L’intelligence artificielle Made in France à la recherche de ses grands groupes industriels

par Johanna Deperi, Ludovic Dibiaggio, Mohamed Keita et Lionel Nesta

Perçue comme la promesse de machines « intelligentes », l’intelligence artificielle (IA) est annoncée comme la source de bouleversements industriels à la mesure des révolutions majeures du XXe siècle. Ces enjeux justifient la multiplicité des politiques nationales et l’ampleur des investissements des principaux acteurs de l’IA. Á la suite des États-Unis, l’ensemble des pays industrialisés et certains pays émergents ainsi que les géants industriels se sont lancés dans des stratégies offensives annonçant des plans d’investissements considérables[1]. En nous appuyant sur PATSTAT, la base de données unique et exhaustive en matière de brevets, nous présentons ici deux singularités de la France, développées dans un Policy brief publié sur le site de l’OFCE.



La première singularité française est que sans être un leader mondial de l’innovation incorporant de l’intelligence artificielle, la France montre une activité modérée mais significative dans ce domaine

Le graphique 1 classe les 10 premiers pays producteurs de brevets. Avec respectivement 30% et 26% des brevets IA, les États-Unis et la Chine dominent la production mondiale d’innovations incorporant de l’IA. L’Union européenne et le Japon représentent tous deux 12%. Ainsi quatre brevets IA sur cinq émanent de ces quatre zones géographiques.  La Corée du Sud représente 6% des brevets IA.  Au sein de l’Union européenne, l’Allemagne est le pays le plus actif dans le domaine de l’IA. La France apparaît au septième rang mondial avec 2,4% de la production de brevets IA. Les 10 premiers pays comptabilisent 90% et les 20 premiers presque 97%.

Si l’on prend en compte la population, la Corée du Sud se singularise en produisant plus de 1 000 brevets IA par million d’habitants. Avec environ 800 brevets par million d’habitants, le Japon et les États-Unis se distinguent également par leur forte intensité en brevets IA.  Avec 234 brevets par million d’habitants, l’Europe se montre peu active. Mais ceci cache une forte disparité entre pays. Les Pays-Bas (574 brevets par million d’habitants), l’Allemagne (475) mais également la Finlande (748) et la suède (701) se montrent les plus actifs. Á l’inverse, l’Italie (72), l’Espagne (69), le Portugal (39), de même que les anciens pays de l’Est accusent un net retard. Avec 312 brevets par million d’habitants, la France se classe 15e au niveau mondial et garde une position médiane dans le monde et en Europe.

Une analyse plus fine révèle que la France est spécialisée en apprentissage automatique, en apprentissage non supervisé et en modèles graphiques probabilistes et aussi dans le développement de solutions liées aux sciences médicales, aux domaines des transports et de la sécurité. Cela traduit une chaîne de valeur IA en France faiblement intégrée. Cela vient pour l’essentiel d’un manque d’intégration dans les phases de la chaîne de l’innovation situées en aval.

La seconde singularité française est relative à la place importante de sa recherche publique qui contraste avec le retard affiché des grands groupes industriels français 

Le graphique 2 présente les principales organisations privées et publiques productrices de brevets IA.  L’aspect le plus saillant est l’absence de grands groupes français du classement mondial (le premier grand groupe Français, Thalès, se classe 37e au niveau mondial), conjointement à la présence significative des institutions publiques de recherche. Par exemple, le CNRS se classe 2e avec 891 brevets, le Commissariat à l’Énergie Atomique (CEA) et l’Institut Pasteur sont respectivement 4e et 5e, l’INSERM occupe la 7e place, l’INRIA la 8e et l’Institut Curie la 9e place. On compte donc six institutions françaises parmi les dix principaux organismes de recherche européens.  Aussi, la France se distingue par une forte présence de sa recherche publique dans la production d’innovation incorporant de l’IA.

Une analyse des réseaux de collaborations à partir des co-brevets, c’est-à-dire les brevets appartenant à plusieurs organisations, révèle notamment que les réseaux français apparaissent comme étant essentiellement intra-nationaux et faiblement ouverts à l’international et à la mixité institutionnelle. Ils s’opposent aux autres réseaux d’innovation américains, chinois, japonais ou encore allemands plus ouverts à la mixité institutionnelle et à l’international.

Que retenir de ce rapide tour d’horizon ? Au vu de la performance remarquable des institutions françaises de recherche publique et dans la mesure où l’IA est un domaine basé sur la science, il n’y a pas lieu d’être pessimiste. La base scientifique est avérée. Mais le retard affiché des grands groupes industriels français, relativement aux acteurs majeurs mondiaux, nous laisse perplexes. Nous craignons que la France ne devienne un laboratoire mondial de l’IA, située en amont des activités d’innovation proprement dites, supportant les coûts fixes et irrécouvrables liés à chaque microprojet, sans trouver le relais nécessaire au niveau local. En bref, notre crainte est que l’intelligence artificielle made in France se trouve à terme sans débouché national et devienne un exportateur technologique net, sans les effets en aval de captation de la valeur ajoutée et de création d’emplois.


[1] Le rapport de l’OCDE, Identifying and Measuring Developments in Artificial Intelligence: Making the Impossible Possible, (OCDE, 2020) en est une excellente illustration.




Compte rendu du séminaire « Théorie et économie politique de l’Europe », Cevipof-OFCE, séance 3 – 11 mars 2022

La politique industrielle européenne au défi de la transition énergétique. Écologie industrielle et régime énergétique

Intervenants : Cyrille COUTANSAIS (IRSEM), Michel DEBROUX (DS Avocats) et Sarah GUILLOU (OFCE)

Le séminaire « Théorie et économie politique de l’Europe », organisé conjointement par le Cevipof et l’OFCE (Sciences Po), vise à interroger, au travers d’une démarche pluridisciplinaire systématique, la place de la puissance publique en Europe à l’heure du réordonnancement de l’ordre géopolitique mondial, d’un capitalisme néolibéral arrivé en fin du cycle et du délitement des équilibres démocratiques face aux urgences du changement climatique. La théorie politique doit être le vecteur d’une pensée d’ensemble des soutenabilités écologiques, sociales, démocratiques et géopolitiques, source de propositions normatives tout autant qu’opérationnelles pour être utile aux sociétés. Elle doit engager un dialogue étroit avec l’économie qui elle-même, en retour, doit également intégrer une réflexivité socio-politique à ses analyses et propositions macroéconomiques, tout en gardant en vue les contraintes du cadre juridique.

Réunissant des chercheurs d’horizons disciplinaires divers, mais également des acteurs de l’intégration européenne (diplomates, hauts fonctionnaires, prospectivistes, avocats, industriels etc.), chaque séance du séminaire donnera lieu à un compte rendu complet publié sur les sites du Cevipof et de l’OFCE.



1. La perspective juridique : un embryon de politique industrielle au travers du régime des aides d’État

Michel Debroux, avocat en droit européen de la concurrence, introduit son propos par un rappel historico-juridique du cadre juridique européen. Pendant longtemps, politique industrielle et construction européenne ont été un oxymore. Les traités de Rome de 1957 ne contenaient pas de disposition spécifique relative à la politique industrielle, alors qu’ils définissaient déjà des règles européennes en matière de concurrence, règles dont la rédaction n’a pas fondamentalement changées même si les politiques de mise en œuvre ont fortement évolué. La politique de concurrence se trouve donc dès l’origine au cœur de l’intégration européenne : en l’absence de base juridique autonome pour une politique industrielle, c’est le droit de la concurrence, ainsi que la construction du marché intérieur en 1992, qui tiennent lieu de politique industrielle ou économique européenne. Les années 1990 connaissent des évolutions en raison de la perspective d’élargissement à des pays du centre et de l’est de l’Europe, fortement industrialisés. Le Traité de Maastricht (1992) et l’achèvement du marché intérieur ont été perçus à l’époque comme une forme de politique industrielle, selon une logique de politique horizontale visant à créer les conditions pour que les acteurs privés puissent développer leurs activités. Il ne s’agit toutefois pas à proprement parler d’une véritable politique industrielle du fait de l’absence d’axes prioritaires clairement définis, ni de véritable budget dédié. Le Traité de Maastricht intègre, certes, la politique européenne dans les compétences de l’Union, mais uniquement comme compétence d’appui de l’UE[1] (incitation, coordination, accompagnement des politiques industrielles nationales), à l’inverse des politiques commerciales ou de concurrence.

La crise des subprimes de 2008-2009 a constitué un premier grand tournant, en marquant la fin d’une tendance très (néo)libérale de la doxa de la Commission européenne. Il faut se rappeler que le « Plan d’action » dans le domaine des aides d’Etat, élaboré en 2005 sous l’impulsion de la très libérale Commissaire européenne à la concurrence Neelie Kroes, en 2005, affichait l’objectif d’aboutir à des aides d’État « moins nombreuses et mieux ciblées ».  Or, si les traités confèrent à la Commission la compétence pour se prononcer sur la compatibilité des aides d’Etat avec le marché intérieur, ils ne contiennent aucune règle permettant à la Commission de fixer un objectif de limitation ex ante des aides d’Etat en volume. Avec la crise de 2008-2009, ce sont justement les aides d’État qui permettent de surmonter le choc dans un premier temps, avec l’adoption dans l’urgence de plans nationaux de soutien aux entreprises. Au cours de la décennie 2010, les institutions européennes commencent donc à assumer un discours moins défavorable à la politique industrielle.

Nous constatons ainsi l’émergence en Europe, de ce que l’on pourrait qualifier d’embryon de politique industrielle, avec notamment l’adoption en 2014 d’un règlement d’exemption qui permet d’approuver par avance des aides d’État sans avoir à passer par l’autorisation de la Commission européenne. Dans ce règlement, la fixation des seuils en-deçà desquels une mesure ne doit pas être notifiée joue un rôle de « fléchage » des mesures nationales de soutien en faveur de tel ou tel type d’investissement.  Ainsi orientées, les aides d’État jouent le rôle d’instrument de politique industrielle (financement des PME, R&D, économies d’énergie, développement régional, etc.), mais pour autant, ce retour en grâce des aides d’Etat n’équivaut toujours pas à une véritable politique industrielle proprement européenne : en l’absence de base juridique spécifique conférant une compétence propre de l’UE en matière de politique industrielle, celle-ci demeure pour l’essentiel une démarche d’incitation, d’orientation et de coordination de politiques industrielles nationales.

Mais notons la nouvelle temporalité en matière de réaction aux crises, qui débouche aujourd’hui sur des mesures et initiatives qui sont désormais très proches d’une authentique politique industrielle, ce terme lui-même – autrefois tabou – étant d’ailleurs assumé, voire revendiqué : il n’a fallu à la Commission qu’une semaine pour réagir à la crise du Covid-19. Même réactivité pour la crise ukrainienne. Il faut également garder en tête que le « Brexit » redonne du poids à une approche plus continentale, et donc davantage « française ». Le « Green Deal » annoncé par la Commission von der Leyen (fin 2019) et le plan de relance européen post-Covid dessinent l’ossature d’une politique industrielle européenne avec une volonté politique, un cadre juridique et règlementaire et un budget.

Le cadre juridique demeure toutefois très complexe, avec un mélange d’outils juridiques et, en toile de fond, le droit européen de la concurrence qui encadre les initiatives. Les bases juridiques déterminent les modes d’adoption des textes, et donc le rôle et la place plus ou moins forte du Parlement européen dans le processus décisionnel. L’article 173 TFUE[2] relatif à l’industrie montre la grande prudence de l’UE en matière de politique industrielle, le primat de l’approche concurrentielle et de compétitivité, et la faible place accordée au Parlement européen sur ces questions. Quant à la dimension budgétaire (qui relève du budget européen classique, avec par exemple le soutien aux réseaux d’interconnexion énergétique au travers du programme CFE), la difficulté de retracer la source des financements attribués à telle ou telle initiative entrave la possibilité d’identifier clairement des axes de politiques industrielles européennes.

L’énergie comme exemple de politique industrielle européenne montre bien cet effet de « puzzle » composé de nombreuses pièces législatives : la European Climate Law de 2021[3], qui fixe l’objectif juridiquement contraignant de neutralité carbone à l’horizon 2050, avec une étape intermédiaire en 2030 ; le règlement Taxonomie verte de 2020[4] qui vise à mettre en place une labellisation de projets d’investissements privés (il n’est donc une fois de plus pas question de financement public européen), avec l’épineuse question d’intégrer ou non le nucléaire (question renvoyée à un acte délégué de la Commission européenne qui dresse la liste des types d’investissement « vert ») ; les projets de fiscalité énergétique (avec le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières de l’UE) ; ainsi qu’une grande variété de directives et de communications, et les lignes directrices de la Commission pour les aides d’État relatives au secteur de l’énergie, adoptées en janvier 2022.

La « politique industrielle européenne » n’est donc plus un oxymore, c’est au contraire une réalité dont le secteur de l’énergie est l’un des meilleurs exemples, mais la variété des outils et les contraintes juridiques en rendent encore la mise en œuvre particulièrement complexe.

2. La perspective économique : le tournant de la fusion ratée Alstom-Siemens de 2019

Sarah Guillou, directrice du département Innovation et concurrence de l’OFCE, évoque une publication de la Documentation française de 2008 consacrée à la présidence française de l’UE, avec déjà l’énergie et l’environnement comme priorités et la problématique de la dépendance de l’Europe au gaz russe. La concurrence des diplomaties énergétiques nationales intra-européenne n’a jamais permis de faire aboutir le projet de mutualisation des stocks, pourtant dans les tiroirs depuis des années. La présidence française de l’UE de 2008 affichait trois objectifs : sécurité d’approvisionnement, durabilité environnementale, compétitivité (prix et coût de l’énergie). Ces trois objectifs pouvaient se résumer, selon la formule d’un diplomate, dans le « triangle vertueux » : Moscou (sécurité d’approvisionnement), Kyoto (durabilité) et Lisbonne (compétitivité). De vertueux, ce triangle a, depuis, pris la tournure d’un triangle d’incompatibilité ou de tensions.

Aujourd’hui, nous observons une légère baisse (mais toujours bien insuffisante) de la dépendance européenne au gaz russe. D’autre part, le mécanisme européen de taxation du carbone (2005) demeure encore inégalé au monde. Peu efficace au début, il a progressivement gagné en utilité avec un prix de la tonne carbone qui a atteint 100 euros. Enfin, à la suite de la crise du Covid-19, le plan de relance européen appelle à la mise en œuvre de nouvelles ressources fiscales, avec en ligne de mire une communautarisation des ressources issues du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières de l’UE.

En matière de compétitivité européenne, l’UE conserve des positions fortes dans les industries traditionnelles (avec un rang de 1er ou 2e exportateur selon les secteurs) et reste une zone excédentaire malgré une forte hétérogénéité intra-européenne. Il n’en demeure pas moins que les objectifs de Lisbonne de 2000 et de l’agenda 2020 n’ont clairement pas été atteints. L’écart dans le domaine de l’économie numérique entre l’Europe et les États-Unis ou la Chine est patent. Cela dit, aujourd’hui, l’UE, notamment par la voix de la Commission européenne, parle toujours davantage de numérisation et d’économie verte. Le mécanisme d’ajustement carbone au frontière prévoit une première étape majeure dès 2023 avec l’obligation déclarative des importateurs du contenu carbone de leurs importations, suivie de l’obligation d’achat de crédits d’émission carbone pour 2026.

Nous observons un changement de paradigme en matière de politique industrielle en Europe. Jusqu’alors, la politique industrielle se faisait au travers d’exemptions majeures en matière d’aides d’État (R&D et développement durable) visant à modifier la nature de la spécialisation européenne et à introduire davantage d’innovations et de processus respectueux de l’environnement (logique de politique horizontale et non sectorielle, sauf pour le spatial et l’agriculture). Le nouveau paradigme qui se dessine, depuis quelques années, s’articule autour d’un élargissement des domaines d’autorisation des aides d’Etat (domaines d’exemption) et d’une attention croissante portée à l’autonomie technologique de l’Europe.

À cet égard, sur le plan des acteurs économiques, la décision de la Commission européenne d’interdire la fusion entre Alstom et Siemens en 2019 a déclenché une prise de conscience de l’importance de la dimension d’autonomie stratégique et a conduit les Allemands à prendre position sur ces questions, jusqu’alors plus ou moins ignorées ou minorées vis-à-vis du primat du paradigme de la concurrence et de la compétitivité (position commune des ministres de l’économie français et allemand Bruno Le Maire et Peter Altmaier[5]). Le rachat de l’entreprise de robotique allemande Kuka par l’entreprise chinoise Midea en 2016-2017 avait déjà constitué un premier électrochoc allemand. En toile de fond, le protectionnisme de l’administration Trump a aussi contribué à modifier durablement la perception qu’ont les Européens de leur alliance économique avec les Américains. Enfin, lors de la crise du Covid-19, l’UE a fait l’expérience des conséquences sanitaires comme économiques de l’apparition soudaine de tensions dans l’approvisionnement en produits et matériels de protection médicale, à laquelle s’est ajoutée, en sortie de crise, la pénurie de composants intermédiaires critiques (semi-conducteurs) pour les industries européennes (en particulier le secteur automobile) et matières premières (comme le magnésium). La guerre en Ukraine accentue dramatiquement l’ensemble des facteurs déstabilisateurs de l’économie européenne. Dans ce nouveau contexte mondial, les relations entre compétitivité et sécurité d’approvisionnement demeurent conflictuelles au sein de la gouvernance économique européenne.

Un objet nouveau qui signale ce changement de paradigme est les Projets Importants d’Intérêt Européen Commun (en anglais IPCEI pour Important Project of Common European Interest) avec, entre autres, l’initiative franco-allemande sur les batteries, avec un objectif de levée de fonds de 5 à 6 Md€ (à partir d’un financement public franco-allemand de 1,2 Md€), et l’hydrogène (projet ouvert en 2020, à destination essentiellement des mobilités lourdes, avec 15 projets français) doté de 7Md€ de financement public à horizon 2030. Le European Chips Act est également un acte fondateur d’une politique industrielle plus verticale[6]. Cependant, de ce changement de paradigme ne naîtra une politique industrielle européenne qu’à condition que des moyens propres y soient dédiés. Le triangle Environnement-Compétitivité-Energie demeure au cœur des politiques européennes et l’articulation entre ces trois pôles, encore au cœur des débats sur la hiérarchie des priorités politiques.

3. La perspective géostratégique : enjeux et contraintes de la diversification des approvisionnements par importation de gaz liquéfié naturel (GNL)

Cyrille Coutansais, directeur de recherches au Centre d’études stratégiques de la Marine (CESM), souligne le nouveau paramètre apparu aux yeux des Européens avec la guerre en Ukraine : la guerre redevient possible entre États, y compris entre puissances nucléaires. Elle n’est plus une idée abstraite, mais une expérience réelle. Se pose, en outre, à nouveaux frais, la question de Taïwan.

La question énergétique se présente sous la forme d’un triangle dont les composantes sont 1) l’efficacité énergétique, 2) le prix et 3) la souveraineté. Si cette dernière composante avait été un peu oubliée en Europe, elle ne l’a jamais été de certains pays comme l’Inde (qui a opté pour le maintien d’une production d’électricité à base de charbon afin de ne pas dépendre du gaz iranien qui transiterait par le frère ennemi pakistanais). La guerre en Ukraine arrive dans un contexte de hausse de la demande en gaz en raison d’une moindre production des énergies renouvelables : la sècheresse en Chine a diminué la production électrique de ses barrages ; l’absence de vent, cet été, en mer du Nord qui a affecté la production de l’éolien en mer. Au final, miser aujourd’hui sur un mix énergétique composé de 100% d’énergies renouvelables veut dire plus de consommation de gaz pour pallier leur intermittence. Par ailleurs, l’UE mise sur l’hydrogène mais ce choix stratégique relève d’une forme de pari dont on ne connaît pas le résultat à terme.

L’UE s’est donnée comme objectif de diversifier ses approvisionnements en gaz par le recours, notamment, au GNL (gaz naturel liquéfié) importé par transport maritime (méthaniers). Mais les livraisons de GNL par bateau se font « au meilleur prix » : une livraison peut être détournée en cours d’acheminement vers un autre pays plus offrant. Elles nécessitent, en outre, des usines de regazéification (terminaux méthaniers). Or ces aspects ne sont pas exempts du jeu des rivalités intra-européennes. La France a ainsi fait le choix de ne pas connecter ses gazoducs à l’Espagne afin de ne pas favoriser celle-ci dans sa stratégie de devenir un hub méthanier, en concurrence avec le terminal méthanier français de Fos-Cavaou. Enfin, garantir ses approvisionnements par transport maritime de GNL suppose de disposer d’une flotte souveraine. Or, les marins assurant la bonne marche de l’ensemble du transport maritime mondial sont essentiellement de cinq ou six nationalités, avec 15% à 20% de Russes et d’Ukrainiens. Cet aspect RH soulève l’enjeu crucial de constituer une flotte stratégique commerciale européenne, avec toute la difficulté d’attirer les Européens vers le métier de marin de commerce.

Sur l’industrie européenne, les choses évoluent significativement du fait que l’Allemagne a commencé à bouger voyant que la Chine vient la concurrencer directement sur son terrain. Ensuite, le choix de la Commission européenne de pousser les constructeurs automobiles européens vers la voiture électrique enclenche mécaniquement l’enjeu de production des batteries (qui représente près de 40% de la valeur du véhicule). Sur la taxe carbone, en théorie, sur le papier, l’idée est relativement simple (notamment pour les matières premières). Mais dans le détail, comment tracer la part carbone pour des produits complexes (comme une voiture par exemple) ? Une possibilité pourrait être de passer à un modèle d’aides.

Enfin, en matière de numérique, avec l’arrivée de la 5G dans les usines, se pose la question de l’impact sur la localisation de la production. Il est remarquable qu’il n’y ait jamais eu autant d’autorisations de création de sites industriels en France. Cela s’explique par l’évolution vers des sites industriels davantage compacts et robotisés, couplée à une demande de rapidité de livraison par un consommateur toujours plus exigeant (ce qui impose de rapprocher la production du lieu de consommation).


[1] Article 6 TFUE dans la nomenclature actuelle : « L’Union dispose d’une compétence pour mener des actions pour appuyer, coordonner ou compléter l’action des États membres. Les domaines de ces actions sont, dans leur finalité européenne :

a) la protection et l’amélioration de la santé humaine ;

b) l’industrie ;

c) la culture ;

d) le tourisme ;

e) l’éducation, la formation professionnelle, la jeunesse et le sport ;

f) la protection civile ;

g) la coopération administrative. »

[2] Article 173 TFUE : « 1. L’Union et les États membres veillent à ce que les conditions nécessaires à la compétitivité de l’industrie de l’Union soient assurées. À cette fin, conformément à un système de marchés ouverts et concurrentiels, leur action vise à :

  • accélérer l’adaptation de l’industrie aux changements structurels ;
  • encourager un environnement favorable à l’initiative et au développement des entreprises de l’ensemble de l’Union, et notamment des petites et moyennes entreprises ;
  • encourager un environnement favorable à la coopération entre entreprises ;
  • favoriser une meilleure exploitation du potentiel industriel des politiques d’innovation, de recherche et de développement technologique.

2. Les États membres se consultent mutuellement en liaison avec la Commission et, pour autant que de besoin, coordonnent leurs actions. La Commission peut prendre toute initiative utile pour promouvoir cette coordination, notamment des initiatives en vue d’établir des orientations et des indicateurs, d’organiser l’échange des meilleures pratiques et de préparer les éléments nécessaires à la surveillance et à l’évaluation périodiques. Le Parlement européen est pleinement informé.

3. L’Union contribue à la réalisation des objectifs visés au paragraphe 1 au travers des politiques et actions qu’elle mène au titre d’autres dispositions des traités. Le Parlement européen et le Conseil, statuant conformément à la procédure législative ordinaire et après consultation du Comité économique et social, peuvent décider de mesures spécifiques destinées à appuyer les actions menées dans les États membres afin de réaliser les objectifs visés au paragraphe 1, à l’exclusion de toute harmonisation des dispositions législatives et réglementaires des États membres.

Le présent titre ne constitue pas une base pour l’introduction, par l’Union, de quelque mesure que ce soit pouvant entraîner des distorsions de concurrence ou comportant des dispositions fiscales ou relatives aux droits et intérêts des travailleurs salariés. »

[3] Règlement n° 2021/1119 du 30 juin 2021 établissant le cadre requis pour parvenir à la neutralité climatique.

[4] Règlement n° 2020/852 du 18 juin 2020 sur l’établissement d’un cadre visant à favoriser les investissements durables.

[5] Bruno Le Maire et Peter Altmaier, « Après l’échec de la fusion Alstom-Siemens, Altmaier et Le Maire : “Nous allons proposer une adaptation du droit européen de la concurrence” », Le Monde, 7 février 2019.

[6] Déclaration de la Commission européenne, « EU Chips Act : le plan de l’Europe pour redevenir leader mondial des semi-conducteurs », 8 février 2022.




Observe-t-on une amélioration de la production industrielle en mai ? Une réponse à partir de l’analyse de la consommation d’électricité

par Eric Heyer

En indiquant une chute de plus de
21 %, les chiffres de la production dans l’industrie manufacturière pour le mois
d’avril, publiés par
l’INSEE le 10 juin
, ont douché l’espoir entretenu par les
enquêtes de la Banque de France
d’un
effondrement de moindre ampleur par rapport au mois de mars.



Ce résultat
en forte baisse est en revanche en ligne avec l’analyse
que nous faisions le mois dernier
à partir de la consommation totale
d’électricité en France. Une fois purgée des effets saisonniers, des jours
fériés, des aléas météorologiques (écart entre la température journalière et la
normale saisonnière) et des gains d’efficacité énergétique, il apparaissait
très clairement que la consommation d’électricité observée depuis le début du
confinement se situait très en deçà de sa valeur attendue, dont la raison
pourrait être une moindre utilisation des équipements productifs. Sur la base
d’une relation économétrique, nous avions anticipé une baisse de l’IPI de plus
de 18 %, confirmant le caractère inédit de la crise depuis la création de cet
indice et infirmant tout début d’amélioration de la situation dans l’industrie
en avril (graphique 3).

Les données
(Réseau
de Transport d’électricité
), observées au cours du mois de mai indiquent
que cette consommation est restée, malgré le déconfinement, encore très
nettement inférieure à celle attendue en période normale d’activité (graphique 1).

Agrégée en
donnée mensuelle, la consommation d’électricité a été inférieure de près de 15 %
par rapport à une « situation normale » en mai contre 18 % en avril
(graphique 2)

Une fois
corrigée de ses composantes non conjoncturelles, la consommation d’électricité
permet d’expliquer une partie des variations de l’indice de production industrielle
(IPI). Sur la période 2010-2019, nous avons estimé un modèle statique reliant l’IPI
et la consommation d’électricité[1].

Sur la base
de ce modèle économétrique, nous pouvons tenter d’estimer de façon anticipée l’IPI
du mois de mai 2020 qui sera publié le 10 juillet 2020 (Graphique 3). D’après
nos estimations, ce dernier pourrait connaître une hausse de 8 %. L’industrie
tournerait alors à 70% de sa capacité d’avant la crise (graphiques 3). 


[1] Cette
relation entre l’IPI et la consommation d’électricité a été estimée par la
méthode DOLS (Dynamic Least Squares), le nombre de lag et de lead étant
déterminé à l’aide du critère Akaike.




Quelle est l’ampleur du ralentissement industriel après 15 jours de confinement ? Une analyse à partir de la consommation d’électricité en France

 par Eric Heyer

Si la crise actuelle est avant tout une crise sanitaire, les décisions politiques prises par le gouvernement français, nécessaires et légitimes pour limiter la hausse du taux de mortalité, vont engendrer une crise économique sans précédent. L’impact du confinement a fait l’objet d’un premier chiffrage par différents organismes (INSEE, OFCE, OCDE), chiffrages qui seront actualisés au fur et à mesure de la publication de nouvelles statistiques, notamment de l’INSEE.



La publication de l’Indice de Production Industrielle (IPI) donnera une première indication de l’ampleur des conséquences de cette pandémie et des mesures sanitaires sur l’industrie française. Néanmoins, les premières informations portant sur le mois datent du début du confinement ; elles ne seront disponibles que le 10 mai. En attendant cette date, des données en temps réel peuvent être mobilisées afin de calibrer et d’anticiper le choc sur l’industrie.

Parmi celles-ci, la consommation
d’électricité des entreprises semble disposer de caractéristiques appréciables
pour le sujet qui nous occupe. En effet, l’électricité est, sans doute, une des
formes d’énergie les plus utilisées dans le processus de production. En outre,
contrairement aux autres formes d’énergie, il apparaît difficile d’emmagasiner,
de stocker de l’électricité : par conséquent, on est en droit de penser que la
consommation d’électricité observée durant une période correspond au flux
d’électricité consommé durant cette même période. Celle-ci présente également
l’avantage d’être un input assez
homogène dans le temps. Cette stabilité de l’unité de mesure permet ainsi la
réalisation de toutes sortes d’agrégations et des études sur séries longues,
lui accordant, de ce fait, un avantage sans conteste sur les autres formes
d’énergie comme le charbon par exemple. Enfin, le faible coût de ces données,
leur parfaite objectivité et exhaustivité ainsi que leur mise à disposition en « temps
réel » constituent, s’il en était besoin, une incitation supplémentaire
pour tenter de les exploiter davantage.

De nombreuses études internationales
ont par ailleurs mis en évidence la possibilité de construire un indicateur
d’utilisation des équipements productifs à partir de la consommation
d’électricité des entreprises. La première approche fut effectuée, à notre
connaissance, par Foss
M. F.(1963)
pour les États-Unis. Cette idée fut ensuite reprise par Jorgenson
D. W. et Griliches Z. (1967)
, Morawetz
D. (1976)
sur les données concernant Israël et les Philippines, appliquée
aux chiffres de l’industrie manufacturière du Royaume-Uni par Heathfield D. F. (1972), Bosworth D. et Westaway A. J.
(1984)
, Bosworth
D. (1985),
à la Suède par Anxo D. et
Sterner Th.
(1991) et enfin à la France par Heyer E.
(1995)
.

En
mobilisant la base de données de RTE (Réseau de Transport
d’électricité
) permettant de connaître la consommation totale d’électricité
en France en temps réel, par tranche de 30 minutes depuis le 1er
janvier 2010 et après l’avoir purgée des effets saisonniers, des jours fériés,
des aléas météorologiques (écart entre la température journalière et la normale
saisonnière) et des gains d’efficacité énergétique, il apparaît très clairement
que la consommation d’électricité observée depuis le début du confinement se
situe très en deçà de sa valeur attendue, dont la raison pourrait être une
moindre utilisation des équipements productifs (graphique 1).

Agrégée en donnée mensuelle, la baisse observée au mois de mars est la plus importante jamais enregistrée au cours de la période analysée (graphique 2) : en mars 2020, la consommation d’électricité a été inférieure de près de 15% par rapport à une « situation normale ».

Une fois purgée de la saisonnalité, d’une tendance à l’économie d’électricité et des températures inhabituelles, la consommation d’électricité permet d’expliquer une partie des variations de l’Indice de Production industrielle. Sur la période 2010-2019, il existe une relation de long-terme – cointégration – entre l’IPI, la consommation d’électricité et l’emploi industriel. Dans le cadre de cette relation, l’élasticité de l’IPI à la consommation d’électricité est de 0,74.

Sur la base de cette relation économétrique et en faisant l’hypothèse d’une stabilisation de l’emploi industriel au mois de mars, nous pouvons tenter d’estimer de façon anticipée l’IPI du mois de mars 2020. D’après nos estimations, ce dernier pourrait connaître une baisse de plus de 10%, confirmant le caractère inédit de la crise depuis la création de cet indice (graphique 3).

Cette chute mensuelle sans précédent équivaudrait à la baisse observée près de cinq mois après le début de la crise de 2008 (graphiques 4). 

Enfin, la baisse de la consommation d’électricité a débuté au milieu du mois de mars. En la prolongeant sur un mois, la baisse pourrait atteindre 30% pour un mois de confinement. Son intégration dans un modèle économétrique estimant le PIB indique qu’une telle baisse engendrerait une diminution de près de 25% de l’IPI et de 5,7 % du PIB mensuel, impact comparable à l’hypothèse retenue dans l’évaluation de l’OFCE.




La dépendance aux intrants chinois et italiens des industries françaises

Sarah
Guillou[1]

La
crise sanitaire déclenchée par le coronavirus va constituer un choc récessif
majeur dont l’impact est à ce jour difficile à chiffrer puisqu’il s’agit d’un
choc sans précédent (voir Xavier Timbeau (L’économie au temps du COVID-19,
9 Mars 2020, Blog OFCE) et Pierre-Olivier
Gourinchas (Flattening the Pandemic and Recession
Curves
, 13 Mars 2020).
Entre autres préoccupations, cette crise provoque une large prise de conscience
des interdépendances productives, aussi appelée, chaîne de valeurs ajoutée
mondiale (CVM).

Proprement
ignorée voire niée par l’administration de Donald Trump ou encore par les
défenseurs du Brexit, il va apparaître fatalement que la méconnaissance de ces
interdépendances productives est une carence pour la définition des politiques
commerciales et industrielles et aujourd’hui pour la mesure des vulnérabilités
de certains secteurs. Je montre ici l’ampleur des dépendances des industries
françaises aux intrants chinois et italiens au-delà des seuls secteurs manufacturiers.
Il ne faudrait cependant pas tirer de ces vulnérabilités des louanges pour un
retour à l’autarcie.



L’interdépendance
des entreprises au sein d’un réseau mondial de production, la multiplicité
d’aller-retour entre pays de fragments de produits et de services sont mises à
jour par les pénuries potentielles et les ruptures d’approvisionnement
qu’anticipent les entreprises et les responsables sanitaires une fois les
stocks épuisés. Les chaînes de valeur mondiales sont bien connues des
économistes du commerce international. Ce phénomène a fait l’objet de beaucoup
de littérature et de nombreux rapport (voir un rapport du CEPR (2015), The Age of Global Value Chains: Maps and
Policy Issues
, édité by João Amador and Filippo di Mauro, et un rapport
plus récent de la Banque
mondiale, Trading for Developpement in the age of
Global Value Chain
, 2020). L’impact du coronavirus sur les CVM a été
abordé récemment par Baldwin et Tomiua (CEPR, Ebook, Economics on the time of COVID-19,
2020) qui soulignent un processus de contagion parallèle tout au long des CVM,
tant par la rupture de la production que par celle de l’acheminement.

La
province de Hubei où sied la ville de Wuhan d’où est partie la crise est une
plaque tournante entre autres des industries automobiles, de semi-conducteurs,
des fibres optiques et d’acier. L’Italie, de son côté, est au cœur de l’Europe
manufacturière. D’autres centres de production majeurs seront progressivement
touchés mais je me concentre seulement sur la Chine et l’Italie pour la
pédagogie du propos.

Pour
calculer la dépendance de la production aux intrants étrangers, on utilise les
tables inputs-outputs qui sont des tables croisées des besoins en intrants
(inputs) domestiques et étrangers de chaque industrie.[2]

La dépendance directe aux intrants chinois
et italiens

Il
n’existe pas un secteur de l’économie marchande française – à un niveau agrégé
à 2 chiffres – qui ne dépende au premier ordre, c’est-à-dire directement, d’un
intrant en provenance de Chine. Le tableau suivant montre que les taux de
dépendance – c’est-à-dire la part de la production qui dépend des intrants
chinois et/ou italiens – varient entre les secteurs : de 0,2 % pour
le secteur agroalimentaire à 3 % pour le secteur textile et habillement
(en 2014, les derniers chiffres disponibles pour les tables internationales).
Il va de soi que les taux de dépendance varient à l’intérieur des secteurs. Que
le secteur des équipements électriques soit dépendant à 2,4 % au premier
ordre des inputs chinois, ne dit pas que toutes les entreprises appartenant à
ce secteur le sont à ce degré. Si on retient les 15 premiers secteurs en
matière de besoins en intrants chinois, 13 sur 15 sont issus de l’industrie
manufacturière. Les trois derniers sont le secteur des télécommunications, le Transport
aérien
, et la Construction.

La
dépendance de premier ordre (directe) aux intrants italiens est plus élevée
mais les industries les plus dépendantes sont assez semblables à celles
dépendantes des intrants chinois : il s’agit des secteurs
manufacturiers : du textile (7 %) aux produits non métalliques (1,7 %).
Cela révèle la plus forte insertion dans les chaînes de valeurs mondiales de
certaines industries indépendamment de l’origine des intrants et donc de leur
multi-vulnérabilité aux chocs de leurs fournisseurs. En l’espèce, elles
subiront au moins deux chocs : le choc chinois et le choc italien.

Cela
corrobore aussi le fait que les chaînes de valeur de la production française
sont plus européennes qu’asiatiques, c’est aussi le cas de la production allemande
et de celles des autres pays européens. La part des inputs européens est bien
plus grande pour toutes les industries françaises que la part des inputs
chinois et asiatiques – de 1 à 28 % pour la dépendance directe aux inputs
aux européens contre un maximum de 4 % pour l’Asie (Chine comprise).

Mais
ce qui compte, c’est la multinationalité des maillons essentiels. La
concentration de l’interdépendance productive au sein de l’Europe n’immunise
pas de la rupture des chaînes en raison de la dépendance en abîme.

Par
exemple, si pour la production d’un produit P, il faut 10 intrants essentiels
dont 8 sont réalisés à l’étranger. Il suffira qu’un de ces intrants soit
réalisé en Chine pour que la chaîne de production soit interrompue. Plus
encore, il suffira qu’un seul des 8 fournisseurs soit lui-même dépendant de
manière essentielle d’un fournisseur chinois pour que la chaîne soit
interrompue. Et cela en abîme, car ne pas dépendre d’un input chinois au
premier ordre ne protège pas de la dépendance de son fournisseur, ou du
fournisseur de son fournisseur, ou encore du fournisseur, du fournisseur du
fournisseur… ! Le raisonnement est le même pour l’Italie, l’industrie
française peut dépendre d’un fournisseur allemand mais ce dernier peut lui-même
dépendre de l’Italie et ainsi de suite.

La dépendance indirecte de second ordre aux
intrants chinois et italiens

Afin
d’estimer la dépendance de second ordre, il faut connaître la dépendance des
fournisseurs des industries françaises aux inputs chinois ou italiens. Pour
cela on utilise également les tables input-output.

La
dépendance au premier ordre des industries précédentes est renforcée au
deuxième ordre (si on additionne les coefficients par industrie). Il s’agit
toujours principalement des secteurs manufacturiers, de la construction et du
secteur des télécommunications pour ce qui concerne la Chine.

Ce
qui est vrai pour le manufacturier est vrai pour des secteurs dont on peut
penser qu’ils sont plus immunes aux intrants étrangers, notamment les services.
S’ils dépendent peu de l’étranger au premier ordre, leur dépendance s’accroît si
on ajoute les dépendances aux ordres supérieurs dans la mesure où ils dépendent
toujours in fine d’inputs
manufacturiers dépendant au premier ordre fortement des intrants étrangers.
C’est le cas des services utilisant beaucoup d’intrants numériques. On peut en
effet calculer des coefficients de dépendance à l’ordre 3, 4, etc. Ils
révèleraient l’existence d’un arbre de dépendance à plusieurs niveaux et du
schéma fractal des chaînes de valeurs mondiales. Les coefficients en seraient
d’autant plus grands.

Les
tables input-output expriment la dépendance technique. La dépendance économique
dépend de la capacité qu’ont les entreprises de substituer un autre
fournisseur. Si cela est possible, cela prendra forcément du temps. Pour
certaines entreprises, la paralysie ne sera que temporaire, mais beaucoup
d’inputs ne sont produits qu’en Chine. Il est difficile de ne pas imaginer
qu’un fournisseur d’un ordre inférieur ne soit pas exclusivement dépendant d’un
input chinois. Il est envisageable que les inputs italiens trouvent plus de
substituts en Europe (la nature de la spécialisation y étant plus comparable
entre les pays), mais l’extension de l’épidémie aux autres pays va compliquer les
effets de substitution. L’extension du coronavirus aux autres pays ne fera
qu’augmenter les occasions de rupture de la chaîne de production. Ainsi l’Inde,
grande productrice de médicaments, dépend à 70 % des molécules de base
chinoises. Et bien entendu, la pharmacie française dépend des fournisseurs
indiens. Si l’Inde subit la même paralysie que la Chine, la rupture des chaînes
d’approvisionnement sera plus longue à se réparer.

Contagion des chocs et politique de
découplage

Certains
observateurs concluent à la nécessité du découplage des économies. Le
découplage signifie la disparition – ou au moins la réduction – des
interdépendances des économies. Le souhait politique est équivoque car il
sous-estime la dualité du processus : devenir moins dépendant des
importations étrangères est une chose, que les autres deviennent moins
dépendants de nos exportations en est une autre, mais en est assez rapidement
la contrepartie. Le motif économique répond à la volonté de protéger les entreprises
d’une trop forte dépendance aux chocs étrangers.

La
recherche de nouveaux fournisseurs, temporaires, pourrait changer les habitudes
et ouvrir de nouvelles routes de la fragmentation de la production. La Nikkei Asian Review (15 février 2020)
cite le cas du fabricant de vêtements de sport Asics qui envisage de
délocaliser sa production de Wuhan vers le Vietnam. Si l’adoption d’une
stratégie de diversification des fournisseurs peut avoir du sens à long terme,
la stratégie de court terme pour pallier la crise strictement chinoise a
rapidement tourné court dans la mesure où l‘épidémie s’est propagé au-delà de
la Chine.

La
stratégie de rapatriement est sans doute plus compliquée car les compétences ne
sont pas forcément toujours présentes sur le territoire domestique et la
comparaison du coût de production en situation normale et du coût de production
en situation de crise hypothétique ne se fera pas, car la crise est
imprévisible tout comme son coût.

Mais
cet épisode de crise sanitaire pourrait en premier lieu – et en lieu et place
du découplage entre économies – accélérer la digitalisation des échanges :
dans la gestion du conditionnement des marchandises, mais aussi des containers
par robot, dans la multiplication de l’automatisation de la production et de la
gestion à distance. La vision de l’économie mondiale de Richard Baldwin (The Globotics upheaval, 2019) pourrait
devenir plus rapidement une réalité généralisée à tous les secteurs. Le
découplage risque de se porter sur les hommes vis-à-vis des machines plutôt
qu’entre les économies. Le robot est insensible aux virus humains[3].

De la dépendance technique à la dépendance
politique

Pour
conclure, ce billet utilise beaucoup le terme de dépendance, il s’agit d’une
dépendance technologique au sens de la structure de la fonction de production,
au sens des coefficients techniques de la matrice input-output. Il ne s’agit
pas d’une dépendance politique ou stratégique. Pourtant, la remise en cause des
chaînes de valeurs mondiales dont on parle aujourd’hui, en ces temps de crise,
se fonde sur cette idée de dépendance qui met en danger et fragilise. Or ce que
révèlent d’abord les tables inputs-outputs, c’est la profondeur des
interdépendances et l’interconnexion des industries de tous les pays. Le
préfixe « inter » est fondamental. Certes un choc sur un maillon de
la chaîne a un impact en cascade et c’est un problème économique qui trouve
d’insuffisantes réponses politiques, faute d’acceptation d’interdépendances des
gouvernances nationales.

Mais
il faut se garder d’en conclure directement que cette fragmentation est un
problème politique ou qu’elle pose des questions d’indépendance souveraine pour
deux raisons.

La
première est que s’il apparaît politiquement correct de souhaiter disposer de
l’autonomie d’approvisionnement de certains produits jugés indispensables à la
sécurité, à la santé, à la souveraineté, c’est très souvent économiquement un
leurre. Aujourd’hui la plupart des biens et services échangés sont complexes et
donc l’autarcie (produire quelque chose sans recourir à un intrant étranger)
est une aporie au-delà de la production de composants primaires ou peu
transformés. L’autarcie européenne pourrait s’entendre sur certains produits et
ce n’est qu’à cette échelle qu’elle pourrait être pensée pour des produits
identifiés comme vitaux. Mais ce qui restera vital in fine sera le pouvoir d’achat plutôt que le pouvoir de produire.
Autrement dit – et pour éviter toute ambiguïté – il est préférable de conserver
le niveau de richesse (et de production donc) permettant d’acheter des
médicaments de base plutôt que de s’évertuer à être producteur de ces
médicaments de base, et allouer nos facteurs de production au mieux.

La
seconde tient en ce que la dépendance économique est plus souvent le problème
de celui qui vend et qui est dépendant de la demande. Ainsi la dépendance
économique qui est vraiment problématique est celle des pays producteurs de
ressources naturelles. C’est bien du côté de l’offreur que se situe la
dépendance et non du côté de l’acheteur. Ainsi, l’incidence du choc du
coronavirus sur le prix du pétrole, mais aussi sur le prix du cuivre par
exemple, deux matières premières très sensibles à la demande chinoise, va
mettre à mal les économies pétrolières comme l’Algérie, l’Iran et l’Arabie saoudite
puis la Russie, le Chili et le Pérou. Pour rappel, la Chine absorbe la moitié
de la production de métaux industriels et 10 % de la production de
pétrole. Le problème de ces économies n’est pas l’insertion dans les chaînes de
valeurs, mais leur propre spécialisation productive. Dans un autre registre, la
France est productrice de services de tourisme – 7 % de son PIB –
tout comme le Portugal et l’Espagne – 12 % de leur PIB – ces pays
souffriront de ce qu’ils sont dépendants de la capacité et volonté d’achats des
autres.

La
crise sanitaire a fait apparaître des pénuries de matériel médical voire de
médicaments. Par exemple, la pénurie de masques de chirurgie a conduit
l’Allemagne, la Russie, Taiwan et la Thaïlande à restreindre les exportations
de masques. La Chine, productrice de la moitié des masques, n’a pas mis en
place de restrictions[4].
Même si ses exportations ont ralenti de
facto
par la croissance de la demande domestique, sa production a fortement
augmenté pour répondre à la forte demande. Être acheteur de médicaments en
provenance de Chine n’est donc a priori pas un problème tant qu’on a les moyens
de les payer et eux de les vendre.

La
crise du coronavirus perturbe toutes les lois du commerce, tout comme les
interactions sociales. Et donc, on pourrait manquer de médicaments, non pas que
les Chinois ne veuillent les vendre ou les produire, mais du fait de
l’incapacité de commercer[5].

Historiquement,
la dépendance économique a plutôt été du côté de ceux qui produisent plutôt que
de ceux qui achètent. La crise du coronavirus renverse les perspectives en
faisant apparaître les difficultés d’approvisionnement et donc des acheteurs,
mais elle fait surtout apparaître la dualité du marché : celui qui offre
est toujours, aussi, le demandeur d’un autre.


[1] Je remercie Raphaël
Chiappini et Cyrielle Gaglio pour leurs remarques et réflexions autour de ce
post.

[2] J’utilise les tables WIOT
car elles couvrent un grand nombre de pays (44 dont l’UE) et désagrègent
l’économie en 56 secteurs. Le calcul se concentre sur les 50 secteurs de
l’économie marchande. Voir pour la méthode des calculs, Guillou (2020), French Input-output Tables and foreign
inputs dependency
. Les données ne sont pas des plus récentes (2014), mais
c’est moins la valeur des coefficients qui importe que la structure de la
dépendance que les tables révèlent.

[3] Il vient à l’esprit
immédiatement que la cybersécurité sera le pendant de la sécurité sanitaire.

[4] The Economist, 7 mars 2020, page 19, « New world curriculum ».

[5] Cela est le cas tant que la
production n’est pas elle-même rationnée par la disponibilité des facteurs de
production ou des contraintes d’exportation.

[5] Cela est le cas tant que la production n’est pas elle-même rationnée par la disponibilité des facteurs de production ou des contraintes d’exportation.




L’industrie européenne va-t-elle se recharger dans la batterie ?

par Sarah Guillou

Le 9
décembre 2019, la Commission européenne a donné son accord aux versements
d’aides d’Etat pour le développement de la recherche et de l’innovation du
secteur des batteries en Europe. Cet accord porte sur un montant de 3,2
milliards d’euros offerts par 7 pays membres ; il est sensé entraîner des investissements
privés pour 5-7 milliards d’euros. Le projet a obtenu le label IPCEI,
c’est-à-dire celui de projet jugé important et portant sur des intérêts
européens communs. La décision ne faisait pas mystère mais elle marque le
démarrage d’une politique industrielle européenne plus décidée que par le passé.



Les batteries seront un
élément important de la transition écologique, d’une part pour assurer la
disparition du moteur à combustion et, d’autre part pour emmagasiner les
énergies renouvelables dont la production est intermittente.

Le secteur de la production des batteries pour les voitures électriques est
en pleine expansion. Le Japon, la Chine et la Corée du Sud dominent le marché,
l’Europe est très loin derrière.

Il est rare
de saisir la stratégie industrielle de l’UE tant elle est souvent brouillée par
les positions contradictoires de ses membres ou dénuée de substance car fondée
sur un consensus minimal retirant toute valeur ajoutée à l’échelon européen.

Les
initiatives pour soutenir la recherche, la production et le recyclage des
batteries amorcées depuis 2017 jusqu’à ce dernier feu vert de Bruxelles aux
aides des Etats font apparaître une stratégie cohérente en matière industrielle,
qui devra cependant être adossée à des arbitrages en matière de politique
commerciale et de politiques urbaines.

L’industrie de la batterie, une industrie
au carrefour du passé et du futur industriel de l’Europe

Elle est
cohérente non seulement avec l’actuelle spécialisation de l’industrie
européenne mais aussi avec les objectifs environnementaux de l’UE. Elle est
cohérente avec son passé, l’automobile, et son futur, l’environnement.

En effet, la
production de batteries va devenir très vite un enjeu crucial pour l’avenir de
l’industrie automobile en Europe qui doit faire face à deux chocs majeurs :
un choc de régulation associé aux limites d’émissions de CO2 et à
l’organisation des mobilités urbaines et un choc technologique mélangeant les
véhicules autonomes, les objets connectés et la voiture électrique. Or cette
industrie représente 700 milliards d’euros de production pour la seule zone euro
et 6,1% de l’emploi total européen. Elle exporte 37% de sa production et participe
fortement à l’excédent commercial de l’UE (Eurostat). Elle réalise 25% de la recherche
et développement (R&D) des 1000 premières entreprises européennes en 2018 (206,3 milliards
d’euros, EU R&D Scoreboard). Volkswagen, Daimler et BMW sont les trois
premiers investisseurs en R&D parmi les 1000 premiers investisseurs
européens tous secteurs confondus. En France, Renault et Peugeot sont les deux
premiers investisseurs en R&D après Sanofi. En outre c’est une industrie
fortement fragmentée sur le territoire européen qui induit une sensibilité très
partagée à tout choc qui toucherait le secteur.

En matière de véhicule
électrique, la batterie est la pièce maîtresse des véhicules électriques, elle
en constitue entre le tiers et la moitié de la valeur ajoutée. De plus, la
production de batteries ne doit pas être trop éloignée, tant physiquement qu’au
sens de l’intégration verticale de la production des véhicules. C’est en effet
un élément de poids, au sens propre, donc les coûts de transports sont élevés,
et au sens figuré parce que c’est l’essentiel de la valeur ajoutée[1]. Or l’UE est très peu
présente dans la production mondiale de batteries.

Du côté du futur, le
« green new deal » annonce un changement de braquet en matière de
contrôle des émissions. La neutralité carbone est visée à l’horizon de 2050. Déjà
la pression est forte sur les constructeurs pour qu’ils passent à l’électrique,
car en effet ils doivent se conformer d’ici 2021 à ce que leurs flottes de
véhicules ne dépassent pas les 95 grammes de CO2 par kilomètre. Ils devront
payer une amende de 95 euros pour chaque gramme additionnel multiplié par le
nombre de voitures vendues. La contrainte est telle que Fiat n’a pas hésité à
s’allier avec Tesla (rachat des crédits d’émission de Tesla) pour se conformer
aux objectifs (voir « Quand Fiat-Chrysler s’offre les crédits Co2 de
Tesla », Les Echos, 6 mai 2019).

Les constructeurs
européens n’ont pas trop tardé à se lancer dans la production de véhicules électriques :
le marché des voitures électriques européen est plus grand que celui des
Etats-Unis. Mais la production européenne, qui représente 22% de la production
mondiale, est réalisée avec des batteries importées.

Les batteries sont
également une pièce maîtresse de la transformation énergétique, les énergies
renouvelables, de nature intermittente, nécessitent d’être stockées. A cet
égard, le stockage dans les batteries de véhicules à l’arrêt pourrait être un
des vecteurs de l’articulation des véhicules avec les besoins en énergie de la
ville.

La réalisation des objectifs du
« green new deal » ne se fera qu’en développant les technologies de
conservation de l’énergie. La disponibilité de batteries bon marché aidera à
développer les énergies renouvelables. Aujourd’hui seuls les Chinois peuvent produire
des batteries bon marché. Mais si on veut transformer les subventions
européennes en profits futurs, faut-il laisser le marché européen totalement ouvert
aux batteries chinoises ?

L’équilibre entre protectionnisme et
ouverture commerciale reste à trouver

L’UE est
fortement insérée dans la légalité internationale et en matière de politique
commerciale, elle a plutôt penché du côté de l’ouverture aux échanges que du
côté du protectionnisme. La concurrence chinoise a rebattu les cartes et l’UE
tend de plus en plus à analyser la réciprocité des conditions de l’échange. Les
subventions publiques chinoises et les barrières posées aux entreprises
européennes pour accéder au marché chinois sont de moins en moins ignorées.
Cependant le rôle de l’UE dans la défense de règles de commerce juste et
équitable, voire le poids de la responsabilité d’être historiquement cette voix
du libéralisme régulé, pourrait contraindre ses marges de manœuvre.

Les
subventions européennes sont-elles légales au regard des règles du commerce
international ? Les Etats-Unis pourraient-ils demain venir contester la
position de leadership du suédois Nothvolt ou du français Saft au motif que ces
entreprises ont reçu des subventions européennes ? Rappelons que l’UE
vient de se faire condamner par l’OMC pour avoir versé des subventions à Airbus
(décision d’octobre 2019) entraînant des droits de douane américains sur 7
milliards de dollars d’exportations européennes.

Les batteries,
des cellules aux packs complets, ont été exclues de l’accord sur les
technologies de l’information (ITA, 1996, 2015). Donc les batteries ne sont pas
couvertes par un accord spécifique. En revanche, une politique de subvention de
la production des batteries pourrait conduire à des mesures de représailles (counterveiling measures). Précisément,
l’accord de l’OMC sur les subventions (Subsidies and countervailing measures,
SCM) prohibe l’usage de subventions qui pourraient affecter le commerce dans la
mesure où elles donneraient un avantage au contenu local.

A contrario, l’UE doit-elle se
protéger de l’entrée des batteries chinoises voire japonaises ?[2]
A l’égard des batteries chinoises, elle pourrait légalement le faire au motif que
leur production a été subventionnée. Mais une telle position n’est pas exempte
d’un effet boomerang sur sa politique actuelle. De
manière plus indirecte, une réglementation en termes de standards relatifs à
l’extraction des minerais et au recyclage des batteries pourrait être mise en
place et reviendrait à protéger les producteurs européens de la concurrence
asiatique tout en renforçant les exigences environnementales et technologiques
du processus de production des batteries.

Enfin, l’UE
doit-elle accueillir à bras ouverts les investisseurs étrangers du secteur des
batteries ? Au regard des objectifs de court terme de l’emploi, de
l’environnement et des transferts de technologie, la réponse doit être
positive. Mais il faut mesurer que cela peut créer une concurrence difficile
pour les nouveaux entrants qui devront faire face à des coûts plus élevés,
étant en bas de la courbe d’apprentissage et ne bénéficiant pas encore d’économies
d’échelle. Le choix de l’ouverture aux investisseurs a jusqu’à présent plutôt prévalu.
On a pu voir ainsi le chinois CATL investir avec BMW en Allemagne, le sud-coréen LG Chem investir en Pologne tandis que Samsung
SDI et SK Innovation se sont implantés en Hongrie.

Il faut
veiller à contrôler ces investissements de telle manière à qu’ils ne soient pas
prédateurs, ni sur la captation de la demande européenne, ni sur la captation
des subventions (tel que cela a pu se produire avec les panneaux solaires).

Des ressources aux débouchés, des
efforts encore nécessaires

Outre la définition du degré
d’ouverture optimale pour le développement de l’industrie, deux autres leviers
majeurs sont à envisager : celui de l’accès aux ressources et celui des débouchés.

En effet, la
question de l’approvisionnement en lithium reste une probable pierre
d’achoppement future. Ces 10 dernières années, la Chine est devenu un
fournisseur incontournable de lithium, en 2019 elle contrôle 60% de la
production de lithium. Les producteurs de batteries doivent s’assurer un approvisionnement
en lithium et en cobalt. Les mines de cobalt se trouvent principalement en
République du Congo, détenues en grande partie par le suisse Glencore mais
aussi le chinois Zhejiang Huayou. Avec la hausse de la demande, les prix de ces
ressources vont augmenter.

Northvolt a signé un accord de
vente en 2018 avec le canadien Nemaska Lithium  pour s’assurer les ressources en hydroxide
de lithium[3]. Les Européens ne
devraient-ils pas joindre leurs forces pour gagner plus d’indépendance en
matière d’accès aux terres rares ?

En matière
de débouchés, il va falloir que les gouvernements locaux soient fortement
incités à modifier leurs parcs de transports publics et à investir dans des
infrastructures favorables aux changements de comportements des agents. Le cas
des villes chinoises qui achètent les bus électriques de BYD – le deuxième plus
grand producteur chinois de batteries et producteurs de véhicules électriques –
et qui contraignent de plus en plus la circulation aux véhicules hybrides ou
électriques montre une autre dimension de la politique très volontariste des Chinois.
La question du traitement comptable de ces dépenses publiques locales, des
aides au financement des investissements aux infrastructures des mobilités
électriques devra être discutée plus précisément à l’échelle européenne. Il
faudrait également penser le déploiement des stations de charge au niveau
européen pour parachever l’intégration européenne des transports.

De plus la technologie
des véhicules électriques est complexe et nécessite aussi un réseau de
sous-traitants notamment en micro-électronique. Enfin, la localisation de la
production de véhicules électriques doit se faire auprès des usines de
batteries et les deux nécessitent de grands espaces. Cela implique une
concordance de plusieurs éléments qui détermineront la localisation de
l’industrie des batteries pour véhicules électriques. Pour le moment, la Chine
cumule tous ces éléments, et le défaut qu’elle peut avoir en termes de
technologie, elle le conquiert en échange du reste – un marché soutenu,
l’engagement de l’Etat, le contrôle des ressources. C’est pourquoi tant
d’entreprises automobiles se sont alliées à des constructeurs chinois pour
produire des véhicules électriques en Chine. L’investissement de CATL en
Allemagne n’est pas une mauvaise nouvelle. Cela signifie que l’Allemagne et
l’Union européenne sont des territoires attractifs pour le fabricant de
batteries chinois. Cela tient au fait que BMW apporte sa technologie mais aussi
au fait que les infrastructures européennes et le marché européen permettent
d’envisager la viabilité de ce marché. La dépendance aux batteries chinoises
sera difficile à éviter à court terme, tant le gouvernement chinois est
pro-actif dans la construction d’un environnement favorable aux véhicules
électriques ; dans ce cas, autant influencer les conditions d’une
interdépendance aujourd’hui tout en pensant l’indépendance future. Les
constructeurs européens gagneront à se servir des compétences des Chinois et de
leurs investissements tout en cherchant à se développer sur des technologies
parallèles et de rupture.

En conclusion, le marché
des batteries illustre une interdépendance saine et démocratique entre la
puissance publique – vecteur des préférences des citoyens – et les entreprises
privées. La régulation sera un élément structurant du secteur et déterminant de
la rentabilité de l’investissement dans le secteur. Tant le prix du carbone que
la régulation sur les émissions que la mise en place d’infrastructures propices
à l’usage des voitures électriques, les subventions directes (achat par l’Etat,
ou financement de la R&D ou autres investissements) ou indirectes
(fiscalité) au développement des véhicules électriques, et in fine le degré
d’ouverture aux investissements et aux importations, créent l’environnement de
la décision d’investissement des acteurs privés. La compétitivité est le
résultat d’un processus continu et stable d’incitations favorables qui
conduisent les acteurs à investir durablement. Si les Etats européens décident,
en accord avec le mandat qui leur a été accordé, de parier et de s’engager dans
l’électrique durablement, alors les acteurs privés pourraient suivre.


[1] De fait
les constructeurs automobiles se sont installés partout où ils vendaient,
rapprochant le lieu de vente et le lieu de production ou au moins d’assemblage.

[2] La concurrence n’est pas seulement chinoise. Du côté des Japonais, pionniers
dans le secteur, l’alliance des constructeurs automobiles avec les producteurs
de batteries a démarré bien avant le projet de consortium européen. Toyota est
très actif dans le domaine de la recherche sur les batteries solides,
planifiant de dépenser plus de 13 milliards de dollars de R&D d’ici 2030 sur les batteries de la prochaine génération.
Un consortium japonais a également été lancé par la New Energy and Industrial
Technology Development Organisation incluant 23 industriels japonais. Les
Japonais risquent bien d’être les leaders des batteries solides avec
l’engagement de Toyota.

[3] Nemaska Lithium est un
producteur canadien d’hydroxide de lithium et de carbonate de lithium.  Il extrait le lithium de sa mine Whabouchi, au
nord de Chibougamau au Québec.




La singularité immatérielle de l’investissement des entreprises en France

Par Sarah Guillou

Ce premier billet marque le début d’une série de 3 billets sur l’investissement des entreprises en France. Le premier caractérise les spécificités de l’investissement des entreprises en France. Le second s’intéressera plus précisément à l’investissement dans les logiciels et la R&D en soulignant les différences entre la France et l’Allemagne et le troisième aux politiques publiques de soutien comme notamment le CICE, la réduction de l’IS et le dispositif de suramortissement.

Ce premier billet sur l’investissement caractérise la singularité de l’investissement des entreprises en France relativement à ce qu’on observe chez ses partenaires. Le premier trait de l’investissement des entreprises en France est de se maintenir à un niveau élevé. Cet investissement soutenu s’accompagne d’une croissante dématérialisation du capital depuis au moins une vingtaine d’années. Plus singulièrement, la France présente un poids plus élevé de l’immatériel que du matériel dans le total de la FBCF depuis 2009.

L’investissement des entreprises en France continue de croître selon les données de l’INSEE (voir graphique 1). Tant la réforme de l’impôt sur les sociétés que le projet de suramortissement pour les investissements des PME, additionné à la transformation du CICE en baisse de charges (permettant la poursuite de l’amélioration des marges) devraient constituer un environnement en théorie favorable à l’investissement.[1]

Graphique 1 : Evolution de la FBCF des secteurs marchands 

SG_graph1

Note : Les secteurs marchands incluent les branches A (Agriculture), B (Activités Minières), C (Manufacturier), D-E (Electricité, Gaz, Eau), F (Construction), les services principalement marchands (G, H, I, J, L, R, S, T).  Les secteurs marchands hors immobilier excluent le secteur immobilier (L) dont la FBCF est assimilable à celle des ménages. La FBCF est exprimée en milliards d’euros courants.

Par ailleurs, à partir des équilibres emplois-ressources, l’INSEE ventile la FBCF par produit en données trimestrielles.[2] La part de la FBCF en bien d’équipements de l’ensemble de l’économie et des ENF relativement au total de la FBCF est retracée dans le graphique 2. Il montre que la part de la FBCF en bien d’équipement relativement au total de la FBCF, qu’on se concentre sur l’ensemble de l’économie ou sur les entreprises non financières, a fortement diminué depuis 1995.

Graphique 2 : Part de la FBCF en biens d’équipement des ENF et du total de l’économie

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Note : Le total correspond à l’ensemble des secteurs institutionnels de l’économie.

Il apparaît donc que ce n’est pas la destination machines et équipements qui gouverne la croissance de l’investissement depuis le début des années 2000 observée dans le graphique 1.  De fait, dans une publication récente de La Fabrique de l’industrie, [3] il apparaît clairement que ce n’est pas dans ce domaine que la France se distingue en matière d’investissement relativement à ses partenaires. Certes la France se singularise par des taux d’investissement élevés relativement à ses partenaires comme le montre le graphique 3 traduisant l’intensité capitalistique de sa spécialisation mais aussi la croissance de son accumulation du capital. Incontestablement, le premier trait de l’investissement des entreprises en France est de se maintenir à un niveau élevé. Toutefois, si on se concentre sur les investissements en machines et en matériel des technologies de l’information et des communications, alors le taux d’investissement des entreprises en France ne se distingue pas parmi les plus élevés (Graphique 4). Seul le Royaume-Uni, parmi le groupe de pays observés, investit moins en machines et équipements. Cela tient évidemment en partie à la structure de sa spécialisation — parmi les moins manufacturières — mais révèle aussi une croissante dématérialisation de la nature de son capital qui est continue depuis au moins une vingtaine d’année. Autrement dit, les investissements immatériels comprenant la R&D, la propriété intellectuelle, les logiciels et les bases de données, sont en constante augmentation depuis trois décennies.[4]

Si la croissance de l’immatériel est une dynamique partagée par les économies développées, la France présente une domination de la part de l’immatériel dans le total de la FBCF depuis 2009 qui ne s’observe pas pour les autres pays. Ce troisième trait de l’investissement des entreprises en France résulte à la fois de la dématérialisation croissante du capital et de l’absence de reprise des investissements matériels depuis la crise.

Graphique 3 : Evolution des taux d’investissement du secteur marchand en Europe et aux Etats-Unis

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Graphique 4 : Evolution des taux d’investissement matériel hors construction du secteur marchand

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Graphique 5 : Evolution des taux d’investissement matériel (hors construction) et immatériel en France

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Note : Le Taux d’investissement est le rapport de la FBCF (matériel hors construction et immatériel) sur la valeur ajoutée des secteurs marchands en valeur.

Cette absence de reprise de l’investissement matériel est sans doute ce qui explique le manque de compétitivité de l’industrie française ou plus précisément le déclin de ses parts de marché internationales en matière d’exportations de marchandises. L’accroissement de valeur ajoutée induit par les investissements immatériels ne compensent pas la faiblesse des capacités de production de l’industrie française.

L’immatérialité croissante du capital des entreprises françaises est à mettre en relation avec l’évolution de sa spécialisation productive mais aussi avec la constance d’un environnement fiscal en faveur des actifs immatériels au détriment des actifs matériels et du travail, constance qui a pu ancrer un processus de délocalisation de la fabrication et des capacités de production. Pour autant, cette immatérialité peut présenter certains atouts à l’heure du capitalisme numérique. Il importe alors de s’arrêter sur la nature de cette immatérialité, ce que nous ferons dans le prochain billet.

 

[1] Nous nous pencherons plus précisément sur l’impact espéré de ces réformes dans le troisième billet.

[2] Il s’agit d’une comptabilité des investissements qui utilisent l’information de la source sectorielle de l’achat d’actifs.

[3] Guillou S., P. Lallement et C. Mini, L’investissement des entreprises françaises est-il efficace? Les Notes de la Fabrique, 26 Octobre 2018.

[4] Pour faire des comparaisons internationales, on utilise la source des données EU KLEMS qui ventilent la FBCF par pays selon le type d’actifs, matériels (machines et équipement dont TIC, transport et construction) et immatériels (R&D, logiciels et base de données et propriété intellectuelle).




La politique de concurrence européenne ou l’extension du domaine de l’intégration

par Sarah Guillou

Le principe de la « loyauté dans la concurrence » est énoncé dans les principes généraux du Préambule du Traité des Communautés Européennes (TCE) de 1957 ainsi que l’engagement que les Etats mettront en œuvre les politiques pour assurer cette loyauté. La politique de la concurrence – assurée par la Direction de la concurrence – est la politique de référence en matière de régulation des marchés mais aussi de stratégies industrielles et assez récemment de régulation fiscale.

Conséquence directe du projet du marché commun, la politique de la concurrence est incontournable en Europe et de nombreuses tentatives de politique industrielle se sont brisées sur l’autel des articles 81 à 89 du TCE (et à présent article 101 à 109 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne) qui instituent la concurrence en régime général. En pratique, les deux politiques sont clairement complémentaires dans l’Union européenne et l’espace accordé à la première se déploie grâce au régime d’exception de la seconde.

La concurrence érigée en régime général dans l’Union européenne

Fondement du marché commun, le respect et le contrôle de la concurrence des marchés est un principe général qui sous-tend toutes les politiques européennes. Plus fondamentalement, la concurrence est assimilable à un principe constitutionnel de l’Union européenne. Elle permet de définir l’espace européen, l’espace commun dont l’existence est conditionnée à un contrôle de la concurrence entre les Etats. Donc le droit de la concurrence européen se construit d’abord pour contrôler la concurrence économique entre les Etats. Il s’agit en effet d’empêcher que les Etats adoptent des politiques qui créent des avantages pour les entreprises de leur territoire qui seraient discriminants à l’égard des entreprises des autres Etats.

Au sein de la Commission européenne, la direction de la concurrence a donc une responsabilité et un poids importants. Le contrôle de la concurrence s’exerce à travers le contrôle des ententes et des fusions d’une part, le contrôle des aides d’Etat d’autre part. Concernant le contrôle des ententes ou autres abus de position dominante, le droit de la concurrence s’exerce ex-post afin de protéger consommateurs et concurrents de comportements prédateurs et de pratiques de prix abusives. Le contrôle des concentrations, lui, s’est surtout développé à partir de la deuxième moitié des années 1980 en parallèle avec l’augmentation de la taille des fusions et des opportunités de rapprochements européens, fruits de la réussite du marché unique. De plus en plus, les projets de fusion-acquisitions font l’objet de négociations entre l’entreprise et la Commission européenne et se concluent par des concessions d’activités. C’est ainsi que le rachat de la branche énergie d’Alstom par l’américain General Electric en 2015 s’est accompagné de cessions d’une partie des activités dans les turbines à gaz à l’italien Ansaldo Energia. La Commission a acquis par ce contrôle un rôle actif dans la structuration du marché, c’est un super pouvoir mais depuis les années 1990, moins de 1% des concentrations notifiées ont conduit à un veto de la Commission.

Le contrôle européen des aides est plus continu car il suppose un exercice permanent de surveillance de la « concurrence non faussée » dans l’espace européen. C’est un outil pour contrôler les distorsions de concurrence induites par des avantages accordés par un Etat membre à ses entreprises et lutter contre une course au « plus-disant » en termes de subventions. C’est ainsi que dès l’article 87, paragraphe 1, du traité instituant la Communauté européenne, les aides d’Etat sont jugées incompatibles avec le marché commun et l’article 88 donne pour mandat à la Commission de contrôler ces aides. Mais l’article 87 précise également les critères qui rendent les aides « contrôlables » par la Commission.

Les aides aux entreprises sont soumises au visa de la Commission si elles dépassent 200 000 € sur trois ans et qu’elles n’entrent pas dans l’ensemble des dispositifs dérogatoires décidés par l’UE. La majeure partie des aides examinées est autorisée (presque 95%). Concernant la France, le pourcentage d’aides refusées sur celles accordées est conforme à la moyenne européenne. Bien sûr, il y a eu quelques décisions retentissantes comme lorsque EDF s’est vu infligé le remboursement de 1,4 milliard d’euros en 2015 à la suite d’une aide fiscale remontant à 1997. Mais par ailleurs, la Commission a récemment accordé l’entrée de l’Etat au capital de PSA (2015). De même, la Commission a autorisé le partenariat public-privé qui sous-tend la construction de la centrale nucléaire d’Hinkley Point en Grande-Bretagne.

Une évolution récente de l’usage de ce contrôle est à noter. La régulation des aides d’Etat a été mobilisée pour examiner les situations d’accords fiscaux négociés par des entreprises auprès de certains gouvernements comme l’Irlande, le Luxembourg ou les Pays-Bas. Mettant en situation de privilège certaines entreprises au détriment de leurs concurrents, ces accords fiscaux créent non seulement des distorsions de concurrence mais également une concurrence entre les Etats pour attirer les profits et emplois des grands groupes multinationaux. C’est ainsi qu’en octobre 2016 la Commissaire à la concurrence, Margarethe Vespager, a qualifié, après investigation, d’aide d’Etat non autorisée, l’accord fiscal dont a bénéficié Apple en Irlande et en conséquence a exigé que le gouvernement irlandais récupère 13 milliards d’euros auprès de la société Apple. Cet usage de la régulation des aides publiques est un tournant de la politique de concurrence en ce qu’il rappelle que l’objet de la politique de concurrence est de veiller à contrôler la concurrence entre les Etats qui romprait l’idée du marché commun.

La politique industrielle s’exprime dans les exceptions de la politique de concurrence

Il faut reconnaître que si la politique de concurrence est bien définie au niveau européen, il existe beaucoup d’acceptions de la politique industrielle en Europe, presqu’autant qu’il y a de membres. Il est donc plus difficile de trouver les compromis politiques préalables à la définition d’une telle politique. De plus les logiques institutionnelles mais aussi économiques ne sont pas les mêmes. Comme on l’a dit, la politique de concurrence a un fort ancrage institutionnel, ce qui n’est pas le cas de la politique industrielle. Même si la Communauté Economique du Charbon et de l’Acier a été à l’origine des Communautés européennes, la politique industrielle n’est pas au cœur du projet européen. De plus la logique économique est différente, la politique de concurrence se définit en référence à l’espace (le marché pertinent), alors que la politique industrielle ne se comprend qu’en intégrant le cycle de vie des entreprises et des industries et donc en référence à l’histoire industrielle de chaque pays. Dans une acception partagée, la politique industrielle se définit comme une politique qui vise à orienter la spécialisation sectorielle et/ou technologique de l’économie. Il est donc aisé de saisir la dépendance d’une telle politique aux préférences nationales. L’outil privilégié par les Etats pour exprimer cette politique sont les aides aux entreprises qu’il s’agisse d’aides directes ou indirectes.

Les aides d’Etat sont classées en fonction de 15 objectifs qui vont de la « conservation de l’héritage » aux aides à « la recherche et développement et à l’innovation ». Les 3 postes les plus alimentés en pourcentage de l’aide totale sont, pour l’ensemble de l’UE : la protection environnementale (dont les aides aux économies d’énergie), les aides régionales et les aides à la R&D et à l’innovation. Les montants mobilisés sont loin d’être négligeables, ils sont en 2014 par exemple de 15 milliards d’euros pour la France et de 39 milliards d’euros pour l’Allemagne. L’augmentation des aides en 2014 est largement due à l’augmentation des aides aux énergies renouvelables en conséquence de l’adoption de la révision des règles concernant ce type d’aide en 2014. L’Allemagne est le pays qui a le plus contribué à cette augmentation. Le soutien des énergies renouvelables est en effet le cœur de sa politique industrielle.

La politique industrielle européenne se déploie dans les dérogations à l’application du contrôle des aides et donc à la politique de concurrence. Ces dérogations sont énoncées dans le règlement général d’exemption par catégorie. Les blocs d’exemption sont nombreux et gravitent autour des cinq thèmes suivants : l’innovation et la R&D, le développement durable, la compétitivité de l’industrie de l’UE, la création d’emplois, et la cohésion sociale et régionale. On voit là que, par le régime des exemptions, le contrôle est également l’expression des choix politiques européens orientant les aides publiques et donc orientant les ressources publiques vers des utilisations en conformité avec ces choix. Ces choix sont le fruit d’un consensus relatif au futur de l’économie européenne qui dessine la politique industrielle. Les postes d’aides les plus alimentés sont principalement la Recherche & Développement et la protection environnementale. En deux mots, l’économie européenne sera technologique et durable. C’est une politique d’orientation et non une politique de moyens et qui se déploie dans le cadre du magistère de la politique de la concurrence.

Quel futur pour la politique de la concurrence européenne ?

Il apparaît qu’étant donné la primauté du principe de concurrence, pilier des fondements européens, la politique de concurrence est le chef d’orchestre des politiques microéconomiques. Elle a su, jusque là, faire preuve de capacité d’adaptation. Ainsi, dans le respect du projet européen, les contraintes économiques et les orientations sociétales ont fait évoluer la définition des dérogations au contrôle des aides qui permettent l’expression de la politique industrielle. De même s’est-elle emparé de l’hyper-différenciation fiscale entre certains Etats qui contrevenait fortement au projet d’intégration et de marché commun.

La politique de la concurrence ne saurait perdre en autorité et en dimension mais elle doit garder sa capacité d’adaptation tant aux orientations industrielles qu’aux déploiements des stratégies des Etats membres pour se faire concurrence. Elle est par ailleurs un contre-pouvoir essentiel au pouvoir grandissant des multinationales et il faut que les gouvernements la soutiennent en ce sens plutôt que de se faire le porte-voix de leurs champions nationaux.

 

 




Trump peut-il vraiment réindustrialiser les Etats-Unis ?

Par Sarah Guillou

Calliclès à Socrate : « Ce que tu dis ne m’intéresse pas et je continuerai à agir comme j’agissais auparavant, sans me préoccuper des leçons que tu prétends donner. » Le Gorgias , Livre III

Les Etats-Unis n’ont plus guère que 8% des emplois dans l’industrie. Donald Trump, le nouveau Président des Etats-Unis, veut réindustrialiser l’Amérique et communique contre les ouvertures d’usines à l’étranger ou les fermetures d’usines locales. Existe-t-il une rationalité économique à la communication sans discernement  du nouveau Président des Etats-Unis ?

Ses déclarations relatives à la production à l’étranger de grandes entreprises américaines sont consternantes pour un économiste. Ainsi, il suffirait donc de menacer les multinationales, d’augmenter les droits sur leurs importations, ou de les menacer d’une fiscalité punitive pour qu’elles reconsidèrent leurs décisions de localisation. Au-delà de ce que la méthode de Trump est une antithèse de l’Etat de droit, ce qui surprend l’économiste, c’est que ces déclarations non seulement font fi de tout ce que l’on sait sur la logique de la globalisation des chaînes de valeurs mais également de la nature de l’évolution passée et future de la production industrielle. Elles soulèvent donc plus de perplexité que de ralliements (voir aussi sur la politique macroéconomique le billet de X. Ragot).

La seule vérité de la rhétorique de Trump est l’intense désindustrialisation américaine. Repartons de l’état de l’industrie américaine pour comprendre le terreau de la nostalgie ouvrière sur lequel se fonde cette rhétorique.

Le tissu industriel élimé de l’Amérique, terreau de la nostalgie ouvrière

D. Trump use des ressorts de la nostalgie des électeurs d’une époque où le secteur manufacturier tournait à plein régime. Il faut dire que la désindustrialisation américaine a été intense et ce malgré une ouverture commerciale bien moindre qu’elle ne l’est en Europe. Elle a été brutale pour de nombreux travailleurs sans protection sociale. Les pays où l’on entend le plus de discours en faveur de la ré-industrialisation sont ceux où le recul de l’emploi industriel a été le plus accentué, à savoir les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la France. Tous trois ont perdu plus d’un quart d’emplois manufacturiers depuis 1995[1].

Graphique 1 : Evolution de l’emploi manufacturier (base 100 en 1995)

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Source : EU Klems pour les Pays européens. FRED Federal Bank of St Louis pour les Etats-Unis.

Le graphique 1 montre la similarité d’évolution de ces 3 économies depuis la fin des années 1990, la France commence à perdre des emplois un peu après les pays anglo-saxons et l’arrêt de cette tendance qui apparaît aux Etats-Unis et au Royaume-Uni dès 2009, ne  s’observe pas nettement pour la France qui continue à perdre des emplois, certes à un rythme plus ralenti qu’en début de période.

Les Etats-Unis ont perdu plus de 5 millions d’emplois depuis 1995, contre plus de 1,5 million au Royaume-Uni et 900 000 pour la France, soit respectivement 29%, 38% et 24% de pertes sur la période. Bien entendu au début les gains de productivité ont permis un moindre recul de la valeur ajoutée, ce qui est moins vrai à partir de l’année 2000 étant donné le ralentissement des gains de productivité dans le secteur manufacturier. On remarquera aussi que l’emploi manufacturier repart à la hausse depuis 2010 aux Etats-Unis mais ralentit de nouveau à partir de 2015 (voir Bidet-Mayer et Frocain, 2017)

Les causes de la désindustrialisation sont bien identifiées. La désindustrialisation a touché toutes les vieilles puissances industrielles en raison notamment du progrès technique et du déplacement de la production de valeur manufacturière dans les services à l’industrie. Au niveau mondial, la production manufacturière ne représente plus que 16% du PIB et donc les 12% américain sont tout à fait honorables. De plus, les Etats-Unis demeurent un acteur majeur de la production manufacturière mondiale, deuxième derrière la Chine en volume produit.

Enfin, une fois considéré que l’incorporation de technologie dans la valeur ajoutée manufacturière ne va pas ralentir et que la robotisation des tâches répétitives propres à la manufacture de séries va se poursuivre sinon s’accélérer, il est certain que la production industrielle du futur connaîtra un moindre contenu en emplois (lire à ce sujet M. Muro).

A l’échelle de la génération des électeurs de Trump, seule une petite part des électeurs localisés dans une petite partie du territoire du Nord des Etats-Unis a été victime de la désindustrialisation. Mais l’industrie est un secteur symbolique, symbole de la puissance économique d’antan, celles des puissances guerrières et impériales, de la naissance de la société de consommation et ensuite celle de l’émergence des puissances économiques asiatiques, nouveaux lieux des usines du monde. Elle incarne une partie de la classe moyenne-ouvrière qui n’a pas vu s’améliorer son revenu sur les 20 dernières années (comme le suggère le graphique « Elephant » de Branko Milanovic)[2]. Enfin, la désindustrialisation américaine s’identifie comme le symétrique de l’industrialisation chinoise ou d’autres pays émergents comme le Mexique, dont la réussite économique est alors prise comme bouc-émissaire de la classe moyenne. Mais si la globalisation a eu des effets différenciés sur les individus selon leur qualification, elle ne se superpose pas à la désindustrialisation.

Partant de cette nostalgie pour l’industrie d’antan, Trump a choisi de s’impliquer personnellement dans les décisions de localisation des entreprises afin de conquérir le vote de cette classe moyenne ayant souffert de la désindustrialisation. Ses interventions ont consisté à prendre à partie directement les entreprises en se targuant d’infléchir leurs décisions. Revenons sur les divers épisodes les plus marquants afin de saisir les motivations respectives des acteurs.

Des cibles industrielles symboliques et communicantes

Il y a eu d’abord l’affaire de l’entreprise Carrier, un équipementier de l’Indiana fabricant de chauffages et climatiseurs, qui avait annoncé en février 2016 sa décision de déplacer 1400 emplois vers le Mexique. S’etant saisi de cette affaire durant sa campagne, une fois élu, Trump partit négocier en novembre avec les dirigeants de l’entreprise. En échange d’allègement d’impôt, de charges et de réglementations, D. Trump demandait le maintien d’une partie des emplois dans l’Indiana. Les autorités locales intervinrent également dans l’accord afin d’amadouer l’entreprise. Le 30 novembre, l’entreprise annonçait son intention de conserver 1000 emplois sur le site. C’est une victoire éminemment symbolique, dans tous les sens du terme, alors que l’économie américaine crée plus de 180 00 emplois par mois. La maison mère de Carrier, United Technologies, concède que ce revirement ne lui coûtera pas si cher surtout si en échange elle obtient une oreille attentive du Président, sans compter que United Technologies est aussi un fabricant de matériel militaire très dépendant de la commande publique (10% des ses ventes selon le New York Times).

Ensuite, il y a eu l’épisode Foxconn, une entreprise d’assemblage taïwanaise des produits d’Apple – son plus gros client — qui décidait de monter une usine d’assemblage aux Etats-Unis, décision que Trump brandit alors comme une victoire personnelle. Foxconn possède déjà des unités de production aux Etats-Unis. Ce n’est pas a priori une relocalisation d’activités car l’entreprise n’envisage pas parallèlement de « désinvestir » à Taïwan. Si l’entreprise décide d’investir aux Etats-Unis, c’est qu’elle a de bonnes raisons de le faire. Parmi ces raisons, les anticipations sur la croissance du marché américain, les obstacles à l’échange que menacent d’instaurer D. Trump et les pressions de son donneur d’ordre (Apple) peuvent jouer.

Enfin, il s’est attaqué aux industries automobiles. Déjà au printemps 2016, Trump avait fustigé le plan de Ford Motors de vouloir construire une usine au Mexique. Le 3 janvier 2017, l’entreprise a bien décidé d’annuler son projet de 1,6 milliard dans l’Etat de San Luis Potosi au Mexique et a annoncé un investissement de 700 millions dans une usine américaine de Flat Rock dans le Michigan afin de construire des voitures électriques et des voitures autonomes. S’agit-il d’un revirement de l’entreprise ? En fait, l’usine mexicaine avait pour vocation de construire des Ford Focus, donc des petits modèles dont la demande a fortement chuté au profit des SUV et autres « crossovers ». La décision de Ford Motors signifie qu’elle cherche à réduire sa production sur ce créneau de véhicules alors que la politique de Trump laisse entrevoir une relance de la demande américaine d’automobiles qui ne se situe pas sur ce créneau. L’entreprise va cependant confirmer sa décision de déplacer ses capacités de production du modèle Focus de Wayne aux Etats-Unis à Hermosillo au Mexique (The Economist, Wheel Spin, 2017). Ces décisions traduisent donc plus un repositionnement de l’entreprise qu’une relocalisation.

La menace d’un droit de douane de 35% pour les véhicules en provenance du Mexique ou bien d’une taxe sur les revenus des importations, est évidemment prise au sérieux par les constructeurs. En 2015, les Etats-Unis importaient plus de 2 millions de véhicules du Mexique. Les constructeurs ont tout intérêt à montrer patte blanche afin par ailleurs d’obtenir d’autres avantages comme le relâchement des réglementations en matière d’émissions par exemple. De plus avec l’ex-président d’ExxonMobil, Rex Tillerson au poste de Secrétaire d’Etat qui assurera la défense des énergies fossiles et le programme économique de relance annoncée, les constructeurs anticipent une reprise des achats.

Les épisodes d’interpellation et de réactions se poursuivent (Hyundai, Toyota, BMW…). Trump passe en revue tous les constructeurs et suspecte toute production à l’étranger d’être un détournement de l’emploi américain. Ce n’est pas un hasard qu’il s’occupe de l’industrie automobile car c’est un secteur symbole de l’« American way of life », symbole de la puissance industrielle américaine au temps où la « rust belt » était encore clinquante. Mais le secteur s’est fortement globalisé et on peut se demander comment Trump peut à ce point méconnaître ou nier l’organisation actuelle de l’industrie et tromper ses électeurs.

Y-a-t-il réellement un vivier d’emplois à relocaliser ?

La globalisation s’est exprimée de deux manières sur l’organisation de la production des entreprises. D’une part, associée au progrès technique, elle a pu se traduire par une disparition de la manufacture à la suite d’une externalisation totale tout en gardant la maîtrise des chaînons où se réalisent les profits. C’est le cas d’Apple, qui ne dispose pas en propre d’usines à l’étranger. On ne peut donc contraindre Apple à relocaliser ce qu’elle n’est pas délocalisé ! Si les droits de douane augmentent, Apple importera des composants plus chers, l’Etat récupèrera une partie de la rente d’innovation et les consommateurs paieront une partie de la taxe. D’autre part, la globalisation a pu aussi se traduire par une délocalisation de la production et dans ce cas, l’entreprise détient des sites productifs à l’étranger, comme dans le secteur automobile mais aussi dans le textile ou le secteur du jouet comme Mattel. Des emplois ont donc bien été déplacés mais parfois aussi les qualifications qu’il n’est pas forcément aisé de retrouver dans le pays domestique.

L’avantage de coût du travail du Mexique ne va pas disparaître : le coût horaire en Indiana est équivalent à ce que touche un travailleur mexicain en une journée. Il en est de même pour le coût chinois. La relocalisation de ce type d’emploi impliquerait de baisser fortement les salaires sauf à ce que les droits de douanes (qui renchérissent les salaires étrangers), la baisse du coût de l’énergie et de la fiscalité et la productivité (qui diminuent les salaires américains) conduisent à un nouvel arbitrage. Mais il faudrait des variations importantes qui ne manqueraient pas d’impacter le reste de l’économie non manufacturière, soit 92% des emplois.

Donc au final, tout le contenu en emplois des importations n’est pas « relocalisable ». De plus, une grande part des importations alimente les exportations : autrement dit une grande part des emplois chinois ou mexicains active des emplois américains dont les productions sont vendues à l’étranger parce le développement des pays émergents a permis la solvabilité de la demande. L’interdépendance est aujourd’hui telle que nul ne sait quelles conséquences un nouvel équilibre des emplois aura sur les prix, les profits, les investissements et les emplois futurs.

Quelles seraient les conséquences d’une relocalisation industrielle ?

Reprenons le cas de Foxconn. Si cette entreprise investit, ce sera pour servir le marché américain. Comme les coûts de production y sont plus élevés, cela implique trois stratégies possibles non exclusives l’une de l’autre. L’entreprise réduit ses marges (ainsi qu’Apple) pour ne pas voir se réduire sa part de marché : Foxconn et Apple acceptent cette réduction des marges pour contrecarrer l’impact négatif sur les ventes de l’opprobre jeté par D. Trump sur l’entreprise. La deuxième stratégie est une augmentation des prix des produits sur le marché américain : à ce moment-là les consommateurs financent les quelques emplois créés. Troisième stratégie : l’entreprise entreprend des procédés de production différents notamment avec une automatisation intensive qui réduit le coût du travail pendant qu’elle réduit aussi les coûts logistiques pour servir le marché américain. En fin du compte, la décision de l’entreprise Foxconn, si elle se confirme, relève d’une rationalité économique assez classique. L’effet Trump s’en mêle dans la mesure où il met Apple en demeure de se justifier sur sa stratégie de localisation. Mais attention si la communication de Trump met en péril la santé financière de l’entreprise (certes, elle a de la marge), alors il met en péril un fleuron de l’économie américaine.

Dans le cas des constructeurs, la multiplication des investissements, si elle se confirmait, va gonfler à la fois l’offre de travail mais aussi l’offre productive domestique. Cela augmentera la concurrence entre les acteurs. Non seulement les salaires vont augmenter, mais les marges vont se réduire en raison des coûts de production plus élevés, du renchérissement des composants importés et de la concurrence accrue sur le marché domestique. Il n’est pas certain que ce soit les constructeurs américains qui tirent forcément leur épingle du jeu. De là à ce qu’ils soient alors contraints d’accepter des participations au capital d’investisseurs chinois et l’arroseur sera arrosé ! Voire même, l’ensemble des décisions d’investissement des constructeurs automobiles pourraient provoquer une pénurie de main d’œuvre – alors que le marché de l’emploi américain est proche du plein emploi – conduisant à une hausse des salaires (et donc des coûts de production) impliquant soit une robotisation accélérée, soit une entrée de travailleurs étrangers.

Donc au final, si on se demande quel sera l’impact d’investissements supplémentaires sur le territoire américain, tout dépend à quelles incitations ils répondent. S’ils répondent à de nouvelles conditions plus contraignantes pour les entreprises posées par le nouveau gouvernement, alors la théorie microéconomique nous dit que les entreprises produiront moins ou plus chers. Si un événement externe augmente les coûts d’une entreprise, elle produit moins (i) soit tout de suite car elle augmente ses prix, (ii) soit à moyen-long terme parce que ses marges sont réduites (elle n’a pas augmenté ses prix) et elle investit moins, (iii) soit à long terme parce qu’elle sort du marché. S’ils répondent à des anticipations d’un accroissement de la demande, alors il faudra que Trump tienne ses promesses de relance. Enfin, si l’investissement se fait en échange de dépense fiscale (baisse des impôts, aides à l’investissement, aides financières), alors le coût pour les finances publiques se traduira par des dépenses présentes ou futures diminuées. En résumé, l’investissement se réalise s’il profite à l’entreprise : qu’il se localise dans le pays d’origine ou à l’étranger, il est toujours conditionné à la promesse de revenus futurs.

Mais pourquoi défendre des multinationales et renoncer au protectionnisme?

Les partisans des mesures protectionnistes répondent : (i) peu importe si les entreprises produisent moins au total, si la répartition de leur production est plus à l’avantage du territoire domestique ; (ii) peu importe si elles font moins de profits, ces multinationales en font tellement ! C’est oublier que les entreprises ont aussi des stratégies intégrées – c’est-à-dire globale — et si elles ont moins de profits, elles investiront moins, cela finira par impacter leur croissance future. C’est oublier que les multinationales sont aussi celles qui investissent le plus en R&D et si leur valeur boursière augmente, elles ne distribuent pas toutes des dividendes. C’est oublier que les échanges, sans être équilibrés, sont bilatéraux c’est-à-dire que si on réduit les revenus de nos partenaires en réduisant leur exportation, on réduit ses propres exportations. Autrement dit, si le revenu des mexicains est fortement réduit, ils achèteront beaucoup moins de produits américains. Sans compter que le protectionnisme – qui finit toujours par être aussi bilatéral (rétorsion oblige) — ne protège pas les faibles mais les rentiers.

Certains maintiennent que les mesures protectionnistes sont le moyen de la re-localisation des sites de production sur les lieux de consommation (afin d’éviter les barrières) et donc de récupération d’activités qui avaient été externalisées. Il faut souligner que le protectionnisme protège les géants, ceux qui peuvent supporter les barrières tarifaires. Et s’il sauvegarde des emplois non qualifiés un peu plus longtemps, il les maintient dans leur « non-qualification ». Surtout, il entrave le développement de la classe moyenne tant des consommateurs que des entreprises. On ne réduira pas les inégalités par du protectionnisme, on figera la société et l’économie. Le protectionnisme n’est pas la solution aux gains différenciés de la globalisation.

Aux Etats-Unis, les effets de la globalisation ont été plus accentués et malgré un marché de l’emploi dynamique, la répartition des gains de la croissance a été très inégale. Les contraintes d’adaptation des qualifications ont été intenses : ainsi les 12% de valeur ajoutée manufacturière, s’ils sont très honorables, se concentrent essentiellement dans le secteur de l’électronique et des technologies de l’information (voir Baily et Bosworth, 2016). Un récent travail de D. Autor et ses co-auteurs du MIT montrent que l’exposition aux importations chinoise a conduit à polariser les votes vers des candidats aux extrémités de l’offre politique. Cela révèle la forte sensibilité des électeurs aux marques de la globalisation.

Mais si le malaise est réel, des mesures protectionnistes ne pourront pas fondamentalement le réduire parce qu’elles vont diminuer la richesse économique des catégories les moins aisés dont le panier de consommation est relativement plus rempli de produits importés, alors que peu d’emplois seront créés. Reprenons l’exemple du secteur automobile, le consommateur américain va voir le prix des automobiles augmenter : le pouvoir d’achat de l’ensemble des consommateurs sera affecté au bénéfice d’une petite minorité d’ouvriers du secteur automobile. La baisse de la fiscalité qui pèse sur les entreprises réduira les recettes fiscales et les moyens de financement des biens publics qui bénéficient le plus aux catégories modestes. Et il n’est pas certain que cette baisse de la fiscalité ait un impact positif sur les entreprises si par ailleurs elles ont à subir des taxes douanières supplémentaires.

En conclusion, l’emploi industriel ne va pas renaître de mesures protectionnistes. Le malaise économique de la classe moyenne ne sera pas amoindri par ce biais. Avec une politique économique et étrangère qui accentue les déséquilibres présents — isolationnisme, protectionnisme, relance au plein-emploi — Donald Trump engage son mandat volontairement dans l’inconnu et l’instabilité. Le pragmatisme ou le cynisme des acteurs de l’économie mondiale ne sera pas annulé par la rhétorique de Trump. C’est sans doute à un autre cynisme qu’elle conduira: celui de l’horizon d’une mandature inespérée et personnelle et du chacun pour soi.

 

[1] L’industrie manufacturière est un sous-ensemble majoritaire de l’industrie qui exclut les activités énergétiques. Il est commun d’associer l’industrie au secteur manufacturier.

[2] Branko Milanovic « Global Inequality », 2016, HUP.

 




Le recul industriel trouve-t-il son explication dans la dynamique des services ?

Sarah Guillou

Le vendredi 8 avril 2016, l’Observatoire Français des Conjonctures Economiques a ouvert une série de séminaires trimestriels relatifs à l’analyse du tissu productif. Sa vocation est d’être un lieu de rencontre entre chercheurs et de débat sur l’état, la diversité et l’hétérogénéité des entreprises de l’appareil productif français. Ce débat est aujourd’hui éclairé par l’usage croissant des données d’entreprises. Ce faisant, nous souhaitons enrichir le diagnostic sur les faiblesses et les atouts de la production française dans l’optique de guider l’élaboration de politiques publiques désireuses de renforcer l’appareil productif français.[1]

Le premier séminaire s’est  intéressé au rôle des services dans la désindustrialisation mesurée par le recul de l’emploi industriel dans l’emploi total. En France depuis 2000, l’industrie manufacturière a perdu plus du quart de sa force de travail, soit plus de 900 000 emplois. Une note récente de l’INSEE (Insee Première, No 1592) souligne que le poids de celle-ci dans l’économie a été divisé par deux de 1970 à aujourd’hui. Bien qu’ayant suscité une plus forte attention en France qu’ailleurs, sans doute en raison de la tradition interventionniste française et des difficultés du marché de l’emploi, la désindustrialisation est à l’œuvre dans toutes les économies développées. Ce qui alors interroge sur les tendances structurelles sous-jacentes communes à tous les pays.

Or le recul de l’emploi industriel s’accompagne de créations nettes d’emplois dans les services. On observe par ailleurs que la dynamique des services est en partie gouvernée par des changements des modes de production dans l’industrie. Les produits incorporent un contenu en services de plus en plus important et les entreprises augmentent leur portefeuille de produits de services. La fragmentation des processus de production – accentuée par les opportunités de la globalisation – isole les unités de fabrication à moindre valeur ajoutée des unités « serviciels » à forte valeur ajoutée.

Ces changements des modes de production méritent d’être analysés pour comprendre l’ampleur du phénomène. Il semble que les changements qui s’opèrent au sein de l’industrie soient tout autant les moteurs du déclin industriel que de la montée des services dans l’emploi. Autrement dit, on peut se demander dans quelle mesure la désindustrialisation ne trouve pas son image – sinon son explication – dans la dynamique des services.

Trois contributions ont permis d’apporter des éléments de réponses autour des interrogations suivantes : quelles entreprises manufacturières produisent des services  et avec quel impact sur leur performance ? Quel est le rôle des services dans l’évolution des chaînes de valeurs mondiales ? Les flux internationaux de services se substituent-ils aux flux de marchandises ? On retiendra trois principaux enseignements.

1 – « Servitisation » et recul des emplois manufacturiers sont clairement corrélés

Les produits manufacturés incorporent en effet une quantité de plus en plus importante de services. Cela peut s’observer à la fois par la plus grande part des entreprises qui produisent des services (Crozet et Millet, 2015) et en exportent (Castor et al., 2016) et par la croissance du contenu en services des exportations (Miroudot, 2016)[2].

La croissance de la valeur ajoutée « services » des entreprises peut ainsi faire basculer tout leur emploi dans les secteurs de services, y compris les emplois proprement manufacturiers, si la valeur ajoutée service devient dominante. Aujourd’hui 40% en moyenne de l’emploi manufacturier correspond à des activités de services. Par ailleurs, on observe une accentuation de la fragmentation du processus de production et de la répartition à l’échelle mondiale des activités ainsi externalisées en fonction des avantages comparatifs des localisations. Si l’entreprise garde un ancrage domestique, elle ne conserve le plus souvent sur le marché domestique que les emplois à plus forte valeur ajoutée, en cohérence avec le coût du travail relatif et les qualifications, emplois qui relèvent souvent des services.

Il faut reconnaître que ces changements des modes de production reflètent bien une moindre importance des fonctions de fabrication dans la valeur ajoutée d’un produit, ce qui est en soit un recul du manufacturier parmi les sources de la richesse des nations. Mais il importe de ne pas sous-estimer l’effet de la fragmentation des unités de production. Ainsi, des emplois relevant de fonction de services, autrefois attribués au secteur manufacturier, sont requalifiés en emplois de service alors que la tâche productive sous-jacente n’a pas changé et ceci indépendamment de la localisation à l’étranger.

Toutefois, cette requalification est d’autant plus probable que la « servitisation » s’accélère et s’impose aux entreprises comme un facteur de compétitivité.

2 – La « servitisation » du manufacturier est un facteur de compétitivité

Associé à l’amélioration qualitative des produits et plus généralement à la création de valeur dans le manufacturier, la « servitisation » est un levier de la compétitivité.

Comme le montre Crozet et Millet (2015), la production de services des entreprises manufacturières est un élément qui augmente leurs performances. Les entreprises manufacturières françaises qui produisent des services sont en fait très nombreuses puisque 70% de celles-ci en produisent pour des tiers (chiffres 2007). La décision de produire des services est une rupture importante qui augmente clairement les performances. Ainsi les estimations des auteurs montrent que cette décision augmente la profitabilité, l’emploi, les ventes totales et les ventes de biens. Bien que des variantes sectorielles s’observent, l’effet positif sur les performances est constaté quels que soient les secteurs industriels.

Au niveau agrégé, la part des services importés dans les exportations de biens est également en croissance. Dans les exportations françaises, selon les secteurs, la part des services a atteint entre 30% et 50%. La fragmentation des processus de production conduit à l’externalisation de certaines fonctions de services et à l’approvisionnement en services importés. Cette dynamique va de pair avec l’insertion des économies dans les échanges internationaux, avec le bénéfice des opportunités de la globalisation et au final avec la compétitivité des économies (voir De Backer et Miroudot, 2013).

3 – Les exportations directes ou indirectes de services vont continuer de contribuer positivement au solde commercial

Les évolutions précédentes impactent directement le commerce de services. C’est en effet de plus en plus les services qui alimentent le commerce de produits intermédiaires, ce dernier étant estimé à près de 80% du commerce mondial. La digitalisation, tout comme la différenciation par les services,  entraînent une fragmentation de la production incluant de plus en plus de services.

Le commerce de services en France n’a pas accusé de recul depuis la crise de 2007. Bien que le solde des services décroisse légèrement depuis 2012, il est positif depuis le début du 21e siècle et la croissance des exportations de services est plus dynamique que celle des biens. Troisième exportateur mondial de services – notamment en raison du tourisme – la France va connaître une augmentation du poids des exportations des services dans sa balance commerciale. Certes, pour le moment, le volume des services exportés ne compense pas le solde négatif des biens, mais le développement des échanges intra-firmes en services et des services intermédiaires finira par renverser les poids respectifs.

Le commerce de services est encore plus concentré que le commerce de biens. Il est principalement le fait des entreprises multinationales françaises ou étrangères qui réalisent plus de 90% de ce commerce. Un peu plus de la moitié des échanges se font avec l’Union européenne (UE) mais celui-ci est déficitaire, alors qu’il est excédentaire en dehors de l’UE. Il est intéressant de noter que si le solde est positif quand les entreprises appartiennent à un groupe français, il est déficitaire pour les entreprises qui appartiennent à un groupe étranger (Castor et al., 2016).

En conclusion

Il apparaît que la dichotomie entre industrie et services devient de plus en plus inapte pour décrire la dynamique de l’emploi et la spécialisation productive des économies. Une approche en termes de fonctions productives qui déclinerait l’emploi selon qu’il relève des activités proprement de fabrication des autres activités comme les services de transport ou de logistique, les services administratifs de support ou encore les services de R&D, permettrait une meilleure appréhension des qualifications et des avantages comparatifs d’une nation.

Plus généralement, le dynamisme des services et leur prégnance croissante dans la production et les exportations leur confèrent une place de plus en plus centrale dans la croissance de l’économie. Le renforcement des statistiques relatives à la production et aux exportations de services ainsi qu’une amélioration de l’appréciation de la productivité dans les services sont des préalables à une meilleure compréhension du rôle des services dans la croissance et des leviers à activer.

 

[1] L’organisation du séminaire OFCE sur l’Analyse du Tissu Productif s’appuie sur un comité scientifique composé de : V. Aussilloux (France Stratégie), C. Cahn (BdF), V. Charlet (La Fabrique de l’Industrie), M. Crozet (Univ. Paris I, CEPII), S. Guillou (OFCE), E. Kremp (INSEE), F. Magnien (DGE), F. Mayneris (Univ. Louvain), L. Nesta (OFCE), X. Ragot (OFCE), R. Sampognaro (OFCE), et V. Touzé (OFCE).

[2] Miroudot S. (à paraître 2016), “Global Value Chains and Trade in Value-Added: An Initial Assessment of the Impact on Jobs and Productivity”, OECD Trade Policy Papers, n° 190, OECD Publishing.