La crise du COVID-19 et le marché du travail américain : hausse des inégalités et de la précarité en perspective

par Christophe Blot

Aux États-Unis comme en France, la
crise du COVID-19 se traduit par de nombreuses mesures contraignant les
activités économiques afin de limiter la propagation du virus. Il en résultera
une chute du PIB, déjà entrevue au premier trimestre 2020 et qui sera fortement
amplifiée au deuxième trimestre. Dans un pays caractérisé par une faible
protection de l’emploi, cette récession inédite se répercute rapidement sur le
marché du travail comme le reflète l’augmentation du taux de chômage passé d’un
point bas à 3,5 % en février à 14,7 % en avril, soit un niveau qui
n’avait pas été observé depuis 1948. Comme l’ont récemment montré pour la
France Bruno
Ducoudré et Pierre Madec
, la crise en cours aux États-Unis devrait aussi se
traduire par des inégalités et une précarité accrue. Et lee choc sera d’autant
plus important que les filets de protection sociale sont moins développés aux États-Unis.



Aux États-Unis, les restrictions
n’ont pas été fixées au niveau de l’État fédéral mais par les États,
à des dates différentes. Pour autant, dans leur grande majorité, ces États
ont pris la décision de fermer les établissements scolaires, les commerces non
essentiels et d’inciter les individus à rester chez eux. Les premières mesures
de confinement ont ainsi été imposées par la Californie le 19 mars, suivie par
l’Illinois le 21 mars et l’État de New York le 22 mars alors que
cette décision n’a été prise qu’à partir du 6 avril pour la Caroline du Sud. Les
États
du Dakota du Nord, Dakota du Sud, de l’Arkansas, de l’Iowa et du Nebraska n’ont
pris aucune mesure et, dans trois autres États – l’Oklahoma, l’Utah et
le Wyoming –, les mesures ne s’appliquaient pas à l’ensemble de l’État
mais uniquement dans certains comtés. Néanmoins, une grande partie du pays
était confinée, avec sans doute un degré d’intensité variable, au début du mois
d’avril, ce qui concernait entre 92 et 97 % de la population[1].

Qui sont les salariés les plus touchés par la crise ?

Selon une enquête réalisée par
le Bureau of Labor Statistics, près de 25 % des salariés auraient travaillé
chez eux en 2017-2018. Néanmoins, certains salariés déclaraient qu’ils auraient
pu rester chez eux pour travailler mais ne l’ont pas forcément fait sur la
période considérée. Avec la crise du COVID-19 et les incitations à modifier
l’organisation du travail, on peut donc considérer que près de 29 % des
salariés auront pu rester chez eux pendant le confinement[2]. Par
ailleurs, comme le souligne l’enquête réalisée pour la France, la mise en place
du télétravail est plus répandue parmi les salariés occupant un emploi dans
l’encadrement ou les salariés d’activités commerciales ou financières. En
2017-2018, 60 % d’entre eux auraient eu la possibilité de travailler chez
eux. Inversement, moins de 10 % des salariés agricoles, dans la construction, dans
les activités productives ou les services de transport auraient été en mesure
de télétravailler pendant la crise. Sans surprise, l’enquête montre également
que les salariés concernés par le télétravail sont également ceux qui se
situent en haut de l’échelle de la distribution des salaires. Pour le dernier
quartile, 61,5 % des salariés pourraient travailler à la maison contre
moins de 10 % pour les salariés du premier quartile.

En miroir de ces éléments, une étude
plus récente analyse quels sont les emplois qui seraient le plus touchés par le
confinement et en particulier par la fermeture des activités non essentielles[3]. Six
secteurs seraient particulièrement exposés. Sont logiquement concernés le
secteur des bars et de la restauration, du transport et des voyages, des
divertissements des services à la personne, du commerce de détail ainsi que
quelques industries manufacturières. Sur la base des données d’emploi pour
l’année 2019, ces secteurs représenteraient 20,4 % de l’emploi total. Avec
plus de 12 millions d’emplois, le secteur des bars et restaurants serait le
plus fortement touché. Cette enquête fait également ressortir que les salariés
les plus exposés perçoivent généralement des rémunérations inférieures à la
moyenne. Ils sont notamment concentrés sur les deux premiers déciles de salaire.
Par exemple, la masse salariale des travailleurs des bars et restaurants
représentent à peine 3 % de la masse salariale mais plus de 8 % de
l’emploi. Ces individus travaillent le plus souvent dans des entreprises de
moins de 10 salariés. Cette dimension est d’autant plus importante aux États-Unis
que l’accès à l’assurance maladie est souvent lié à l’employeur dont les
obligations à cet égard dépendent du nombre de salariés. Enfin, en croisant la
répartition par secteur et géographique, il ressort que le Nevada, Hawaï, et dans
une moindre mesure la Floride (23,7), concentrent une part plus importante des
secteurs, et donc des emplois, exposés[4].
Inversement, le Nebraska, l’Iowa et l’Arkansas font partie des États
où ces secteurs représentent une part plus faible de l’emploi[5]. Ces
trois États
n’ont de plus pas adopté de mesures de confinement et devraient donc être
relativement épargnés par la montée du chômage.

Les statistiques du chômage sur
les mois de mars et avril
confirment ces perspectives. En un an, le taux de chômage a augmenté de 4,8
points pour les personnes occupant un emploi dans l’encadrement ou les salariés
d’activités commerciales ou financières alors que, sur la même période, il a
grimpé de 23 points pour les emplois de services et de près de 15 points pour
les salariés des activités productives. Les disparités géographiques sont également
importantes. En Californie et dans l’Illinois, premiers États à décider du confinement,
le taux de chômage a augmenté respectivement de 11,3 et 12,2 points en un an.
Inversement, les États n’ayant pas adopté de mesures de confinement sont
ceux parmi lesquels le taux de chômage a le moins progressé en un an. La hausse
atteint par exemple 5,2 points pour le Nebraska, 6,7 points pour l’Arkansas et
7,5 points pour l’Iowa. La structure de l’emploi est cependant un facteur
essentiel pour déterminer les écarts de variation du chômage. Malgré une date
de début de confinement assez proche pour le Connecticut et le Michigan, le
taux de chômage n’a augmenté que de 4,2 points dans premier État
contre plus de 18 points dans l’État industriel du Michigan.
D’ailleurs, les statistiques confirment l’exposition au choc du Nevada et de l’État
de Hawaï qui ont tous les deux enregistré les plus fortes hausses : 24,2
et 19,6 points respectivement, tandis que le Minnesota, peu exposé, a vu son
taux de chômage progresser de 4,9 points, soit une des variations les moins
importantes depuis avril 2019. De même, le District of Columbia est moins
impacté avec une hausse du taux de chômage de 5,5 points.

La santé menacée ?

Cette dégradation de la situation
sur le marché du travail s’accompagnera d’une détérioration des conditions de
vie pour des millions d’Américains surtout si la fin du confinement n’est pas
synonyme d’un rebond rapide de l’activité comme le craint désormais Jerome
Powell, le Président de la Réserve fédérale. Il en résulterait alors une
pauvreté accrue pour les ménages ayant perdu leur emploi. Les analyses
précédentes indiquent que les salariés du bas de la distribution seront les
plus exposés surtout que malgré les mesures
prises pour étendre l’assurance-chômage
, la durée d’indemnisation reste
globalement plus courte aux États-Unis. Pour faire face à la crise,
Le gouvernement fédéral a consacré 268 milliards de dollars (soit 1,3 point de
PIB) à l’assurance-chômage afin d’étendre la durée et le montant de l’indemnisation.
Ce montant s’ajoute au crédit d’impôts pouvant atteindre 1 200 dollars
pour les ménages sans enfant[6]. Le
gouvernement fait donc le choix de soutenir temporairement les revenus mais
contrairement aux dispositifs de chômage partiel en vigueur en France et dans
de nombreux pays d’Europe, l’emploi n’est pas protégé[7]. La
flexibilité du marché du travail américain pourrait cependant être plus
avantageuse dès lors que la reprise est rapide et qu’elle est différente selon
les secteurs. Les salariés perdent effectivement peu en qualifications et
peuvent plus facilement trouver un emploi dans un autre secteur d’activité.
Mais une crise prolongée qui se traduit par un chômage durablement plus élevé accroît
fortement la pauvreté.

En outre, l’accès à l’assurance
maladie est également souvent lié à l’emploi. En effet, 66 % des assurés
sont couverts par leur employeur qui est contraint de proposer une telle
assurance dans les entreprises de plus de 50 salariés. Le corolaire est que de
nombreux salariés risquent de perdre leur couverture santé en même temps que
leur emploi s’ils ne peuvent pas payer la part du coût de l’assurance
auparavant prise en charge par l’employeur. Quant aux salariés des petites
entreprises, exposés au risque de fermeture et de chômage, il est fort probable
qu’ils n’auront plus les moyens de souscrire une police d’assurance privée par
leurs propres moyens. Déjà, début 2019, un peu plus de 9 % de la
population n’avait aucune couverture santé. Si ce taux a fortement baissé
depuis 2010 et la réforme « Obamacare », le rapport
annuel du Census Bureau publié en novembre 2019 estime que plus de 29 millions
de personnes n’avaient aucune couverture en 2019, un chiffre en augmentation
relativement depuis 2017. Les taux de couverture font également apparaître de
fortes disparités régionales qui s’expliquent par la structure démographique
des États.

Bien qu’une partie du plan de
soutien à l’économie soit consacrée à des aides alimentaires[8] et
certaines dépenses de santé, la crise du COVID-19 devrait de nouveau toucher
d’abord les populations les plus fragiles et renforcer des inégalités déjà
importantes et accrues par les récentes réformes fiscales de l’administration
Trump.


[1] En termes de PIB, la part des États ayant imposé des mesures de confinement se situe
dans les mêmes proportions.

[2] Notons que cette enquête ne fait pas apparaître un
écart important entre les hommes et les femmes, même si la possibilité de
télétravail est légèrement plus faible pour les femmes : 28,4 contre
29,2 % pour les hommes.

[3] Voir Matthew Dey et Mark A. Loewenstein, « How many workers are employed in sectors directly
affected by COVID-19 shutdowns, where do they work, and how much do they earn?

 », Monthly
Labor Review
, U.S. Bureau of Labor Statistics, April 2020.

[4] Dans le Nevada, les secteurs exposés représentent
34,3 % des emplois. Ce chiffre dépasse également 30 % à Hawaï et
23,7 % en Floride.

[5] C’est aussi le cas du District of Columbia en raison
de la forte présence d’employés de l’État fédéral.

[6] Ce
montant est octroyé pour les ménages percevant moins de 75 000 dollars
(150 000 pour un couple) par an. 500 dollars sont attribués par enfant. Le
montant du crédit d’impôt est dégressif et devient nul pour les ménages ayant
un revenu supérieur à 99 000 dollars.

[7] Voir ici
notre analyse des stratégies européenne et américaine pour faire face à la
crise.

[8] Le plan
voté le 18 mars (Families
First Coronavirus Response Act
) prévoit effectivement une aide de plus de
20 milliards à destination des plus pauvres.




Le passeport Covid-19 et le risque d’infection volontaire

par Gregory Verdugo

Le Covid-19 a
rendu risqués les emplois en contact avec le public qui ne peuvent s’exercer à
distance. Face au risque d’infection des travailleurs en première ligne, les
employeurs font face au risque d’être condamnés en cas de protections
insuffisantes. Ce nouveau risque pourrait changer les caractéristiques des
travailleurs embauchés car la menace de poursuites crée des incitations à
discriminer en choisissant les travailleurs les moins à risque pour ces postes.
Tant que le virus Covid-19 circulera, nous pourrions donc assister à la montée
d’une puissante nouvelle source de discrimination par le risque d’infection
grave sur le marché du travail. Or selon certains épidémiologistes, le virus
pourrait circuler et créer des flambées épisodiques durant 18 à 24 mois[1], ce qui
implique que le Covid-19 pourrait laisser une empreinte durable sur le marché
du travail.



Quels sont les
travailleurs les moins à risque ? Ce sont d’abord ceux sans co-morbités
visibles, ce qui implique que les individus victimes d’obésité pourraient voir
les discriminations à leur encontre sur le marché du travail se renforcer[2]. Mais le
principal groupe le moins à risque aisément identifiable est celui des plus
jeunes car le risque de développer une forme grave du Covid-19 est très faible
pour les moins de 30 ans[3]. Situation
inédite, cette discrimination par le risque pourrait nous faire connaître pour
la première fois une récession où les jeunes sont moins affectés que les plus âgés !

Mais si les plus
jeunes sont moins à risque, il existe un groupe d’individus pour lesquels le
risque serait encore plus faible. D’après l’expérience des autres virus, les
individus ayant déjà contracté le Covid-19 disposeraient d’une immunité au
moins temporaire les mettant à l’abri d’une infection future[4]. Même si
cette immunité reste incertaine et controversée[5], certains
employeurs pourraient vouloir tester leurs employés, en particulier ceux qui
occupent les postes à risque, afin d’écarter tout risque d’infection qui serait
attribué à leur activité professionnelle.

La valeur de l’information
sur le statut d’immunité d’un travailleur pour un employeur est donc élevée.
Elle est telle qu’elle pourrait entraîner le développement de tests privés à
faible qualité et le risque de circulation de faux certificats d’immunité. Afin
d’éviter ces risques, de nombreux pays envisagent de créer des passeports
d’immunité qui certifieraient qu’un travailleur a déjà contracté le Covid-19 et
se trouverait, au moins à court terme, à l’abri du risque d’infection[6]. Le
Chili a annoncé mettre en place une telle politique et des réflexions sont en
cours dans de nombreux pays européens.

Ce passeport
d’immunité devrait offrir un salaire élevé sur les marchés du travail malades
du Covid-19, en particulier dans les emplois à risque, notamment ceux en
contact rapproché avec des personnes infectées, comme dans les hôpitaux. Mais,
en retour, dans une économie en crise, un passeport d’immunité garantissant un
emploi bien rémunéré peut faire naître chez ceux les plus en difficulté une
demande pour de l’infection volontaire.

La possibilité
d’infection volontaire lorsque l’immunité est socialement valorisée ou
économiquement rentable n’est pas seulement théorique. Dans un article publié en
2019, l’historienne Kathryn Olivarius de l’Université Stanford montre qu’elle a
de nombreux précédents historiques[7]. Être
reconnu comme immunisé était notamment une condition indispensable
d’intégration économique lors de la colonisation des zones tropicales, où les
maladies infectieuses décimaient les colons. Dans la Nouvelle-Orléans au début
du 19e siècle, les
immigrants récemment arrivés, surnommés ‘non-acclimatés’, cherchaient ainsi à
rapidement subir et survivre à la fièvre jaune dont le taux de mortalité était
alors d’environ 50 %, ce qui est largement au-dessus de celui du Covid-19 actuellement
estimé entre 0,3 et 1 %. Pour s’intégrer, il fallait prouver avoir survécu
à l’infection et être ainsi devenu ‘acclimaté’. Seulement après être devenu ‘acclimaté’,
le risque de décès précoce étant écarté, il devenait possible d’accéder aux
meilleurs emplois sur le marché du travail local, de se marier et d’accéder au
crédit distribué par les banques locales.

Si un passeport
d’immunité au Covid-19 voit le jour, il devrait nourrir de la même manière de dangereuses
tentations à s’infecter afin de pouvoir accéder aux emplois où le risque
d’infection est élevé mais le salaire est élevé. La tentation de l’auto-infection
est d’autant plus forte que les conséquences de l’infection au Covid-19 sont le
plus souvent bégnines. Mais l’infection volontaire peut entraîner des
comportements à risque : on peut imaginer des individus tentant de
s’infecter et répandant en ce faisant la maladie autour d’eux, en particulier
s’ils restent asymptomatiques.

Selon
l’économiste Alex Tabarok, professeur à l’Université George Mason, une des implications
de la mise en place de passeports d’immunité par les pouvoir publics serait de
devoir en même temps encadrer la demande d’infection volontaire qu’ils font
naître. Les pouvoirs publics devraient offrir une possibilité d’infection par
des doses modérées, dans un cadre médicalisé et en assurant un suivi médical lors
d’une quarantaine suivant l’infection volontaire[8].

L’encadrement d’une
infection volontaire motivée par l’obtention d’un passeport d’immunité pose évidemment
des problèmes éthiques. D’abord, ce sont les individus dans les situations les
plus précaires, notamment ceux les plus mis en difficulté par la récession, qui
se porteront volontaires. De plus, il n’est pas certain que la supervision
médicale réduise les risques de mortalité ou de séquelles graves. Surtout,
l’infection volontaire contredit l’objectif politique actuel apparent qui est
de freiner le plus possible l’épidémie, la possibilité d’atteindre l’immunité
collective apparaissant lointaine et donc pour l’instant dangereuse.

Pour être
cohérent avec l’objectif de suppression de l’épidémie, il apparaît donc
nécessaire d’écarter les politiques de passeport d’immunité qui valorisent
l’infection. Comme le prévoit le protocole français de déconfinement[9], il faut
également éviter que le marché privé ne supplée à cette demande et que les
entreprises ne créent leur propre passeport d’immunité ou n’essayent d’acquérir
l’information d’une autre manière. Même si une telle règle peut paraître
paradoxale, on ne peut supprimer le risque d’auto-infection que si l’on impose
une règle de non-discrimination qui interdit aux employeurs d’utiliser ou de
demander les résultats des tests sérologiques pour occuper les postes à risque
et qui interdit également aux employés de révéler leur statut d’immunité.


[1] Moore
Kristine, Marc Lipsitch, John M. Barry et Michael T. Osterholm, 2020, « The
Future of the COVID-19 Pandemic: Lessons Learned from Pandemic Influenza »,
COVID-19: The CIDRAP Viewpoint, avril.
https://www.cidrap.umn.edu/sites/default/files/public/downloads/cidrap-covid19-viewpoint-part1.pdf

[2] Greve
J., 2008, « Obesity and labor market outcomes in Denmark », Economics & Human Biology, 6(3),
350-362. https://doi.org/10.1016/j.ehb.2008.09.001

[3] Verity
Robert et al., 2020, « Estimates
of the severity of coronavirus disease 2019: a model-based analysis », The Lancet infectious diseases. https://doi.org/10.1016/S1473-3099(20)30243-7

[4] Altman
Daniel M., Daniel C. Douek et Rosemary J. Boyton, 2020, « What policy
makers need to know about COVID-19 protective immunity », The Lancet. https://doi.org/10.1016/S0140-6736(20)30985-5

[5] Voir l’avis
du 24 avril 2020 de l’Organisation Mondiale de la Santé, Les «passeports d’immunité» dans le cadre du COVID-19. https://apps.who.int/iris/bitstream/handle/10665/331904/WHO-2019-nCoV-Sci_Brief-Immunity_passport-2020.1-fre.pdf?sequence=1&isAllowed=y

[6]  The
Guardian
, 2020, « ‘Immunity passports’ could speed up return to work
after Covid-19 », 30 mars. https://www.theguardian.com/world/2020/mar/30/immunity-passports-could-speed-up-return-to-work-after-covid-19

[7]
Olivarius K., 2019, « Immunity, Capital, and Power in Antebellum New
Orleans », The American Historical
Review
, 124(2), 425-455. https://doi.org/10.1093/ahr/rhz176

[8] Tabarrok
A., 2020, « Immunity Passes Must Be Combined With Variolation », Marginal Revolution, post de blog, 5
avril, https://marginalrevolution.com/marginalrevolution/2020/04/immunity-certificates-must-be-combined-with-variolation.html

[9] https://travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/protocole-national-de-deconfinement.pdf




Augmenter les cotisations retraites est-il sans effet sur l’emploi ?

par Xavier Timbeau

Dans un
post récent et éclairant sur le site de Médiapart
, Clément Carbonnier,
chercheur et enseignant en économie,  discute des inégalités qui découleraient du
nouveau système de retraite et de la difficulté à en anticiper l’ampleur. Analysant
les pistes de financement pour les retraites, il déploie un argument choc :
la hausse des taux de cotisations retraite n’aurait pas d’effet sur l’emploi.
C’est un résultat fort puisqu’il implique que les efforts consentis pour
abaisser le coût du travail, une demande ancienne et constante des employeurs,
auraient été produits en vain. CICE (crédit d’impôt pour la compétitivité et
l’emploi), pacte de responsabilité, allègements généraux de cotisations
sociales sont autant de dispositifs dont Clément Carbonnier suggère que seuls
les volets bas salaires auraient produit des effets mais qui au total sont très
peu efficaces pour l’emploi.



À la base de son argument, plusieurs autorités sont
mobilisées. Des études réalisées par deux laboratoires, le TEPP[1]
et le LIEPP[2], sous le
pilotage de France Stratégie, concluent à des effets presque nuls sur l’emploi
(rapport
du Comité de Suivi du CICE, 2017
). La divergence relative entre les
résultats des deux équipes a été arbitrée par l’INSEE et exposée dans le rapport
2018 du Comité de suivi du CICE
. Les conclusions de ces études et de la
synthèse de l’INSEE sont riches d’enseignements et procèdent d’une méthodologie
maîtrisée, employée couramment dans l’évaluation des politiques
publiques : l’évaluation ex-post en utilisant un groupe de
bénéficiaires et un groupe de contrôle[3]
et comparer le destin de ces deux groupes pour identifier l’effet de la
réforme.

A quelques détails
près.
Premièrement, le CICE n’a pas été mis en place en faisant en sorte
qu’il y ait un groupe de bénéficiaires d’un côté et de l’autre un groupe
témoin. Cela aurait été la configuration idéale (ou presque, voir infra) pour
mesurer l’effet du CICE, si les deux groupes avaient été tirés au sort. On
parle de Randomized Controlled Trial (RCT), largement appliqué en médecine
et en pharmacologie. Cette méthode a valu le prix en sciences économiques en
mémoire à Alfred Nobel à Esther Duflo
pour ses applications fructueuses à
de nombreuses questions de politiques publiques, notamment dans le cadre de
l’économie du développement[4].
Même lorsque les deux groupes sont tirés rigoureusement au sort, la méthode repose
sur quelques hypothèses fortes puisqu’on n’observe jamais ce qui se serait
passé pour le groupe des bénéficiaires en l’absence de politique. On l’infère à
partir de ce qui se passe pour le groupe témoin, ce qui suppose qu’il n’y ait d’effet
de la mesure que sur les individus (ou les entreprises) traités.

Pour pallier cette absence d’assignation aléatoire, on raisonne
par ce qu’on appelle une expérience naturelle : le tirage au sort n’est
pas intentionnel, mais le traitement a été pris de façon suffisamment diverse
pour qu’on puisse reconstruire des groupes aléatoires. Par exemple, un
médicament est interdit en dessous d’un certain âge et en séparant les
individus juste au-dessus et juste au-dessous de cet âge limite, on peut
espérer construire des groupes pseudo-aléatoires. Malheureusement pour le CICE
(et c’est le deuxième point), cette approche est impossible : toutes les
entreprises (soumise à l’impôt sur les sociétés) étaient éligibles au CICE et
prendre comme groupe de contrôle les associations à but non lucratif ou les
administrations publiques n’aurait aucun sens. Sans cette option, il faut
essayer de contourner l’obstacle.

La méthode d’évaluation ex post du CICE utilisée est une
forme encore plus dégradée de la méthode d’indentification par RCT. Ne
disposant ni d’un groupe de contrôle choisi aléatoirement, ni de la possibilité
de le reconstruire à partir des observations, c’est l’intensité de traitement
qui est employée pour mesurer les effets du CICE. Certaines entreprises
reçoivent un montant de CICE plus élevé que d’autres et c’est sur la base de
ces différences que l’on espère pouvoir identifier un effet du CICE. Si le CICE
était un médicament et les entreprises des patients traités par ce médicament,
on chercherait à mesurer les effets du médicament non pas en séparant d’un côté
ceux qui ont pris le médicament et de l’autre ceux qui ne l’ont pas pris (en
s’arrangeant pour que la décision de prise du médicament soit
« aléatoire »), mais en différenciant ceux qui ont pris une dose de
ceux qui en ont pris davantage. Cette approche ne peut fonctionner que si on
est sûr que l’effet du traitement est proportionnel à la dose prise et c’est
une hypothèse analogue qui a été retenue pour l’évaluation du CICE.

Cet empilement d’hypothèses affaiblit la capacité de la
méthode à produire un résultat utilisable. Mais la première est centrale :
il est difficile de penser que dans un environnement concurrentiel ce qui
arrive à une entreprise n’a pas d’impact sur les autres[5].
Baisser les coûts d’une entreprise réduira l’activité chez ses concurrentes si
elles ne bénéficient pas elles-mêmes de la même mesure ; Clément
Carbonnier oublie un peu vite une étude
pourtant pas si ancienne de Pierre Cahuc et Stéphane Carcillo
sur une
population très particulière qui concluait à un effet tellement massif des
baisses de charges sur les bas salaires qu’il impliquerait un effet important
pour un dispositif qui n’est pas concentré. Utilisant le dispositif « zéro
charge » pour les entreprises de moins de 10 salariés, les auteurs
montraient un très fort effet pour les entreprises juste en deçà de 10 salariés
par rapport à celles juste au-dessus. L’effet exhibé est un effet différentiel,
potentiellement différent de l’effet agrégé sur l’ensemble de la population des
entreprises. Supposer que les entreprises sont comme des individus néglige les
interactions entre les entreprises, essence même d’une économie de marché.

Toujours sous la houlette de France Stratégie, d’autres
analyses ont été conduites[6],
employant la même méthode – en cherchant à exploiter l’intensité de traitement
au CICE pour en identifier les effets, mais sur des données de branche. Si l’on
perd beaucoup d’observations, passant de plusieurs dizaines de milliers à
quelques dizaines, et donc de puissance statistique, on gagne sur un
plan : au lieu de considérer des « atomes » insaisissables dont
la taille varie au gré du traitement et des interactions avec les
« atomes » concurrents, on peut considérer avec un peu plus
d’assurance que les secteurs agrègent la plupart de ces dynamiques et sont un
objet d’étude plus robuste. Ces analyses concluent à un effet du CICE sur
l’emploi, significativement différent de 0. Le résultat n’est pas très précis,
mais il est probable que le changement dans le niveau d’observation suffise à améliorer
la capacité de la méthode à identifier un effet du CICE.

Toujours est-il que ne pas mesurer un effet ne veut pas dire
que cet effet est inexistant. Considérer que l’absence de résultats tranchés à
des méthodes qui reposent sur des hypothèses qui sont intuitivement très loin
d’être satisfaites ressemble un peu à un jeune enfant qui se cache en fermant
les yeux : si je ne vois rien, personne ne me voit. Appuyer cette naïveté
déconcertante par des arguments d’autorité ne la rend pas plus convaincante,
bien au contraire.

Conclure ainsi de l’échec de la mesure des effets du CICE à
l’échec du CICE et de cet échec au fait qu’augmenter les cotisations retraites
n’aurait pas d’effet sur l’emploi ou toute autre variable d’intérêt est en opposition
avec une kyrielle d’analyses[7].
Argument d’autorité n’est pas autorité de l’argument.


[1]
Fédération de recherche CNRS « Travail, emploi et politiques publiques » (FR
CNRS n° 3435).

[2]
Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques, Science
Po Paris, à laquelle Clément Carbonnier est rattaché.

[3] Le groupe
de bénéficiaires reçoit la mesure (on parle de traitement) alors que le groupe
de contrôle, dont les individus sont « proches » de ceux du groupe de
bénéficiaires, ne reçoit pas la mesure (ou le traitement).

[4] Il y a
néanmoins des limites notables aux RCT (voir ici).

[5] Un autre
canal de « contagion » passe par le financement de la mesure. Si
cette contagion par le financement n’est pas corrélée au traitement, elle
n’empêche pas la mesure du traitement. Cette hypothèse s’ajoute aux autres.

[6] Par
l’OFCE, ces résultats seront publiés dans le rapport du Comité de suivi 2020.

[7]La
question de savoir ce qui se passe en cas de hausse de cotisations sociales de
façon générale (dans la plupart des pays, la notion de cotisations sociales
employeurs n’existe pas) est assez complexe (voir Melguizo et
Gonzalez-Paramo (2012)
pour
une méta analyse, et les travaux récents de Bozio, Breda,
Grenet (2017)
ou Alvaredo,
Breda, Roantree et Saez (2017)
pour un focus sur le cadre institutionnel
français.




L’emploi des femmes seniores : une grande vulnérabilité

par Françoise Milewski

Maintenir les senior.e.s en emploi est un objectif des politiques
publiques, en particulier dans le cadre des réformes des retraites. Pour éclairer
ce débat sur la prolongation de l’activité, il est nécessaire d’analyser les
évolutions passées et la situation actuelle de l’activité et de l’emploi des
senior.e.s. L’accent sera mis sur les évolutions respectives de l’insertion sur
le marché du travail des femmes et des hommes. Il apparaît que l’emploi des femmes seniores se
caractérise par une plus grande vulnérabilité, comparé à celui des hommes
seniors et comparé à celui de leurs cadettes. Les critères de l’âge et du sexe
se cumulent pour fragiliser le maintien ou l’accès à l’emploi et constituent
des freins spécifiques[1].



La hausse du taux
d’activité des senior.e.s, en longue période, provient essentiellement de celle
du taux d’activité des femmes

La
hausse du taux d’activité[2]
des senior.e.s depuis 1975 résulte d’évolutions différenciées entre les femmes
et les hommes. Le taux d’activité des hommes de 50 à 64 ans avait
significativement reculé entre 1981 et 1995, sous l’effet de l’abaissement de
l’âge de la retraite et du développement des préretraites. Il s’est accru
ensuite, du fait de l’allongement des durées de cotisations nécessaires à la
cessation d’activité et de la baisse du nombre des préretraites. Mais en 2018,
le taux d’activité des hommes seniors est encore inférieur de 6.8 points à
celui de 1975. Le taux d’activité des femmes, à l’inverse, a stagné jusqu’au
milieu des années 1990, puis s’est fortement accru, beaucoup plus vite que
celui des hommes. En 2018, le taux d’activité des femmes seniores est supérieur
de 22.3 points à celui de 1975 (graphique 1).

Aux
raisons générales et communes concernant les réformes des retraites, s’ajoutent
des facteurs spécifiques : l’effet de l’insertion croissante des femmes
des générations de l’après-guerre sur le marché du travail, la multiplication
des séparations conjugales, qui rend l’emploi primordial, et la nécessité pour
les femmes, en moyenne, de prolonger leur carrière davantage que les hommes
pour bénéficier du taux plein de leur retraite.

La
vision d’une augmentation générale des taux d’activité des senior.e.s est donc
fragmentaire car elle néglige les évolutions différenciées selon le sexe, à
savoir des tendances divergentes du milieu des années 1970 au milieu des années
1990, puis une hausse commune mais à des rythmes différents. S’il en était encore
besoin, cela montre à nouveau qu’une analyse non sexuée du marché du travail
peut conduire à des conclusions partielles, voire fausses.

Du
fait de ces évolutions, les écarts de taux d’activité entre les femmes et les
hommes se sont très fortement réduits. En 2018, le taux d’activité des seniores
de 50 à 64 ans est inférieur de 6.2 points à celui des seniors (contre 35.3
points en 1975 et 16.6 points en 1993). L’écart est plus faible que ceux des
autres tranches d’âge et il s’amenuise avec l’âge : il est encore de 8.8
points entre 50 et 54 ans, de 7.3 points de 55 à 59 ans, mais n’est que de
0.5 point de 60 à 64 ans. Au-delà de 65 ans, il reste faible (-2.5 points
de 65 à 69 ans et -0.9 point après 70 ans, mais avec des niveaux bas de taux
d’activité).

Un chômage moindre
chez les senior.e.s que chez les jeunes, mais davantage de longue durée

Le
chômage des senior.e.s, femmes et hommes, est inférieur à celui des autres
classes d’âge. On peut expliquer ces caractéristiques du chômage des senior.e.s
(moindre niveau et moindres fluctuations) par des retraits du marché du
travail, induits par les politiques publiques passées (dispenses de recherches
d’emploi…) ou les pratiques antérieures des entreprises (préretraites…), et par
le découragement de la recherche d’emploi, passé un certain âge. En 2018, la
différence entre les 25-49 ans et les 50-64 ans est de 1.4 point pour les
hommes et 2.4 points pour les femmes.

Le
taux de chômage des seniores (6.5 % en 2018) est du même ordre de grandeur
que celui des seniors (6.7%). Durant les deux dernières décennies, pour les
femmes seniores, c’est le taux de chômage des 60-64 ans qui a le plus augmenté.
Les catégories moins âgées avaient subi des hausses plus précoces : on lit
dans ces évolutions, entre autre, les effets des réformes successives des
retraites.

Mais
le chômage des senior.e.s est de plus longue durée. La part du chômage de
longue durée (plus d’un an) et de très longue durée (plus de deux ans) atteint
respectivement 54.3 et 34.1 % chez les seniores, contre 61.2 et 41.2 %
chez les seniors. Ces parts sont bien plus élevées que celles des catégories
plus jeunes. Cela traduit la grande difficulté de retrouver un emploi, passé un
certain âge. Les senior.e.s sont donc moins souvent au chômage que les autres
classes d’âge, mais ils et elles y demeurent plus longtemps.

En
outre, les femmes seniores sont surreprésentées dans les demandes d’emploi en
activité réduite[3].

Les seniores qui
ont un emploi partiel et qui s’inscrivent à Pôle emploi pour travailler
davantage sont nettement plus nombreuses que les seniors dans cette situation.
L’écart n’a cessé de s’amplifier. Les demandes d’emploi des seniores en
activité réduite représentent 60.8 % du total à la fin de 2018. La
surreprésentation des femmes dans les demandes d’emploi en activité réduite
n’est pas spécifique à cette tranche d’âge, mais elle est amplifiée. Les femmes
finissent, plus souvent que les hommes, par retrouver et/ou accepter un
travail, mais celui-ci ne correspond pas à leurs attentes.

Le cumul
emploi-chômage : des hommes jeunes sur des contrats très courts et des
femmes âgées sur des contrats plus longs

Parmi
les personnes qui cumulent emploi et chômage[4]
sur des contrats de moins d’un mois, on trouve une majorité d’hommes et le
profil des âges pour les hommes et les femmes est similaire : un nombre
élevé de personnes en début de vie active, puis un recul et une légère
remontée. En revanche, parmi les cumulant.e.s sur des contrats de plus d’un
mois, où les femmes sont majoritaires, le nombre d’hommes diminue avec l’âge
mais le nombre de femmes augmente. Elles ont certes davantage de contrats de
plus d’un mois que les hommes, mais elles sont de plus en plus nombreuses avec
l’âge à cumuler chômage et emploi[5].
Cela traduit la plus grande vulnérabilité des seniores sur le marché du travail.

Parmi les
salarié.e.s en multi-employeurs qui, perdant un de leurs emplois, peuvent
bénéficier d’une indemnisation chômage leur permettant la poursuite de leurs
autres emplois, 80 % sont des femmes et près de la moitié a plus de 50
ans. Les métiers recherchés par ces allocataires sont le plus souvent dans les
secteurs de l’assistance aux enfants, des services domestiques, du nettoyage
des locaux, de l’assistance auprès d’adultes.

Des emplois moins
qualifiés

Lorsque les
femmes seniores ont un emploi, celui-ci est davantage concentré dans le
tertiaire et moins qualifié. Un niveau de formation initiale moins élevé en
moyenne, une moindre valorisation des diplômes et une reconnaissance des
qualifications et compétences plus difficile à obtenir les pénalisent. La
répartition socio-professionnelle reflète les qualifications acquises lors des
décennies précédentes. Mais il apparaît que la qualification s’accroît avec
l’âge pour les hommes, alors que ce n’est pas le cas pour les femmes. Les
hommes progressent dans la carrière et obtiennent des postes de plus en plus qualifiés
(ils sont plus souvent cadres et moins souvent non qualifiés après 50 ans
qu’avant), ce qui compense le moindre niveau de formation initiale des
générations anciennes. A l’inverse, les femmes de plus de 50 ans ont des postes
moins qualifiés que leurs cadettes (graphique 2).

Le moindre niveau
de formation initiale des seniores pèse donc davantage car le déroulement de
carrière est plus discriminant. Lorsqu’elles se sont interrompues ou qu’elles
ont perdu leur emploi, elles peinent à retrouver du travail et acceptent plus
souvent un poste moins qualifié, faute de mieux. Celles qui n’ont pas connu
d’interruption ont également un parcours moins favorable que les hommes. L’élévation
du niveau de formation des jeunes femmes ne suffira donc pas, à lui seul, à
surmonter les inégalités entre seniores et seniors, compte tenu des freins et
des discriminations qui s’exercent.

Des emplois de
moindre qualité…

La
part des contrats temporaires dans l’emploi des femmes seniores est plus élevée
que celle des hommes. Elle reste cependant inférieure à celle des autres
classes d’âge, tant pour les hommes que pour les femmes. Mais l’instabilité de
l’emploi s’est amplifiée dans la période récente et les femmes sont les plus
concernées.

Les
senior.e.s sont plus souvent à temps partiel que les autres actifs occupés et
les différences entre les hommes et les femmes sont importantes. L’emploi à
temps partiel des senior.e.s représente 21.7 % de l’emploi, contre 16.5 %
pour les salarié.e.s de 25 à 49 ans en 2018. Pour les seniores, la part est de
32.8 % (26.8 % pour les femmes de 25 à 49 ans) et pour les seniors
elle est de 10.9 % (6.0 % pour les hommes de 25 à 49 ans).

Les
évolutions dans le temps ont été nettement différenciées. Pour les femmes de
plus de 50 ans, la progression du temps partiel s’est amorcée dès le début des
années 1980 et fut régulière, alors que celle des 25-49 ans s’est accélérée
dans les années 1990 sous l’effet des politiques publiques. L’écart, de presque
10 points au milieu des années 1970, avait presque disparu 30 ans plus tard.
Mais dans la dernière décennie, ce sont des évolutions divergentes qui se
manifestent : le temps partiel progresse parmi les femmes seniores, mais
recule parmi les femmes de 25 à 49 ans, recréant un écart de 6 points.

Les temps partiels des hommes seniors, longtemps cantonné à
7-8 % de leur emploi, atteint désormais 10.9 %, car il a connu une
hausse similaire à celle des femmes depuis la deuxième moitié des années 2000,
témoin de la dégradation générale du marché de l’emploi pour les plus âgé.e.s.
L’écart avec les femmes seniores est de 21.9 points en 2018, proche de la
moyenne de longue période.

L’allongement de
la vie active reproduit donc les caractéristiques des emplois, en les
exacerbant. Le travail à temps partiel progresse avec l’âge et les faibles
quotités tiennent une place de plus en plus importante. Au-delà de 60 ans, le
temps partiel atteint 45.2% de l’emploi des femmes. 16.5 % des femmes de
plus de 60 ans en emploi exercent des emplois de moins de 15 heures, qui
représentent 36.6 % des emplois à temps partiel de cette tranche d’âge. La
diffusion du temps partiel au fil de l’âge vaut même si l’on ne prend en compte
que les personnes actives qui ne cumulent pas leur activité avec une retraite. Le
sous-emploi (essentiellement dû au temps partiel) s’est développé davantage
parmi les femmes seniores que parmi les hommes seniors.

Il n’apparaît
donc pas nettement de comportement de réduction volontaire du temps de travail avant
la retraite, ni de convergence entre les femmes et les hommes senior.e.s. Au
contraire, la montée du sous-emploi chez les femmes de plus de 50 ans participe
au diagnostic d’une plus grande fragilité de l’emploi.

… et moins bien
rémunérés

Les écarts des
salaires moyens entre les femmes et les hommes croissent avec l’âge.
L’inégalité est accrue si l’on raisonne en équivalent-temps-plein. Aux
fondements généraux des inégalités entre les femmes et les hommes s’ajoutent
donc des discriminations spécifiques à l’encontre des seniores. Quel que soit
le niveau de diplôme, les inégalités se forment dès l’entrée dans la vie active
et s’amplifient avec l’âge. Pour les salarié.e.s à temps complet, la
progression est beaucoup plus marquée chez les hommes, en particulier pour les
plus diplômés, alors que pour les femmes, les carrières sont plus plates,
qu’elles soient diplômées ou non, sans progression au fil des générations.

Des ruptures de
parcours avant la retraite

Les trajectoires
en fin de carrière témoignent de la fréquence des ruptures de parcours. Une
proportion significative des seniores passe par des périodes de chômage ou
d’inactivité entre leur sortie définitive du marché du travail et leur départ à
la retraite. La part des femmes ayant quitté le marché du travail avant 50 ans
ou bien n’ayant jamais travaillé est plus élevée que la part des hommes et cet
écart s’accroît avec l’âge. En outre, plus de la moitié des femmes prennent
leur retraite en ayant connu des années de non emploi dans les années qui
précèdent, et elles subissent davantage de changements de statuts que les
hommes.

Questions pour
l’avenir

Dans les analyses
des inégalités entre les femmes et les hommes en général, il est usuel de
commenter la situation des femmes comme étant « dans, en marge et hors du
marché du travail ». On en attribue l’origine, en partie, aux difficultés
d’articulation entre les tâches professionnelles et parentales. Il est frappant
de constater que cela vaut aussi pour les plus de 50 ans. Il faut donc bien
chercher ailleurs le fondement des inégalités : dans l’évolution des
structures de l’emploi et dans les discriminations spécifiques que subissent
les femmes quel que soit leur âge. Sous couvert de moindre disponibilité
lorsqu’elles sont jeunes et qu’elles ont des enfants en bas âge, sous couvert
d’autres formes de discriminations lorsqu’elles vieillissent et qu’elles
subissent des freins spécifiques.

Pour l’avenir,
plusieurs questions peuvent être posées, au regard des tendances passées. Se
pose d’abord la question du partage entre l’emploi et le non-emploi. La hausse,
voulue et favorisée, des taux d’activité se traduira-t-elle par une
augmentation de l’emploi ou bien par celle du chômage ? Ou bien par une
instabilité des parcours et des allers-retours multiples entre emploi et
non-emploi, que celui-ci prenne la forme de l’inactivité, du chômage ou du
sous-emploi ?

Les difficultés à
rester en emploi sont multiples. En cas de chômage, le risque d’y demeurer
longtemps est accru car les seniores subissent des freins spécifiques pour
retrouver un emploi. Le secteur tertiaire, en particulier les services à la
personne et les métiers sanitaires et sociaux, offre et continuera d’offrir un
débouché croissant aux femmes seniores. Qu’elles soient en recherche d’emploi à
la suite d’une perte d’emploi, que la crise économique ou les réformes des
retraites aient retardé l’acquisition des droits nécessaires pour bénéficier
d’une retraite à taux plein lorsqu’elles ont une carrière incomplète, qu’elles
soient demandeuses d’emploi en activité réduite et souhaitent travailler
davantage, qu’elles aient besoin de cumuler retraite et emploi du fait de leur
faible niveau de pension. Mais cela risque d’accroître encore plus la dualité
du travail entre femmes et hommes et entre les femmes.

La question se
pose aussi de l’ampleur que prendra le temps partiel. La hausse de l’activité
des femmes s’est faite avec une progression du temps partiel. Si l’on considère
que le temps partiel a permis aux mères de s’insérer dans l’emploi et qu’il
s’est substitué à l’inactivité, alors une inflexion devrait se produire (une
fois que les enfants ont grandi) ; mais ce n’est pas ce que laissent
prévoir les évolutions passées. Si, en revanche, le développement du temps
partiel tient essentiellement à la tertiarisation de l’économie et à la demande
de travail (part élevée du temps partiel dans les services, dont les métiers
sont majoritairement pourvus par les femmes), alors l’emploi des femmes
seniores restera durablement marqué par le temps partiel.

Les difficultés
d’insertion et de réinsertion après une perte d’emploi s’ajoutent à cette
caractéristique structurelle. De plus, le report de l’âge de départ en retraite
renforce la tendance, puisque le temps partiel s’amplifie aux âges avancés.
L’emploi des femmes seniores serait alors de plus en plus à temps partiel. Seul
pourrait jouer en sens contraire le fait que le niveau de diplôme des jeunes
femmes s’élevant, elles seraient progressivement moins concentrées sur les
emplois peu qualifiés du tertiaire, les plus pourvoyeurs de temps partiel. A
condition que les stéréotypes et les discriminations s’atténuent.

La question se
pose aussi de la reconnaissance des qualifications et des déroulements de
carrière. Les conditions d’emploi des seniores seront encore durablement
déterminées par les caractéristiques des générations de femmes moins formées
que les hommes et/ou formées dans des filières moins valorisées. Certes cette
situation changera à long terme. Mais cela suppose que la qualification acquise
soit reconnue sans discriminations et que les carrières des femmes progressent
à l’égal des hommes. Or jusqu’à présent, en moyenne, la qualification s’accroît
avec l’âge seulement pour les hommes.

La question de la
qualité de l’emploi est donc primordiale. La polarisation du marché du travail
concerne les femmes comme les hommes. Mais les femmes sont les plus touchées.
La ségrégation professionnelle les pénalise : emplois peu qualifiés,
souvent à temps partiel et à faibles salaires. Les femmes seniores sont cependant
hétérogènes. Les femmes cadres sont certes discriminées dans leurs carrières,
si bien que lorsque lorsqu’elles sont seniores elles n’exercent pas les mêmes
emplois que leurs collègues masculins. Mais elles ont des parcours le plus
souvent stables et parviennent à l’âge de la retraite sans ruptures majeures. A
l’opposé, la précarisation des femmes à l’origine peu formées les enferme dans
le sous-emploi au fil de l’âge : la ségrégation professionnelle est
renforcée et les ruptures de trajectoires plus nombreuses en fin de carrière.

Pour les femmes
seniores précaires en sous-emploi durable, l’évolution spontanée du marché du
travail (structures sectorielles, normes d’emploi…) ne permet pas d’anticiper
une amélioration de la situation. C’est donc d’une part du côté de la
sécurisation générale des parcours des emplois précaires, d’autre part de la
levée des freins qui s’exercent sur les femmes seniores et de façon plus
générale du combat contre les inégalités entre les femmes et les hommes tout au
long de la carrière que se situent les perspectives d’amélioration.


[1] Ce texte résume et actualise la première partie de
l’étude « Les femmes seniores dans l’emploi : état des lieux »,
CSEPFH (Conseil supérieur de l’égalité professionnelle entre les femmes et les
hommes), juin 2019. https://www.egalite-femmes-hommes.gouv.fr/wp-content/uploads/2019/07/CSEP-RAPPORT-FEMMES-SENIORS-EMPLOI-1.pdf

[2] Le taux d’activité est
le  rapport entre le nombre d’actifs en
emploi (actifs occupés) ou au chômage et l’ensemble de la population
correspondante.

[3] Les demandeurs d’emploi inscrits à Pôle
emploi sont tenus de faire des actes positifs de recherche d’emploi. Ils sont
classés en catégories, dont : catégorie A : sans emploi au cours du
mois ;  catégorie B : ayant exercé
une activité réduite courte (78 heures ou moins) au cours du mois ;
catégorie C : ayant exercé une activité réduite longue (plus de 78 heures) au
cours du mois.

[4]
Si un
chômeur ou une chômeuse est inscrit.e à Pôle emploi et travaille en activité
réduite, il ou elle peut, sous certaines conditions, percevoir une partie de
ses allocations chômage en plus du salaire de son activité.

[5]
UNEDIC – L’Assurance Chômage, dossier de
référence à la négociation, novembre 2018,

https://www.unedic.org/publications/dossier-de-reference-de-la-negociation-ouverte-en-novembre-2018
https://www.unedic.org/publications/dossier-de-reference-de-la-negociation-ouverte-en-novembre-2018



Les indicateurs d’inégalités relatives sont-ils biaisés?

Par Guillaume Allègre

La question des inégalités est
revenue au cœur des préoccupations des économistes. L’évolution, les causes,
les conséquences sont amplement discutées et débattues. Étrangement, les questions de
mesure semblent aujourd’hui relativement consensuelles[1].
Les économistes travaillant sur les inégalités utilisent à tour de rôle l’indice
de Gini de revenu disponible, la part du revenu détenue par les 10% les plus
aisés, le ratio inter-décile, … Toutes ces mesures ont pour caractéristique
d’être relatives : si l’on multiplie par 10 le revenu de toute la
population, l’indicateur n’est pas modifié. C’est le rapport de revenus entre
les plus aisés et les moins aisés qui compte. Peut-on mesurer les inégalités et
leur évolution autrement ?



L’observatoire
des inégalités
discute non seulement l’évolution du rapport de
revenus entre les plus et les moins aisés, mais également l’évolution de
l’écart de revenus : « En une
année, les 10 % les plus riches perçoivent en moyenne environ 57 000 euros, les
10 % les plus pauvres 8 400 euros. Une différence de 48 800 euros, équivalente
à un peu plus de 3,5 années de travail payées au Smic. L’écart a grimpé de 38
000 euros annuels en 1996 à 53 000 euros en 2011, puis a baissé pour revenir à
48 800 euros en 2017
. »  Mesurer
l’évolution de l’écart de revenus ne semble pas pertinent. Prenons deux
personnes de revenus de 500 et 1 000 euros, puis multiplions par 10 leurs
revenus : le rapport de revenus est stable, l’écart de revenus est
multiplié par 10. L’inégalité a-t-elle augmenté, a-t-elle été stable ou
a-t-elle diminué ? Selon la mesure de l’écart de revenus, elle a augmenté,
selon celle du rapport elle est stable. Selon nous, elle a peut-être diminué.

En effet, en France aujourd’hui,
l’écart de condition de vie, de mode de vie ou de bien-être, est peut-être plus
important entre une personne ayant un revenu de 500 euros, qui la met dans la
très grande pauvreté, et une personne ayant un revenu de 1 000 euros, qui la
met à la limite de la pauvreté qu’entre une personne ayant 5 000 euros de
revenus, que l’on peut qualifier de riche, et une personne ayant 10 000 euros de
revenus, que l’on peut qualifier de très riche. Ces deux dernières personnes
partagent en effet à peu près le même mode de vie, même si la dernière vit
probablement dans un logement un peu plus grand et mieux placé, et fréquente
des restaurants plus luxueux. Dit autrement, retirer 10% de revenus à une
personne très aisée a probablement moins d’effet que retirer 10% à une personne
à la limite du seuil de pauvreté. Une littérature importante sur l’aversion au
risque montre que les individus sont prêts à payer plus de 10% de leur revenu
lorsque celui-ci est élevé pour se protéger contre une baisse de 10% de leur
revenu lorsque celui-ci est faible. Ceci est d’ailleurs une des justifications de l’impôt progressif : on retire un
plus grand pourcentage aux plus aisés, mais le sacrifice est supposé égal car,
selon la théorie marginaliste, la capacité contributive croît plus vite que le
revenu (ou l’utilité croît moins que proportionnellement que le revenu).

Si l’on accepte cet argument, on
pourrait conclure qu’à niveau d’inégalités relatives constant (indice de Gini,
rapport de revenus entre les plus aisés et les plus pauvres), toutes choses égales par ailleurs, une
société plus riche serait en fait plus égalitaire, dans le sens où ses citoyens
ont un mode de vie ou un bien-être plus proche. L’intuition nous dit que ceci
est vrai pour les écarts importants de richesse (comme la multiplication par 10
des revenus de notre exemple). Si c’est le cas, il faut relativiser les
comparaisons d’inégalités relatives faites sur très longue période ou entre
pays développés et pays en voie de développement.  Lorsque Thomas Piketty
montre
que les 10% les plus aisés ont capté 50% du revenu entre 1780
et 1910, on pourrait alors conclure que les inégalités ont baissé durant la
période !

Milanovic
et Milanovic,
Lindert et Williamson
ont développé des concepts qui tiennent compte
de cet effet richesse dans une perspective historique de très
long-terme : la frontière des inégalités (inequality frontier) est l’inégalité maximale possible dans une
société en tenant compte du fait que la société doit garantir la subsistance
des plus pauvres (le revenu minimal pour vivre) : dans une économie avec
très peu de surplus (ou le reste à vivre moyen est faible), l’inégalité réalisable
maximale sera faible[2] ;
dans une économie très aisée, le coefficient de Gini réalisable maximal sera
proche de 100 pourcent[3].
Le ratio d’extraction est le Gini actuel divisé par le Gini réalisable
maximal. Plus une société est aisée, plus le coefficient de Gini réalisable
maximal sera faible, et plus – à Gini égal – 
le ratio d’extraction sera faible. On pourrait aussi calculer un « Gini
de reste à vivre » (au sens du revenu disponible moins le revenu
minimum de subsistance)[4].

Il peut être argué que lorsque l’on compare les inégalités dans deux sociétés de développement inégal, le ratio d’extraction est un meilleur indicateur d’inégalités que le Gini de revenu disponible[5] ou que les autres indicateurs d’inégalité relative. Une conclusion de Milanovic et al. : « ainsi, bien que l’inégalité dans les sociétés préindustrielles historiques soit équivalente à celle des sociétés industrielles actuelles, l’inégalité ancienne était beaucoup plus importante lorsqu’exprimée en termes d’inégalité réalisable maximale. Comparée à l’inégalité réalisable maximale, l’inégalité actuelle est bien inférieure à celle des sociétés anciennes ». D’après les auteurs, au début des années 2000, le Gini réalisable maximal était de 55,7 au Nigéria et de 98,2 aux États-Unis : la comparaison des inégalités entre les deux pays sera alors très différente selon que l’indicateur choisi est le Gini de revenus ou le ratio d’extraction. Par contre, il y aura peu de différences entre les États-Unis et la Suède (Gini réalisable maximal de 97,3) malgré une différence de revenu moyen de 45%. L’effet est en fait saturé puisque le revenu suédois correspond déjà à 40 fois le minimum de subsistance (400 dollars annuels en parité de pouvoir d’achat) et l’américain, 58 fois. Dans l’approche des auteurs, le minimum de subsistance est fixé en parité de pouvoir d’achat et est fixe entre les pays et dans le temps. Mais le minimum de subsistance est-il réellement de 400 dollars annuels en Suède aujourd’hui ? Lorsque l’on compare les inégalités aux États-Unis et en Suède aujourd’hui, ce minimum de subsistance est-il pertinent ? Prendre un minimum de subsistance nettement plus élevé pourrait changer la comparaison des inégalités, même dans les pays développés (à Gini de niveau de vie comparable, la Suisse est-elle en fait plus égalitaire que la France ?). Le problème qui se pose alors est d’établir un montant de revenu minimum de subsistance[6].

Le choix d’un indicateur
d’inégalités dépend de l’objectif poursuivi. Si l’idée est de comparer les
inégalités de condition de vie à travers le temps ou entre les pays, le Gini de
reste à vivre est peut-être pertinent. Par contre, si la crainte est que des
revenus trop élevés présentent un danger pour la démocratie (position notamment
développée par Stiglitz dans Le
prix de l’inégalité
), la mesure des  inégalités relatives telles que calculées par
la part du revenu captée par les 1% les plus aisés semble plus pertinente. 

Lorsque l’on compare des sociétés
proches en termes de développement, il existe d’autres limites, peut-être plus
importantes, à la comparaison des Gini de niveau de vie. À inégalités de
revenus identiques, un pays dont les dépenses publiques en santé, logement,
éducation, culture, etc. sont plus élevées, sera (probablement) plus égalitaire
(à moins que les dépenses publiques profitent proportionnellement davantage aux
plus aisés). La question du logement est également importante, celui-ci pesant
pour une très large part dans le budget des ménages : des loyers élevés,
dus à une offre de logement contrainte, augmentera les inégalités toutes choses
égales par ailleurs (les locataires sont aujourd’hui en moyenne plus pauvres). En
comparaison ou évolution, il est difficile de tenir compte de cet effet, car le
prix des logements peut refléter une meilleure qualité ou de meilleures
aménités. De plus, les inégalités entre propriétaires et locataires ne sont pas
prises en compte dans le calcul usuel du niveau de vie : à revenu égal, un
propriétaire ayant fini de rembourser son emprunt est plus aisé qu’un locataire
mais le loyer fictif dont bénéficie le propriétaire ne rentre pas dans le
calcul de son niveau de vie. Enfin, et sans vouloir être exhaustif, la question
de la durée du travail et de la production domestique complique également
l’équation : un écart de revenus peut être lié à un écart de durée du
travail, notamment si un des conjoints dans un couple (le plus souvent la
femme) est inactif ou travaille à temps-partiel. Or, le conjoint inactif peut
participer à la production domestique (notamment garder les enfants) non prise
en compte dans les statistiques : l’écart de niveau de vie avec le couple
bi-actif est plus faible que ce qu’implique l’écart de revenus. Les
statistiques ne prennent en général pas en compte cet effet car il est
difficile de donner une valeur à la production domestique.

On voit donc que la mesure du revenu
et du niveau de vie, et donc des inégalités est imparfaite. L’effet richesse (à
Gini de niveau de vie égal, une société plus riche est probablement plus
égalitaire toutes choses égales par ailleurs) est une limite, parmi d’autres
dont certaines probablement plus importantes lorsque l’on compare les économies
développées. Par contre, cet effet richesse pourrait être relativement important
si l’on veut comparer les inégalités de condition de vie entre la France de
1780 à celle de 1910 et a fortiori d’aujourd’hui.


[1]
Alors qu’elle était proéminente du début des années 1970 à la fin des années 1990 :
voir notamment les travaux d’Atkinson, Bourguignon, Fleurbaey et Sen.

[2]
Milanovic et al. donnent l’exemple
suivant : supposons une société de 100 individus dont 99 sont dans la
classe inférieure. Le minimum de subsistance dans cette société est de 10
unités et le revenu total de 1 050 unités. L’unique membre de la classe
supérieur reçoit 60 unités. Le coefficient de Gini associé à cette distribution
(le Gini réalisable maximal) est seulement de 4,7 pourcent.

[3]
En fait, le Gini réalisable maximal progresse vite : si dans la société
précédente, le revenu progresse à 2 000 unités et que le dictateur extrait
tout le surplus (1 010 unités), le Gini bondit à 49,5. 

[4]
Le Gini de reste à vivre, ou le ratio d’extraction partagent certaines
caractéristiques de l’indice
d’Atkinson
, notamment l’idée qu’il faille différencier les
inégalités parmi les plus aisés et parmi les plus pauvres. Néanmoins, l’indice
d’Atkinson reste un indicateur d’inégalités relatif : si tous les revenus
sont multipliés par 10, l’indicateur reste constant. L’indice satisfait
l’indépendance à la moyenne, ce qui est généralement recherché parmi les indicateurs
d’inégalité, mais que nous cherchons à dépasser ici.

[5]
Les deux indicateurs ne mesurent pas les mêmes concepts. D’une part, il peut
être intéressant d’utiliser plusieurs indicateurs mais d’autre part la
multiplication des indicateurs pose le problème de la lisibilité donc il faut
bien choisir. Le choix d’un indicateur s’appuie sur un jugement normatif
puisque, a minima implicitement, l’idée est de réduire les inégalités selon la
mesure choisie (il est consensuel parmi les économistes que, toutes choses égales par ailleurs, moins
d’inégalité est préférable). 

[6]
D’autant plus que ce revenu doit être cohérent dans le temps ou entre pays si
l’objectif est d’appréhender une évolution ou de faire une comparaison.




Fiscalité du patrimoine : un débat capital

par Sandrine Levasseur

La fiscalité du
patrimoine constitue un élément important de notre politique socio-fiscale.
Elle contribue de façon non négligeable au financement des dépenses publiques :
les revenus fiscaux sur la détention, les revenus et la transmission du
patrimoine représentent en France environ 70 milliards d’euros, soit
l’équivalent de 3,5 % du PIB ou de 7 % des recettes fiscales.

Pour autant, la
fiscalité du patrimoine n’a pas qu’une dimension économique et financière. Au
travers de sa transmission, le patrimoine a une forte composante familiale, ce
qui va le doter d’une valeur symbolique. La fiscalité du patrimoine a aussi une
forte composante sociétale car tous les individus ne sont pas en mesure
d’épargner alors que l’épargne est souvent un préalable à la constitution d’un
capital. De même, tous les individus n’héritent pas. D’où un patrimoine qui,
d’une part, est source d’inégalités entre les ménages et d’autre part, peut
être considéré comme n’ayant pas la même légitimité selon qu’il est reçu ou
acquis. Sujet sensible, très médiatisé, émotionnel même[1], la
fiscalité du patrimoine nécessite une approche pluridisciplinaire afin d’en
aborder ses différentes facettes et oblige très souvent à convoquer des
éléments de sociologie, d’histoire en plus de ceux de l’économie.



La fiscalité
n’est pas un objet consensuel. De façon assez récurrente dans l’histoire, des
mouvements émergent afin de contester certains aménagements de la politique fiscale[2]. Ne
serait-ce qu’au cours des dix dernières années, la politique fiscale a connu
plusieurs basculements au gré des alternances politiques mais aussi, certaines
fois, en cours de mandat présidentiel afin de mieux tenir compte des réalités
économiques et sociales. Ainsi, afin de permettre de nouvelles recettes
budgétaires, la fiscalité sur le capital a-t-elle été augmentée à partir de
2010 sous la présidence Sarkozy tandis que le principe de taxation équivalente
des revenus du capital et du travail a été consacré sous la présidence
Hollande. Sous la présidence Macron, plusieurs chantiers liés à la fiscalité
ont été ouverts ; certains ont déjà été achevés tels que la mise en place d’une
flat tax sur les revenus du capital
et le remplacement de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) par l’impôt
sur la fortune immobilière (IFI). La suppression de la taxe d’habitation, à
l’horizon de 2023, devrait conduire
à une réflexion sur une réforme de la taxe foncière dans les prochaines années.

Le numéro
161 de La Revue de l’OFCE

est consacré à la fiscalité du patrimoine[3]. Son
objectif est de fournir des éléments de réflexion que citoyens, politiques et
chercheurs pourront s’approprier de façon à éclairer et nourrir le débat sur la
fiscalité en général, et celle du patrimoine en particulier. Il s’inscrit en
complément d’un numéro de La Revue de l’OFCE paru en 2015 et dédié à
la « Fiscalité des ménages etdes
entreprises »[4].

Ce nouvel opus
est articulé autour de sept questions auxquelles sept articles apportent des
éléments de réponse, sinon de réflexion :

1. Où en est-on du
consentement à l’impôt en France ?

2. Quelles sont les
caractéristiques des inégalités patrimoniales ?

3. Comment a évolué
la fiscalisation des différents types d’actifs depuis 2018 ?

4. Comment ont
évolué les transmissions patrimoniales et leur fiscalisation dans le temps long
?

5. Faut-il
individualiser le patrimoine des ménages ?

6. Comment rénover
la fiscalité foncière ?

7. Comment financer
nos économies vieillissantes ?

Les auteurs (et experts reconnus dans
leur champ de recherche et discipline) des articles publiés dans ce numéro sont :
Céline Antonin, Luc Arrondel, Guillaume
Bérard, Kevin Bernard, Jérôme Coffinet, Clément Dherbécourt, Nicolas Frémeaux,
Marion Leturcq, André Masson, Alexis Spire, Vincent Touzé et Alain Trannoy.

La présentation
générale
, par Sandrine Levasseur, introduit et synthétise les sept
articles contenus de ce nouveau numéro de La Revue de
l’OFCE
.


[1]
L’héritage de
Johnny Halliday est très emblématique de l’émotion que suscitent les questions
d’héritage au sein des familles.

[2] Signalons, sans exhaustivité, trois mouvements
observés en France depuis le début de la décennie : ceux des « pigeons » et des
« bonnets rouges » en 2013 et, plus récemment, celui des « gilets
jaunes ».

[3] Ce numéro de La Revue de l’OFCE est constitué en partie de contributions ayant
été présentées lors de deux journées d’études, organisées conjointement avec
France Stratégie, en juin et décembre 2017 sur le thème « Fiscalité &
Patrimoine ».

[4] Revue de
l’OFCE n° 139 (2015),
numéro coordonné par Henri
Sterdyniak et Vincent Touzé.




Le recouvrement des impayés de pensions alimentaires réduit les dépenses sociales mais réduit également le niveau de vie de certaines mères isolées

Par Hélène Périvier (OFCE) et Muriel Pucci (CES, Université Paris 1)

Lors de son allocution du 26 avril, Emmanuel Macron a annoncé le renforcement de l’aide au recouvrement des Contributions à l’éducation et l’entretien des enfants (CEEE), communément appelées « pensions alimentaires » auprès des pères débiteurs : « on ne peut pas faire reposer sur des mères seules qui élèvent leurs enfants (…) l’incivisme de leurs anciens conjoints. ». Dans le système actuel, cet incivisme repose davantage sur la solidarité nationale que sur les mères elles-mêmes, si ces dernières font valoir leurs droits auprès de la CAF. En effet, la Loi de 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes a mis en place la Garantie d’impayé de pension alimentaire (GIPA) qui assure le versement d’un montant minium de pension égal à l’Allocation de soutien familial (ASF, environ 115 euros par enfant par mois) lorsque l’ex-conjoint ne paie pas ce qu’il doit au titre de l’éducation et de l’entretien de ses enfants. Au-delà de ce dispositif spécifique, le RSA et la Prime d’activité garantissent un revenu minimum à toutes les personnes éligibles. Les parents isolés, qui sont le plus souvent des femmes, perçoivent des majorations permettant de tenir compte de leur situation familiale. La solidarité nationale prend donc le relai des ex-conjoints défaillants pour les parents isolés aux revenus  les plus faibles. Lorsque le parent débiteur verse la CEEE due, le montant de RSA ou de la prime d’activité que perçoit le parent créditeur sont réduits d’autant.

Au côté des prestations sociales, l’Etat a créé, en janvier 2017, l’Agence de recouvrement pour les impayés de pension alimentaire (ARIPA) qui procède au recouvrement de celle-ci auprès des ex-conjoints débiteurs et facilite le versement par les CAF des aides sociales adaptées à chaque situation. L’annonce présidentielle ne vise donc pas à créer ce dispositif car il existe déjà, mais à renforcer son activité. L’objectif de l’ARIPA est de faire payer au parent débiteur les sommes dont il est redevable, ce qui a priori devrait améliorer le revenu disponible du parent créditeur et donc le niveau de vie des enfants. Un meilleur taux de recouvrement contribuerait également à la baisse des dépenses sociales. Il n’y a en effet aucune raison pour que le système social se substitue au parent débiteur si ce dernier est en mesure de payer la CEEE. Mais le recouvrement de la CEEE peut conduire à une baisse du revenu disponible de nombreuses mères isolées (le parent créditeur est le plus souvent la mère), en raison du traitement de cette catégorie de revenu dans le système fiscal et social. Ainsi, de façon contre-intuitive, un meilleur recouvrement des pensions réduit le niveau de vie de certaines mères isolées, celles qui sont dans les situations les plus précaires.

Pour améliorer le niveau de vie des enfants dont les parents sont séparés, il faut certes accroître l’injonction des pères à payer les CEEE dues, mais il faut également revoir le traitement de ces contributions dans les barèmes sociaux et fiscaux.

Le niveau de vie baisse à la suite d’une séparation

Le nombre de familles monoparentales n’a cessé d’augmenter depuis plusieurs décennies. Aujourd’hui on compte plus 1.6 million de foyers monoparentaux, soit plus de 22% des familles comprenant des enfants mineurs : 3.4 millions d’enfants vivent avec un seul de leur parent. La cause la plus fréquente de cette configuration familiale est la rupture de couple. 85% des parents isolés sont des femmes.

Les parents séparés voient leur niveau de vie baisser après la rupture, notamment du fait de la perte d’économies d’échelles associées à la vie en couple. En particulier les dépenses de logement pèsent sur le revenu des deux ex-conjoints. Cette perte de niveau de vie est la plupart du temps plus importante pour les femmes que pour les hommes car, lorsqu’elles sont en couple, elles réduisent ou cessent plus souvent leur activité professionnelle pour s’occuper des enfants. Elles ont donc moins de ressources propres (Bonnet, Garbinti, & Solaz, 2016). Par ailleurs elles ont le plus souvent la garde principale des enfants. Les femmes sont donc particulièrement concernées par la situation de monoparentalité, bien que la proportion de pères isolés se soit accrue ces dernières années, passant de 11% en 1990 à 15% en 2011 (Acs & Lhommeau, 2012). Par ailleurs les pères n’ayant pas la garde de leur enfant après la séparation subissent également une perte de niveau de vie, car ils versent une CEEE et ont également des dépenses de logement plus élevées que s’ils étaient célibataires sans enfant à charge et ceci même quand ils n’accueillent leurs enfants qu’un week-end sur deux (Martin & Périvier, 2018)[1].

Le niveau de la pension alimentaire et insolvabilité du parent débiteur

Au moment de la séparation, la Contribution pour l’éducation et l’entretien des enfants (CEEE) est fixée soit à l’amiable entre les deux parents, soit par un juge. Cette pension peut être monétaire ou en partie en nature (logement, loisir etc,… ). Le barème indicatif mis à disposition par la Chancellerie définit un montant de CEEE en pourcentage du revenu du parent débiteur, mais le juge arbitre en appréciant la situation dans son ensemble au cas par cas. La question du montant est d’autant plus complexe que les revenus des deux ex-conjoints sont faibles. Lorsque le parent débiteur ne peut pas payer une contribution d’un montant suffisant pour l’éducation des enfants, le système social prend le relais avec l’Allocation de soutien familial dite complémentaire. Il s’agit d’une prestation différentielle qui permet d’assurer une contribution minimale fixée à 115,64 euros par enfant et par mois. Par exemple si le juge fixe la CEEE à 50 euros, alors le parent ayant la garde de l’enfant recevra 65,64 euros en complément au titre de l’ASFC[2].

Comment lutter contre les impayés de pensions alimentaires ?

La grande majorité des contributions (82 %) sont payées systématiquement, 8 % le sont irrégulièrement, et 12 % ne sont pas payées (Insee, 2015). Ces statistiques ne concernent que les couples divorcés et ne tiennent pas compte des situations de séparation de parents non mariés pour lesquels les impayés existent aussi. Le Ministère des solidarités et de la santé avance un chiffre de 30 à 40% de pensions totalement ou partiellement impayées.

Pour aider les mères isolées dont l’ex-conjoint ne paie pas la CEEE, une garantie d’impayé de pension alimentaire (GIPA) a été instaurée en 2014 de façon expérimentale puis généralisée en 2016 sur l’ensemble du territoire. La GIPA garantit à hauteur de l’ASF toute pension impayée par le parent débiteur et cette ASF recouvrable est versée par la CAF qui réalise les démarches juridiques pour recouvrer les sommes dues. Pour une CEEE dont le montant excède le niveau de l’ASF (115,64 euros par enfant), le parent créditeur recevra le solde si la CAF réussit à recouvrer les sommes dues. Ce nouveau dispositif s’est accompagné de la création de l’Agence de recouvrement pour les impayés de pension alimentaire (ARIPA) en janvier 2017. Ce dispositif devrait être renforcé afin d’accroître le nombre de pensions impayées recouvrées.

L’incohérence du traitement des pensions alimentaires dans le système social

La façon dont les CEEE sont prises en compte dans les barèmes sociaux et fiscaux pour les deux parents n’est pas toujours cohérente.

L’impôt sur le revenu traite le versement de la CEEE comme un transfert de revenu. Ainsi, le parent débiteur déduit la pension versée de son revenu imposable et le parent créditeur l’ajoute à son revenu imposable. Lorsque les deux parents sont imposables et ne sont pas éligibles aux revenus sociaux (du type RSA ou Prime d’activité), le versement de la contribution améliore alors la situation de la mère et son impact sur le niveau de vie de père est atténué par la déduction fiscale.

En revanche, le calcul du RSA et de la Prime d’activité revient à compter deux fois les CEEE dans les revenus des parents. La mère qui a la garde des enfants doit déclarer les CEEE reçues, ce qui réduit d’autant le montant de la prestation (par un mécanisme différentiel), mais en contrepartie elle bénéficie de suppléments pour enfants à charge au titre du RSA et de la Prime d’activité[3]. En revanche, le père ne peut pas déduire les contributions qu’il verse à son ex-conjointe de ses ressources dans le calcul du RSA ou de la Prime d’activité et il ne bénéficie d’aucun supplément de ces prestations au titre de la charge que représente cette contribution sur son niveau de vie.

Le traitement des CEEE dans l’impôt sur le revenu, le RSA et la Prime d’activité implique que leur versement ne modifie pas le revenu disponible des mères isolées ayant de faibles ressources (substitution de la solidarité familiale à la solidarité collective) et qu’il améliore la situation des mères isolées qui ne sont pas éligibles aux prestations sociales. Du côté des pères, ceux qui sont imposables bénéficient d’une prise en compte de la charge que constitue la CEEE sur leur niveau de vie, ce qui n’est pas le cas de ceux potentiellement éligibles au RSA.

Mais au-delà de ces deux transferts sociaux (RSA et Prime d’activité), les contributions sont également prises en compte pour le calcul des aides au logement, des prestations familiales dégressives et/ou sous condition de ressources et de l’ensemble des tarifs sociaux basés sur un quotient familial (tarifs préférentiels de la cantine et des activités périscolaires par exemple). Pour ces aides, comme pour l’impôt sur le revenu, les CEEE sont considérées comme un transfert de revenu : le parent créditeur intègre les contributions reçues dans son revenu ce qui réduit les montant auxquels il a droit, et le parent débiteur les déduit de ses ressources ce qui accroît son degré d’éligibilité à ces prestations. In fine pour les mères élevant seules leurs enfants, la baisse de l’ensemble des prestations sociales peut être supérieure au montant de la contribution reçue ce qui induit une baisse de son revenu disponible. Autrement dit le taux marginal effectif d’imposition des contributions pour l’entretien et l’éducation des enfants est supérieur à 100%.

Prenons le cas d’ex-conjoints ayant deux enfants, le père débiteur gagne 1,5 fois le Smic (1 760 € par mois) et la mère isolée n’a pas de revenus d’activité. Si le père paie la contribution (122 € par enfant selon le barème indicatif, soit 244 €), le revenu disponible de la mère est alors de 1 347€ après transferts sociaux et prélèvements fiscaux. En revanche, si le père ne paie pas la contribution due, la mère isolée peut percevoir l’ASF (soit 115,64 € par enfant, soit 231,28 €) grâce à la GIPA. Pour cela elle doit en faire la demande et cette demande doit être validée (ce qui requiert que la mère ait effectivement engagé des démarches pour le recouvrement de la pension ou que le père ne soit pas solvable). Si la mère perçoit l’ASF en l’absence de contribution versée par le parent débiteur, son revenu disponible est de 1 392€ par mois, soit 45 € de plus que si le père verse la contribution due. En effet, la contribution est certes supérieure au montant de l’ASF de 13€, mais son versement implique une baisse du RSA de 59€ [4]. Si la mère ne perçoit ni l’ASF ni la CEEE, son revenu disponible est de 1 347 € et le recouvrement ne modifie pas son niveau de vie : la baisse du RSA compense exactement l’augmentation du revenu lié à la perception de la pension.

Supposons maintenant que la mère créditrice gagne le Smic. Si le père paie la contribution de 244 €, le revenu disponible de la mère est de 1 999€ après transferts sociaux et prélèvements fiscaux. En revanche si le père ne paie pas la contribution, le revenu disponible de la mère isolée est de 2 116 € par mois si elle perçoit l’ASF et de 2 070 € sinon. Dans les deux cas, le recouvrement de la contribution due par le père réduirait le niveau de vie de la mère et des enfants dont elle a la garde et ceci en raison de la baisse de la Prime d’activité (baisse de 60€ avec ASF et de 244€ dans le cas où elle ne perçoit pas l’AFS) mais aussi d’une baisse de l’aide au logement (de 71€ pour une aide en zone 2 avec un loyer égal au loyer plafond).

Certes pour toutes les femmes qui, du fait de ressources propres suffisantes, ne sont pas éligibles aux prestations sociales du type RSA, Prime d’activité ou allocations logement, le paiement effectif de la contribution implique une augmentation de leur revenu disponible. Mais pour toutes celles qui bénéficient de prestations sociales et de tarifs sociaux, le recouvrement réduit le niveau de vie. Or il s’agit de celles qui sont dans les situations les plus précaires. Reste le cas des mères qui ne recourent pas au RSA ou à la Prime d’activité et pour lesquelles le versement de la contribution accroît le niveau de vie, mais le non-recours aux prestations sociales constitue un dysfonctionnement du système social.

Pour éviter que le niveau de vie de certains parents baisse suite au paiement de la CEEE par leur ex-conjoint, il convient donc d’adopter une approche globale. Il est légitime de mettre en place les procédures facilitant le recouvrement des impayés de pensions alimentaires, car il n’y a aucune raison que l’Etat se substitue au parent débiteur lorsque celui-ci est en mesure de contribuer à l’entretien et à l’éducation de ses enfants. Mais lorsque la CEEE est effectivement payée, non seulement l’Etat ne verse plus l’ASF, mais il verse moins d’aides sociales diverses (allocations logement, RSA, prime d’activité) ce qui réduit la voilure des dépenses sociales, mais grève d’autant le revenu disponible des mères isolées et le niveau de vie de leurs enfants. Pour améliorer la situation des mères isolées, il ne suffira donc pas de recouvrer les pensions dues, mais il faudra revoir l’articulation du paiement des CEEE avec le système social et fiscal. Des travaux sont en cours au Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge (HCFEA) et des propositions allant de ce sens seront formulées avant l’été. Parallèlement, l’OFCE travaille actuellement à la rédaction d’un rapport sur la situation des socio-économiques des parents isolés dans le cadre d’un contrat de recherche réalisé pour la Direction générale de la cohésion sociale.

 

[1] Les gardes alternées ne représentent que 16% des organisations familiales fixées par le juge à la suite à une séparation.

[2] Notons que l’allocation n’est pas payée pour des montants inférieurs à 15 euros par parent bénéficiaire.

[3] Le RSA et la Prime d’activité peuvent être majorés dans certains cas : si le benjamin a moins de 3 ans ou durant la première année qui suit la séparation.

[4] L’ASF n’est pas intégralement déduite du RSA, mais seulement à hauteur de 80 % de son montant.




Hypergamie et célibat selon le statut social en France depuis 1969: une convergence entre femmes et hommes ?

Dans la dernière livraison de sa revue (Revue de l’OFCE, VARIA, n°160-2018), l’OFCE présente une étude de Milan Bouchet-Valat qui soulève deux paradoxes liés à l’augmentation du niveau d’éducation des femmes :

Le premier est que la disparition des différences entre hommes et femmes en termes de célibat et d’hypergamie relative selon la classe sociale s’est réalisée sans que les inégalités de genre en termes de carrières professionnelles ne se soient résorbées. Le marché conjugal semble de ce point de vue nettement en avance sur le marché du travail, …

Le second paradoxe tient à ce que la diminution des inégalités de genre s’est accompagnée d’un renforcement des inégalités de classe du point de vue du célibat. Si vivre en couple était déjà plus fréquent pour les hommes occupant une position sociale élevée dans les années 1960, c’est bien l’inverse qui était vrai chez les femmes. Or, l’augmentation du taux de célibat a frappé d’abord les femmes et les hommes les moins socialement favorisés, mettant fin à ce qu’on peut considérer comme une anomalie dans le système des inégalités sociales. Désormais, les individus des deux sexes disposant de moins de ressources culturelles et économiques sont aussi ceux qui mettent le moins en commun ces ressources au sein d’un couple.

Vous pouvez accéder à l’intégralité de l’article de Milan Bouchet-Valat en cliquant ici.




La France (presque) « championne du monde » de la dépense sociale et de la baisse de la pauvreté

par Raul Sampognaro et Xavier Timbeau

La France serait « championne du monde » de la dépense (publique) en protection sociale. Selon l’OCDE, les dépenses publiques en protection sociale[1] s’établissaient à 25,7 % du PIB en 2016. Ces dépenses sont proches de celles des pays scandinaves (29 % du PIB en Finlande, 25 % au Danemark, 21 % en Suède), de la Belgique (20 %) ou l’Autriche (24 %). A l’autre extrême, les pays anglo-saxons se caractérisent par de faibles dépenses de protection sociale. En particulier, l’Irlande dépense seulement 10 % de son PIB ­– une exception dans l’Union européenne – et les Etats-Unis 8,7 %.

Ces chiffres masquent des différences sur le domaine couvert par le système de protection sociale public dans les différents pays. En France, les retraites et le système de santé reposent largement sur un financement public, ce qui n’est pas nécessairement le cas ailleurs. Une grande part des droits ouverts en France sont directement liés aux cotisations sociales payées (notamment pour la retraite-survie[2]) ou servent à financer une dépense, a priori contrainte, qui ne devrait pas être limitée par des considérations de ressources individuelles (en santé).

Lorsque l’on exclut ces dépenses (retraites et santé), la France consacre 6,8 % de son PIB à la protection sociale, chiffre inférieur à celui des pays scandinaves (11 % de PIB au Danemark ou 8 % en Finlande). En revanche, les dépenses sociales sont plus faibles dans les pays méditerranéens (3 % du PIB en Italie et en Espagne ou 1 % en Grèce) ou au Japon (3 %). Sur ce champ restreint, incluant notamment les dépenses en « famille et enfants », « chômage », « logement » et « pauvreté et exclusion », la moyenne pondérée (pour les pays où les données détaillées sont disponibles[3]) des dépenses des pays de l’OCDE se situe à 4,5 % du PIB. La France dépense ainsi plus que la moyenne de l’OCDE.

Ainsi restreintes, les dépenses ont presque explicitement pour but la redistribution monétaire et la réduction de la pauvreté[4]. Une corrélation négative est observée entre le taux de pauvreté monétaire et le niveau des dépenses redistributives (graphique 1) au sein des pays membres de l’OCDE[5]. Une moindre dépense de protection sociale se traduit par une prévalence plus forte de la pauvreté monétaire. En France, le taux de pauvreté après transferts sociaux s’établit à 14 %, alors que le taux s’établit à 17 % dans l’ensemble de l’Union européenne.

Graphe-Pauvrete_post21-06Les écarts de taux de pauvreté ne dépendent pas directement et uniquement des dépenses sociales. D’une part, celles-ci poursuivent d’autres objectifs (assurer un revenu au-dessus du seuil de pauvreté aux personnes en situation de handicap, compléter les revenus des ménages médians avec enfants, …). D’autre part, il faut aussi tenir compte du point de départ avant redistribution, c’est-à-dire la distribution qui découle des rémunérations de marché. Selon Eurostat, le taux de pauvreté (primaire, après retraite) en France aurait été de 21 % en absence de redistribution. Le système socio-fiscal réduit donc le taux de pauvreté de 37 %. Au sein de l’Union européenne, la réduction n’est que de 28 % (pour une réduction de 7 points du taux de pauvreté).

En pourcentage du taux de pauvreté avant redistribution, seuls les Pays-Bas et le Royaume-Uni diminuent le taux de pauvreté de façon comparable à ce qui est fait en France alors que les dépenses dans ces deux pays sont plus faibles (5 % de leur PIB en protection sociale hors « retraite-survie » et « santé »), suggérant que le ciblage des dispositifs peut avoir un effet sur le lien pauvreté monétaire dépenses sociales (voir le billet du Blog de l’OFCE : « Aides sociales » : un rôle majeur dans la réduction de la pauvreté monétaire en France).

En tout état de cause, l’analyse de l’efficacité du système de protection sociale ne peut pas se réduire à la comparaison de chiffres globaux mais doit, dans un premier temps, définir les objectifs (réduire la pauvreté, son intensité, la pauvreté des enfants, assurer l’égalité des chances, réduire la persistance de la pauvreté, …), puis entrer dans les complexités causales de chacune des composantes de la redistribution.

 

[1] La notion de protection sociale est celle de la nomenclature internationale COFOG. Elle distingue la protection sociale au sens strict (catégorie 10) des dépenses de santé non individualisables (comme certaines dépenses hospitalières, catégorie 7). La publication « La protection sociale en France et en Europe en 2016 » de la DREES inclue dans la protection sociale la catégorie COFOG 7. Le montant des dépenses de protection sociale (10) plus santé (7) dans les données COFOG 2018 est de 34,2% pour la France. La différence provient de la révision des données opérées par la DREES et des différences de champ mineures.

[2] Il faut noter que le système de retraite français actuel génère une redistribution entre les retraités, au profit des petites retraites. Voir Gérard Cornilleau et Henri Sterdyniak, 2017, « Faut-il une nouvelle réforme des retraites ? », OFCE policy brief 26, 2 novembre, pour plus de détails.

[3] Ce qui exclut notamment les États-Unis.

[4] Défini par la part de la population ayant un niveau de vie inférieur à 60 % du revenu médian.

[5] On observe également une corrélation négative entre taux de pauvreté et dépenses pour lutter contre l’exclusion (COFOG 10.7). Cependant la catégorie 10.7 (1,1% du PIB pour la France) n’épuise pas toutes les mesures destinées à lutter contre la pauvreté.




« Aides sociales » : un rôle majeur dans la réduction de la pauvreté monétaire en France

Mathias André (Insee)[1] et Pierre Madec

L’importance du système de protection sociale et le financement public des systèmes de santé et de retraite expliquent une grande partie du différentiel des dépenses publiques entre la France et le reste des pays de l’OCDE (voir billet de blog OFCE : « La France (presque) ‘championne du monde’ de la dépense sociale et de la baisse de la pauvreté »). Ainsi, une grande part des droits aux transferts sociaux ouverts sont directement liés aux cotisations sociales payées (en retraite et en assurance chômage notamment). De fait, la majorité des prestations versées n’ont pas de visée directement redistributive. A contrario, les minima sociaux, la Prime d’activité, les allocations logement ou encore certaines prestations familiales ont un objectif explicite de redistribution et de réduction de la pauvreté monétaire.

Selon les derniers comptes de la protection sociale publiés ce jeudi 21 juin 2018, la dépense totale de minima sociaux s’établissait en 2016 à 26,6 milliards d’euros, celle de la Prime d’activité à 4,1 milliards, les prestations familiales et les allocations logements versées aux ménages pauvres atteignaient respectivement 6,4 milliards d’euros et 10 milliards d’euros. Nous nous limiterons aux prestations sociales à visée redistributive.

Les minima sociaux bénéficient à 4 millions de personnes, 13,6 millions de personnes vivent dans des ménages percevant une allocation logement, les prestations familiales sont perçues par 6,8 millions de familles et la prime d’activité bénéficie à 2,6 millions de foyers. Compte tenu à la fois des montants distribués et du public visé, les prestations sociales à visée redistributive augmentent le niveau de vie de millions de ménages modestes. A contrario, les prélèvements progressifs comme la taxe d’habitation ou l’impôt sur le revenu amputent le niveau de vie des ménages les plus aisés. Ainsi, la redistribution monétaire réduit massivement la proportion de personnes à très bas revenu (inférieur à 650 euros par mois) (graphique 1).

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Cet impact important des prestations sociales à visée redistributive sur les plus bas revenus s’explique en grande partie par leur ciblage : les 10 % de ménages les plus modestes bénéficient de plus des deux tiers des minima sociaux et des allocations logement et plus d’un tiers de la Prime d’activité (graphique 2). Sur les 18 milliards d’euros d’aides au logement, près de 16 milliards sont alloués aux 20% de ménages les plus modestes. Il en est de même pour les minima sociaux.

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La concentration des aides vers les ménages les plus modestes est confirmée par l’analyse de la composition du niveau de vie, i.e. du revenu après redistribution des ménages (tableau 1). Les minima sociaux représentent 12% du niveau de vie des ménages pauvres[2] soit 95 euros par mois en moyenne par unité du consommation. Les allocations logement s’élèvent elles à 120 euros et la Prime d’activité à 25 euros en moyenne par unité de consommation (UC)) (tableau 1). Chez les ménages sortis de la pauvreté grâce à la redistribution monétaire (2,5 millions de ménages)[3], les montants perçus en minima sociaux sont plus importants (125 euros par mois en moyenne par UC) mais la part de ces derniers dans le niveau de vie est légèrement plus faible (11%). Cette part est quasi-nulle pour les ménages dont le niveau de vie est inférieur à la médiane mais dont les seuls revenus d’activité ou de remplacement (retraite, indemnités chômage) suffisent à les protéger de la pauvreté monétaire. Il en est de même pour les allocations logement et les prestations familiales.

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L’impact de ces prestations sociales, et notamment des minima, sur la réduction de la pauvreté est donc majeur. Sans prélèvements ni prestations, le taux de pauvreté serait 8,9 points supérieur à son niveau actuel (22,8% contre 13,9%) (tableau 2)[4]. La diminution du taux de pauvreté est principalement assurée par les prestations familiales, les aides au logement et les minima sociaux, qui contribuent chacun à une baisse de plus de 2 points de ce taux. En outre, l’intensité de la pauvreté, définie comme l’écart relatif entre le niveau de vie médian de la population pauvre et le seuil de pauvreté, est réduite de moitié, soit 19,6 points. Cela correspond à une augmentation du niveau de vie médian des personnes pauvres de +38% en raison des aides au logement et +34% grâce aux minima sociaux. Les minimas sociaux permettent, à eux seuls, de réduire le taux de pauvreté de 2,1 points et l’intensité de la pauvreté de 6,7 points.

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Au-delà de leur rôle dans la réduction de la pauvreté monétaire, le système redistributif et en son sein principalement les prestations sociales à visée redistributive impactent les principaux indicateurs d’inégalités de niveau de vie (tableau 3) :

  • le rapport inter-déciles passe de 6,2 avant redistribution à 3,4 après, soit une baisse de 45%, principalement en raison de l’impôt sur le revenu (baisse de 0,55), des prestations familiales (baisse de 0,9) et des aides au logement (baisse de 0,63) ;
  • l’indice de Gini passe de 0,386 avant redistribution à 0,290 après dont 32% de cette baisse est dû à l’impôt sur le revenu et 24% aux prestations familiales ;
  • la dispersion des revenus mesurée par le ratio (100-S80/S20) passe de 13,7 avant à 4,3 après redistribution (soit une baisse de 70%).

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[1] Cette publication est de la responsabilité seule de l’auteur et n’engage pas son institution.

[2] Un ménage est considéré comme « pauvre » lorsque son niveau de vie, i.e. son revenu après redistribution par unité de consommation, est inférieur à 60% du niveau de vie médian des ménages soit 1 115 euros par mois et par unité de consommation en 2016.

[3] Ces ménages correspondent aux ménages dont le revenu avant redistribution (par UC) est inférieur à 60% du revenu médian avec redistribution et dont le revenu après redistribution (par uc) est supérieur à 60% du revenu médian après redistribution.

[4] Cette comparaison s’inscrit dans une analyse statique du système redistributif. Comme nous l’avons vu précédemment, des revenus d’activités suffisant permettent également de réduire le risque de pauvreté. De plus, cette comparaison ne dit rien de la possible réallocation des moyens de protection sociale. Si des économies sont réalisées sur les prestations sociales en vue d’accroître, par quelque manière que ce soit, les revenus d’activité des plus modestes, la pauvreté monétaire pourrait se réduire.