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières va-t-il donner lieu à une application concrète, ou simplement servir d’outil de dissuasion, en incitant les partenaires commerciaux de l’Union à se doter de mécanismes de contrôle des émissions ? Mais les Européens pourront-ils vraiment contrôler leur coût réel pour les entreprises extra-européennes ? En interne, se pose aussi la question de l’efficacité de la politique industrielle européenne, comme de toute politique industrielle, ce que l’intervention de Maxence Brischoux suggère : comment éviter le saupoudrage, ou au contraire la domination de quelques entreprises bien connectées profitant de rentes de situation ? Les pouvoirs publics sauront-ils faire preuve de suffisamment d’agilité pour s’adapter à un processus d’innovation très rapide (la vitesse d’adoption des innovations tend à croître dans le domaine numérique) ? Enfin, sur le plan géopolitique, comment promouvoir l’industrie européenne, sans se priver de coopérations extra-européennes essentielles ? Là aussi, l’histoire donne des clés : en 1974, alors que la France s’engageait massivement dans le programme européen Airbus, elle accepta en même temps qu’Aérospatiale s’allie avec General Electric pour former CFM international, devenu l’un des leader mondial des réacteurs d’avion. Aujourd’hui, que ce soit dans l’armement ou dans le numérique, il paraît difficile de se passer du partenaire étatsunien, ce qui ne signifie pas qu’il faille s’y inféoder. C’est tout l’enjeu de la transcription dans les faits de l’« Europe puissance », notre nouvel horizon[4].


[1] Laurent Warlouzet, Europe contre Europe. Entre liberté, solidarité et puissance, Paris, Cnrs éditions, 2022 ; Laurent Warlouzet, « L’Union européenne est-elle capable d’affronter un retour à des relations économiques internationales plus conflictuelles ? », Le Monde, 16 mai 2023.

[2] Sur cette flexibilité, voir un panorama historique in : Laurent Warlouzet, « Towards a Fourth Paradigm in European Competition Policy? A Historical Perspective (1957–2022) », in Adina Claici, Assimakis Komninos, Denis Waelbroeck (dir.), The Transformation of EU Competition Law. Next Generation Issues, Alphen, Kluwer, 2023, pp. 33-52 ; disponible sur SSRN:  https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=4426768

[3] Note du 4 octobre 1989 citée in Laurent Warlouzet, Europe contre Europe, p. 254 ; plus de détails in : Laurent Warlouzet, « The Centralization of EU Competition Policy: Historical Institutionalist Dynamics from Cartel Monitoring to Merger Control (1956–91) », in Journal of Common Market Studies, 2016, 54, 3, p. 735.

[4] Laurent Warlouzet, « Un bilan de la présidence de l’Europe d’Emmanuel Macron. L’Europe puissance relancée ? », in Études, 7-8, 2022, pp. 7-20




Les sous-jacents politiques et idéologiques du droit européen de la concurrence

Par Michel Debroux,

Avocat aux barreaux de Paris et de Bruxelles, spécialiste du droit européen de la concurrence. Directeur d’études, École de droit et management (Université Paris 2 Panthéon-Assas)

Intervention à la Journée d’études « Économie politique européenne et démocratie européenne » du 23 juin 2023 à Sciences Po Paris, dans le cadre du séminaire Théorie et économie politique de l’Europe, organisé par le Cevipof et l’OFCE.

L’objectif de la première journée d’études du séminaire Théorie et économie politique de l’Europe est d’engager collectivement un travail de réflexion théorique d’ensemble, à la suite des séances thématiques de l’année 2022, en poursuivant l’état d’esprit pluridisciplinaire du séminaire. Il s’agit sur le fond de commencer à dessiner les contours des deux grands blocs que sont l’économie politique européenne et la démocratie européenne, et d’en identifier les points d’articulation. Et de préparer l’écriture pluridisciplinaire à plusieurs mains.



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Au sein du droit européen, le droit de la concurrence est le terrain privilégié d’une mise en œuvre proprement politique à trois niveaux (législation, régulation, judiciaire), ce que les autorités de concurrence revendiquent autant qu’elles en occultent souvent les fondamentaux. Ce n’est ni nouveau, ni surprenant.

Ce n’est pas nouveau : le droit européen moderne de la concurrence est issu d’une double matrice idéologique (ordo-libéralisme allemand et tradition antitrust américaine) et a été dès l’origine marqué par des tensions entre les traditions économiques, politiques et juridiques des États membres, qui se sont exacerbées au fil des élargissements (interventionnisme français, ordo-libéralisme allemand, libéralisme britannique ou néerlandais, État-providence scandinave).  Je renvoie ici, parmi de nombreuses études, aux travaux de Laurent Warlouzet[1] et aux contributions rassemblées dans l’ouvrage collectif The History of the European Union – Origins of a trans- and supranational polity 1950-1972[2].

Ce n’est pas surprenant : le droit européen de la concurrence est un droit économique européen. Il est donc pragmatique par nature puisque d’inspiration économique, et finaliste par essence puisqu’il tend à la réalisation des objectifs – multiples …– de l’Union européenne (UE).

Je propose de développer cette réflexion autour de deux constats, qui conduiront à une interrogation.

Le premier constat est celui de l’extrême plasticité des notions de base du droit de la concurrence (« marché », « activité économique », « entreprise ») : ces notions sont dites « fonctionnelles », c’est-à-dire que leur sens procède directement d’une fonction qui leur confère seule une véritable unité. En cela, elles s’opposent aux notions conceptuelles, dont la substance transcende les frontières des spécialités juridiques dans lesquelles elles sont invoquées.

Intrinsèquement malléables, ces notions ne peuvent être définies a priori puisqu’elles ne peuvent être appréhendée que par le prisme des finalités successives qui lui sont assignées par les autorités de concurrence et la jurisprudence. Or, précisément, les termes utilisés n’ont pas changé depuis le premier traité européen (Traité CECA, 1951) et pourtant leur mise en œuvre a profondément évolué en plus de 70 ans.

Donc, il faut que rien ne change pour que tout change (pour prendre à revers la fameuse citation de Giuseppe Tomasi di Lampedusa dans le film Le Guépard) ; ici rien n’a changé (les textes) et tout a changé (la mise en œuvre).

Par exemple : la notion d’« entreprise » en droit européen de la concurrence est définie par référence à une « activité économique », notion qui est elle-même fonctionnelle et définie selon une méthode essentiellement casuistique (et parfois tautologique). C’est la jurisprudence et non le législateur qui définit les activités qui relèvent ou non du marché. Or, l’étude de cette jurisprudence montre que le marché est la règle, le non-marché est l’exception (domaine régalien, domaine social).

Le deuxième constat est celui de la nature éminemment politique des choix effectués par les autorités de concurrence et, à leur suite, par les juridictions de contrôle.

Puisque le droit de la concurrence repose sur des notions fonctionnelles dont le sens varie en fonction des finalités qui leur sont assignées, il faut examiner quelles sont ces finalités, et s’interroger sur leurs évolutions dans le temps.

Des finalités évolutives

Dans un premier temps, le droit européen de la concurrence a essentiellement été perçu comme un outil au service de la réalisation du marché unique. Citons l’arrêt Metro du 25 octobre 1977 (aff. 26/76) : « Attendu que la concurrence non faussée (…) implique l’existence sur le marché d’une concurrence efficace (workable competition), c’est-à-dire de la dose de concurrence nécessaire pour que soient respectées les exigences fondamentales et atteints les objectifs du traité et, en particulier, la formation d’un marché unique réalisant des conditions analogues à celles d’un marché intérieur ».

Dans un deuxième temps, une fois le marché intérieur réalisé dans les années 90, commence la phase qui a parfois été qualifiée de « Trente Glorieuses » du droit de la concurrence.

Les marqueurs temporels sont toujours subjectifs et peuvent varier, mais on peut dater cette période, assez grossièrement, du milieu des années 80 avec la prééminence des théories de l’école de Chicago, jusque vers le milieu des années 2010. 

C’est la période du renforcement de la lutte contre les cartels (qui subsistaient encore dans de nombreux secteurs de l’industrie, dont la chimie), du paradigme du primat du bien-être du consommateur et d’une forme d’hostilité assumée à l’égard de l’intervention des États. À cet égard, il suffit de rappeler que le plan d’action adopté en 2005 par la Commission européenne en matière d’aides d’État a pour titre Des aides d’État moins nombreuses et mieux ciblées : une feuille de route pour la réforme des aides d’État 2005-2009.  

Si l’objectif d’un meilleur ciblage des aides fait consensus, on chercherait en vain dans le traité la disposition qui confère à la Commission une quelconque compétence pour se prononcer sur le niveau des aides en valeur absolue…

Qu’importe : c’est la période de l’après-guerre froide, le monde est « plat », la Chine adhère à l’OMC (2001), la mondialisation libérale « heureuse » est l’horizon indépassable. Il serait d’ailleurs malhonnête de nier ses nombreux mérites, notamment dans la sortie de la pauvreté de centaines de millions d’êtres humains, essentiellement en Asie.

Toutefois, sous l’effet de multiples crises, nous sommes probablement entrés depuis quelques années dans une nouvelle phase, bien qu’il soit toujours difficile d’en identifier exactement les caractéristiques.

Multiples crises, en effet… La crise des dettes souveraines de 2008-2009 a été causée par des dysfonctionnements de marché (le marché immobilier américain) et n’a été jugulée que par des interventions étatiques massives ; le Brexit a montré que l’UE pouvait ne pas être éternelle ; la crise climatique est (enfin) perçue comme une menace existentielle ; la mondialisation n’a pas eu que des gagnants et a entraîné une forte désindustrialisation en France ; la crise du Covid-19 a jeté une lumière crue sur certaines dépendances de nos économies européennes, et la guerre en Ukraine a brutalement montré que le monde n’est plus plat (l’a-t-il seulement été un jour ?) et que « la fin de l’Histoire » n’était qu’un rêve naïf.

Le droit de la concurrence « orthodoxe » depuis une trentaine d’années se croyait apolitique, grâce aux bons soins de deux marraines (ou plutôt un parrain et une marraine) : le formalisme juridique supposé garantir sa prévisibilité et la rationalité de la science économique supposée garantir son exactitude. Mais ni l’une, ni l’autre, ne sont acquises.

D’ailleurs, se prétendre « apolitique » n’est-il pas la meilleure façon de mener une politique, en disqualifiant toute voix critique comme politiquement biaisée ? Nous redécouvrons depuis quelques années que le droit de la concurrence est irrigué de valeurs, donc de choix politiques :

  • Faut-il privilégier l’innovation et l’émergence de champions européens, fussent-ils dominants ?
  • Faut-il privilégier le consommateur au travers du prisme principal du prix et de la variété de l’offre ?
  • Faut-il protéger les PME ?
  • Quelle place donner aux services publics : santé, éducation… périmètre des services d’intérêt économique général (SIEG) ?
  • Quel rôle pour l’État au nom de la protection des intérêts stratégiques (militaire d’accord, mais quid des infrastructures d’énergie, de communication, etc. ?)

Fort de ces deux constats, nous en arrivons alors à l’interrogation essentielle : puisque les concepts de base du droit de la concurrence n’ont de sens qu’en fonction des finalités qu’on lui assigne, et que ces finalités sont intimement politiques… qui décide ?

La première réponse est faussement simple : c’est l’Europe.  Certes.  Mais qui, en Europe ? La Commission, dira-t-on, sans doute en partie avec raison.  Les traités confèrent en effet à la Commission un poids unique dans la mise en œuvre du droit de la concurrence. Une partie de la doctrine (notamment allemande mais pas uniquement) conclut d’ailleurs – généralement pour la critiquer – à la nature « constitutionnelle » du droit de la concurrence européen.

La Commission jouit en effet d’une prééminence indéniable dans l’élaboration et la mise en œuvre du droit de la concurrence. Cette prééminence est facilitée par le faible poids des États membres (illustré par exemple par la « supplique » franco-allemande qui a suivi la décision d’interdiction de la fusion Alstom-Siemens en 2019), et la quasi-inexistence du Parlement européen, sauf lorsque la base juridique sur laquelle sont adoptés des textes d’inspiration « concurrence » lui confère un statut de co-législateur (par exemple le Digital Market Act ou le règlement sur les subventions étrangères).

Toutefois, se focaliser sur la Commission serait une erreur de perspective. Car cette dernière ne travaille pas entièrement en silo, que ce soit en amont ou en aval.

En amont, le processus d’élaboration des normes en droit de la concurrence (y compris voire surtout les textes de soft law) met en lumière un jeu complexe d’interactions entre plusieurs acteurs : les États membres, la Commission, les autorités nationales de concurrence, mais aussi les « experts », c’est-à-dire la communauté des spécialistes (universitaires, avocats, lobbyistes …).

En aval, le rôle politique des juridictions ne saurait être sous-estimé. Il y a beaucoup à dire sur la notion particulièrement sensible de « politique jurisprudentielle ». Traditionnellement, les juges ne sont supposés s’exprimer qu’au travers de leurs jugements, sauf à prêter le flanc à la critique souvent entendue de « gouvernement des juges », dont on sait l’écho qu’elle a recueilli et recueille encore auprès de larges pans de l’opinion dans l’UE.

Pourtant, « juger est un acte politique » (Pierre Noreau), surtout lorsque le juge interprète des concepts malléables. Historiquement, les grands arrêts fondateurs de la Cour de justice de l’UE (notamment, les Van Gend & Loos en février 1963 sur le principe d’effet direct et Costa c. Enel de juillet 1964 sur le principe de primauté du droit européen) sont des arrêts « politiques », au service d’une vision intégrationniste.

Mais une politique jurisprudentielle n’est pas une « politique » comme les autres : elle s’élabore lentement et à bas bruit ; elle ne se revendique pas ; elle n’est pas construite a priori mais constatée a posteriori, sur une accumulation de cas particuliers. En droit européen, où les justiciables n’ont pas d’accès direct à la Cour de justice, la politique jurisprudentielle ne se construit que par la confirmation ou l’annulation des décisions de la Commission ou en réponse à des questions préjudicielles posées par des juridictions nationales. Il y a donc toujours un filtre.

La complexité du processus d’élaboration et de contrôle du droit européen de la concurrence est proportionnelle aux enjeux politiques qu’il charrie, c’est-à-dire gigantesque. L’enjeu démocratique n’en est que plus impérieux.


[1]              Laurent Warlouzet, Europe contre Europe. Entre liberté, solidarité et puissance, Paris, CNRS éditions, 2020, ainsi que plusieurs articles dont en particulier : « Towards a Fourth Paradigm in European Competition Policy? A Historical Perspective (1957-2023) », op. cit. et « La France et la mise en place de la politique de la concurrence communautaire (1957-1964) », in Europe organisée, Europe du libre-échange, Eric Bussière, Michel Dumoulin et Sylvain Schirmann (dir.), Bruxelles, 2006.

[2]              Wolfram Kaiser, Brigitte Leucht et Morten Rasmussen (dir.), Routledge, London 2009.




Pourquoi – et comment – pérenniser Next Generation EU

Frédéric Allemand, Jérôme Creel, Nicolas Leron, Sandrine Levasseur et Francesco Saraceno

L’instrument Next Generation EU (NGEU) a été créé pendant la pandémie afin de financer la relance et surtout d’assurer la capacité de résilience de l’Union européenne (UE). Depuis lors, avec la guerre en Ukraine et son lot de conséquences, les chocs qui frappent l’UE ne cessent de s’accumuler et ce, dans un contexte où il faut aussi accélérer la transition écologique et la digitalisation de l’économie. L’invasion de l’Ukraine par la Russie a remis les questions de défense au premier plan des préoccupations tandis que l’inflation donne lieu à des réactions hétérogènes des États membres, ce qui ne favorise pas la convergence économique, sans compter les resserrements monétaires qui déstabilisent certaines banques. Les subventions de l’administration Biden à l’industrie américaine ont tous les traits d’un nouvel épisode de guerre commerciale auquel la Commission européenne a répondu par un assouplissement temporaire des règles des aides d’États. Dans cet environnement empreint d’incertitudes et dans lequel les chocs se succèdent, l’idée de transformer NGEU d’instrument temporaire en instrument permanent a fait son chemin. Á titre d’exemple, le Commissaire européen P. Gentiloni évoque cette idée dès 2021 ; elle est mentionnée lors d’une conférence de l’Official Monetary and Financial Institutions Forum en 2022 ; elle figure en conclusion d’un article de Schramm et de Witte, publié dans Journal of Common Market Studies en 2022 ; et elle est évoquée publiquement par Christine Lagarde en 2022. Elle ne fait guère l’unanimité cependant : en Allemagne notamment, où après la décision favorable à NGEU de la Cour constitutionnelle du 6 décembre 2022, le ministre des Finances, Christian Lindner, rappelle que l’émission de dette commune (au cœur de NGEU) doit rester une « exception ». Le débat restant ouvert, nous avons évalué dans une étude récente pour la Fondation for European Progressive Studies (FEPS) la pertinence économique, mais aussi politique, et les difficultés techniques et juridiques que la mise en œuvre d’un instrument permanent de type NGEU engendrerait.



La mise en œuvre de NGEU a d’ores et déjà soulevé des questions délicates de coordination entre les États membres à propos de l’allocation des fonds envers les différentes priorités structurelles de la Commission (quelle part vers la transition écologique ? quelle part vers la digitalisation ?) et entre les pays eux-mêmes car la question du « juste retour » ne manque jamais de resurgir dans le cadre des négociations. À ces difficultés de coordination, la première partie de l’étude ajoute la question de la légitimité démocratique des politiques de l’UE lorsque des priorités supranationales limitent l’autonomie des parlements nationaux, à commencer par la politique budgétaire, « cœur matériel » de la démocratie. Le problème de la responsabilité démocratique n’est pas nouveau si l’on considère que les règles supranationales, telles que le Pacte de stabilité et de croissance, imposent des limites au pouvoir des parlements de « taxer et dépenser ». En fait, la logique intrinsèque de la coordination est de forcer le pouvoir politique à se conformer aux impératifs fonctionnels (macroéconomiques), ce qui produit inévitablement une forme de dépolitisation de la politique budgétaire et fiscale. La pérennisation de NGEU doit donc être vue comme une opportunité, celle de remédier à la dépolitisation des politiques de l’UE et de tendre vers une « Europe politique » en instaurant un échelon supranational à la mise en œuvre d’une politique budgétaire européenne.

Cette partie de l’étude rappelle aussi que si la mise en œuvre de NGEU a été d’une importance capitale pour stimuler la reprise post-pandémique, avec des résultats économiques encore incertains car les fonds n’ont été allouées que relativement récemment[1], elle révèle aussi un changement d’état d’esprit des décideurs politiques de l’UE. Pour la première fois, l’emprunt commun et un certain partage des risques sont devenus des caractéristiques d’un plan budgétaire européen. Il est cependant erroné de considérer, à ce stade, NGEU comme un moment « hamiltonien » ou comme l’acte fondateur d’une Europe fédérale : NGEU est limité dans sa portée et dans sa durée ; il ne reprend pas les dettes passées des États membres et il n’a pas créé de capacité de dépenses (d’investissements) communes. Et c’est peut-être bien là que réside sa principale faiblesse et sa principale voie d’amélioration. La pandémie et la réponse économique forte que lui ont apportée les États européens ont indiqué qu’ils pouvaient partager des objectifs communs et cruciaux : la relance, la résilience, la transition écologique et la digitalisation. Il manque cependant une capacité budgétaire centrale pour mieux relier les défis de long terme avec un instrument adapté à cet horizon. D’où l’idée de pérenniser NGEU.

En guise de préambule à une éventuelle pérennisation de NGEU, une autre partie de l’étude pose la question de savoir quelle serait la tâche principale confiée à un instrument budgétaire central permanent. Une réponse évidente est la fourniture et le financement des biens publics européens (définis au sens large pour englober les notions de sécurité et de protection de l’environnement) que les États membres peuvent ne pas fournir en quantité suffisante, en raison d’un manque de ressources et/ou d’externalités. Concernant la fourniture de biens publics, il faut rappeler que les préférences des citoyens sont assez homogènes au sein de l’UE et qu’il existe une demande croissante pour que certains d’entre eux soient fournis au niveau de l’UE. À titre d’exemple, 86 % des citoyens de l’UE sont en accord avec la réalisation d’investissements dans les énergies renouvelables menés au niveau de l’UE. Même la production d’équipements militaires par l’UE remporte de plus en plus l’adhésion des citoyens avec 69 % d’entre eux « d’accord ou tout à fait d’accord ». Une fourniture de biens publics au niveau européen plutôt que national permet en outre la réalisation d’économies d’échelle clairement palpables, par exemple, dans le domaine des infrastructures. Last but not the least, elle trouve une justification dans sa capacité à « faire l’Europe » par des actions concrètes et à renforcer le sentiment européen. Bien évidemment, le débat sur une capacité budgétaire centrale devra être mené parallèlement à celui sur la réforme du Pacte de stabilité et de croissance afin de garantir la création d’un espace budgétaire (ou de marges de manœuvre complémentaire) dans l’UE.

L’étude souligne alors qu’il existe peu d’options pour créer une capacité budgétaire centrale dans le cadre institutionnel actuel. Les traités définissent un cadre budgétaire (centré sur le cadre financier pluriannuel, CFP) pour l’UE qui lie les dépenses à la capacité de lever des ressources, limitant ainsi fortement, en temps normal, la capacité de lever de la dette. La création d’instruments financiers spéciaux et la décision de dépenser au-delà des plafonds du CFP sont explicitement liées à des circonstances exceptionnelles et ne peuvent constituer une solution pour la fourniture récurrente de biens publics. Le relèvement du plafond des ressources propres de 0,6 point, pour le porter à 2 % du RNB [2] a permis de garantir que les opérations d’emprunt d’un montant sans précédent respectent le principe constitutionnel d’équilibre budgétaire.

Cependant, cette augmentation n’a été approuvée qu’en raison de son caractère exceptionnel et temporaire, le plafond des ressources propres pour les paiements devant être ramené à 1,40 % du RNB dès lors que les fonds auront été remboursés et que les engagements auront cessé d’exister. Même si un financement pérenne devait être attribué à l’instrument NGEU, sa capacité d’intervention resterait limitée. Conformément à sa base juridique (article 122 TFUE), NGEU est un instrument de gestion de crise dont l’activation est liée à la survenance ou au risque de circonstances exceptionnelles. La législation européenne interdit, par principe, à l’UE d’utiliser des fonds empruntés sur les marchés des capitaux pour financer des dépenses opérationnelles.

L’étude examine d’autres dispositions juridiques qui pourraient contribuer au financement des biens publics mais quelle que soit la base juridique choisie, (a) l’UE ne dispose pas d’un instrument financier général polyvalent qu’elle pourrait activer, en plus du budget général, pour financer des actions et des projets sur une longue période ; et (b) l’UE ne peut pas accorder de fonds pour financer des actions en dehors de son domaine de compétence, c’est-à-dire se substituer aux États membres dans des domaines où ceux-ci conservent la compétence de leurs politiques. Par conséquent, la révision des traités ou la mise en place de nouveaux accords intergouvernementaux (sur le modèle du Mécanisme européen de stabilité) semble inévitable si l’on veut créer une capacité budgétaire centrale.

Partant de la seconde option, l’étude propose qu’une agence européenne de l’investissement public voie le jour, comme première étape vers la création d’une capacité budgétaire centrale. Cette agence aurait pour fonction de planifier des projets d’investissement et de les mettre en œuvre, en coopération avec les États membres. En raison de la législation européenne, l’agence n’aurait pas un contrôle total sur les choix stratégiques mais agirait principalement dans les limites fixées par les feuilles de route des institutions de l’UE. Néanmoins, elle aurait la capacité administrative de concevoir des projets d’investissement public qui font actuellement défaut à la Commission et elle pourrait se voir confier le contrôle de l’attribution des subventions, des lignes directrices techniques, du suivi de la conditionnalité, etc.

La dernière partie de l’étude rappelle cependant que même des progrès substantiels en matière de capacité budgétaire centrale ne devraient pas occulter la nécessité que des politiques budgétaires nationales soient elles aussi mises en œuvre et qu’une coordination étroite entre elles soit assurée. Alors que des pouvoirs croissants sont transférés au niveau européen en matière de biens publics, comme on peut le constater par exemple avec le Pacte vert européen et avec le ciblage des dépenses allouées au titre de NGEU vers le verdissement et la digitalisation, la question de la coordination des politiques des gouvernements nationaux entre eux et avec les politiques mises en œuvre au niveau central demeure. La coordination des politiques, qui limite nécessairement l’autonomie des parlements nationaux, soulève la question de la légitimité démocratique des politiques de l’UE et peut entraîner une forme de dépolitisation de la politique budgétaire. Cela deviendrait encore plus problématique si l’UE transférait, au niveau supranational, certaines des décisions concernant les biens publics à fournir et auprès de qui les financer. Pour éviter une telle déconnexion entre le renforcement macroéconomique européen autour des biens publics et la dimension démocratique de cette orientation, il ne faut sans doute rien de moins qu’un bond en avant dans la création d’une Europe politique à deux niveaux démocratiques avec une démocratie européenne authentique – car fondée sur un véritable pouvoir budgétaire parlementaire européen lui-même relié aux préférences des électeurs européens – mais pleinement articulée avec les démocraties nationales aux marges budgétaires recouvrées.


[1] L’incohérence entre la nécessité de relancer l’économie européenne après la pandémie et un versement très graduel des fonds est discutée par Creel (2020).

[2] RNB : Revenu national brut défini comme le PIB plus les revenus nets reçus de l’étranger au titre de la rémunération des salariés, de la propriété, des impôts et subventions nets sur la production.




Le salaire minimum en Espagne : objectif atteint

Par Christine Rifflart

Avec un mois de retard par rapport à la date prévue, le gouvernement espagnol a annoncé le 1er février que le salaire minimum interprofessionnel (SMI) augmenterait de 8 % au 1er janvier 2023[1] pour atteindre 1080 euros par mois sur 14 mois (1260 € sur 12 mois).[2] Cette hausse est proche de l’inflation enregistrée en 2022 de 8,4%. Cette décision a été prise dans le cadre du Pacte sur les revenus, lancé à l’automne dernier et réunissant les principaux partenaires sociaux, mais sans le soutien des représentants du patronat. L’objectif du Pacte était de répartir équitablement le cout de l’inflation pour éviter d’entrer dans une spirale inflationniste alimentée par les salaires, et protéger en même temps les groupes de population les plus vulnérables. Face à une inflation élevée, l’enjeu était de protéger les salariés aux plus bas salaires, des pertes de pouvoir d’achat dans un contexte où les entreprises restent fragilisées par les trois années de crise (fin 2022, le PIB espagnol restait 0,9 point en deçà de son niveau de fin 2019).



Cette revalorisation du salaire minimum était l’un des engagements du gouvernement inscrits dans le Pacte progressiste de coalition conclu en décembre 2019 entre le PSOE et le parti UP Podemos. L’objectif était de porter le SMI (net des impôts et cotisations sociales) à 60 % du salaire moyen net à l’horizon de la fin de la mandature du gouvernement en 2023, et de se rapprocher des indicateurs de référence depuis le milieu des années 1990 dans le cadre de la Charte sociale européenne du Conseil européen[3].

L’objectif d’un SMI à 60 % du revenu moyen net en 2023

Un an après son installation en janvier 2020, le gouvernement de Pedro Sanchez a désigné une commission consultative (CAASMI) chargée de faire des propositions sur l’évolution du SMI à l’horizon 2023 afin d’atteindre l’objectif des 60 % du salaire moyen net [4]. Le premier rapport, remis en juin 2021 proposait un sentier de croissance du SMI pour 2022 et 2023 convergeant vers cette cible. Selon ces recommandations et sous certaines hypothèses, le SMI devait ainsi se situer en 2023 entre 1011 € et 1049 € sur 14 mois. Mais en 2022, cette trajectoire est apparue obsolète pour 2023 compte tenu des incertitudes entourant l’estimation du salaire moyen de 2020 et d’une inflation galopante (10,8 % en juillet 2022). La publication en juin 2022 d’une nouvelle Enquête sur la structure salariale (ESS) portant sur les salaires de 2020 a permis à la commission de reconstituer le salaire net moyen mensuel effectif (1 856 € en 2020), d’estimer son évolution jusqu’à 2022, selon les mêmes méthodes, et de fournir de nouvelles recommandations de hausse du SMI. Le rapport final, remis au gouvernement le 7 décembre dernier, proposait d’augmenter le SMI entre 4,6 % et 8,2 % en 2023 (entre 1046 et 1082 sur 14 mois) pour atteindre la cible des 60 % du salaire moyen net (de 2022). Ces propositions ont constitué la base de réflexion du gouvernement. Très vite, le gouvernement a montré sa préférence pour une hausse située dans le haut de la fourchette.

Au final, la hausse est de 8 %. Face à une inflation qui a atteint en moyenne annuelle 8,4 % en 2022, elle permet donc de limiter sensiblement les pertes de pouvoir d’achat des plus bas salaires[5].

 Cette décision, la dernière de l’actuel gouvernement avant les prochaines élections prévues en fin d’année, doit achever un cycle de convergence du SMI vers les normes européennes. Ce cycle avait été entamé en 2019 sous le premier gouvernement de P. Sanchez (2 juillet 2018-fin 2019) et poursuivi ensuite sous le gouvernement de coalition avec UP Podemos. Les revalorisations précédentes de 2016 (8 %) et 2017 (4 %) sous l’ancien gouvernement de droite de M. Rajoy ne venaient que compenser plusieurs années de pertes de pouvoir d’achat . Le véritable tournant politique a été engagé en 2019 avec la hausse massive de 22,3 %, suivie de trois plus modérées pendant les années Covid (5,6 %, 1,6 % et 3,6 % respectivement en  2020,  2021 et  2022). Entre 2018 et 2023, le SMI est donc passé de 735,9 € sur 14 mois (859 € sur 12 mois) à 1080 € (1260 €), soit une hausse de 47 % sur les deux gouvernements de P. Sanchez (et 65 % si l’on considère la période 2016-2023).

Le positionnement de l’Espagne par rapport aux autres pays a donc radicalement changé. Historiquement, le SMI espagnol était l’un des plus bas des pays de l’UE. Jusqu’en 2016, il représentait 36 % du salaire moyen brut d’un travailleur à temps complet contre 48 % en France. En 2020, il représente 49,6 % contre 50,6 % pour la France (Graphique 1). La baisse à 47,5 % du ratio en 2021 s’explique par le fait que la hausse n’a été effective qu’au 1er septembre. Exprimé en parité de pouvoir d’achat à prix constants et corrigé de la durée du travail, le SMI horaire espagnol représente 83 % du salaire minimum horaire français en 2021 contre 61 % en 2016.

L’enjeu de la hausse du SMI

Le Pacte sur les revenus, mis en place en septembre dernier, visait à répartir le coût de l’inflation sur l’ensemble des revenus, en y associant les travailleurs du secteur privé et les entreprises, mais aussi les agents du secteur public et les retraités. L’objectif final était d’éviter l’entrée dans une spirale prix salaires, tout en protégeant les populations les plus vulnérables. A l’automne 2022, un accord a été signé dans la fonction publique portant sur une hausse de 8 % minimum des salaires sur trois ans : 1,5 % de hausse en 2022, rétroactive au 1er janvier, et en plus de la hausse de 2 % déjà appliquée ; hausse de 2,5 % en 2023 (+0,5 % si l’inflation cumulée en 2022-2023 est supérieure à 6 %, +0,5 % si la croissance du PIB est supérieure à 5,9 %) ; hausse de 2 % en 2024 (+0,5 % si l’inflation cumulée sur les 3 ans est supérieure à 8 %). De même, les retraites sont revalorisées de 8,4 % en 2023, résultat de l’indexation des retraites sur l’inflation passée, inscrite depuis la réforme de 2021. Si le pouvoir d’achat des retraités est préservé, il est probable que les fonctionnaires y perdront, l’inflation sur les 3 années couvertes par l’accord (2022-2024) dans la fonction publique pouvant être supérieure au 9 % prévus.

Les négociations sur la revalorisation du SMI entre les représentants des acteurs privés a donné lieu à des tensions fortes. Coté syndicats des travailleurs, les revendications étaient portées par la protection du pouvoir d’achat des salariés. L’Union générale des travailleurs (UGT) fixait une hausse de 10% tandis que la Confédération syndicale des Commissions ouvrières (CCOO) visait une progression comprise entre le haut de la fourchette proposée dans le rapport de la CAASMI à 8,2 % et 10 %. Coté patronat, la Confédération espagnole des organisations professionnelles (CEOE) représentant les grandes entreprises, et la Cepyme, couvrant les PME[6] ont annoncé qu’elles n’iraient pas au-delà de 4 %. La Cepyme a mis en avant la diversité de situation des entreprises au niveau sectoriel et territorial, en termes de taille et de productivité, et leur fragilité à supporter une trop forte hausse des salaires. Selon son rapport de mars 2022, la productivité des petites entreprises (entre 50 et 249 salariés) est 3 fois plus faible que celle des entreprises de plus de 250 salariés, et la répercussion de la hausse des couts salariaux dans les prix est parfois difficile. Dans l’ensemble des entreprises du secteur des services, le SMI représente 59,2 % du salaire moyen, mais 69,5 % dans les PME. La situation est différente dans les grandes entreprises défendues par la CEOE, davantage inquiète de l’effet boule de neige que pourrait avoir la hausse du SMI sur les négociations salariales dans le cadre des conventions collectives. Pourtant, les accords salariaux conclus en 2022 sont loin de montrer des signes de dérapage, malgré l’inflation. En décembre, la hausse cumulée des salaires négociés était de 2,78 % (et concernait 9 millions de salariés) dont 2,6 % pour les accords pluriannuels signés avant 2022 (pour 6,5 millions de salariés) et 3,24 % pour les accords signés en 2022 (2,5 millions de salariés). Concernant le salaire moyen par tête, la hausse est là aussi très inférieure à l’inflation en 2022.

Combien de salariés impactés par la hausse du SMI ?

Selon la ministre du travail Yolanda Diaz, cette hausse de 8 % du SMI impactera environ 2,5 millions de salariés (soit 15 % du total). Ce chiffre est proche de l’étude de la CCOO qui évalue, sur la base de l’enquête annuelle de population active de 2021, le nombre de bénéficiaires à 2,27 millions dont 1,93 million à plein temps. Le tableau montre que ces hausses vont bénéficier avant tout aux femmes et aux jeunes, aux salariés du secteur agricole et des services pour lesquels les taux d’incidence sont les plus élevés.

Quel impact sur la situation de l’emploi et les indicateurs de pauvreté ?

Si les études sur l’impact de la hausse du SMI sur les salaires manquent, plusieurs travaux existent sur l’impact de la hausse du SMI sur l’emploi. Ces travaux s’appuient essentiellement sur la hausse massive de 2019. A l’époque, le SMI mensuel net était passé de 735,9 € sur 14 mois (859 € sur 12 mois) en 2018 à 900 € (1050 sur 12 mois). Les résultats sont fragiles et peu consensuels, même s’ils sont tous globalement négatifs, notamment dans les secteurs à faible productivité. Ainsi, la Banque d’Espagne a publié en juin 2021 un document où elle actualise ses travaux de 2019 dans lesquels elle extrapolait l’impact de la hausse de 2017 (+8 % du SMI) à celle de 2019[7]. Selon ses calculs, la perte d’emploi net se situerait entre 6 et 11 % de l’emploi salarié de la population affectée par la hausse, soit entre 0,6 et 1,1 % de l’emploi total salarié. Ceci suppose une élasticité de l’emploi des salariés concernés à la hausse du SMI comprise entre 0,3 et 0,5. Dans une étude de juillet 2020, l’AIReF (Autoridad Independiente de Responsabilidad Fiscal) estimait que la hausse du SMI de 22 % aurait entrainer une perte de l’emploi salarié entre 0,13 % et 0,23 % (soit entre 19 000 et 33 000 affiliés au régime général), frappant principalement les jeunes et les régions aux plus bas revenus. Le centre de recherche ISEAK consulté par le gouvernement en 2022 a conclu que la hausse de 2019 aurait eu un impact nul sur l’emploi à très court terme (5 mois) et légèrement négatif (-1,9 % sur le groupe concerné, soit environ – 28 000 salariés) au-delà. D’autres études affichent des résultats plus négatifs.  La banque BBVA Research avait prévu des pertes d’emplois entre 75 000 et 195 000 en 2019-2020. La Cepyme estime que sur la période 2018-2022, la hausse de 35,9 % du SMI aurait provoqué la disparition de 217 500 emplois, 71 600 emplois ayant été détruits et 145 900 emplois non créés.

En conclusion, l’objectif de hausse du SMI net à 60 % du salaire moyen net est il atteint ? Sur la base de l’estimation du salaire moyen net mensuel de 2022 calculée par la CAASMI de 1961 euros, le compte est bon. Le SMI (brut) à 1080 euros sur 14 mois en 2023 correspond à un SMI brut de 1262 euros sur 12 mois, et de 1176,6 euros en net, soit 60 % de 1961 euros. Si l’on raisonne en brut, le SMI sur 12 mois de 2023 rapporté au salaire moyen de 2021, calculé à partir de la dernière enquête annuelle sur la population active de novembre 2022, converge également vers la cible des 60 %. Mais les données sont fragiles. Reste à les valider quand l’enquête sur la structure salariale de 2023 sera publiée. En attendant, le pouvoir d’achat du SMI a progressé de 23,6 % entre 2017 et 2022, ce qui n’est pas le cas des salaires négociés et du salaire moyen par tête (-3,5 % et -2,7 % respectivement) sur la période). Par ailleurs, la convergence des normes sociales espagnoles vers celles des grands pays de l’UE et la réduction des inégalités sociales  (hausse du SMI, introduction d’un revenu minimum vital, réforme du marché du travail, indexation des retraites sur l’IPC, …) apparaissent bien comme des critères de modernisation de la société et de l’économie espagnole.


[1] En Espagne, le SMI est établi à un niveau mensuel par Décret-Loi Royal selon les termes inscrits dans l’article 27 du Statut des travailleurs. La décision est prise par le gouvernement après consultation des organisations syndicales et professionnelles les plus représentatives. Elle doit prendre en compte différentes variables : l’inflation, la productivité moyenne, la participation des revenus du travail dans le revenu national et la situation économique conjoncturelle.

[2] Le SMI est exprimé sur 14 mois car selon la loi, le salarié doit bénéficier de deux primes annuelles (en plus des 12 mois de salaire) : l’une en juillet et l’autre en décembre, chacune équivalente à un mois de salaire. La convention collective dont dépend le salarié peut prévoir le prorata de ces primes en 12 mensualités.

[3] Plusieurs indicateurs de référence ont depuis été proposés dans la directive relative à des salaires minimaux adéquats dans l’Union Européenne (adoptée par le Conseil européen le 19 octobre 2022) : un seuil de 60 % du salaire médian brut, ou 50 % du salaire moyen brut pour le SMI brut, ou 50 ou 60 % du salaire moyen net pour le SMI net.

[4] Le premier mandat de cette commission a été d’évaluer le salaire moyen net pour 2020, nécessaire au calcul de la cible de SMI pour 2023. L’estimation a été faite sur la base de l’Enquête sur la structure salariale (ESS) de 2018, l’Enquête trimestrielle sur les couts salariaux (ETCL) de 2019 et les données sur les conventions collectives du travail pour l’année 2020.

[5] L’inflation moyenne ne tient cependant pas compte de la structure du panier de biens consommés par les bas revenus, où les postes qui ont connu les plus fortes hausses de prix sont également ceux qui sont le plus consommés (alimentation, énergie). Un rapport de la BCE a montré que l’inflation pour les ménages du premier quintile de revenus était, en septembre 2022, 1,9 point supérieure à l’inflation des ménages du dernier quintile.

[6] Selon les données de la Cepyme, les PME assurent 60 % de l’emploi salarié total, dont 22,5 % travaillant dans des entreprises ayant entre 1 et 9 salariés, 21,7 % dans des entreprises ayant entre 10 et 49 salariés et 16,8 % dans des entreprises ayant entre 50 et 250 salariés. Les micro entreprises sont plutôt concentrées dans le secteur de l’agriculture et la construction, et les petites entreprises dans l’industrie et la construction.

[7] Dans cette première estimation, l’impact de la hausse de 2019 était une perte de 0,8 % de l’emploi salarié en CDI à temps complet.




L’Europe de la défense

Compte rendu du séminaire « Théorie et économie politique de l’Europe », Cevipof-OFCE, séance n° 8 du 18 novembre 2022

Intervenants : Jean BELIN (Chaire Économie de la défense), Jérôme CLECH (Centre d’études stratégiques aérospatiales de l’armée de l’Air et de l’Espace) et Pierre HAROCHE (Queen Mary University of London).



Le séminaire « Théorie et économie politique de l’Europe », organisé conjointement par le Cevipof et l’OFCE (Sciences Po), vise à interroger, au travers d’une démarche pluridisciplinaire systématique, la place de la puissance publique en Europe, à l’heure du réordonnancement de l’ordre géopolitique mondial, d’un capitalisme néolibéral arrivé en fin du cycle et du délitement des équilibres démocratiques face aux urgences du changement climatique. La théorie politique doit être le vecteur d’une pensée d’ensemble des soutenabilités écologiques, sociales, démocratiques et géopolitiques, source de propositions normatives tout autant qu’opérationnelles pour être utile aux sociétés. Elle doit engager un dialogue étroit avec l’économie qui elle-même, en retour, doit également intégrer une réflexivité socio-politique à ses analyses et propositions macroéconomiques, tout en gardant en vue les contraintes du cadre juridique.

Réunissant des chercheurs d’horizons disciplinaires divers, mais également des acteurs de l’intégration européenne (diplomates, hauts fonctionnaires, prospectivistes, avocats, industriels etc.), chaque séance du séminaire donnera lieu à un compte rendu publié sur les sites du Cevipof et de l’OFCE.

1. La perspective politiste : l’émergence d’une vision européenne capacitaire et (en partie) supranationale

Pierre Haroche, Lecturer à la School of Politics and International Relations de la Queen Mary University of London et ancien chercheur en sécurité européenne à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM), divise les études en matière d’Europe de la défense en deux grands champs de recherche : 1/ l’approche géosécuritaire (les instruments économiques deviennent des outils de politique étrangère, avec l’idée de déglobalisation, de sécurisation/weaponisation des échanges internationaux), et qui correspond au tournant géoéconomique du marché intérieur ; 2/ les interactions de l’économie avec la défense.

La politique de défense européenne connaît depuis quelques années un renversement historique de son cours habituel. Au départ, la politique de défense reposait sur deux caractéristiques : elle était tournée vers l’opérationnel (l’enjeu de la capacité à lancer des opérations militaires de l’UE de manière autonome, en dehors du cadre de l’OTAN lorsque celui-ci ne permettait pas de telles opérations) et était de nature entièrement intergouvernementale. Aujourd’hui émerge une approche inverse : une vision capacitaire et en partie supranationale.

Sur les liens fonctionnels entre le marché intérieur et l’industrie de la défense, une première tentative fut la voie juridique avec les directives de 2009 d’harmonisation des règles de passation des contrats d’armement[1] et de transferts intracommunautaires de matériels de défense[2]. Mais le principal saut correspond à l’initiative du Fonds européen de la défense (FED) doté d’un budget européen de près de 8 milliards d’euros (pour la période 2021-2017) destiné à financer la recherche et développement des programmes d’armement. Il constitue une avancée importante depuis l’essoufflement des opérations militaires de l’UE du début des années 2000. Le FED a permis de relancer la défense européenne.

Aujourd’hui, en 2022, on observe des tensions entre les objectifs affichés et la réalité des choses. La Boussole stratégique a été adoptée en mars 2022 et fait office de livre blanc de la défense européenne (elle inscrit l’objectif de 5 000 hommes déployables immédiatement dans un contexte non permissif). La guerre en Ukraine bouleverse les priorités : aujourd’hui, ce qui compte c’est la défense territoriale. Au sommet de l’OTAN de Madrid en juin 2022, un nouveau modèle de force a été présenté, avec l’ambition très forte pour les Européens d’être capables de déployer sur le flanc est-européen 100 000 soldats en moins de dix jours, et 200 000 en moins de deux mois. Une telle exigence opérationnelle en Europe soulève la question de la possibilité de maintenir en même temps une force expéditionnaire européenne de 5 000 hommes sur des théâtres lointains.

Sur la dimension capacitaire, l’UE s’est dotée en 2021 d’une Facilité européenne pour la paix qui permet aujourd’hui de financer certaines livraisons d’armes à l’Ukraine, instrument financier qui permet à l’UE de jouer un rôle à soi et de trouver sa place vis-à-vis de l’OTAN. Au Sommet de Versailles des 10 et 11 mars 2022, les Etats membres de l’UE ont affirmé leur volonté commune de se réarmer de manière collaborative et coopérative en se donnant des priorités capacitaires et de favoriser les achats en commun. Cela se fera en deux temps, à partir d’un programme pilote doté de 500 millions d’euros qui a vocation de préparer un programme de plus long terme.

Si la valeur ajoutée propre de l’UE est plus difficile à prouver dans le domaine opérationnel, faire de l’UE un chef d’orchestre en matière budgétaire et industrielle de défense est une approche intéressante car l’UE contribue, en s’appuyant sur ses points forts, aux mêmes objectifs que l’OTAN et fait ce que l’OTAN ne fait pas (le financement et la politique industrielle de défense).

Enfin, Pierre Haroche dresse les perspectives de la mutualisation de l’entretien, de l’entraînement, d’infrastructures communes et de certaines acquisitions en commun, avec l’idée de stock commun.

2. La perspective stratégique : la capacité européenne à déployer une gamme d’effets (économiques, industriels, culturels…) sur des conflits du bas du spectre

Jérôme Clech, Chef du pôle prospective et stratégie du Centre d’études stratégiques aérospatiales de l’armée de l’Air et de l’Espace (CESA), enseignant à Sciences Po et ancien conseiller militaire au cabinet du ministre des Armées, estime qu’en 4 ou 5 ans, on en a fait plus pour la défense européenne qu’en 40 ans. Mais il constate une rechute en 2020 et plus récemment avec la guerre en Ukraine qui marque le réinvestissement de l’Europe par l’OTAN et les États-Unis. Comment relancer, consolider l’Europe de la défense et viser une architecture de sécurité européenne ? C’est forcément se positionner par rapport à la Russie.

Jérôme Clech pose ensuite la question de l’utilité de la PSDC (politique de sécurité et de défense commune) et de l’intérêt de la France et de l’Allemagne de se lancer dans l’Europe de la défense. La France est membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies et dispose de la dissuasion nucléaire. L’Allemagne trouve dans l’OTAN la garantie de sa sécurité. Dans ce contexte, quelle est donc la plus-value de l’Europe de la défense ? Car au bout du compte ce qui compte sont les opérations sur le terrain. Or l’UE n’offre que bien peu de résultats en matière opérationnelle.

L’intérêt de l’Europe de la défense est de stabiliser à moindre coût ce que ne peut pas faire l’OTAN, c’est-à-dire tout ce qui ne relève pas du conflit de haute intensité interétatique : par exemple, la menace terroriste. L’UE a la capacité de déployer tout une gamme d’effets (économiques, industriels, culturels, etc.) selon une approche globale et sur des conflits du bas du spectre. L’UE peut mettre sur pied des missions d’accompagnement d’États tiers comme la mission de formation de l’Union européenne au Mali (EUTM Mali)[3], des opérations de combat comme EUNAVFOR MED opération Sophia (lutte contre le trafic de migrants)[4] qui, en raison de son relatif échec, a été remplacée par EUNAVFOR MED opération Irini (embargo sur les ventes d’armes destinées à la Libye)[5].

L’UE dispose également d’instruments pour accroître l’effort capacitaire des États membres comme la coopération structurée permanente (CSP)[6] pour inciter les États membres à renforcer leur effort de défense dans les différentes composantes (terre, mer, air, espace). L’approche de l’UE en matière de défense se veut ainsi multi-domaine en poursuivant l’objectif d’un dialogue entre les différentes composantes. L’UE dispose en outre à ces fins d’un premier instrument puissant de financement avec le Fonds européen de défense (FED) doté d’un budget de 8 milliards d’euros pour l’exercice budgétaire 2021-2027[7]. Le FED vise à renforcer les bases industrielles et technologiques de défense (BITD) nationales aux fins de consolider une autonomie d’action européenne pour sortir de la trop forte dépendance capacitaire à l’égard des États-Unis.

C’est dans ce contexte que l’Allemagne a décidé d’allouer 100 milliards d’euros pour sa défense tout en fléchant une part importante de cette manne budgétaire vers l’achat de F-35 américains, malgré le projet franco-germano-espagnol d’avion de combat du futur (SCAF pour Système de combat aérien du futur) et du projet franco-allemand de char du futur (Système principal de combat terrestre ou MGCS pour Main Ground Combat System).

Comment l’Europe de la défense peut-elle sortir par le haut dans un contexte de revitalisation de l’OTAN en raison de la guerre en Ukraine ? La France elle-même se voit devoir chevaucher une Alliance atlantique sous domination américaine, y compris dans le domaine capacitaire selon la logique transactionnelle de la protection américaine (article 5 du traité de l’Atlantique nord) en échange d’achats de matériels militaires américains par les États européens, tout en poussant à la constitution d’un pilier européen fort au sein de l’OTAN à l’encontre des préférences américaines.

Enfin, pour conclure son propos liminaire, Jérôme Clech revient sur l’enjeu de reconstruire une architecture de sécurité européenne, qui passe par la maîtrise des armements sur le sol européen, et la question du rapport de l’Europe à la Russie qui implique un dialogue lucide et ferme avec Moscou, mais un dialogue toutefois.

3. La perspective économique : la double faiblesse de la demande et de l’offre de défense européenne

Jean Belin, titulaire de la chaire « Économie de la défense » du Fonds IHEDN et maître de conférences à l’Université de Bordeaux, rappelle les deux grandes dimensions de l’économie de la défense : 1/ l’économie des conflits (impact des conflits militaires sur l’économie), 2/ la relation entre les systèmes de défense et l’économie (le lien entre l’État décisionnaire, l’industrie de défense et le militaire). L’économie de la défense a pour ambition de faire interagir ces dimensions.

Les choix de défense en Europe auront un impact économique très important : un impact sur la paix et l’indépendance européenne (impact difficile à évaluer économiquement) qui renvoie à l’idée de souveraineté européenne ; un impact économique sur l’activité, l’emploi, la R&D (avec beaucoup de publications sur cette dimension) qui peut venir complexifier la prise de décision politique. Ces problématiques s’inscrivent dans un changement de l’environnement stratégique, avec la résurgence des conflits entre États et l’ouverture d’un débat capacitaire (renforcer notre système de défense) qui lui-même amène un débat budgétaire. À cet égard, la demande européenne en matière de dépenses de défense est largement insuffisante (1,5% du PIB en 2020), si on la compare aux États-Unis (3,7% du PIB) et aux objectifs de l’OTAN des 2% du PIB (seuls 9 États membres de l’UE y parviennent). La demande européenne est, en outre, fragmentée avec 178 systèmes d’armes contre une trentaine pour les États-Unis (la réduction en Europe des systèmes d’arme permettrait une économie de 25 à 100 milliards d’euros).

Un important effort de rattrapage reste à effectuer (après la phase de rupture d’investissement de défense en raison de la crise financière des années 2010), effort qui passera par le lancement de nouveaux programmes d’armement adossés à un accroissement du budget alloué à la défense. En France, la loi de de finances respecte la trajectoire budgétaire définie par la loi de programmation militaire 2019-2025. En Allemagne, le gouvernement Scholz a annoncé la création d’un fonds spécial de 100 milliards d’euros.

Il y a également une question d’offre : l’industrie de défense européenne. Celle-ci représente un impact économique important en matière d’activités économiques, d’emplois, de commerce extérieur, de R&D (et son effet levier sur la R&D civile et plus largement sur la capacité d’innovation du pays) et d’aménagement du territoire (implantations de l’industrie de défense dans des zones sous dotées sur le plan industriel). Là encore, la base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE) est trop fragmentée (surtout pour le terrestre et plus encore pour le naval). Pour l’aéronautique, si l’Europe connaît un regroupement des donneurs d’ordre, la chaîne de sous-traitance demeure très dispersée. La recomposition de la BITDE est trop lente. Aux États-Unis, la fin de la guerre froide s’est accompagnée d’une baisse des dépenses de défense qui a catalysé la dynamique de consolidation de l’industrie de défense américaine enclenchée à partir des années 1970 (à la suite d’incitations du gouvernement américain, avec la prise en charge d’une partie des coûts des restructurations). Ce processus se révèle plus compliqué en Europe du fait de structures de propriété différentes : entreprises familiales en Allemagne, forte présence de l’État en France, entreprises côtés sur les marchés au Royaume-Uni. La France et plus largement l’Europe ont, certes, su créer certaines entreprises par recomposition (Airbus, MBDA, KNDS). Mais mis à part certains cas emblématiques, on observe peu d’européanisation de la chaîne de production (cf. les travaux de la Chaire Économie de la défense). Les liens capitalistiques des entreprises de défense n’ont que peu de dimension européenne et les liens capitalistiques avec les États-Unis sont asymétriques (les Américains sont davantage actionnaires des entreprises de défense européenne que l’inverse). Enfin, les entreprises de défense européennes sont davantage dépendantes à l’exportation, avec beaucoup de filiales hors d’Europe.

L’Europe a ainsi besoin de mutualisation et de coopération, en raison notamment de l’augmentation des couts de développement des nouveaux matériels militaires. Le modèle d’armée complet de la France coutera de plus en plus cher et sera de moins en moins supportable budgétairement seul. Si les contraintes budgétaires des États européens se sont temporairement desserrées, celles-ci reviendront rapidement. À cela s’ajoutent d’autres besoins d’investissement (dans la transition énergétique par exemple). La coopération, qui peut prendre plusieurs formes, doit surtout être efficace sur le plan économique (rendements d’échelle), et pas seulement sur le plan politique (cf. les travaux de Friederike Richter[8]). Mais la coopération en matière d’industrie de défense comporte, comme toute coopération, des problèmes de dilution des responsabilités, de passager clandestin et de difficulté à décider collectivement. Il faut ainsi pousser à la coopération, mais en envisageant tout type de coopération, sans rester figé sur une coopération multilatérale.

En la matière, 2016 marque une nette accélération avec l’adoption d’une stratégie globale : la Coopération structurée permanente, la Force de réaction rapide, le Fonds européen de défense. Ce dernier va permettre la recherche en coopération, avec l’incitation à structurer une BITDE (incitations financières aux pays qui achètent en commun).

En conclusion, il faut bien prendre en compte les conséquences économiques de nos choix de défense. Les nouvelles contraintes militaires et budgétaires nous obligent à avoir un système de défense plus efficace, ce qui passe par le renforcement de la coopération, sous réserve que celle-ci soit efficace.


[1] Directive 2009/81/CE du 13 juillet 2009 relative à la coordination des procédures de passation de certains marchés de travaux, de fournitures et de services par des pouvoirs adjudicateurs ou entités adjudicatrices dans les domaines de la défense et de la sécurité, et modifiant les directives 2004/17/CE et 2004/18/CE.

[2] Directive 2009/43/CE du 6 mai 2009 simplifiant les conditions des transferts de produits liés à la défense dans la Communauté.

[3] Sur la base de la résolution n° 2071(2012) du Conseil de sécurité des Nations unies et des articles 42(4) et 43(2) du traité sur l’Union européenne, le Conseil de l’UE a adopté la décision 2013/34/PESC créant la mission de formation de l’UE au Mali lancée en février 2013 (European Union Training Mission in Mali ou EUTM Mali) dont l’objectif est de contribuer à l’amélioration des capacités des Forces armées malienne au travers de quatre piliers : l’instruction des unités militaires maliennes ; le conseil, à tous les niveaux, des Forces armées maliennes ; la contribution à l’amélioration du système d’enseignement de la formation militaire, des établissements d’enseignement au niveau ministériel ; et le conseil et la formation au quartier général de la Force conjointe du G5 Sahel.

[4] Décidée le 18 mai 2015 par l’UE, EUNAVFOR MED opération Sophia est une opération militaire au titre de la PSDC pour mettre fin aux départs de migrants tentant de traverser la Méditerranée centrale. Effectivement lancée en juin 2015, elle prend fin en mars 2020.

[5] À la suite de la conférence de Berlin sur la Libye du 19 janvier 2020 durant laquelle les participants de deux camps se sont engagés à respecter l’embargo sur les armes institué par la résolution n° 1970 (2011) et les résolutions ultérieures du Conseil de sécurité des Nations unies, le Conseil de l’UE a adopté la décision 2020/472 du 31 mars 2020 créant l’opération militaire EUNAVFOR MED opération Irini, débutée en mars 2020 et succédant à EUNAVFOR MED opération Sophia, pour faire respecter l’embargo sur les armes imposé à la Libye.

[6] La coopération structurée permanente (CSP ou PESCO en anglais pour Permanent Structured Cooperation) est une disposition du traité de Lisbonne de 2007 qui introduit la possibilité pour un noyau d’États membre de l’UE de développer leur collaboration dans le domaine de la défense. Prévue pour voir le jour en 2010, elle est finalement activée en 2017 par 25 États membres. Une soixantaine de projets sont développés dans le cadre de la CSP comme le projet de transport aérien stratégique de cargaisons hors gabarit (SATOC), le projet véhicule de surface semi-autonome de taille moyenne (M-SASV), ou encore le projet de systèmes d’aéronefs télépilotés de petite taille de nouvelle génération (NGSR). Pour la présentation des projets, voir : <https://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2021/11/16/eu-defence-cooperation-council-launches-the-4th-wave-of-new-pesco-projects/>

[7] Le Fonds européen de défense succède au Programme européen de développement industriel dans le domaine de la défense (PEDID / EDIDP) doté de 500 millions d’euros pour les années 2019 et 2020.

[8] Friederike Richter, « La coopération de défense en Europe, un enjeu prioritaire ? », Revue Défense Nationale, n° 832, 2020, p. 115-119 ; Camille Morel et Friederike Richter, « Légitime ou efficace : le dilemme de toute coopération de défense au XXIe siècle ? », Les Champs de Mars, n° 32, 2019, p. 7-28.




Prévisions européennes des instituts de l’AIECE : de chocs en chocs, la croissance freinée…

par Catherine Mathieu

Les instituts de conjoncture membres de l’AIECE (Association d’Instituts Européens de Conjoncture Économique[1]) se sont réunis à Bruxelles pour leur réunion d’automne les 28 et 29 novembre 2022. Le rapport général, qui présente une synthèse des prévisions des instituts, a été réalisé par l’institut IW (Institut der Deutschen Wirtshaft, Cologne) et peut être consulté sur le site de l’AIECE (voir : AIECE General Report, Autumn meeting, 2022).  Nous présentons dans ce billet les points principaux abordés lors de la réunion : les chocs qui freinent l’économie mondiale et plus spécifiquement les économies européennes depuis plusieurs mois, et qui ont conduit la majorité des instituts à fortement revoir à la baisse leurs prévisions de croissance pour 2023 (à 0,3 % seulement pour la zone euro, contre 2,5 % il y a six mois) et à envisager en 2024 une croissance modérée (à 1,6 % seulement).  



La conjoncture à l’automne 2022

Depuis la précédente réunion de l’AIECE en mai dernier, les contraintes d’offre apparues lors de la sortie de crise, suite aux restrictions d’activité mises en place au plus fort de la pandémie de COVID19, se sont en partie allégées : baisse des coûts du fret maritime et aérien, réduction des délais de livraison signalée par les indices des directeurs d’achat dans de nombreux pays, comme le résume l’indicateur des tensions sur les chaînes mondiales d’approvisionnements construit par la Fed de New York (Global Supply Chain Pressure Index), passé de + 4,24 écarts-type en décembre 2021 à + 1,20 en novembre 2022.

Selon l’indicateur du World Trade Monitor du CPB, le commerce mondial de marchandises en volume était en hausse de 5,4 % sur un an au troisième trimestre 2022. Mais l’activité des économies européennes est restée freinée par les effets de la guerre en Ukraine, en premier lieu par la hausse des prix de l’énergie.

Le prix du baril de Brent, qui avait atteint un point bas à moins de 30 dollars en mars 2020, lors de la mise à l’arrêt des activités pour freiner la diffusion de la pandémie de COVID19, a atteint un point haut à 130 dollars en mars 2022. Il a fluctué ensuite autour de 110 dollars et était revenu vers 90 dollars en novembre 2022. Selon la médiane de la prévision des instituts de l’AIECE, le prix du pétrole se stabiliserait à ce niveau en 2023 et baisserait légèrement à 84 dollars en 2024. Le prix du gaz TTF néerlandais, selon la prévision médiane des Instituts de l’AIECE, baisserait aussi à l’horizon de 2024 : de 147 euros/MWh en moyenne annuelle en 2022, il serait de 169 en 2023 et de 109 en 2024 mais les prévisions se situent dans une fourchette large, de 95 à 146. Les instituts ont souligné les incertitudes fortes qui entourent les prévisions des prix des matières premières, et qui conduisent certains d’entre eux à retenir une hypothèse technique de stabilité des prix.

Depuis le printemps 2022, les prévisions de croissance mondiale et européenne pour 2022 ont été dans l’ensemble peu révisées, mais elles ont été nettement revues à la baisse pour 2023 (tableau). Depuis la réunion de mai dernier, la quasi-totalité des instituts de l’AIECE ont révisé à la baisse les prévisions de croissance pour leur pays. Selon la prévision médiane des instituts de l’AIECE, la croissance mondiale serait de 2,2 % en 2023 (au lieu de 3,7 % prévu en mai dernier) ; la croissance serait de 0,3 % seulement pour la zone euro (contre 2,5 % prévu en mai). Ces prévisions de l’AIECE, qui regroupent des prévisions publiées entre la fin septembre et la mi-novembre, sont un peu plus basses que celles publiées en octobre par le FMI (voir : Perspectives de l’économie mondiale) mais proches de celles de la Commission européenne (European Economic Forecast, Autumn 2022) et de l’OCDE (Perspectives économiques) publiées toutes deux en novembre, et de celles de l’OFCE (Perspectives 2022-2023 pour l’économie mondiale).

Alors que la croissance médiane prévue en 2023 pour la zone euro est de 0,3 %, certains instituts de l’AIECE prévoient une activité en baisse pour leur pays en 2023, notamment en Allemagne (avec une baisse du PIB comprise entre -1,5 % et -0,7% selon les instituts), les instituts mettant en avant le poids du gaz dans le mix-énergétique et le poids de l’industrie dans la valeur ajoutée (plus de 21 %) qui rend l’économie allemande particulièrement vulnérable à la hausse des prix de l’énergie. En France, Italie, Belgique, Autriche et Finlande, les prévisions des instituts pour leur pays s’étalent entre 0 et 0,6 % ; elles sont de 1,5% pour l’Espagne et les Pays-Bas et plus élevées pour la Grèce (3 %) et l’Irlande (plus de 4 %).

Pour 2024, les premières prévisions disponibles envisagent une croissance de l’économie mondiale comprise entre 2,7 et 3,1 %, et de l’ordre de 1,5 % en moyenne pour la zone euro. Mais toutes insistent sur l’ampleur des incertitudes, en particulier géopolitiques, et sur leurs conséquences sur les marchés de l’énergie, l’inflation et les politiques monétaires outre-Atlantique et en Europe. 

Incertitudes à l’automne 2022

L’inflation a atteint 10,5 % en octobre 2022 en zone euro, allant de 7,1 % en France, 7,3 % en Espagne, à 22,5 % en Estonie, en passant par 11,6 % en Allemagne, 12,6 % en Italie, et 16,8 % aux Pays-Bas. Cette inflation entraîne des pertes de pouvoir d’achat pour les ménages, et en s’installant dans la durée, pourrait enclencher une boucle prix-salaire, ce qui était jusqu’à l’automne peu visible dans les revendications salariales. Les instituts ont par ailleurs rappelé que l’impact sur la consommation des ménages de la perte de pouvoir d’achat due à l’inflation pouvait être atténué en puisant sur l’épargne contrainte accumulée pendant la crise de la COVID19. Cependant, la hausse des prix de l’énergie et de l’alimentation frappe avant tout les ménages les plus vulnérables. La nécessité de prendre des mesures de soutien budgétaire, de préférence ciblées sur ces ménages, a été soulignée, notamment par la Commission européenne. Soit un dispositif différent de celui du bouclier tarifaire mis en place en France, qui, non ciblé, a par contre eu un effet direct de freinage de l’inflation.

La Réserve fédérale américaine et la Banque d’Angleterre ont commencé à relever leurs taux directeurs au printemps 2022 pour freiner l’inflation et éviter l’enclenchement d’une boucle prix-salaires alors que la hausse des prix des matières premières, envisagée comme temporaire avant le début de la guerre en Ukraine, apparaissait plus durable. La BCE a emboîté le pas en juillet 2022. A mi-décembre, les taux étaient de respectivement de 4,5% aux Etats-Unis, 3,5 % au Royaume-Uni et 2,5 % dans la zone euro. Les instituts ont débattu de la difficulté de remonter les taux d’intérêt lors d’un choc d’offre, de parvenir à ramener l’inflation vers la cible de 2 % sans briser la reprise fragile en zone euro et ce, alors que la guerre en Ukraine se poursuit. La diversité des réponses nationales de politique économique face à la hausse des prix de l’énergie complique la conduite de la politique monétaire à l’échelle de la zone euro, les taux d’inflation connaissant des accélérations plus ou moins fortes selon les mesures prises (hausses passées de TVA en Allemagne, bouclier tarifaire en France). Alors que l’inflation est largement supérieure à la cible de 2 %, 20 sur 23 des instituts ayant répondu à cette question considèrent que la politique monétaire sera restrictive ou très restrictive dans la zone euro en 2023, ce qui est, selon eux, adapté à la situation conjoncturelle. C’est un net durcissement de position par rapport à la réunion de mai dernier où les instituts étaient très partagés. Cependant, la prévision médiane du taux directeur de la BCE n’est qu’à 2,5 % en moyenne annuelle en 2023, et revient à 2 % en 2024. Avec une prévision médiane de l’inflation (mesurée selon l’IPCH) de 5,5 % en moyenne annuelle 2023 et d’un retour à 2 % en 2024 (après 8,2 % en 2022), la politique monétaire prévue par les instituts ne serait pas franchement restrictive, sauf à supposer un très fort écart de production négatif. Selon une règle de Taylor, sous les hypothèses d’inflation médiane de l’AIECE et les hypothèses de croissance potentielle et d’écart de production de la Commission européenne, le taux d’intérêt correspondant à la situation conjoncturelle devrait être en 2023, de 8,2 %.[2] Cependant, 11 instituts voient déjà des impacts négatifs sensibles de la hausse des taux d’intérêt sur l’économie de leur pays et 9 des impacts modérés.

Deux tiers des instituts estiment que la politique budgétaire sera expansionniste en zone euro en 2023 et que cela est adapté à la situation conjoncturelle ; un tiers estimant que la politique budgétaire sera neutre ou légèrement restrictive, ce qu’ils jugent en général également adapté. Sur la base des mesures budgétaires votées, la Commission européenne estime, dans sa prévision publiée en novembre dernier, que l’impulsion budgétaire à l’échelle de la zone euro sera négative de 0,5 point en 2023 (et de 0,3 point en 2024). La Commission ayant cependant repoussé le retour de l’application de règles budgétaires au-delà de 2023, de nombreux instituts pensent que les pays pourraient décider de soutenir davantage leur économie à court terme si les risques d’entrée en récession se concrétisaient.

En conclusion, les questions des perspectives inflationnistes et du risque de récession à court terme ont dominé les discussions de la réunion de l’automne. Les prévisions à l’horizon 2023 d’une faible croissance en moyenne de la zone euro sont entourées d’incertitudes élevées. Les risques mis en avant par les instituts de l’AIECE pour les perspectives de croissance à court terme en Europe, sont quasi-exclusivement à la baisse et, par ordre décroissant d’importance : risques de rupture d’approvisionnement énergétique, nouveaux chocs à la hausse sur les prix des matières premières (énergétiques et non énergétiques) et inflation élevée, accroissement des tensions géopolitiques, risque terroriste. Le risque d’un ralentissement de la croissance dans les pays émergents (dont la Chine) et dans les économies industrialisés (dont les Etats-Unis) vient ensuite, de même que celui associé à des politiques monétaires restrictives. Il est frappant d’observer qu’aucun risque à la hausse n’a été avancé pendant la discussion. Comme au printemps dernier, le principal aléa à la hausse serait un arrêt rapide de la guerre en Ukraine, mais la probabilité s’est réduite au fil des mois.


[1] L’AIECE comprend 40 membres, dont 35 instituts de 19 pays européens, et 5 organisations internationales, membres observateurs. Pour ce rapport général, 25 instituts ont répondu à l’ensemble du questionnaire préparé par l’IW.

[2] Selon cette règle, visant à décrire le comportement des banques centrales, soucieuses à la fois de l’évolution de l’inflation et de la croissance, leur taux d’intérêt se fixe selon : r = p+g+0,5*(p-2)+0,5*EP, où p est l’inflation, 2 l’objectif d’inflation, g le taux de croissance potentielle, EP l’écart de production ; soit pour 2023 :  r = 5,5 + 1,2 +0,5*(5,5-2) +0,5*(-0,5) =8,2%.




L’industrie européenne des véhicules électriques doit-elle craindre le protectionnisme vert américain ?

par Sarah GUILLOU

L’Inflation Reduction Act (IRA) a été voté par le Congrès américain le 22 août 2022. Il agite aujourd’hui les gouvernements européens qui expriment unanimement leurs inquiétudes sans toutefois s’accorder sur les remèdes. Ils sont guidés sans doute par les industriels qui voient se détériorer leur compétitivité-coût en raison du différentiel de prix de l’énergie. Anticipant que cette détérioration va durer, leur stratégie d’investissement implique à présent la comparaison de l’attractivité de différentes localisations. C’est là que l’IRA entre dans les arbitrages. Mais est-elle vraiment une menace pour l’industrie européenne étant donné l’organisation mondiale de la production ?



La loi de réduction de l’inflation flèche près de 400 milliards de dollars de dépenses publiques pour financer des investissements et des comportements économiques qui s’inscrivent dans une trajectoire de décarbonation de l’économie américaine. En matière de véhicules électriques, c’est près de 24 milliards de dollars de dépenses qui sont prévus. Le contentieux autour de cette loi vient de son caractère protectionniste parce qu’elle conditionne l’obtention des subventions, notamment à l’achat des véhicules propres (7500 dollars pour un véhicule neuf), à des conditions de localisation de l’assemblage mais aussi d’origine des composants à partir de 2024.

La réalité de la menace dépendra des réactions des entreprises européennes et de la substitution de leur investissement en Europe par des investissements aux Etats-Unis. Cependant, l’attractivité financière de l’IRA est à modérer par la structure et la dynamique du marché mondial. Ce billet a pour objectif de décrire les rapports de force dans l’industrie pour mettre en perspective les opportunités offertes par l’IRA.

En 2022, le marché très dynamique des véhicules électriques est européo-asiatique

Le marché des véhicules électriques est un marché extrêmement dynamique avec une projection de croissance phénoménale. Les ventes au niveau mondial ont été multipliées par 4 en unités depuis 2019 atteignant en 2021 6,6 millions de véhicules, dont 3,3 millions en Chine, 2,3 en Europe et 600 000 aux Etats-Unis. Ce nombre qui représente aujourd’hui 10% des véhicules vendus, pourrait atteindre 200 millions d’ici 2030. Il en est de même pour le marché des batteries dont l’activité est très corrélée à celle des véhicules électriques (VE). D’une demande estimée à 340 GWh en 2021, les projections la situent à 3500 GWh en 2030.[1]

Ce dynamisme est lié à la prise de conscience des individus, des entreprises et des Etats de la menace du changement climatique. Ces acteurs influencent la demande, les prix et les politiques qui accélèrent l’autonomisation vis-à-vis des énergies fossiles. Pour cela, la batterie est nécessaire à la fois pour stocker les énergies renouvelables et pour passer des véhicules à combustion aux véhicules électriques.

Du côté de la demande, 16 à 17% des voitures sont électriques en Europe et en Chine, mais seulement 5% aux Etats-Unis.

Du côté de l’offre, l’Europe produit un quart des voitures électriques contre 10% aux Etats-Unis et cela, surtout grâce à Tesla, longtemps le premier constructeur mondial de véhicules électriques. La Chine en produit plus de 50%.

En 2020, les plus grands constructeurs de VE sont l’américain Tesla (19%), les allemands VW et BMW (20%), le franco-japonais Renault-Nissan ( 9%), le coréen Hyundai-Kia (7%) et le chinois BYD (6%). En 2021, la croissance fulgurante du chinois BYD le propulse dans les 3 premiers : Tesla, VW et BYD concentre 1/3 de l’offre.

Du côté des batteries, la Chine produit plus de 75% des batteries dans la technologie dominante ion-lithium et 80% des anodes qui composent les batteries. L’Europe ne produit que 7% des batteries en 2021, ce qui est équivalent à la production américaine en raison de l’installation notamment de l’entreprise japonaise Panasonic aux Etats-Unis. En 2021, la Chine, le Japon et la Corée du Sud produisent 97% des cathodes et 99% des anodes. Les premiers producteurs de batteries sont le chinois CATL, le sud-coréen LG Energy solution et le japonais Panasonic. Suivent le sud-coréen SK Innovation et le chinois BYD. Le marché est encore plus concentré que celui des voitures électriques. Les trois premiers producteurs de batteries concentrent 65% de la production et les trois premiers producteurs d’anodes sont chinois et concentrent 55% de la production.

Face à cette domination euro-asiatique, les Etats-Unis sont indéniablement un vaste marché de clients mais c’est aussi un marché peuplé de constructeurs locaux bien installés, d’acteurs asiatiques (hors Chine) et européens très nombreux. La concurrence y est donc intense.

Malgré le coût de l’électricité qui s’installe dans un cycle haussier et le coût de l’extraction des minerais nécessaires à la fabrication des batteries, le choix politique en faveur du développement du marché de VE semble bien ancré, surtout en Europe et en Chine. Les Etats-Unis, autrefois en retrait vis-à-vis de cette tendance, ont basculé du côté des pays qui soutiennent désormais activement le passage à une économie décarbonée.

Un marché où la régulation est clé pour le déploiement des investissements

La continuité et l’ancrage d’un tel engagement politique sont des éléments clé pour le déploiement d’une industrie des VE. C’est l’état des anticipations de demande sur un marché qui détermine les investissements. Or la régulation est déterminante pour anticiper les conditions de l’offre (par exemple est-ce que tous les constructeurs et sous-traitants vont devoir se convertir ), d’infrastructures (y-aura-il suffisamment d’infrastructures pour recharger les batteries), les conditions de la demande (subvention à l’achat) et des préférences des consommateurs. Or les Etats-Unis se sont prononcés tardivement en faveur de la décarbonation du transport. De leur côté, l’UE et la Chine sont bien plus engagées.

En Europe, les incitations sont fortes et l’industrie automobile est clairement orientée vers l’électrique. De l’interdiction de la vente de véhicules avec des moteurs à combustion en 2035 aux objectifs de réduction des gaz à effets de serre en passant par les limites de CO2 par km qui s’imposent aux constructeurs, l’Union européenne a posé des incitations sans équivoque vers le passage à une industrie automobile reposant sur les batteries et l’énergie électrique.

Ce qui distingue l’UE des Etats-Unis est un engagement plus ancien et constant en faveur des batteries, induisant des signaux cohérents et croissants pour l’ensemble des sous-traitants qui interviennent dans cette industrie, de l’électronique au recyclage en passant par les producteurs d’infrastructure de recharge. A côté des régulations sur la décarbonation de l’économie, l’engagement européen a pris corps en 2017 avec l’Alliance pour la batterie qui regroupait des chimistes (BASF, Solvay), des constructeurs de batterie (Northvolt, Saft) et des constructeurs automobiles (Peugeot). Celle-ci s’est transformée en Plan d’Intérêt Important Commun Européen depuis 2019. Cet engagement pluriannuel se traduira par 3,2 milliards d’euros d’argent public (France, Allemagne, Italie…) auxquels 5 milliards d’euros privés devraient s’additionner. S’ajoutent à ces plans des subventions des Etats en propre soit pour financer la demande (7000 euros en France pour l’achat d’un véhicule électrique), soit pour soutenir l’installation d’une usine, soit pour entrer au capital d’entreprises. Quand l’Allemagne accueille des implantations d’usines de Tesla (2019) ou CATL (2019), elle subventionne une partie des investissements. Par exemple, l’usine de CATL qui s’est construite à Erfurt (Thuring) a bénéficié d’une subvention de 8 millions d’euros sur 2 milliards d’euros d’investissement. Le gouvernement hongrois qui accueille 7,34 milliards d’euros à Debrecen pour une usine de 100 GWh de CATL subventionne une partie de l’installation.

Cette constance des signaux publics tant dans la régulation que dans la croissance des subventions a ancré les stratégies d’investissement des industriels. Un retournement est toujours possible notamment en raison du coût de l’énergie mais il concernerait d’abord les entreprises qui ont déjà des filiales aux Etats-Unis et qui pourraient redistribuer leurs actifs pour tirer parti des opportunités des subventions américaines. Mais le marché américain est encore étroit puisqu’il concerne moitié moins de ménages pour le moment et les infrastructures publiques sont moins engagées qu’en Europe. Les subventions à l’achat existaient d’ailleurs aux Etats-Unis avant l’IRA puisqu’elles avaient été mises en place dès 2009 (American Recovery and Reinvestment Act – ARRA). La nouveauté de l’IRA consiste principalement à les conditionner à la localisation de l’assemblage et à l’origine des composants.

Malgré les défauts de leur définition (pas conditionnées aux revenus, montant maximum de voitures éligibles par constructeur), ces subventions de l’ARRA n’ont guère changé les préférences des automobilistes américains. Le marché européen a donc continué d’attirer des investisseurs américains comme Tesla en Allemagne ou Envision en France.

En Chine, la politique en faveur des VE et des batteries a été encore plus volontariste qu’en Europe en pondérant davantage l’industrie que les objectifs environnementaux. Le gouvernement chinois a en effet massivement soutenu la mise en place d’une industrie de batteries et des véhicules électriques par des quotas imposés aux constructeurs, une limitation des immatriculations, une commande publique de bus électriques, un marché des droits à polluer et des investissements dans l’extraction. L’industrie des véhicules électriques fait partie du plan de la stratégie Chine-2025. Et force est de reconnaître que l’économie chinoise est devenue un acteur incontournable de l’industrie dans la technologie dominante du moment.

La chaîne de valeur de production de l’industrie est dominée par la Chine, devenue difficilement contournable à court terme

L’UE contrôle très peu de matières premières et est peu présente dans la chaîne de valeur de la production des batteries, tout comme les Etats-Unis.

Avant d’assembler les cellules dans des corps de batteries — ce que les constructeurs automobiles font le plus souvent à présent — quatre étapes préalables sont nécessaires : i) l’extraction des métaux fondamentaux ; ii) le raffinage et le façonnage de ces métaux ; iii) la production d’éléments de cellules comme l’anode, la cathode, l’électrolyte et autres séparateurs ; et iv) les cellules de batteries qui assemblent ces éléments.

Or la chaîne de valeur des composants est encore très largement concentrée en Asie pour les composants et spécialement en Chine pour les intrants en métaux (voir CNUCED, 2019). On l’a vu, la Chine domine les étapes iii) et iv), mais elle domine aussi l’étape du raffinage des métaux. Le lithium, le cobalt, le graphite, le manganèse, et le nickel sont des matériaux communément utilisés pour la fabrication des cellules.  Les mines sont concentrées en Australie, au Chili et en République démocratique du Congo. La Chine n’a de situation de monopole que sur le graphite (65% des mines et 85% du produit raffiné) mais contrôle la moitié des capacités de raffinage du lithium et du cobalt.

Dès lors, refuser le partenaire chinois est un frein à court et moyen terme pour tous les producteurs, européens et américains (voir Bonnet et al. 2022).

Les constructeurs automobiles européens ont des partenariats bien avancés avec le chinois CATL dont les usines en Allemagne et bientôt en Hongrie vont fournir les batteries des véhicules européens des 5 prochaines années. BMW est même entré au capital de CATL. Volkswagen a signé en 2019 un accord d’approvisionnement avec Ganfeng Lithium pour dix ans. Le constructeur suédois national, National Electric Vehicle Sweden, a signé un accord d’approvisionnement en batteries avec CATL.

Les constructeurs européens travaillent avec les partenaires chinois, ce qui complique d’autant plus leur éventuelle éligibilité à l’IRA.

Comment réagir à l’IRA ?

Les Européens exportant des véhicules électriques aux Etats-Unis ne seront pas éligibles aux subventions à l’achat non seulement en raison des conditions d’assemblage mais aussi de l’inclusion de contenu chinois.

Les conditions de production justifiant la subvention américaine sont très contraignantes étant donné la domination chinoise sur la chaîne de valeurs.

En effet, l’IRA est protectionniste à deux niveaux. Non seulement cette loi conditionne l’éligibilité aux subventions, à la localisation de la production finale (qui peut se résoudre à de l’assemblage) sur le territoire nord-américain mais la loi conditionne en outre dès 2024 les composants des véhicules propres et dès 2025 les intrants en métaux, à ne provenir que des pays avec lesquels les Etats-Unis ont un accord de libre-échange, c’est-à-dire le Mexique et le Canada.

Il ne fait aucun doute que l’IRA est une loi protectionniste. Mais en matière environnementale, l’interventionnisme européen n’est pas en reste. Au jeu de la comptabilité comparée des mécanismes régulateurs qui singularisent le marché local, l’UE n’a peut-être pas intérêt à se mesurer ; au jeu de l’autonomie vis-à-vis des composants chinois, l’Europe a déjà choisi son camp ; au jeu des subventions, l’UE a perdu d’avance n’ayant pas de budget propre dédié à la politique industrielle. Il lui reste à construire son autonomie et sa stratégie propre.

Rappelons que les industriels européens éligibles, qui investiront aux Etats-Unis, vont bénéficier des subventions américaines et peuvent renforcer leur pouvoir de marché mondial voire leur compétitivité. Par exemple les subventions américaines vont financer la R&D des entreprises européennes. Par ailleurs, l’UE ne va pas perdre son attractivité de taille de marché. La question est de savoir combien cette attractivité est altérée par le coût relatif de l’énergie et c’est là qu’elle doit se battre.

Car si les industriels semblent si attirés par la politique américaine c’est aussi parce que le prix de l’énergie y est aujourd’hui 4 fois moins cher.

L’industrie européenne va-t-elle perdre des emplois industriels dans ce domaine ?

Tout dépendra de la durée du différentiel de compétitivité de coût de production car l’avantage de la taille du marché européen pourrait continuer à perdre de son attractivité.

En résumé, le marché des VE et des batteries est en pleine croissance et est encore dominé par l’Asie et l’Europe et plus particulièrement la Chine sur de nombreux segments de la chaîne de valeur. L’industrie a été soutenue par des politiques industrielles et environnementales favorables, avec un succès notable en Chine qui a su utiliser l’arme de son vaste marché. Les Etats-Unis arrivent tard sur ce marché mais ont deux atouts : leur taille et les montants de subventions offerts par l’IRA. Cependant, le marché américain conserve des inconvénients encore structurels pour des investisseurs potentiels : en retard sur le plan de la régulation, des incitations publiques, des préférences des consommateurs moins éduquées, de moindre infrastructure de bornes de chargement, un marché très concurrentiel et des contraintes de production qui vont ralentir le déploiement.

Les risques ne vont vraiment se réaliser qu’à moyen-long terme, le temps que le marché américain rattrape le retard exposé plus haut. Le versement des subventions crée une concurrence déloyale qui pourrait à terme conduire à des exportations plus importantes en provenance des Etats-Unis. Des droits de douane de riposte au niveau européen peuvent être envisagés dans le cadre de la réglementation de l’OMC.

Par ailleurs, forts de l’expérience russe, les Européens doivent anticiper la gestion de l’asymétrie de la dépendance aux composants chinois des usines européennes.


[1] Source : IEA (2022)




Réforme du Pacte de stabilité et de croissance : la Commission est tombée sur la dette

par Jérôme Creel

Dans sa communication du 9 novembre 2022, la Commission européenne a esquissé les contours du nouveau cadre budgétaire européen qui devrait, selon ses termes, être simplifié, et adapté aux besoins spécifiques des États en vue d’assurer leur solvabilité et permettre des réformes et les investissements nécessaires. Il devrait également mieux prendre en compte les déséquilibres économiques dont ceux relatifs aux balances commerciales, et enfin être mieux appliqué. Vaste programme !



L’objectif de solvabilité des États membres réitéré par la Commission tient aux niveaux excessifs, dans le cadre budgétaire européen actuel, des ratios de dette publique sur PIB pour un nombre important d’États membres :  12 États membres parmi les 27 auront un ratio de dette publique sur PIB supérieur au seuil de 60 % à la fin de l’année 2022 (graphique 1).

Ces niveaux élevés de dette publique sont le résultat d’une succession de crises économiques, financières et géopolitiques en Europe depuis 2007. Entre fin 2007 et fin 2021, la dette publique a augmenté de près de 30 points de PIB en moyenne, avec une dispersion de l’ordre de 23 points. Comme le montre le graphique 2, certains États membres de l’Union européenne – rappelons que le Pacte de stabilité et de croissance que la Commission envisage de réformer s’impose à tous ces États, et pas seulement à ceux de la zone euro – ont subi des hausses d’endettement de près de 50 points (France, Italie, Chypre, Portugal), voire bien au-delà (Grèce, Espagne). D’autres, comme l’Allemagne, ont vu leurs dettes légèrement augmenter, sinon diminuer (Malte, Suède). Dans ce contexte, l’application homogène ou indifférenciée des règles budgétaires semble difficile sinon impossible à réaliser car elle nécessiterait des efforts substantiels de la part d’États membres qui sortent progressivement d’une crise sanitaire et continuent de subir une crise énergétique dont les effets sur les finances publiques se font durement ressentir[1].

Le Pacte de stabilité et de croissance, appliqué dès la création de la zone euro en 1999, vise à assurer la discipline budgétaire des États de l’Union européenne en prévenant les déficits et les dettes publics excessifs ou en les corrigeant par des politiques budgétaires limitant les dépenses et augmentant les recettes fiscales. Le Pacte n’étant pas appliqué de façon mécanique, son application dépend cependant de l’interprétation des États et de la Commission européenne sur la nature « excessive » des déficits et des dettes. Si des critères numériques ont été annexés, dans un Protocole, au Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne – les fameux critères de 3 % du PIB pour le déficit et de 60 % du PIB pour la dette –, il existe des circonstances exceptionnelles qui permettent de s’en abstraire temporairement. Ainsi quand une crise grave survient, comme ce fut le cas en 2020 avec la pandémie, la clause dérogatoire relative à la suspension du volet préventif du Pacte peut être activée. En l’espèce, le Pacte aura été mis entre parenthèses de 2020 à fin 2023. Á quoi devrait-il ressembler au-delà, selon la Commission ?

Les deux critères numériques du Pacte seraient conservés mais l’outil principal pour les respecter serait modifié. La soutenabilité budgétaire[2], c’est-à-dire la baisse de la dette publique, serait désormais évaluée sur la base d’un seul indicateur : les dépenses primaires, c’est-à-dire les dépenses publiques nettes des revenus discrétionnaires, hors charges d’intérêt sur la dette et hors dépenses d’indemnisation du chômage. La référence du cadre budgétaire actuel à la baisse annuelle de la dette (un vingtième de l’écart entre la dette constatée et la cible de 60 % du PIB) serait abandonnée, tout comme la référence à une baisse minimale du solde public corrigé du cycle. Le nouvel indicateur en remplacerait deux, d’où la simplification selon la Commission.

La cible de dépenses primaires devrait assurer un sentier plausible de baisse de la dette publique vers la cible de 60 % du PIB pendant 10 ans. Cela n’implique pas que la dette devra avoir atteint sa cible au bout de 10 ans, mais seulement qu’elle aura tendu vers elle à un rythme jugé satisfaisant.

Les États membres devraient présenter à la Commission un « plan national budgétaire et structurel de moyen terme » conforme à leurs engagements de discipline budgétaire. La cible de dépenses primaires établie en coordination étroite entre l’État membre et la Commission devrait donc être cohérente avec les dépenses jugées nécessaires par les deux parties pour assurer des réformes structurelles et des investissements. La nature des uns et des autres n’est pas précisée. La cible de dépenses primaires pourrait donc être différente d’un pays à un autre car leurs besoins de réforme et d’investissement sont sans doute différents.  

Les dépenses primaires conformes à la discipline budgétaire seraient prévues sur une période de 3 à 4 ans, engageant la responsabilité de l’État au cours de cette période. Si des circonstances économiques imprévues empêchaient la dette publique de baisser au rythme souhaité (l’engagement des États est assorti d’un scénario de croissance sur le même horizon) ou si les réformes et les investissements ne produisaient pas les effets escomptés, principalement sur la croissance économique, l’ajustement des dépenses primaires pourrait être rallongé jusqu’à 3 ans supplémentaires : l’État aurait au plus 7 ans pour réduire sa dette publique vers la cible de 60 % du PIB à un rythme satisfaisant. La notion de moyen terme qui figure dans la mouture actuelle du Pacte de stabilité et de croissance aurait tendance à devenir très extensible.   

Depuis 2011, l’Union européenne s’est dotée d’instruments de surveillance des déséquilibres macroéconomiques (surchauffe des salaires, déséquilibre commercial, endettement privé excessif, etc.) qui sont jusqu’à présent restés déconnectés du cadre budgétaire européen. La Commission propose de les y intégrer. Par une meilleure surveillance de ces déséquilibres, la Commission ajusterait ses recommandations de réformes et d’investissements pour que soient assurés dans les États membres une croissance soutenable et un désendettement progressif. 

La Commission insiste enfin beaucoup sur la nécessité pour les États de respecter les engagements pris – l’application du Pacte de stabilité et de croissance n’a pas toujours été très scrupuleuse – et sur leur contrôle plus étroit par des organes nationaux (en France le Haut Conseil aux Finances Publiques). Ces organes seraient chargés d’organiser un débat national sur la pertinence des hypothèses pluriannuelles de finances publiques faites par les gouvernements.  

Voilà donc pour le projet de réforme. Qu’en penser ?

Tout d’abord, le projet de réforme, s’il était adopté, élargirait les marges de manœuvre des États par rapport aux règles actuelles : baisse plus lente de la dette, préservation des dépenses d’indemnisation du chômage et prise en considération des investissements. L’austérité budgétaire ne serait pas pour tout de suite.  

Pour autant, l’ajustement des dépenses primaires sur plusieurs années pour assurer la soutenabilité de la dette tout en tenant compte des réformes et des investissements jugés nécessaires ne paraît pas bien différent de la situation qui prévaut aujourd’hui. L’assouplissement serait inscrit dans le nouveau projet là où il est plus improvisé dans la mouture actuelle. Mais en pratique, qu’est-ce que cela change ? Les États avaient déjà coutume de modifier leurs politiques budgétaires pour financer des réformes et des investissements tout en veillant à leur solvabilité. Les auditions devant le Haut Conseil aux Finances Publiques sont d’ores et déjà supposées animer le débat national sur l’orientation à court et moyen terme des finances publiques. Sur ce point également, il est assez difficile de concevoir en quoi la proposition de la Commission est innovante.  

La cohérence a priori entre un objectif potentiellement assoupli de dépenses primaires et le respect toujours en vigueur du critère de déficit public ne va cependant pas de soi. De quelles marges de manœuvre disposeront les États dont le déficit total est au-dessus des 3 % du PIB ? Ils devront certainement trouver de nouvelles ressources pour baisser ce déficit et préserver leur capacité de dépenses primaires afin de financer réformes et investissements. Le défi est de taille, surtout si la conditionnalité macroéconomique quant à la mise à disposition des fonds européens (politique de cohésion, fonds issus de la facilité de relance et de résilience du programme Next Generation EU) s’applique lorsque le déficit public est jugé excessif : l’octroi des fonds européens pourra être suspendu.

Autre élément important : la très grande place prise par la Commission dans le processus budgétaire proposé. La Commission impose le sentier d’ajustement des dépenses et si les États ne parviennent pas à mettre en œuvre leurs plans budgétaires et leurs réformes en temps voulu, elle pourra, magnanime, leur octroyer quelques délais supplémentaires pour y parvenir. Et, proposition de sanction qualifiée d’intelligente[3], elle envisage d’imposer systématiquement aux ministres des Finances des pays n’ayant pas respecté leurs engagements d’aller s’en expliquer devant le Parlement européen. Dans ce processus budgétaire, doit-on vraiment limiter le rôle de la seule assemblée démocratique européenne à humilier systématiquement les fautifs ? Certes, cette disposition existe déjà mais elle n’est pas appliquée systématiquement. Il y a sans doute d’autres moyens d’associer le Parlement européen au nouveau cadre budgétaire[4]. Mais il est vrai que la Commission a une préférence marquée pour les organes technocratiques, comme les comités budgétaires ou hauts conseils aux finances publiques.

Concernant la meilleure intégration des outils de surveillance des déséquilibres macroéconomiques, l’intention d’assurer une cohérence d’ensemble des recommandations de la Commission est très louable. Reste à savoir si les pays qui dépassent le seuil jugé maximal d’excédent commercial – ce qui se reproduira sans doute lorsque les coûts de l’énergie auront baissé – mettront effectivement en œuvre lesdites recommandations. Les gouvernements allemands n’en ont jamais tenu compte jusque-là.

Dernier élément, enfin : il y a quelque chose de très mécanique dans la vision de la politique budgétaire que ce projet de réforme véhicule. Á un horizon de 3 à 4 ans, les fonctionnaires des ministères vont continuer de faire ce qu’ils font depuis que le Pacte de stabilité et de croissance a été mis en place, c’est-à-dire calculer des trajectoires de dépenses compatibles avec une baisse de la dette publique. Et contrairement à ce que la proposition tente de laisser croire, la notion controversée d’écart de production, c’est-à-dire d’écart entre un PIB potentiel non mesurable et le PIB réalisé, n’a pas disparu du cadre budgétaire européen. Elle restera cruciale pour séparer le déficit corrigé du cycle du déficit conjoncturel, et le solde structurel primaire (le solde public hors charges d’intérêt et corrigé du cycle) reste la référence des analyses de soutenabilité de la dette[5]. Vu la succession de crises économiques que nous traversons depuis 15 ans et les hausses de dette qu’elles ont engendrées, il n’est pas certain que ces exercices aient été bien utiles.


[1] Voir les prévisions de l’économie mondiale récemment réalisées par la Département Analyse et Prévisions de l’OFCE.

[2] Sur la soutenabilité de la dette, voir le numéro spécial de la Revue d’économie financière paru le mois dernier.

[3] Le qualificatif d’intelligente figure dans la colonne 3 de la figure 2 de la Communication de la Commission.

[4] C’est l’objet de la ma contribution au numéro spécial de la Revue d’économie financière déjà mentionné.

[5] Voir pp. 11-12 et p. 22 de la Communication de la Commission.