Les élections municipales influencent-elles la ségrégation des immigrés ?

par Gregory Verdugo

La ségrégation spatiale des immigrés a augmenté ces dernières décennies, que ce soit en France (Verdugo et Toma 2018) ou dans la plupart des pays de l’OCDE (Comandon et al. 2018)[1]. Si l’on explique le plus souvent la ségrégation par des modèles d’interactions sociales où elle naît de l’agrégation de choix individuels[2], des travaux plus récents suggèrent que la ségrégation peut également être influencée par les processus de choix collectifs, en particulier par le résultat des élections locales[3]. En effet, si les maires de gauche et de droite mettent en place des politiques systématiquement différentes, et que ces politiques incitent relativement plus les immigrés que les natifs à s’installer dans certaines municipalités, les résultats des élections municipales pourraient influencer la distribution des immigrés entre municipalités.



 Dans un article récemment publié (Schmutz et Verdugo 2023) et librement accessible en document de travail de l’OFCE, nous testons cette hypothèse en nous appuyant sur les données des municipalités françaises. Notre étude combine les résultats des élections municipales depuis 1983 dans plus de 800 communes de plus de 9 000 habitants avec les évolutions démographiques de la population de ces municipalités mesurées dans les recensements successifs. Ce long horizon temporel nous permet d’examiner non seulement si les élections changent la composition de la population à l’élection suivante, 6 ans après l’élection initiale, mais aussi à plus long terme, de 12 à 18 ans après, soit les années de la deuxième et troisième élection suivant l’élection initiale.

Pour isoler un effet causal du résultat des élections sur la composition de la population, il est a priori trompeur de comparer la progression de l’immigration entre les villes ayant élu des maires de gauche avec celles ayant élu des maires de droite car de telles comparaisons sont soumises à un biais de causalité inverse. En effet, il est possible que cela soit l’arrivée des immigrants qui favorise l’élection d’un maire de gauche. Par exemple, la part d’immigrés dans une municipalité de gauche peut progresser plus rapidement en raison de la présence de réseaux ethniques ou d’un important parc de logement sociaux (Verdugo 2016) et, compte tenu d’un fort clivage partisan face à l’immigration entre électeurs de gauche et de droite (Piketty, 2020), cette hausse peut favoriser l’arrivée d’habitants non-immigrés plus favorables à la gauche et ainsi plus susceptibles de voter pour un maire de gauche.

Pour garantir que nos estimations reflètent l’effet du maire élu sur la composition de la population et non l’inverse, nous suivons l’approche proposée par Ferreira et Gyourko (2009) et initialement appliqué sur données américaines. Cette approche consiste à comparer l’évolution de la population entre mairies de gauche et de droite en se limitant aux municipalités où le maire a été élu lors d’une élection serrée. Un avantage crucial des élections serrées est qu’elles imitent les résultats d’une expérience naturelle où la couleur politique du maire élu serait attribuée de manière aléatoire, une hypothèse confirmée par les données. Ainsi, les résultats des élections serrées n’apparaissent pas liés aux caractéristiques de la municipalité avant l’élection, notamment la part d’immigrés dans la population ou sa progression entre deux élections, contrairement aux municipalités où la victoire a été plus large.

Les différences entre les municipalités où un maire de gauche a gagné de justesse relativement à celles gagnées de justesse par un maire de droite suggèrent des effets importants des élections municipales sur la population locale : selon nos estimations, six ans après les élections initiales, lors des élections suivantes, la part des immigrés dans la population municipale augmente ainsi de 1,5 p.p. plus rapidement dans les municipalités ayant élu un maire de gauche que dans celles qui ont élu un maire de droite. Nous trouvons également que ces différences s’accroissent après deux à trois cycles électoraux, ce qui est cohérent avec le fait que la probabilité de réélection du maire est élevée, même si, après trois élections, les effets apparaissent imprécis.

La plupart de l’augmentation relative de la part d’immigrés dans les villes de gauche provient de l’immigration hors-Union européenne. Les conséquences sur l’électorat sont ainsi initialement limitées car seule la moitié de la hausse provient d’immigrés ayant la nationalité française et donc pouvant voter aux élections locales. Néanmoins, à plus long terme, les effets sur l’électorat sont plus importants car après trois élections, nous trouvons que la quasi-totalité de la hausse provient d’immigrés ayant la nationalité française.

Nous examinons ensuite quelles différences systématiques de politiques municipales expliquent ces arrivées plus importantes d’immigrés dans les municipalités ayant élu un maire de gauche. Nous testons d’abord si cette hausse plus rapide reflète un impact des élections plus large sur les classes populaires, notamment les ouvriers, dont les immigrés ont plus de chance de faire partie. Les données contredisent néanmoins cette hypothèse car nous ne trouvons pas d’effet des élections sur l’évolution de la part des ouvriers ou employés non-immigrés dans la population. De plus, nous trouvons que les élections affectent la proportion d’immigrés dans tous les groupes professionnels, que ce soit les ouvriers et employés mais aussi les cadres.

 Nous examinons ensuite si ces arrivées sont liées à des différences systématiques d’évolution de la fiscalité locale entre la droite et la gauche, qui pourraient refléter des politiques sociales plus généreuses dans les villes de gauche. De manière surprenante mais conformément au résultat de Ferreira et Gyourko (2009) pour les Etats-Unis, nous ne trouvons pas que les élections affectent le niveau des taxes locales, que ce soit la taxe d’habitation ou la taxe foncière.

Nous trouvons, en revanche, que l’arrivée plus importante d’immigrés dans les mairies de gauche s’explique par des différences de construction et de composition de la population dans le logement social. Les nouvelles constructions de logement sociaux sont plus importantes après les élections dans les villes ayant élu un maire de de gauche. L’élection d’un maire de gauche est ainsi associée à une hausse de 2 p.p. plus rapide des ménages en logements sociaux dans la population 6 ans après l’élection initiale et de 4 p.p. après 12 ans. En raison de la plus forte présence d’immigrés dans les logements sociaux, qui reflète notamment le poids des discriminations subies dans le logement privé (Acolin, Bostic, et Painter 2016), ces nouvelles constructions contribuent pour un tiers à l’augmentation plus rapide de la part des immigrés dans le logement social de la commune. Enfin, si les maires de gauche tendent à construire relativement plus de logements sociaux, nous ne trouvons pas de différences significatives sur les constructions de logement privé. Les différences entre maires de gauche et de droite dans la construction de logement social semblent aussi s’être atténuées suite au passage de la loi SRU après 2001, même si ces résultats doivent être interprétés avec précaution car les élections serrées sont relativement rares dans les communes dont la part de logements sociaux est en dessous du seuil de la loi SRU.

Nos résultats s’expliquent également par le fait que la part d’immigrés dans les logements sociaux déjà construits augmente plus rapidement dans les villes de gauche. Ainsi, même si les logements sociaux ne représentent que 25% des logements dans notre échantillon, l’augmentation de la part des immigrés qui vivent dans les logements sociaux explique la moitié de l’effet des élections sur la part des immigrés dans la population.

Des telles différences entre maires de droites et de gauche sur le logement social confirment les travaux récents de Nadeau et al. (2018) qui démontrent que l’importance du parc social d’une municipalité permet de prédire sa trajectoire électorale au cours des dernières décennies. Comme eux, nous trouvons que l’arrivée d’immigrés n’apparaît pas défavorable au maire élu car les chances de réélection d’un maire de gauche semblent en moyenne plus favorables dans les municipalités possédant plus de logements sociaux et qui ont en conséquence accueilli plus d’immigrés.


[1] Le Haut Conseil à l’intégration définit les immigrés comme les individus nés à l’étranger de nationalité étrangère et résidant en France. Un immigré peut donc être soit de nationalité étrangère, soit être devenu français par acquisition.

[2] Dans ces modèles, proposés notamment par le Nobel d’économie Thomas Schelling, la ségrégation est la conséquence de choix de localisation influencés par des préférences portant sur la composition du voisinage. Au niveau d’un quartier, même si les habitants ont des préférences modérées pour tel ou tel groupe social, la mixité peut être un équilibre instable car une hausse, même faible, de la part de la population minoritaire peut faire basculer un quartier mixte en quartier ségrégué (Schelling 2006). Empiriquement, ce modèle explique bien l’évolution de certains quartiers des villes nord-américaines (Card, Mas, et Rothstein 2008) et en Europe (Aldén, Hammarstedt, et Neuman 2015).

[3] Glaeser et Shleifer (2005) ont montré comment certains maires aux Etats-Unis ont mis en place des politiques ayant eu pour conséquence de remodeler la population municipale dans un sens qui leur était électoralement favorable. Ils démontrent notamment comment les maires de Détroit ont stratégiquement encouragé dans les années 1970 l’installation de familles afro-américaines dans leur ville, ce qui leur a permis de s’assurer des réélections confortables, mais a eu pour conséquence d’augmenter la ségrégation dans cette métropole.




La politique de concurrence européenne ou l’extension du domaine de l’intégration

par Sarah Guillou

Le principe de la « loyauté dans la concurrence » est énoncé dans les principes généraux du Préambule du Traité des Communautés Européennes (TCE) de 1957 ainsi que l’engagement que les Etats mettront en œuvre les politiques pour assurer cette loyauté. La politique de la concurrence – assurée par la Direction de la concurrence – est la politique de référence en matière de régulation des marchés mais aussi de stratégies industrielles et assez récemment de régulation fiscale.

Conséquence directe du projet du marché commun, la politique de la concurrence est incontournable en Europe et de nombreuses tentatives de politique industrielle se sont brisées sur l’autel des articles 81 à 89 du TCE (et à présent article 101 à 109 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne) qui instituent la concurrence en régime général. En pratique, les deux politiques sont clairement complémentaires dans l’Union européenne et l’espace accordé à la première se déploie grâce au régime d’exception de la seconde.

La concurrence érigée en régime général dans l’Union européenne

Fondement du marché commun, le respect et le contrôle de la concurrence des marchés est un principe général qui sous-tend toutes les politiques européennes. Plus fondamentalement, la concurrence est assimilable à un principe constitutionnel de l’Union européenne. Elle permet de définir l’espace européen, l’espace commun dont l’existence est conditionnée à un contrôle de la concurrence entre les Etats. Donc le droit de la concurrence européen se construit d’abord pour contrôler la concurrence économique entre les Etats. Il s’agit en effet d’empêcher que les Etats adoptent des politiques qui créent des avantages pour les entreprises de leur territoire qui seraient discriminants à l’égard des entreprises des autres Etats.

Au sein de la Commission européenne, la direction de la concurrence a donc une responsabilité et un poids importants. Le contrôle de la concurrence s’exerce à travers le contrôle des ententes et des fusions d’une part, le contrôle des aides d’Etat d’autre part. Concernant le contrôle des ententes ou autres abus de position dominante, le droit de la concurrence s’exerce ex-post afin de protéger consommateurs et concurrents de comportements prédateurs et de pratiques de prix abusives. Le contrôle des concentrations, lui, s’est surtout développé à partir de la deuxième moitié des années 1980 en parallèle avec l’augmentation de la taille des fusions et des opportunités de rapprochements européens, fruits de la réussite du marché unique. De plus en plus, les projets de fusion-acquisitions font l’objet de négociations entre l’entreprise et la Commission européenne et se concluent par des concessions d’activités. C’est ainsi que le rachat de la branche énergie d’Alstom par l’américain General Electric en 2015 s’est accompagné de cessions d’une partie des activités dans les turbines à gaz à l’italien Ansaldo Energia. La Commission a acquis par ce contrôle un rôle actif dans la structuration du marché, c’est un super pouvoir mais depuis les années 1990, moins de 1% des concentrations notifiées ont conduit à un veto de la Commission.

Le contrôle européen des aides est plus continu car il suppose un exercice permanent de surveillance de la « concurrence non faussée » dans l’espace européen. C’est un outil pour contrôler les distorsions de concurrence induites par des avantages accordés par un Etat membre à ses entreprises et lutter contre une course au « plus-disant » en termes de subventions. C’est ainsi que dès l’article 87, paragraphe 1, du traité instituant la Communauté européenne, les aides d’Etat sont jugées incompatibles avec le marché commun et l’article 88 donne pour mandat à la Commission de contrôler ces aides. Mais l’article 87 précise également les critères qui rendent les aides « contrôlables » par la Commission.

Les aides aux entreprises sont soumises au visa de la Commission si elles dépassent 200 000 € sur trois ans et qu’elles n’entrent pas dans l’ensemble des dispositifs dérogatoires décidés par l’UE. La majeure partie des aides examinées est autorisée (presque 95%). Concernant la France, le pourcentage d’aides refusées sur celles accordées est conforme à la moyenne européenne. Bien sûr, il y a eu quelques décisions retentissantes comme lorsque EDF s’est vu infligé le remboursement de 1,4 milliard d’euros en 2015 à la suite d’une aide fiscale remontant à 1997. Mais par ailleurs, la Commission a récemment accordé l’entrée de l’Etat au capital de PSA (2015). De même, la Commission a autorisé le partenariat public-privé qui sous-tend la construction de la centrale nucléaire d’Hinkley Point en Grande-Bretagne.

Une évolution récente de l’usage de ce contrôle est à noter. La régulation des aides d’Etat a été mobilisée pour examiner les situations d’accords fiscaux négociés par des entreprises auprès de certains gouvernements comme l’Irlande, le Luxembourg ou les Pays-Bas. Mettant en situation de privilège certaines entreprises au détriment de leurs concurrents, ces accords fiscaux créent non seulement des distorsions de concurrence mais également une concurrence entre les Etats pour attirer les profits et emplois des grands groupes multinationaux. C’est ainsi qu’en octobre 2016 la Commissaire à la concurrence, Margarethe Vespager, a qualifié, après investigation, d’aide d’Etat non autorisée, l’accord fiscal dont a bénéficié Apple en Irlande et en conséquence a exigé que le gouvernement irlandais récupère 13 milliards d’euros auprès de la société Apple. Cet usage de la régulation des aides publiques est un tournant de la politique de concurrence en ce qu’il rappelle que l’objet de la politique de concurrence est de veiller à contrôler la concurrence entre les Etats qui romprait l’idée du marché commun.

La politique industrielle s’exprime dans les exceptions de la politique de concurrence

Il faut reconnaître que si la politique de concurrence est bien définie au niveau européen, il existe beaucoup d’acceptions de la politique industrielle en Europe, presqu’autant qu’il y a de membres. Il est donc plus difficile de trouver les compromis politiques préalables à la définition d’une telle politique. De plus les logiques institutionnelles mais aussi économiques ne sont pas les mêmes. Comme on l’a dit, la politique de concurrence a un fort ancrage institutionnel, ce qui n’est pas le cas de la politique industrielle. Même si la Communauté Economique du Charbon et de l’Acier a été à l’origine des Communautés européennes, la politique industrielle n’est pas au cœur du projet européen. De plus la logique économique est différente, la politique de concurrence se définit en référence à l’espace (le marché pertinent), alors que la politique industrielle ne se comprend qu’en intégrant le cycle de vie des entreprises et des industries et donc en référence à l’histoire industrielle de chaque pays. Dans une acception partagée, la politique industrielle se définit comme une politique qui vise à orienter la spécialisation sectorielle et/ou technologique de l’économie. Il est donc aisé de saisir la dépendance d’une telle politique aux préférences nationales. L’outil privilégié par les Etats pour exprimer cette politique sont les aides aux entreprises qu’il s’agisse d’aides directes ou indirectes.

Les aides d’Etat sont classées en fonction de 15 objectifs qui vont de la « conservation de l’héritage » aux aides à « la recherche et développement et à l’innovation ». Les 3 postes les plus alimentés en pourcentage de l’aide totale sont, pour l’ensemble de l’UE : la protection environnementale (dont les aides aux économies d’énergie), les aides régionales et les aides à la R&D et à l’innovation. Les montants mobilisés sont loin d’être négligeables, ils sont en 2014 par exemple de 15 milliards d’euros pour la France et de 39 milliards d’euros pour l’Allemagne. L’augmentation des aides en 2014 est largement due à l’augmentation des aides aux énergies renouvelables en conséquence de l’adoption de la révision des règles concernant ce type d’aide en 2014. L’Allemagne est le pays qui a le plus contribué à cette augmentation. Le soutien des énergies renouvelables est en effet le cœur de sa politique industrielle.

La politique industrielle européenne se déploie dans les dérogations à l’application du contrôle des aides et donc à la politique de concurrence. Ces dérogations sont énoncées dans le règlement général d’exemption par catégorie. Les blocs d’exemption sont nombreux et gravitent autour des cinq thèmes suivants : l’innovation et la R&D, le développement durable, la compétitivité de l’industrie de l’UE, la création d’emplois, et la cohésion sociale et régionale. On voit là que, par le régime des exemptions, le contrôle est également l’expression des choix politiques européens orientant les aides publiques et donc orientant les ressources publiques vers des utilisations en conformité avec ces choix. Ces choix sont le fruit d’un consensus relatif au futur de l’économie européenne qui dessine la politique industrielle. Les postes d’aides les plus alimentés sont principalement la Recherche & Développement et la protection environnementale. En deux mots, l’économie européenne sera technologique et durable. C’est une politique d’orientation et non une politique de moyens et qui se déploie dans le cadre du magistère de la politique de la concurrence.

Quel futur pour la politique de la concurrence européenne ?

Il apparaît qu’étant donné la primauté du principe de concurrence, pilier des fondements européens, la politique de concurrence est le chef d’orchestre des politiques microéconomiques. Elle a su, jusque là, faire preuve de capacité d’adaptation. Ainsi, dans le respect du projet européen, les contraintes économiques et les orientations sociétales ont fait évoluer la définition des dérogations au contrôle des aides qui permettent l’expression de la politique industrielle. De même s’est-elle emparé de l’hyper-différenciation fiscale entre certains Etats qui contrevenait fortement au projet d’intégration et de marché commun.

La politique de la concurrence ne saurait perdre en autorité et en dimension mais elle doit garder sa capacité d’adaptation tant aux orientations industrielles qu’aux déploiements des stratégies des Etats membres pour se faire concurrence. Elle est par ailleurs un contre-pouvoir essentiel au pouvoir grandissant des multinationales et il faut que les gouvernements la soutiennent en ce sens plutôt que de se faire le porte-voix de leurs champions nationaux.

 

 




Nouvelle économie régionale et réforme territoriale

Par Guillaume Allègre, Gérard Cornilleau, Éloi Laurent et Xavier Timbeau

A l’heure des élections régionales et de la création de nouvelles régions et de métropoles, un numéro de la Revue de l’OFCE (n° 143, novembre 2015) aborde les questions déterminantes pour les politiques publiques territoriales.

L’économie régionale met en jeu non pas un mais deux espaces : les régions et le cœur de celles-ci, les métropoles. L’attention à ces deux espaces, dont on peut dire qu’ils ont été les impensés du deuxième « acte » de la décentralisation en France, a largement déterminé les trois lois de la réforme régionale de 2014-2015. La loi MAPTAM du 27 janvier 2014 affirme l’importance des métropoles dès son intitulé : « loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles ». Elle crée la métropole du Grand Paris qui regroupera les communes de Paris et de la petite couronne à compter du 1er janvier 2016, la métropole de Lyon et celle d’Aix-Marseille-Provence, ainsi que neuf autres métropoles régionales dites de droit commun (Toulouse, Lille, Bordeaux, Nantes, Nice, Strasbourg, Rennes, Rouen, Grenoble).  La loi  du 16 janvier 2015 relative à la délimitation des régions fait quant à elle passer de 22 à 13 le nombre de régions également à compter du 1er janvier 2016. La loi du 7 août 2015 portant Nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe) parachève l’édifice en confiant de nouvelles compétences à ces nouvelles régions.

Si on voit bien l’influence de l’économie géographique et son souci d’efficience spatiale sur la réforme territoriale, on perçoit nettement moins dans les réformes envisagées les limites de celles-ci et la question pourtant centrale de l’égalité des territoires. C’est donc à l’aune de la double question de l’efficience et de l’équité qu’il convient d’interroger la nouvelle économie régionale française que dessine la réforme territoriale. Quelle relation entre la taille des zones d’emploi et leur performance économique et sociale ? Avec quels indicateurs doit-on mesurer le développement économique, social et environnemental des territoires ? Certaines organisations territoriales sont-elles plus efficaces que d’autres ? Les mesures favorisant l’égalité entre les territoires sont-elles un frein ou un accélérateur du développement économique ? Existe-t-il une taille optimale des régions ?  Peut-on envisager une tension entre régions légales et régions réelles et/ou vécues ?

Quelle relation entre la taille des zones d’emploi et leur performance économique et sociale ? 

Dans sa contribution, Jean-Claude Prager nous rappelle que la concentration spatiale des activités et la croissance économique sont deux phénomènes historiques difficiles à séparer. Il l’attribue à l’importance des effets d’agglomération. Cependant, la taille des villes s’accompagne également de coûts environnementaux et de congestion de plus en plus grands. Il n’y a donc pas de réponse générale à la taille optimale des villes dans la mesure où la qualité de la gouvernance joue un rôle déterminant dans l’équilibre entre les bénéfices et les coûts associés. Pour Laurent Davezies, la taille de la région et la qualité du fonctionnement des marchés sont des facteurs majeurs de croissance. La taille et la densité offrent en effet un meilleur appariement des offres et des demandes sur les différents marchés, notamment sur le marché du travail. L’efficacité des marchés urbains est tout de même conditionnée aux politiques publiques d’urbanisation et notamment à l’efficacité des systèmes de transports. A l’inverse, pour Olivier Bouba-Olga et Michel Grossetti, si les effets d’agglomération sont statistiquement significatifs, l’ampleur de ces effets est faible et les données présentent des limites. Pour les auteurs, il est hasardeux de justifier sur une base aussi fragile une politique de concentration de l’activité économique dans quelques métropoles.

Avec quels indicateurs doit-on mesurer le développement économique, social et environnemental des territoires ? 

Olivier Bouba-Olga et Michel Grossetti critiquent l’utilisation du PIB régional par habitant, qui serait un très mauvais indicateur de performance des régions.  Premièrement, c’est le PIB par emploi et non par habitant qui permet de mesurer la productivité apparente du travail. Deuxièmement, les auteurs soulignent que les différences de productivité apparente sont liées à des effets de composition et d’interdépendance. Par exemple, si l’Île-de-France est plus productive c’est parce qu’elle abrite les  sièges sociaux et une part importante des très hautes rémunérations. Mais toutes les régions ne peuvent pas imiter cette stratégie. Laurent Davezies reconnaît que le concept de PIB territorialisé pose de nombreux problèmes conceptuels et statistiques mal résolus. Pourtant, il considère que celui calculé par l’INSEE est très proche de l’idée raisonnable que l’on peut se faire de la contribution de la région à la création de richesse nationale. Pour l’auteur, la surproductivité de l’Île-de-France n’est pas qu’un artefact statistique. Il souligne ainsi que la part de la région dans les rémunérations versées (32,9%) et dans le PIB marchand (37%) est même supérieure à la part dans le PIB national (30,5%).

Dans un article retraçant les mutations économiques du Nord-Pas-de-Calais, Grégory Marlier, Thomas Dallery et Nathalie Chusseau  proposent de compléter le PIB régional par des indicateurs alternatifs d’inégalités territoriales et de développement humain (IDH2). Ce dernier indicateur qui reprend la santé, l’éducation et le niveau de vie comme dimensions, place le Nord-Pas-de-Calais en dernière position des régions françaises. La déclinaison communale de l’indicateur de développement humain (IDH4) met en évidence des contrastes importants à l’échelle infrarégionale.

Dans une contribution sur les stratégies de développement régional dans l’OCDE, Joaquim Oliveira Martins et Karen Maguire  présentent un ensemble d’indicateurs proposés par l’OCDE en 2014 pour mesurer le bien-être régional. Ces indicateurs capturent neuf dimensions du bien-être : revenu, emploi, logement, santé, éducation et compétences, qualité de l’environnement, sécurité personnelle, engagement civique et accès aux services.

Certaines organisations territoriales sont-elles plus efficaces que d’autres ?

Selon Joaquim Oliveira Martins et Karen Maguire, les études récentes de l’OCDE ont montré qu’une fragmentation des gouvernements municipaux peut avoir des effets négatifs sur la productivité des régions, notamment dans les zones métropolitaines. Les auteurs soulignent que l’on compte environ 1 400 collectivités locales dans l’agglomération de Paris. Or, un doublement des gouvernements locaux peut réduire de presque autant l’avantage en termes d’économies d’agglomération du doublement de la taille d’une ville. Laurent Davezies critique lui aussi la fragmentation communale et appelle à plus de politiques urbaines intégrées. Il souligne que la dernière loi sur l’organisation territoriale de la République va dans ce sens.

Pour Jean-Claude Prager, la qualité de la gouvernance des régions et des métropoles est importante pour leur prospérité mais elle ne peut cependant pas se réduire à des seuls critères formels. Elle dépend de la personnalité des dirigeants et de leurs capacités à mettre en œuvre des stratégies de différenciation économique des territoires.

Jacques Lévy critique pour sa part le faible poids des budgets régionaux (en moyenne, un peu plus de 1% du PIB), qui ne donne pas aux régions les moyens de gérer leur développement.

Les mesures favorisant l’égalité entre les territoires sont-elles un frein ou un accélérateur du développement économique ? 

Selon Jean-Claude Prager, le bilan des politiques de rééquilibrage régional est controversé, notamment parce qu’elles ne font pas la différence entre les individus concernés et les territoires administratifs. Selon l’auteur, le soutien financier aux régions moins riches peut avoir pour effet principal de faire bénéficier d’effets d’aubaine les personnes les mieux dotées de ces régions, celles dont la capacité de captation des subventions publiques est forte, sans nécessairement profiter principalement aux plus démunis de leur région. L’auteur conclut que l’efficacité et l’égalité des chances sont mieux assurées avec le développement du capital humain.

Cette stratégie peut être rendue difficile car, comme le soulignent Arnaud Degorre, Pierre Girard et Roger Rabier, les espaces métropolitains ont tendance à capter les ressources rares et notamment les travailleurs qualifiés qui sont également les plus mobiles. Au jeu des migrations résidentielles, la vaste majorité des territoires enregistrent des départs des plus qualifiés, au profit en premier lieu de l’agglomération parisienne, mais aussi des métropoles en région, dont Toulouse, Grenoble, Lyon et, dans une moindre mesure, Montpellier et Lille.

Existe-t-il une taille optimale des régions ? Peut-on envisager une tension entre régions légales et régions réelles et/ou vécues ? 

Jacques Lévy revient sur les quatre erreurs de la réforme régionale. C’est une action top-down technocratique qui ignore les habitants. Elle découpe le grand (la région) avant le petit (le local). Elle définit des frontières avant de définir des compétences. Enfin, elle évite de supprimer le Conseil de département. L’auteur avance une proposition alternative de carte régionale rapprochant les régions vécues des régions administratives. Il privilégie une démarche bottom-up et définit en premier lieu 771 pays de taille très variable (de 3 000 à 12 millions d’habitants) puis propose une nouvelle carte des régions en analysant les interconnexions entre pays. Les régions n’ont pas toutes la même taille car elles sont le produit d’équilibres différenciés entre ressources objectives (démographie, formation, système productif, niveau d’urbanisation) et ressources subjectives (identification, mémoire, projet). C’est ainsi que pour l’auteur la Corse (300 000 habitants) et l’ensemble du Bassin parisien (22,2 millions d’habitants) sont tous deux légitimes comme région.