Espérance de vie en France : durée allongée ou retraite anticipée ?

par Éloi Laurent

La vigueur du débat actuel autour de la réforme des retraites tient à la centralité de deux réalités imbriquées de la vie sociale : le travail et la santé. La prise en compte de cette seconde réalité est ainsi déterminante pour apprécier le caractère juste ou injuste des amendements proposés au contrat social intergénérationnel qui structure la société française depuis l’après-Seconde Guerre mondiale et, par contrecoup, le caractère légitime ou non des mobilisations sociales qu’ils suscitent.



La publication dans ce contexte par l’INSEE de son bilan démographique pour l’année 2022 est riche d’enseignements. Le principal d’entre eux tient à la régression de l’espérance de vie depuis que la dernière réforme des retraites a été votée (2014) : l’espérance de vie des femmes à la naissance a davantage baissé entre 2014 et 2022 que n’a très légèrement augmentée celle des hommes (graphique), cette évolution à la baisse étant encore plus marquée pour l’espérance de vie à 60 ans[1]. Cette dynamique baissière sur une période de presque dix ans contraste avec toutes les évolutions précédentes sur un pas de temps équivalent (l’espérance de vie à la naissance a crû de 3 mois et demi par an en moyenne au cours de la période 1946 à 2014).

Deux questions se posent alors : comment expliquer ce retrait de l’espérance de vie ? Peut-on anticiper qu’il se poursuive à l’avenir ?

Sur le premier point, deux années sont particulièrement notables dans la quasi-décennie écoulée depuis le vote de la réforme de 2014 : l’année 2015 et l’année 2020. En 2015, pour la première fois depuis 1970, on mesure un recul de l’espérance de vie dans dix-neuf pays de l’OCDE, que l’on attribue à une épidémie de grippe particulièrement sévère qui a notamment fauché des dizaines de milliers de personnes âgées et fragiles. Les plus fortes réductions d’espérance de vie ont été observées en Italie (0,6) et en Allemagne (0,5), effaçant l’équivalent de deux années de gain. La France enregistre alors une baisse d’espérance de vie de 0,3 pour les femmes et 0,2 pour les hommes.

Au regard des années écoulées depuis, si l’année 2015 apparaît comme stratégique, c’est parce qu’elle entremêle deux phénomènes que l’on peut qualifier de « naturels » : l’entrée dans l’âge avancé des générations du baby-boom ; l’impact d’un virus saisonnier (c’était aussi le cas de l’année 2003, qui a entremêlé la catastrophe naturelle la plus meurtrière depuis 1900 et le pic de l’effet des « classes creuses » sur la réduction des décès annuels). La combinaison de ces deux phénomènes associe donc une structure sociale et un choc écologique ou plutôt l’effet d’un choc écologique sur une structure sociale. C’est cette même combinaison que l’on retrouve en 2020, avec une baisse encore plus prononcée de l’espérance de vie en France : 0,5 pour les femmes et 0,6 pour les hommes. Mais contrairement à la perception commune, l’espérance de vie n’a pas repris depuis lors son inexorable ascension : elle a plutôt trouvé une nouvelle trajectoire diminuée[2].

L’année 2022 est remarquable à cet égard : 667 000 personnes sont alors décédées en France, « seulement 2 000 de moins qu’en 2020 » note l’INSEE. De fait, la décomposition des décès de l’année 2022 est particulièrement intrigante quand on la compare à la dernière année normale disponible (2019) : « + 29 000 dus au vieillissement et à la hausse de la population, – 21 000 dus à la tendance à la baisse des quotients de mortalité[3] et + 46 000 d’écart entre les décès attendus et observés. ».

Les deux premiers phénomènes jouent en sens inverse et résultent en une hausse nette de 8 000 décès. La hausse structurelle des décès en France (prévue, compréhensible et explicable), engagée depuis 2005, n’en demeure pas moins impressionnante : en 2022 ne demeurent plus que 56 000 unités ou 8% d’écart entre le nombre de naissances et le nombre de décès en France, un écart extrêmement ténu entre les dynamiques de vie et de mort sans équivalent depuis 70 ans.

Restent les 46 000 décès dits « excédentaires » qui tirent l’espérance de vie vers le bas, décès supérieurs en 2022 à ceux de 2021, pourtant année marquée plus fortement par la pandémie de Covid-19. Ce chiffre témoigne avant tout de la combinaison de la violence des épisodes caniculaires de l’été 2022 (qui ont emporté près de 11 000 vies) et de la queue de comète de la pandémie de Covid-19. Il y a donc tout lieu de penser qu’il ne s’agit pas d’un phénomène conjoncturel : l’espérance de vie en France est vraisemblablement entrée dans une phase de précarité sous l’impact des chocs écologiques entendus au sens large (chocs viraux, climatiques, etc.).

Cela rend d’autant moins compréhensible que le débat sur la réforme des retraites se tienne à environnement constant – et notamment à climat constant – quand tout indique que la crise climatique et plus généralement écologique sera un facteur déterminant de la santé et donc de la vie en bonne santé après la retraite, en France comme ailleurs sur la planète.


[1] Rappelons qu’il y a deux façons de calculer l’espérance de vie : de façon « verticale » (calcul dont sont issues les données commentées dans ce billet), il s’agit d’une espérance de vie fondée sur les taux de mortalité par âge observés pour une année donnée (on raisonne sur une génération fictive) ; de façon « horizontale » (et également prospective), en calculant l’espérance de vie par génération fondée sur la réalité historique et anticipée des taux de mortalité par âge (sur ce point, l’INSEE prévoit une hausse de l’espérance de vie par génération).

[2] Cette « nouvelle normalité » est encore plus marquée aux États-Unis, pour des raisons différentes. Dit autrement, la sous-mortalité attendue après le choc de 2020 (comme en 2004 après la canicule de 2003) ne s’est pas manifestée en 2021.

[3] Probabilité, pour les personnes survivantes à un âge donné, de décéder avant l’âge suivant (pratiquement, on divise les décès à un âge donné par les survivants à cet âge).




Le risque anti-antibiotique

Compte rendu du séminaire « Théorie et économie politique de l’Europe », Cevipof-OFCE, séance n° 7 du 7 octobre 2022

Intervenants : Jean-Yves MADEC (ANSES), Florent PARMENTIER (Cevipof, Sciences Po), Catherine PROCACCIA (OPECST, Sénat) et Étienne RUPPÉ (hôpital Bichat-Claude Bernard de Paris et Université Paris Cité-Inserm).



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Le séminaire « Théorie et économie politique de l’Europe », organisé conjointement par le Cevipof et l’OFCE (Sciences Po), vise à interroger, au travers d’une démarche pluridisciplinaire systématique, la place de la puissance publique en Europe, à l’heure du réordonnancement de l’ordre géopolitique mondial, d’un capitalisme néolibéral arrivé en fin du cycle et du délitement des équilibres démocratiques face aux urgences du changement climatique. La théorie politique doit être le vecteur d’une pensée d’ensemble des soutenabilités écologiques, sociales, démocratiques et géopolitiques, source de propositions normatives tout autant qu’opérationnelles pour être utile aux sociétés. Elle doit engager un dialogue étroit avec l’économie qui elle-même, en retour, doit également intégrer une réflexivité socio-politique à ses analyses et propositions macroéconomiques, tout en gardant en vue les contraintes du cadre juridique.

Réunissant des chercheurs d’horizons disciplinaires divers, mais également des acteurs de l’intégration européenne (diplomates, hauts fonctionnaires, prospectivistes, avocats, industriels etc.), chaque séance du séminaire donnera lieu à un compte rendu publié sur les sites du Cevipof et de l’OFCE.

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1. La perspective bactériologiste : l’antibiorésistance comme problématique globale

Étienne Ruppé, bactériologiste à l’Hôpital Bichat-Claude Bernard de Paris et chercheur à l’Université Paris Cité et à l’Inserm, explique que l’utilisation des antibiotiques est un phénomène récent, dont l’essor commence avec l’industrialisation de la pénicilline aux États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale, il y a près de 70 ans. Les antibiotiques ont changé le cours de l’humanité. Avant, des maladies bénignes pouvaient devenir mortelles. Les antibiotiques ont permis un bond de l’espérance de vie. On situe l’âge d’or des antibiotiques aux années 1980, avec un grand nombre de nouveaux antibiotiques mis sur le marché. On a pu croire à cette époque qu’on allait gagner de manière définitive le combat contre les maladies infectieuses. Il faut savoir qu’aujourd’hui l’essentiel des antibiotiques utilisés sont des antibiotiques mis sur le marché dans les années 1980. Depuis, très peu de nouveaux antibiotiques ont vu le jour. En France, la consommation d’antibiotiques reste supérieure à celle des autres pays de l’OCDE, même s’il faut noter des efforts faits depuis quelques années. Les pays à faible revenu consomment aussi des antibiotiques en grande quantité car ceux-ci ne sont pas chers, mais leurs ventes, en revanche, n’est pas contrôlées de manière efficiente, à la différence des pays à haut revenu. Enfin, la consommation animale d’antibiotiques représente 70 % de la consommation totale (30 % pour la consommation humaine). Jusqu’à une date récente (2006), les antibiotiques étaient utilisés comme un facteur de croissance animale dans l’industrie agroalimentaire dans l’Union européenne (UE). À ce jour, ils restent toutefois utilisés à ces fins agroalimentaires dans de nombreux autres pays et continents.

Les bactéries sont, pour certaines, naturellement résistantes aux antibiotiques. Mais elles peuvent aussi acquérir ces résistances et devenir des bactéries multirésistantes aux antibiotiques, voire pour certaines totalement résistantes (phénomène qui demeure encore rare en France). Des alternatives médicales restent possibles face à ces bactéries multirésistantes, mais elles coûtent plus chères et comportent généralement une toxicité plus élevée.

L’antibiorésistance était au départ un phénomène surtout localisé à l’hôpital, et non dans la communauté. Mais à partir des années 1980 et l’intensification de l’usage des antibiotiques, le phénomène d’antibiorésistance a commencé à s’observer dans la communauté. Les antibiorésistances apparaissent rapidement après la mise en circulation de l’antibiotique. Une étude de 2002 sur la mortalité due à l’antibiorésistance l’estime à 1,4 millions de morts par an au niveau mondial. Cette mortalité vaut surtout pour les pays à faible et moyen revenus. Mais la mondialisation et ses flux de populations qui relient les pays à faible et moyen revenus aux pays à haut revenu font que ces derniers ne sont pas à l’abri du risque de surmortalité liée à l’antibiorésistance.

L’antibiorésistance est ainsi une conséquence des activités humaines et d’enjeux économiques. Elle est un phénomène récent qui correspond à la génération des « boomers » et se comprend comme une conséquence de la mondialisation, qui affecte principalement les pays à faible et moyen revenus, qui peut être réversible à la condition de changer structurellement certaines pratiques humaines, qui incite à l’innovation. Elle fait l’objet d’un large consensus scientifique malgré quelques « résistosceptiques » au sein de la société. L’antibiorésistance partage ainsi beaucoup de traits communs avec l’enjeu du réchauffement climatique.

2. La perspective de la médecine vétérinaire : le risque de la paupérisation de l’arsenal thérapeutique faute d’un marché antibiotique capable d’innovations

Jean-Yves Madec, directeur scientifique antibiorésistance de l’ANSES (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail), estime que si les antibiotiques constituent un bien commun pour la santé humaine et animale, il manque aujourd’hui un projet au niveau politique. On parle de « One Health »[1] mais fait encore défaut un projet de politique commune sur le comment gérer le risque anti-antibiotique.

Il souligne la grande différence entre la médecine humaine (son problème est que les patients meurent des résistances aux antibiotiques) et la médecine vétérinaire (qui soigne des animaux jeunes dans un contexte économique de consommation des animaux). Ainsi, le niveau de maturité et d’attention scientifique de ce sujet entre les deux professions a longtemps été différent. Un exemple de ces différences est illustré par la crise du staphylocoque doré chez les porcs qui s’est transmis à l’homme dans les années 2000. À cette époque, les médecins étaient confrontés à l’antibiorésistance depuis 50 ans, alors les vétérinaires ne l’étaient quasiment pas. De manière générale, c’est la médecine humaine qui dit aux vétérinaires de faire attention aux antibiorésistances chez l’homme (via l’OMS). La méthode actuelle se fonde sur la règlementation qui détermine une liste d’antibiotiques difficiles d’accès, voire interdits à médecine vétérinaire, ce qui a conduit à une forte diminution d’exposition des animaux à certains antibiotiques problématiques. Cette politique sanitaire, mise en place en 2012, a connu un réel succès. L’Union européenne (UE) est le continent le plus avancé en matière de régulation des antibiotiques chez les animaux. La France est très bonne élève en la matière et se situe pas loin des pays d’Europe du Nord.

Le principal défi de demain est le manque d’un projet politique commun. On peut parler de deuxième moment de bascule (le premier moment de bascule étant celui de la prise de conscience du problème de l’antibiorésistance dans les années 2000) : les acteurs se connaissent mais on reste au niveau des experts, et pas au niveau politique. L’enjeu peut se résumer selon la formule suivante : passer du « One Health » académique au « One Health » politique, c’est-à-dire en abordant les déterminants structurels (sociaux, politiques, institutionnels…) de l’antibiorésistance et donner aux antibiotiques une place assumée collectivement et au bénéfice de tous (Homme et animaux).

Au contraire, la stratégie antibiorésistance actuelle en médecine vétérinaire est une stratégie punitive, avec une règlementation forte (alors qu’il n’y a pas de forte règlementation en médecine humaine), centrée sur les produits (et non les pratiques) et en cascade de la médecine humaine, tout en souffrant d’une image négative en population générale (la société attend une industrie alimentaire sans antibiotiques).

D’autre part, le prix des antibiotiques en médecine humaine est le fruit d’une négociation entre l’État et les fabricants, alors qu’en médecine vétérinaire le prix est fixé par le marché, avec la problématique que les entreprises n’ont plus d’intérêt à préserver les antibiotiques anciens. Cela entraîne une paupérisation de l’arsenal thérapeutique pour la médecine vétérinaire et soulève la question de la qualité future de la chaine alimentaire. L’innovation est alors tributaire du marché : le prix sera celui de l’éleveur.

Se pose également la question de la solution politique à apporter dans les pays à faible ou moyen revenu où la règlementation en matière d’antibiotiques est bien moindre, comme l’Inde. L’essentiel des antibiotiques sont produits ailleurs qu’en Europe, avec le risque de bactéries et d’antibiotiques relâchés dans l’environnement.

3. La perspective parlementaire : comment l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) se saisit de l’antibiorésistance

Catherine Procaccia, sénatrice du Val-de-Marne et vice-présidente de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), estime en effet qu’au Sénat on se préoccupe bien plus de la santé humaine que de la santé vétérinaire (même si le Président du Sénat, Gérard Larcher, est un ancien vétérinaire !). Sénatrice depuis 2004, sans formation scientifique (elle a une formation littéraire) et arrivée aux affaires sociales, elle a été nommée à l’OPECST pour avoir le regard de la société civile. L’OPECST, qui va fêter ses 40 ans l’année prochaine, est une structure unique en France, composé de 18 députés et 18 sénateurs. Il est le seul organisme permanent commun aux deux chambres du Parlement. Son objectif est de réfléchir aux évolutions scientifiques et techniques, et de préparer les décisions législatives en informant les collègues parlementaires. Un exemple d’apport de l’OPECST : la création de l’Autorité sureté nucléaire et du contrôle du nucléaire civil. L’OPECST est épaulé par un conseil scientifique comprenant de 15 à 30 membres, y compris de représentants des sciences humaines. Il travaille sur saisine d’une commission de l’Assemblée nationale ou du Sénat ou d’un ministre, ou bien sur auto-saisine, et produit des notes, des tables rondes et effectue des auditions.

Sur l’antibiorésistance, la Sénatrice estime que le Parlement n’a pas à se saisir du sujet car il y a des scientifiques qui y travaillent d’eux-mêmes et n’ont pas besoin de l’intervention du Parlement. Éventuellement, le Parlement peut évaluer les plans santé et alerter le gouvernement. Mais en la matière, le gouvernement a bien mis en place des plans sur l’antibiorésistance.

Comment en est-elle elle-même venue à s’intéresser à ce sujet ? Par le biais des phages. Elle avait reçu à ce sujet plusieurs courriels de patients qui avaient contacté l’OPECST pour demander pourquoi les traitements par les phages étaient si strictement encadrés (autorisation préalable uniquement pour usage compassionnel). Elle s’est ainsi renseignée sur Internet à ce sujet qu’elle a ensuite évoqué devant le bureau de l’OPECST, en soulevant la question de savoir si les phages pouvaient constituer une alternative potentielle réelle aux antibiotiques, ou au contraire relevaient d’une médecine alternative à dénoncer ? Le bureau de l’OPECST a donné son accord pour engager le travail sur une note courte. Le processus a donc été celui d’une « quasi auto-saisine » de l’OPECST sur le sujet. Le travail a consisté en entretiens et rencontres avec des experts et des acteurs institutionnels comme associatifs, en France et à l’étranger. Les notes de l’OPECST, courtes et synthétiques, proposent des orientations. Elles sont d’abord présentées aux membres de l’OPECST et aux autres parlementaires des commissions permanentes en lien avec le sujet traité. A la suite de ce travail, la Sénatrice a défendu une série d’amendements en lien avec le sujet dans le cadre du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS). En 2022, l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) a autorisé deux phages spécifiques. Une start-up lyonnaise a obtenu l’autorisation de leur mise en production.

4. La perspective politiste : entre gouverner le vivant et gérer la distribution géopolitique du risque anti-antibiotique

Florent Parmentier, secrétaire général du Cevipof, souligne le fait qu’on annonce 10 millions de morts par an en raison de l’antibiorésistance (en incluant la résistance aux antipaludéens et antituberculeux, qui se distinguent de l’antibiorésistance stricto sensu)[2], soit plus que le cancer, mais il semble qu’il y ait moins d’actions politiques sur l’antibiorésistance que sur le cancer. On peut voir le Covid-19 comme une anticipation de l’antibiorésistance et de ses conséquences politiques. Cela invite à une démarche d’anticipation et de prospective, y compris par les moyens de la science-fiction et de la littérature de l’imaginaire, pour penser, par exemple, la fonte des glaces de la toundra qui relâcherait dans la nature de nouvelles bactéries. Le changement climatique doit aussi nous faire réfléchir à son impact bactériologique. La science politique peut aussi s’intéresser plus spécifiquement à la chaîne d’autorisation (pour les vaccins par exemple) : comment les acteurs se positionnent à différents moments de la chaine décisionnelle.

De manière générale, la question de l’antibiorésistance peut être abordée selon deux angles : 1/ la gouvernance du vivant et 2/ la distribution géopolitique des risques de l’antibiorésistance, entre types de développement économique mais également entre type de régime politique. Ce sont des questions auxquelles réfléchit le séminaire « Quel contrat social pour 2050 ? » organisé par le Cevipof et le Haut-commissariat au plan : quelles seraient les définitions opératoires d’un contrat social 2050, la manière pour une communauté politique de prendre en compte des risques collectifs et individuels ? À ce titre, l’antibiorésistance constitue assurément un sujet majeur pour le contrat social 2050. Le manque d’investissement dans le domaine couplé à une hausse de l’antibiorésistance trace la perspective d’une divergence des courbes préoccupante.

Sur la gouvernance du vivant : comment anticiper ? La méthode des fictions spéculatives (cf. les travaux de Virginie Tournay) peut y contribuer et permettre une conscientisation de l’opinion publique sur le sujet. Remarquons qu’il n’a pas encore d’œuvre populaire de fiction sur l’antibiorésistance[3].

Sur l’angle géopolitique, l’Europe comme puissance normative a un rôle à jouer. L’UE peut en effet s’appuyer sur son marché intérieur (le plus large au monde) qui fonctionne avec des normes de régulation que l’UE essaie d’exporter via les accords de libre-échange, en lien avec les préférences sociales européennes, dont l’enjeu environnemental. L’UE a également à sa disposition l’outil de la politique européenne de voisinage.

D’autre part, la variable de la confiance dans les institutions et de la confiance interpersonnelle semblent devoir impacter les comportements de santé. Le programme REPEAT lancé par le CEVIPOF sur les comportements politiques à l’heure du Covid-19 a montré que ce dernier a été plus mal vécu aux Pays-Bas, pays à forte confiance interpersonnelle (le confinement venant mettre à mal ce lien) qu’en France (où la confiance interpersonnelle est plus faible).

L’antibiorésistance, et plus largement la santé, pourrait constituer la base d’un changement de paradigme économique à l’échelle mondiale. C’est la piste qu’explore l’économiste Eloi Laurent dans son livre Et si la santé guidait le monde ? (Éditions Les liens qui libèrent, 2020). En 2020, la moitié de l’humanité arrêtait ses activités économiques en raison d’un problème de santé publique. L’anthropologue Frédéric Keck pose quant à lui la question de comment s’appuyer sur le vivant pour la gestion des risques sanitaires (zoonoses).

En conclusion, Florent Parmentier dresse quatre éléments de propositions :

  • sur les politiques publiques : l’idée de santé globale fait totalement sens, avec la problématique de son institutionnalisation (exemple de la question de la fusion entre les ministères de la Santé et de l’Écologie ) ;
  • comment arrive-t-on à un pilotage fin (à l’instar du Covid) pour le risque d’antibiorésistance ?
  • quid du rôle des bactéries dans l’océan (les fonds marins sont moins explorés que la lune) ? Ce qui amène à la question d’investir dans les outre-mer sur ces sujets, en prenant en compte le vivant, notamment les fonds marins ;
  • le techno-solutionnisme : un antibiotique a déjà été créé par intelligence artificielle ; est-ce l’avenir ?

[1] L’expression « One Health » renvoie à l’idée d’approche globale et intégrée de la santé dans ses dimensions de santé humaine, de santé animale et d’environnement, aux échelles locales, nationales et planétaire. Elle a plus spécifiquement trait aux maladies infectieuses émergentes porteuses d’un risque pandémique.

[2] Cf. Tackling drug-resistant infections globally : final report and recommendations, mai 2016, sous la direction du Pr. Jim O’Neill (rapport à la demande du gouvernement britannique).

[3] À noter toutefois sur le sujet le roman de Thierry Crouzet, Résistants, éd. ‎ Bragelonne, 2017.




Notre planète, notre santé, notre priorité !

Par Éloi Laurent

« Sommes-nous capables de repenser un monde dans lequel les économies privilégient la santé et le bien-être ? ». C’est avec ces mots que l’OMS a choisi d’interpeller les gouvernements et les citoyen(ne)s du monde entier à l’occasion de la journée mondiale de la santé, le 7 avril 2022, qui marque le 74e anniversaire de sa fondation et de l’entrée en vigueur de sa Constitution.

Cet anniversaire dont le thème est « notre planète, notre santé », intervient quelques semaines après la publication de trois articles importants qui permettent d’en saisir toute la pertinence et la portée.



Les deux premiers articles témoignent des progrès des connaissances quant à l’émergence du SARS-CoV-2 à l’origine de la pandémie de Covid-19. Leurs auteur(e)s affirment que, d’une part, « très probablement », la pandémie résulte bien d’une zoonose (c’est-à-dire d’une transmission d’un animal à l’espèce humaine), comme ce fut le cas du SARS-CoV-1 en 2002/2003 et que, d’autre part, c’est bien sur le marché d’animaux vivants de Wuhan que cette transmission a eu lieu pour la première fois. C’est une avancée majeure dans un débat scientifique qui a été âprement disputé depuis deux ans et où toutes les hypothèses ont été sérieusement considérées.

Le troisième article porte sur les conséquences de la pandémie de Covid-19 et permet de mesurer l’ampleur du choc sanitaire que celle-ci a engendré. Ses auteur(e)s estiment la surmortalité due à la pandémie mondiale dans 191 pays et territoires du 1er janvier 2020 au 31 décembre 2021 pour conclure à un écart de 1 à 3 entre leurs estimations et les chiffres officiels : compte tenu d’erreurs et de fautes dans le recensement des morts par Covid, il ne faudrait pas déplorer 5 940 000 morts au plan mondial sur cette période, mais 18 200 000 (une surmortalité mondiale de l’ordre de 16%).

Pour certains pays, comme l’Inde, l’écart est véritablement considérable : de 489 000 officiels à 4 070 000 morts estimés. Pour la France, ce même écart est substantiel : de 122 000 à 155 000, soit une différence équivalente aux morts officiels de la première vague du printemps 2020. Et encore cette estimation mondiale repose-t-elle sur le chiffre de 17 900 morts chinois (près de 4 fois plus qu’annoncé officiellement), auquel il est tout bonnement impossible de croire.

Il est donc manifeste que la santé humaine est « inextricablement liée » à la santé des écosystèmes et de la biodiversité, ce qui implique, comme le souligne à juste titre l’OMS, que le lien santé-environnement doit devenir la colonne vertébrale d’une économie du bien-être calibrée pour le 21e siècle.

Cette colonne vertébrale est notamment constituée, sur le plan académique, de l’approche « One Health » (« Une seule santé ») qu’un panel d’experts de haut niveau sur le sujet, dont Serge Morand est le seul membre français, a été chargé en novembre 2020 de consolider et d’institutionnaliser sous l’égide de l’Organisation mondiale de la santé animale (OIE), de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), du Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE) et de l’OMS. Santé humaine, santé animale, santé végétale, santé environnementale, nous apprennent ces experts, sont complémentaires et interdépendantes.

Le défi climatique met de la même manière en évidence l’intersection des thématiques sanitaire et environnementale. Le deuxième volet du Rapport AR6 du GIEC, qui porte sur les impacts, l’adaptation et la vulnérabilité et compte 3 676 pages, ne comporte ainsi pas moins de 4 853 occurrences du mot « santé ».

Dans ces conditions, l’OMS elle-même pourrait vouloir actualiser sa propre définition de la santé, qui date de 1948 : « La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ». Afin d’actualiser cette définition, on peut vouloir définir la « pleine santé » comme « un état continu de bien-être : physique et psychologique, individuel et social, humain et écologique ». L’important dans cette définition est de bien souligner le caractère holistique de la démarche, la continuité de la santé, qui lie la santé mentale à la santé physiologique, la sante individuelle à la santé collective et la santé humaine à la santé planétaire. La pleine santé est donc une santé d’interfaces, de synergies, de solidarités.

Cette redéfinition et son adoption par les États membres de l’OMS permettrait par exemple qu’en France, les questions sanitaires soient systématiquement étudiées sous l’angle environnemental, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui comme le montre le foisonnement de rapports et de propositions sur l’avenir du système de santé français, et plus largement sur l’Assurance maladie et son financement, dont le point commun est de faire à peu près complètement l’impasse sur l’enjeu écologique. Or s’il y a une « Grande Sécu » à inventer, c’est une Sécurité sociale-écologique.

La pandémie de Covid-19 a montré combien la santé est une affaire collective que les appels à la « responsabilité individuelle » brouillent et dénaturent, mais le collectif dont il faut prendre acte et devenir partenaire dépasse de loin la seule espèce humaine.




La politique santé-environnement : priorité d’une renaissance sanitaire mondiale

par Éloi Laurent, Fabio Battaglia, Alessandro Galli, Giorgia Dalla Libera Marchiori, Raluca Munteanu

Le 21 mai, la présidence
italienne du G20 et la Commission européenne co-organiseront le sommet mondial
sur la santé à Rome. Quelques jours après, l’Organisation mondiale de la santé
tiendra son assemblée annuelle à Genève. De toute évidence, les deux événements
seront centrés sur la tragédie du Covid et les réformes susceptibles de
prévenir de telles catastrophes à l’avenir. « Le monde a besoin d’un nouveau
départ en matière de politique de santé. Et notre renaissance sanitaire
commence à Rome » a déclaré la présidente de la Commission européenne, Ursula
von der Leyen, le 6 mai. Nous partageons cet espoir et nous voulons le voir
aboutir.



En tant que membres de la société
civile, nous avons été appelés à contribuer à la réflexion collective qui doit conduire
à la rédaction de la « Déclaration de Rome ». Sur la base d’un rapport
que nous publions aujourd’hui dans le cadre de la Well-being Economy Alliance

(WeALL) nous pensons que la notion de politique santé-environnement devrait
figurer au cœur de la Déclaration de Rome et, au-delà, inspirer la renaissance
des politiques de santé à tous les niveaux de gouvernement. En substance, nous
appelons les délégués de ces deux sommets cruciaux à reconnaître les
interdépendances fructueuses entre l’environnement, la santé et l’économie.

Le principe-clé est de faire du
lien entre la santé et l’environnement le cœur même de la santé planétaire et
évoluer de la logique coûts-bénéfices vers des politiques co-bénéfices. Notre
incapacité à répondre efficacement aux crises jumelles sanitaire et écologique vient
en grande partie de l’idée que nous nous faisons des coûts qu’une telle action
résolue auraient sur « l’économie ». Mais nous sommes l’économie et l’économie
n’est qu’une partie de la source véritable de notre prospérité qui est la
coopération sociale. La transition santé-environnement a certainement un coût
économique, mais il est visiblement inférieur au coût de la non-transition. Les
limites de la monétarisation du vivant sont chaque jour plus évidentes, les
arbitrages supposés entre santé, environnement et économie apparaissent chaque
jour plus erronés et contre-productifs. À l’inverse, les gains en matière de
santé, d’emplois, de liens sociaux, de justice des politiques co-bénéfices sont
considérables. Les systèmes de santé sont les institutions stratégiques de
cette réforme, à condition de mettre beaucoup plus l’accent sur la prévention,
mais d’autres domaines de la transition sont concernés : production et
consommation alimentaires, systèmes énergétiques, politiques sociales
(notamment lutte contre les inégalités et l’isolement social), politiques
d’éducation.

Pour ne prendre que l’exemple de
l’énergie, il est parfaitement clair que le système énergétique mondial actuel,
à 80% fossile, n’a pas de sens du point de vue du bien-être humain dès lors
qu’il détruit simultanément la santé actuelle et la santé future. La pollution
de l’air résultant de l’utilisation de combustibles fossiles joue ainsi un rôle
décisif dans la vulnérabilité sanitaire des Européens confrontés au Covid-19 (à
l’origine de 17% des décès selon certaines
estimations
), tandis que l’atténuation de la pollution de l’air dans les
villes européennes apporterait un co-bénéfice-clé pour la santé : celui de
réduire le risque de comorbidité face aux chocs écologiques à venir tels que
les maladies respiratoires mais aussi les canicules, qui deviennent de plus en
plus fréquentes et intenses sur le continent. Lorsque tous les co-bénéfices
sont pris en compte, au premier rang desquels la réduction de la morbidité et de
la mortalité liées à la pollution de l’air (qui, selon des études récentes,
sont bien plus élevées que les estimations précédentes, on compte chaque année 100 000
décès prématurés en France
), le passage aux énergies renouvelables conduit
à économiser de l’ordre de quinze fois le coût de leur déploiement.

Il y de nombreux autres domaines,
au-delà de ceux que nous avons identifiés, où la santé, l’environnement et
l’économie se renforcent mutuellement. Ils forment ensemble un socle sur lequel
bâtir des politiques qui visent la pleine santé sur une planète vivante. À
l’approche du Sommet de Rome et de l’assemblée de l’OMS, nous voulons donc
interpeller leur(e)s participant(e)s avec deux questions simples : et si la
meilleure politique économique était une vraie politique sanitaire ? Et si la
meilleure politique sanitaire était une vraie politique environnementale ?
Comme les pays européens le savent, les crises sont le berceau de nouvelles
visions du monde, les catalyseurs de nouvelles approches qui peuvent trouver
leur élan. Rome ne s’est pas faite en un jour, mais l’approche co-bénéfices
peut montrer la voie de la renaissance sanitaire.




L’essentiel, l’inutile et le nuisible (suite et fin provisoire)

Éloi Laurent

L’humanité est-elle une espèce nuisible ? Pour les autres êtres de Nature qui cohabitent de plus en plus difficilement avec elle sur la planète, la réponse ne souffre pas d’ambiguïté : sans aucun doute.



La vie sur terre, vieille de 3,5
milliards d’années, peut être estimée de différentes manières. L’une d’elles
consiste à évaluer la
biomasse respective de ses composantes
. Il apparaît alors que la biomasse totale
sur la Terre pèse environ 550 Gt C (giga tonnes de carbone), dont 450 Gt C (ou
80%) sont des plantes, 70 Gt C (ou 15%) sont des bactéries et seulement 0,3%
sont des animaux. Au sein de cette dernière catégorie, les humains ne
représentent que 0,06 Gt C. Et pourtant, les 7,6 milliards de personnes comptant
donc pour seulement 0,01% de la vie sur le globe sont à elles seules
responsables de la disparition de plus de 80% de tous les mammifères sauvages
et de la moitié des plantes.  

Cette colossale crise de la
biodiversité causée par l’humanité, dont les prémisses remontent
à l’extermination de la mégafaune à l’âge préhistorique
(Pléistocène), s’est
mise en marche avec l’entrée dans le régime de la croissance industrielle dans
les années 1950, au moment où la « grande
accélération »
s’est enclenchée.

Elle est aujourd’hui bien
documentée : alors que près de 2,5 millions d’espèces (1,9 m d’animaux et
400 000 plantes) ont été identifiées et nommées, des travaux convergents
suggèrent que leurs taux d’extinction sont actuellement 100 fois à 1000 fois plus
rapide que les rythmes connus sur Terre au cours des 500 derniers millions
d’années, ce qui pourrait vouloir dire que la biodiversité, en raison de
l’expansion humaine, se trouve au bord d’une sixième extinction de masse. Que
l’on observe ces dynamiques en coupe
ou de manière longitudinale,
au niveau de certaines
espèces clés dans certaines régions
ou en recourant à des hypothèses plus
ou moins convaincantes sur la biodiversité
potentielle totale abritée par la Biosphère
(qui pourrait s’élever à 8
millions d’espèces), le constat s’impose : tandis que les humains
prospèrent, les autres espèces dépérissent, à l’exception de celles qui leur
sont directement utiles.

Mais cette destruction de la
biodiversité est bien entendu aussi un problème existentiel pour les humains
eux-mêmes. Selon une chaîne de causalité formalisée il y a deux décennies par l’évaluation des écosystèmes
pour le millénaire
, la biodiversité sous-tend le bon fonctionnement des
écosystèmes, qui rendent aux humains des « services écosystémiques »
qui soutiennent leur bien-être (la littérature récente évoque de manière plus
large et moins instrumentale des « contributions
de la Nature »
). Cette logique prévaut naturellement en sens
inverse : quand les humains détruisent la biodiversité, comme ils le font
aujourd’hui massivement via
leurs systèmes agricoles
, ils dégradent les services écosystémiques et, en
bout de chaîne, portent atteinte à leurs conditions de vie. Le cas des
mangroves est un des plus parlants : ces écosystèmes maritimes favorisent
la reproduction animale, stockent le carbone et constituent de puissantes
barrières naturelles contre les raz-de-marée. En les détruisant, les
communautés humaines s’appauvrissent et s’affaiblissent.

Le début de la décennie 2020,
dont les trois premiers mois sont marqués par les incendies géants en Australie
et la pandémie de Covid-19, montre clairement que détruire la Nature est
au-dessus de nos moyens. La définition la plus intuitive du caractère
insoutenable des systèmes économiques actuels tient donc en peu de mots :
le bien-être humain détruit le bien-être humain.

Comment s’extraire au plus vite
de cette spirale vicieuse ? Une solution de bon sens, connue depuis Malthus
et constamment remise au goût du jour depuis, consiste à supprimer l’humanité,
en totalité ou en partie. Un certain nombre de commentateurs relèvent ainsi
combien la Biosphère, libérée du poids des humains, se porte mieux depuis que ceux-ci
sont en majorité confinés. Certes, si on éteint la source des émissions
humaines de gaz à effet de serre, il est probable que celles-ci vont fortement
diminuer. De même, si l’on éteint les sources de la pollution locale dans les
espaces urbains, par exemple à Paris, l’air y sera de
qualité remarquable
. Il est vraisemblable que l’on mesurera aussi une
amélioration du sort des espèces animales et végétales au cours de cette
période, comme dans les lieux, tels la région de Tchernobyl, que les
humains ont été forcés de déserter
. Mais à quoi bon un air pur quand nous
sommes privés du droit de le respirer au-delà de quelques moments par
jour ?

En réalité, même s’il induit une
sobriété contrainte et temporaire, le confinement joue à plein et durablement contre
la transition écologique. Tous les mécanismes de coopération sociale
indispensables aux politiques de transition sont aujourd’hui, au-delà des
transactions marchandes, à l’arrêt. Pour ne prendre que l’exemple des
politiques climatiques, La COP 26, si stratégique, est d’ores et déjà reportée
en 2021, le prochain
Rapport d’évaluation du GIEC est freiné
, l’aboutissement plein et entier des
travaux sur la Convention citoyenne pour le climat est compromis, etc. Et ceci
alors même qu’une canicule
sous confinement
n’est pas à exclure !

C’est qu’il ne s’agit pas de
neutraliser voire de figer les systèmes sociaux pour « sauver » les
systèmes naturels, mais de travailler sur la durée à leur articulation
sociale-écologique
, qui est encore un point aveugle de l’analyse économique
contemporaine.

Il n’en reste pas moins que
l’urgence sociale oblige les gouvernements du monde entier à œuvrer ici et
maintenant pour protéger leurs populations, en particulier les plus vulnérables,
face au choc colossal qui frappe simultanément les systèmes économiques du
monde entier. La notion de bien-être essentiel peut justement servir de
boussole à ces efforts, qui pourraient se concentrer sur les secteurs vitaux
pour l’ensemble de la population au cours des mois et des années à venir sous
l’impératif de ne pas accélérer encore les crises écologiques. Bien-être
essentiel et bien-être non-nuisible convergeraient pour répondre à l’urgence du
présent et à l’exigence de l’avenir. Comment, précisément ?

Reprenons rapidement les
différentes dimensions du bien-être essentiel esquissées dans le premier billet
de cette série. Le secteur public de la santé et des soins est à l’évidence au
centre du bien-être essentiel, entendu comme le bien-être humain qui travaille
à sa perpétuation plutôt qu’à sa perte. La revue médicale The Lancet a mis au jour ces dernières années les liens de plus
en plus tangibles entre santé et climat, santé et pollutions diverses, santé et
biodiversité, santé et écosystèmes. Le soin des écosystèmes et celui des
humains sont deux faces de la même monnaie. Mais l’enjeu de la santé
environnementale doit être pleinement intégré, notamment en France, à cette
nouvelle priorité sanitaire. L’investissement dans les services publics au-delà
du système de santé est en outre une garantie que le bien-être essentiel est le
plus équitablement partagé.

Cette cohérence temporelle se
complique avec le nécessaire réinvestissement dans les infrastructures de
première nécessité. Les systèmes d’approvisionnement alimentaire, en France et
au-delà ­—
de la production agricole à la distribution au détail ­— sont aujourd’hui beaucoup
trop polluants et destructeurs à la fois de la santé humaine et des
écosystèmes. Il faudrait privilégier ici les systèmes d’alimentation déjà
engagés dans la transition écologique pour favoriser leur généralisation. De
même, l’énergie nécessaire aux infrastructures notamment urbaines (eau,
électricité, déchets, mobilité, etc.) est encore en grande majorité fossile,
alors même qu’une métropole mondiale comme Copenhague s’est donnée les moyens
de s’approvisionner à 100% en énergie renouvelable dans seulement cinq ans. Il
faut donc accélérer dans la voie de la sobriété énergétique et carbonique, nous
en avons tous les
moyens
. Enfin, l’enjeu de l’empreinte écologique croissante des réseaux
numériques ne peut plus être éludé, alors même que les infrastructures essentielles,
à l’image des réseaux de chaleur ou de la collecte des déchets, fonctionnent
très bien sur un mode « low-tech ».

La notion de bien-être essentiel
peut donc être utile à la « sortie de crise » à la condition de
rester fidèle à la devise de celles et ceux à qui nous devons tant : d’abord,
ne pas nous nuire.




L’économie au temps du COVID-19

par Xavier Timbeau

Peut-on faire du calcul économique face à une crise
sanitaire ? Poser la question semble obliger à répondre non. Pourtant, nous
allons nous livrer à cet exercice morbide, espérant y trouver quelques éléments
utiles à la réflexion pour les décisions difficiles à prendre dans les
prochains jours.



Les épisodes passés analysés
après le SARS-Cov de 2003

La première question est de savoir quelles peuvent être les
conséquences économiques d’un scénario de pandémie grave (c’est-à-dire comparable
à la grippe espagnole de 1918). Quelques études nous renseignent sur ce point. McKibbin
et Fernando ont mis à jour des travaux de simulations macroéconomiques réalisés
après l’épisode du SARS-Cov en 2003
, repris dans un ebook publié par VoxEU
très récemment et étoffé d’autres analyses économiques.

L’objectif de ces travaux était de quantifier l’impact
économique d’une pandémie. Les résultats sont impressionnants. Appliqué au
COVID-19, l’impact dépend des scénarios de morbidité (nombre de personnes en incapacité
pendant quelques semaines à la suite de la maladie), de mortalité (nombre de
décès) et d’extension de la pandémie. Il pourrait atteindre jusqu’à presque –10
points de PIB mondial suivant les scénarios.

Le scénario le pire est celui d’une pandémie globale
d’ampleur comparable à la grippe espagnole de 1918 induisant le décès de 22
millions de personnes. Aucun pays n’y échappe, même si l’effet n’est pas le
même suivant le niveau de développement ou suivant l’efficacité du système de
soins. Ces chiffres rejoignent d’autres études, suscitées par les craintes au
moment de l’épidémie de SARS-Cov en 2003, qui analysaient l’impact possible
d’un scénario « grippe espagnole » et qui le transposaient de 1918 à
nos jours. Là encore, dans le pire des cas, c’est-à-dire ceux dans lesquels une
grande part de la population mondiale est infectée conduisent à des effets de
cet ordre de grandeur. Le
Congress Budget Office avait ainsi estimé en 2005 une perte d’activité annuelle
de l’ordre de 5 points de PIB
, la Banque
mondiale avait un diagnostic proche
, publié en 2006. D’autres études
peuvent conclure à des conséquences moins graves (en particulier le travail de James
et Sargent de 2007
). Les différences principales tiennent aux scénarios
sanitaires retenus et en particulier la morbidité et la mortalité. Ces
scénarios eux-mêmes reposent sur des appréciations différentes selon les modes
de transmission des pandémies entre 1918 et aujourd’hui. On peut retenir que
dans le cas d’une pandémie globale grave, les impacts sur le PIB la première
année se situent dans une fourchette allant de –1 point de PIB à près de –10
points de PIB, puis nuls à moyen terme. L’analyse d’autres scénarios de
pandémies comme la grippe dite asiatique de 1957 ou celle dite de Hong Kong de
1968, d’extension et de gravité moindres entre dans ce cadre.

2 canaux : l’absentéisme
et la rupture des interactions sociales

Il y a deux canaux principaux. Le premier est un choc
d’offre, déclenché par les absences au travail et la perturbation des chaînes
de production. Tous les secteurs ne connaissent pas les mêmes impacts mais les
interdépendances entre secteurs diffusent les effets à toute l’économie, soit
par des ruptures de quantité ou par des effets de prix à la suite des pénuries.
Le second est un canal de demande, touchant les secteurs économiques où les
interactions sociales sont déterminantes. Les mesures de confinement délibérées
et décidées par les pouvoir public : comme en Chine au début de l’épidémie
ou en Italie très récemment) se combinent avec des mesures d’auto-confinement
(on ne va plus faire du tourisme dans des zones infectées, on ne va plus dans
des lieux publics – cinéma, théâtre, restaurant, transport. Les secteurs les
plus touchés sont ainsi tous ceux qui procèdent du tourisme (qu’il soit privé
ou professionnel, interne à un pays ou de clients étrangers), des services à la
personne ou encore de certains achats qui seront reportés, particulièrement
dans le secteur manufacturier. Les impacts à court terme peuvent être différents
selon les secteurs : les baisses d’activité de certains secteurs pourront
être compensées demain (les achats de biens durables) alors que certaines
pertes d’activité sont irrécupérables (les spectacles annulés ne feront pas
plus d’entrées après la crise sanitaire). De nombreuses entreprises, y compris
de grande taille, peuvent être acculées à la faillite, ce qui supposerait de
longues années pour reconstruire les capacités, surtout si des politiques
différentes selon les pays conduisent à des relocalisations d’activité.

On peut imaginer également des effets cliquets, l’expérience
de la privation pouvant se prolonger au-delà de la crise sanitaire ; mais
généralement, on estime que les effets de la pandémie s’estompent assez
rapidement une fois passée la crise sanitaire, c’est-à-dire au bout d’une
dizaine de semaines.

On ajoute parfois des effets d’incertitude ou liés aux
paniques financières. Cependant, une crise sanitaire a une date de fin assez
prévisible. Son ampleur peut être plus ou moins grande, mais ce n’est pas tant
l’incertitude que les réponses de politiques publiques qui comptent.

Les réponses
sanitaires sont déterminantes quant à la gravité de la pandémie

La réponse de politique sanitaire est déterminante pour
limiter la gravité de la pandémie. Seule une fraction des cas donne lieu à des
situations critiques (estimé autour de 20% dans le cas du COVID-19 par l’OMS) qui
nécessitent des soins particuliers. Une fraction de cette fraction nécessite
des soins critiques (ou soins intensifs). Le renforcement des hôpitaux, en
concentrant les centres de soins intensifs sur les cas les plus graves et en
reportant les demandes de soins plus ordinaires sur d’autres structures, la
concentration des moyens sur les infrastructures de soins, le report des
activités sanitaires non urgentes, le renforcement des moyens des hôpitaux, y
compris la rémunération des personnels soignants sont autant d’éléments
essentiels.

Mais, parce qu’il contribue à limiter l’engorgement des
centres de soins en brisant les chaînes de contamination et en ralentissant la
cinétique de la pandémie, le confinement de la population est déterminant dans
le bilan sanitaire. Ainsi, deux
analyses conduites en comparant les différentes villes américaines pendant la
grippe espagnole de 1918
montrent que les stratégies de confinement ont un
rôle essentiel pour limiter la mortalité pendant la pandémie. Ayant adopté des
politiques de confinement plus ou moins restrictives et surtout plus ou moins
précoces, les villes ont eu des conséquences très différentes en termes de
mortalité. Les politiques de confinement les plus restrictives auraient diminué
de moitié la mortalité. D’autres analyses corroborent ces éléments. Par exemple
cette analyse
de la fermeture des écoles en cas d’épidémie aux États-Unis
estime une
réduction de 40% du flux de malades au pic. Sur la base d’un modèle à agents, calibré
sur des scénarios de pandémie observés, Laura
Fumanelli et ses co-auteurs
concluent qu’une politique de fermeture des
écoles pendant deux semaines peut réduire jusqu’à 50% l’engorgement du système
de santé au pic. Une conséquence de ce confinement est l’absentéisme du
personnel de santé, mais cet effet ne suffit pas à contrebalancer le
soulagement apporté en cas de pandémie étendue.

Le coût économique du confinement est important. La
fermeture des écoles par exemple accroît l’absentéisme des parents. Pour les États-Unis
ou le Royaume-Uni (d’après cette
étude par exemple
) 4 semaines de fermeture des écoles coûtent entre 0,1 et
0,3 point de PIB. Mais on peut ajouter à ces chiffres, le signal envoyé à la
population et aux touristes étrangers qui aura un impact sur l’absentéisme des
non parents et sur la demande des secteurs à interaction sociale. Dans un scénario
de confinement généralisé, proche de celui imposé en Chine au début de
l’épidémie de COVID-19 ou encore récemment mis en place en Italie, dont les
effets se feraient sentir sur 12 semaines, on aurait un impact comparable à
celui d’une pandémie à forte morbidité – bien qu’avec une morbidité plus
faible. La conséquence économique pourrait être jusqu’à 5 points de PIB perdus
sur une année.

Quels coûts du
confinement pour quels bénéfices ?

Les incertitudes qui entourent les scénarios indiquent la
difficulté des choix de politique publique. Il est presque impossible
d’anticiper l’ampleur de la pandémie. Il est encore possible que la pandémie
s’arrête rapidement comme l’épidémie de SARS en 2003. Elle peut aussi s’étendre
et être particulièrement létale. Les analyses des épidémiologistes sont
cruciales pour réduire les possibles et donner des probabilités aux différents scénarios,
mais en l’état les fourchettes d’évaluation sont considérables.

Le gouvernement britannique est un des rares à avoir
communiqué un « scénario du pire », qui n’est pas une prévision mais sert à
qualifier l’urgence de la situation. Il estime que dans le pire des cas (par la
voix de son governement’s
chief Medical Adviser
) 80% de la population pourrait être infectée, que 20%
de la population britannique pourrait être absente de son travail à un moment
ou un autre, ce qui suggère une pandémie à large échelle, en se basant sur 1%
de taux de mortalité sur les cas graves et jusqu’à 100 000 victimes (voir
aussi cette
évaluation citée dans le guide du gouvernement britannique à propos du COVID-19
).
Ce scénario du pire raisonnable (le gouvernement britannique parle de Reasonable
Worst Case –
RWC) n’est pas le pire que l’on puisse imaginer.

Or si le confinement strict et précoce aurait des
conséquences économiques presque sûres, il pourrait largement réduire la
mortalité liée à la pandémie. Dans un scénario à mortalité élevée, disons
200 000 décès pour la France et donc au-delà du raisonnable selon le
gouvernement britannique, en se basant sur une réduction de la mortalité de 50%
grâce aux mesures de confinement, de l’ordre d’un mois de fermeture des écoles
et une réduction pendant 12 semaines de nombreuses interactions sociales, ce
sont 100 000 décès qui pourraient être évités en France.

D’après le
rapport « Eléments pour une révision de la vie humaine » d’E. Quinet
de 2013
, la valeur statistique de la vie humaine à utiliser dans les analyses
coûts-bénéfices conduite par l’administration française est de 3 millions
d’euros. S’il évite 100 000 morts, le confinement aurait une valeur
implicite de 300 milliards d’euros, soit 12,5% du PIB. Le coût de ces mesures
de confinement, 5% du PIB pour un confinement strict, serait donc inférieur. Le
pire n’est pas sûr, mais dans ce scénario extrême, la perte économique,
facilement socialisable, serait inférieure aux coûts humains.

Le rapport Quinet de 2013 ne recommande pas un chiffrage en années de vie parce que la notion de valeur statistique de la vie ne se réduit pas à la somme des années de vie espérées et elle ne doit pas se différencier selon les individus – c’est le sens du mot statistique et cela garantit une égalité des citoyens face aux analyses coûts-bénéfices et aux décisions qui en découlent. Cependant, dans certains cas – en particulier si les effets sont très différenciés selon les âges – le rapport Quinet évoque la possibilité de retenir une valeur de l’année-vie statistique de 150 000 euros. En se risquant sur le terrain glissant qui appliquerait cette valeur au profil des morts par cas par âge (estimé par exemple ici), on diviserait par environ 3 l’estimation de coût en valeur statistique des vies humaines.




Les inégalités sociales devant la mort*

par Gilles Le Garrec

Le problème des inégalités devant la mort a pris une place importante dans le débat public français il y a peu, lorsqu’il s’est agi, à l’automne 2010, d’augmenter de deux ans l’âge minimal légal de départ à la retraite, le portant ainsi progressivement de 60 à 62 ans. Le débat s’est ainsi focalisé autour d’une question politiquement très clivante : fallait-il laisser l’âge de départ à la retraite inchangé pour les personnes faiblement qualifiées qui, parce qu’elles sont entrées sur le marché du travail précocement et/ou ont eu des métiers plus pénibles, vivent moins longtemps ?Ainsi, depuis l’arrivée au pouvoir du gouvernement socialiste en 2012, deux mesures dérogatoires ont été adoptées pour permettre aux moins qualifiés de continuer à prendre leur retraite à 60 ans. Ce fut d’abord l’instauration dès l’été 2012 d’une exception pour « carrière longue », c’est-à-dire à destination de ceux qui ont cotisé suffisamment longtemps. En cette rentrée 2013, c’est aussi le choix de la mise en place d’un compte « pénibilité » dès 2015, qui permettra à tout salarié exposé à des conditions de travail réduisant son espérance de vie de partir à la retraite plus tôt. Pour autant, la question des inégalités devant la mort – un sujet tabou ? – dépasse très largement celle du départ à la retraite : plus en amont, elle a aussi à voir avec les inégalités de revenus, de logement, d’accès à l’emploi, d’éducation, etc. Ci-après un petit panorama (statistique) sur les inégalités devant la mort en France, leurs causes et la difficulté d’y apporter une solution politique adaptée tant les causes en sont multidimensionnelles.

Des statistiques anciennes … mais pas très fiables

Dès la fin du 18e siècle[1], l’élaboration de nouveaux recensements associés au développement des statistiques a permis la construction de données mettant en évidence l’existence d’un lien étroit entre inégalités devant la mort et inégalités sociales. Ces premières études montrent alors que les inégalités face à la mort s’expliquent avant tout par le revenu (Cambois, 1999). Toutefois, la faible fiabilité des données et de la méthodologie en a limité la portée. La construction d’indicateurs fiables sur cette question est en effet délicate. Dès lors que l’on dispose des catégories socioprofessionnelles (CS) pour les statistiques de décès et pour les recensements, on peut facilement calculer des taux de mortalité en rapportant les effectifs de décès de l’année (ou de plusieurs années) classées par CS aux effectifs de population classées de la même manière. Par exemple, en France pour la période 1907-1908, Huber répertoria sur une base annuelle le décès de 129 patrons de 25 à 64 ans sur un effectif de 10 000, contre 218 ouvriers. Cette méthode, simple et intuitive, donne néanmoins une vision biaisée des inégalités sociales devant la mort à cause d’incompatibilités entre données de population et données de décès (Desplanques, 1993). La difficulté d’obtenir une représentation fidèle des inégalités devant la mort est d’autant plus difficile, avec cette méthode, que les trajectoires professionnelles ont de plus en plus tendance à se morceler, avec alternance de périodes d’activité et de chômage.

La méthode longitudinale et ses enseignements

Pour palier ce problème, l’INSEE a élaboré une méthode longitudinale qui consiste à suivre régulièrement un groupe d’individus, dont on relève un certain nombre de caractéristiques à un moment donné, et éventuellement la date de leur décès. L’Echantillon démographique permanent ainsi obtenu, initialisé lors du recensement de 1968, regroupe actuellement environ 900 000 histoires individuelles, garantissant une bonne représentativité de la population française (Couet, 2006, pour une description et un historique de la construction de cet échantillon). Ce panel sociodémographique de grande taille permet ainsi de dresser une situation relativement fidèle des inégalités sociales devant la mort en France. On remarque alors que la durée de vie varie beaucoup d’une catégorie socioprofessionnelle à l’autre, tout particulièrement chez les hommes (tableau 1). Parmi les hommes, les cadres supérieurs ont ainsi une espérance de vie (à l’âge de 35 ans) plus élevée de quatre à cinq ans que la moyenne. Hors inactifs[2], les plus défavorisés sont les ouvriers, suivis des employés, avec, respectivement, deux ans et un an d’espérance de vie en moins relativement à la moyenne. Autre élément intéressant à noter : le gain global d’espérance de vie de quatre ans sur la période n’a pas réduit les inégalités devant la mort. Ainsi, de manière relativement stable, les ouvriers ont une espérance de vie à 35 ans de six à sept ans (cinq à six ans pour les employés) inférieure à celle des cadres supérieurs. De plus, à 35 ans, ces derniers vivront en moyenne 34 années en bonne santé[3], soit 73% de leur espérance de vie, contre 24 années pour les ouvriers, soit 60 % de leur espérance de vie (Cambois et al., 2008). Si, chez les femmes, la différence d’espérance de vie entre cadres et ouvrières n’est « que » de trois années au dernier recensement, on retrouve par contre des différences similaires aux hommes en ce qui concerne l’espérance de vie en bonne santé. Le constat est donc clair : il y a bien des inégalités sociales persistantes devant la mort mais aussi devant la santé. Ce constat s’observe dans tous les pays d’Europe de l’Ouest qui ont mené ce même genre d’enquête, même si on peut noter que les inégalités en France apparaissent de loin les plus fortes (Kunst et al., 2000). Le rapport des taux de mortalité « manuel/non manuel » est de 1,71 en France pour les hommes de 45-59 ans, alors qu’il est de l’ordre de 1,35 dans la plupart des autres pays (la Finlande, seconde derrière la France en termes d’inégalité, est à 1,53). Excluant des problèmes de comparabilité des données, la consommation d’alcool est, selon Kunst et al. (2000), le facteur privilégié pour expliquer la spécificité française. En effet, les plus fortes inégalités de mortalité en France sont dues aux grandes différences de mortalité par cirrhose du foie et par cancer des voies aéro-digestives, deux pathologies associées à une consommation excessive d’alcool.

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Les causes

Plusieurs éléments ont été identifiés pour expliquer ce différentiel de mortalité entre CS.

En premier lieu, on imagine très bien que les conditions de travail des ouvriers sont en général physiquement éprouvantes et usantes. Par ailleurs, on a pu voir durant les années 1980 une transformation de la structure des emplois non qualifiés. Sur cette période, l’accroissement du besoin de réactivité des entreprises a amené ces dernières à accroître le recours à des formes d’emplois flexibles et précaires (contrats courts, horaires atypiques, développement du temps partiel, intérim, …). Or, cette précarisation des emplois, qui touche avant tout les emplois peu qualifiés, participe grandement à la dégradation des conditions de travail. Les conditions économiques globales peuvent donc avoir une part d’explication dans les disparités de mortalité. En tout état de cause, les conditions de travail des ouvriers s’améliorent moins vite que celle des cadres. C’est assurément ce point de vue qui a été défendu dans l’instauration du compte « pénibilité », qui sera mis en place à partir de 2015. Ainsi, tout salarié du secteur privé exposé à des conditions de travail réduisant l’espérance de vie cumulera des points qui lui permettront, entre autres, de partir à la retraite plus tôt et potentiellement avant l’âge légal de 62 ans.

On note également que les plus défavorisés cumulent un grand nombre de comportements à risques tels que la consommation de tabac, l’abus d’alcool, une mauvaise hygiène alimentaire ou encore une trop forte sédentarité. A l’inverse, les cadres et les professions intermédiaires fument et boivent modérément. Comme déjà souligné pour expliquer la spécificité du cas français parmi les pays d’Europe de l’Ouest (Kunst et al., 2000), cette différence de comportement est parfaitement visible à travers la mortalité engendrée par certaines maladies. Les risques de décès par tumeur des voies aéro-digestives (larynx, pharynx, poumons, œsophage, foie) sont particulièrement élevés chez les ouvriers, et sont à l’origine d’une bonne partie des différences de mortalité observées. Par exemple, durant les années 1980, pour les hommes de 45 à 54 ans, le taux de mortalité par tumeur du pharynx est 11 fois plus élevé pour les ouvriers spécialisés et manœuvres que pour les professeurs et professions intellectuelles supérieures (Desplanques, 1993).

La difficulté d’accès aux soins pour les plus défavorisés est une autre explication avancée pour expliquer les disparités de mortalité, tout d’abord pour des questions de coût. Mormiche (1995) montre ainsi que la consommation de produits médicaux (leur quantité mais aussi leur nature) dépend fortement du revenu. Les disparités dans l’accès aux soins sont d’autant plus marquées que les soins sont chers ou mal couverts (soins dentaires en particulier). Herpin (1992) souligne que la réduction des revenus liée à la perte d’emploi entraîne une réduction quasi proportionnelle des dépenses de consommation, santé comprise. Les hommes au chômage auraient ainsi un risque de mortalité accru de 60 % au cours des années qui suivent la perte d’emploi (Mesrine, 1999). Un homme en mauvaise santé a bien entendu plus de chance d’être au chômage, mais le chômage, via l’apparition d’une contrainte financière et la perte de repères et de considérations personnels, pourrait altérer la santé en créant une distance physique et morale par rapport aux soins.

Enfin, l’environnement social et le contexte local jouent un rôle important dans la persistance des inégalités sociales devant la mort observée dans le tableau 1. L’idée que les comportements des individus sont influencés par leur lieu de résidence est développée dans une abondante littérature tant sociologique que psychologique (Roberts et DelVecchio, 2000). Des mécanismes d’identification des enfants au comportement des adultes qui les environnent mettent en évidence une socialisation de type collectif. Or, la polarisation socio-spatiale, qui se caractérise par la création de zones urbaines qui cumulent tous les handicaps sociaux, n’a eu de cesse de s’accroître depuis les années 1980 en France (Fitoussi et al., 2004). La forte concentration dans ces quartiers des populations caractérisées par des comportements à risque pour la santé peut instaurer, par phénomène d’identification, ces comportements au cœur du mode de vie. Ce phénomène pourrait expliquer l’inefficacité des politiques de prévention dans les populations à risque. Les difficultés financières qui sont à l’origine d’une sous-utilisation des infrastructures médicales peuvent par ailleurs engendrer à terme une distance sociale aux questions de santé. La faible participation des femmes des classes défavorisées aux grandes actions publiques de dépistage du cancer du sein en est l’une des illustrations. De plus, même dans les pays où la couverture sociale universelle est complète, les écarts de consommation de soins persistent.

Que conclure ?

L’inégalité sociale devant la mort est une question délicate. Une multitude de causes, plus ou moins imbriquées, en sont à l’origine. Des politiques de lutte contre ce type d’inégalités, pour qu’elles soient efficaces, doivent donc analyser ces inégalités comme faisant partie d’un tout, interagissant dans leurs dimensions économiques, sociales et spatiales. En attendant une résorption de ces inégalités, tenir compte de ces dernières pour mettre en place des politiques sociales justes apparaît très souhaitable. A cet égard, l’instauration d’un compte « pénibilité », permettant à tout salarié exposé à des conditions de travail réduisant son espérance de vie, de partir à la retraite plus tôt va indéniablement dans le bon sens. Pourtant la mise en place des critères n’est pas aussi aisée qu’elle n’y paraît. En effet, on a vu qu’une bonne part des inégalités sociales devant la mort pouvait s’expliquer par des comportements à risque. Or, on peut penser que ceux-ci sont l’expression d’une liberté individuelle dont la société n’a pas à compenser les conséquences. A contrario, on peut considérer que ces comportements sont la réponse à un stress psychosocial engendré, entre autres, par des conditions de travail difficiles. Dans ce cas, la compensation sous forme d’un départ à la retraite anticipé apparaît plus juste. Mais il n’est pas sûr que l’on puisse réellement distinguer les deux cas de figure. Parions que la future définition des critères d’accumulation des points au titre de la pénibilité et donnant droit à un départ à la retraite anticipé fera l’objet de longues négociations…

 

Références

Cambois E., 1999, Calcul d’espérances de vie sans incapacité selon le statut social dans la population masculine française, 1980-1991 : un indicateur de l’évolution des inégalités sociales de santé, thèse de doctorat.

Cambois E., Laborde C. et Robine J.-M., 2008, « La ‘double peine’ des ouvriers : plus d’années d’incapacité au sein d’une vie plus courte », Population § Sociétés, n° 441, INED.

Desplanques G., 1993, « L’inégalité sociale devant la mort », Données Sociales, INSEE.

Kunst A., Groenhof F. et Mackenbach J., 2000, « Inégalités sociales de mortalité prématurée : la France comparée aux autres pays européens », in Les Inégalités sociales de santé, sous la direction de Leclerc A., Fassin D., Grandjean H., Kaminski M. et Lang T., Editions La découverte/Inserm, Recherches.

 

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* Je tiens à remercier Sandrine Levasseur, Hélène Périvier et Evens Salies pour leurs commentaires avisés.

[1] Parmi les travaux précurseurs, on citera ceux de Moheau (1778) et Villermé (1840).

[2] Catégorie qui regroupe les individus n’ayant jamais travaillé. Pour les femmes, ce sont principalement les « femmes au foyer ».

[3] Une bonne santé est définie par l’absence de limitations d’activités (dans les gestes de la vie quotidienne) et l’absence d’incapacités.




Obama 2012 : “Yes, we care!”

par Frédéric Gannon (Université du Havre) et Vincent Touzé

Le jeudi 28 juin 2012, la Cour suprême des Etats-Unis (US Supreme Court) a rendu son verdict. Le principe d’obligation individuelle d’adhésion à une assurance santé sous peine de pénalité financière, volet central de la réforme[1] du système d’assurance santé de 2010 (Affordable Care Act[2]), a été jugé constitutionnel. Cette réforme a été adoptée dans un contexte politique difficile. Elle comprend de multiples mesures qui visent à réduire considérablement le nombre d’Américains sans couverture santé. Elle augmentera les dépenses fédérales, mais de nouvelles recettes et des réductions de dépenses permettront de réduire le déficit public.

De septembre 2009 à mars 2010, la rédaction puis le vote de la loi a été un long processus dont l’issue politique était incertaine en raison d’une majorité insuffisante au Sénat[3]. La loi, votée par la Chambre des Représentants et signée le 23 mars 2010 par le Président Obama, étant différente de celle votée au Sénat, des amendements furent introduits dans une loi de réconciliation budgétaire votée le 30 mars. Des opposants à cette réforme (26 Etats, de nombreux citoyens ainsi que la National Federation of Independent Business) ont alors décidé de porter le combat devant la Cour suprême des Etats-Unis. Leurs espoirs reposaient principalement sur de possibles inconstitutionnalités de la loi liées à l’obligation d’adhésion à une assurance santé ainsi qu’à l’extension du programme d’assurance publique Medicaid.

Le jugement favorable de la Cour suprême a été obtenu avec une courte majorité : 5 juges ont voté pour[4] et 4 contre[5]. La sensibilité politique des juges ne semble pas avoir joué contre la loi puisque le juge en chef, John G. Roberts, nommé par George W. Bush, a donné son approbation. La majorité de la Cour suprême considère la pénalité financière en cas de non adhésion comme une taxe[6] et qu’elle n’a pas à se prononcer sur le bien-fondé de cette taxe. Elle renvoie cette responsabilité au parlement (chambre haute et basse) qui, en l’occurrence, a déjà débattu et adopté la loi. Par voie de conséquence, ce point de la loi est valide.

Selon la Cour suprême, la pénalisation financière de la non-adhésion à une assurance santé peut être perçue comme une obligation individuelle d’achat[7], et la loi sur le commerce (Commerce Clause) « ne donne pas ce pouvoir au Congrès ». Mais, d’un point de vue fonctionnel, cette pénalité peut être assimilée à une taxe. Dans ce cas, le Congrès a toute latitude pour « établir et collecter l’impôt » (Taxing Clause). D’où le verdict favorable de la Cour suprême. En revanche, elle juge que « l’extension de Medicaid viole la Constitution », car la « menace de perte de plus de 10 pourcent du budget global d’un État est une dragonnade économique qui laisse les États sans autre choix que de consentir à l’extension de Medicaid ».

La décision de la Cour suprême est une victoire majeure pour le Président Barack Obama, pour qui cette réforme en faveur d’un accès plus égalitaire au système d’assurance santé a été un des fers de lance de sa campagne électorale de 2008. Auparavant, son prédécesseur démocrate à la Maison Blanche, Bill Clinton, avait dû renoncer à une réforme similaire en raison d’une opposition farouche des Républicains et une division grandissante au sein des Démocrates. Afin de se donner toutes les chances de succès, Barack Obama aurait été plus stratégique tant sur la programmation de la réforme que sur la forme de sa présentation[8]. Pour y arriver, il a aussi constitué une équipe composée de spécialistes chevronnés[9].

Cette loi est une véritable révolution culturelle dans un pays où le système d’assurance santé exclut près de 50 millions d’individus. Outre l’obligation individuelle d’adhésion pour les Américains, les principales mesures prévues sont :

  • la création de « marchés » de contrats d’assurance où chacun peut acheter une couverture santé avec une subvention publique qui dépend du niveau de revenu ;
  • une extension du programme public d’assurance santé Medicaid[10] (couverture publique pour tous les ménages dont le revenu est inférieur à 133 % d’un plafond fédéral de pauvreté) et pénalisation financière des Etats qui ne mettent pas en œuvre cette extension (suppression de l’intégralité des financements fédéraux sur le programme Medicaid) ;
  • une obligation pour les employeurs d’offrir une assurance santé à leurs salariés (application de pénalité financière si l’obligation n’est pas respectée avec des exceptions pour les petites entreprises) ;
  • des nouvelles réglementations sur le marché de l’assurance privée (obligation de couverture de tous les individus sans critère sur l’état de santé).

A partir de 2014, des millions de ménages américains non assurés doivent bénéficier de l’extension de Medicaid, que la Cour suprême a jugé inconstitutionnelle, ce qui soulève donc de nombreuses interrogations[11]. Combien d’Etats seront-ils tentés de ne pas étendre Medicaid ? Quelles seront les conséquences pour les ménages pauvres[12] qui devaient bénéficier de cette extension ? Auront-ils les moyens de s’offrir des assurances privées subventionnées[13] ? Seront-ils sanctionnés financièrement s’ils ne s’assurent pas ? Seront-ils encouragés à migrer vers des Etats ayant adopté l’extension[14] ? Il est raisonnable d’espérer que peu d’Etats[15] boycotteront l’extension de Medicaid car les autres mesures incitatives prévues par la loi restent fortes (prise en charge fédérale à 100% du surcoût de 2014 à 2016, puis 95% après 2017 puis 90% après 2020 ; perte de certains financements fédéraux en l’absence d’extension). Toutefois des aménagements de la loi seront vraisemblablement utiles si les gouvernants veulent éviter l’exclusion de personnes trop pauvres pour s’offrir une assurance privée subventionnée.

La mise en place de la loi sera progressive et les différentes mesures doivent s’appliquer à partir de 2014. D’après le dernier rapport du Congressional Budget Office (2012), les dépenses publiques annuelles (extension de Medicaid et subventions d’assurance privée) devraient augmenter d’environ 265 milliards de dollars par an[16] à l’horizon 2022 (le coût total estimé entre 2012 et 2022 est de 1 762 milliards de dollars) et le nombre de non assurés pourrait diminuer d’environ 33 millions[17]. La réforme prévoit également une hausse des recettes fiscales (hausse des prélèvements obligatoires et nouvelles taxes) ainsi qu’une baisse des dépenses fédérales (principalement des substitutions entre le programme Medicaid étendu et l’ancien programme), ce qui a pour effet de compenser amplement le coût de la réforme. Dans un précédent rapport de mars 2011, le CBO estime à 210 milliards de dollars la baisse du déficit cumulé sur la période 2012-2021. Au nom de la sacrosainte liberté, l’opposition à l’obligation individuelle d’adhésion reste encore vigoureuse[18], mais avec le temps, on peut espérer que ce principe d’obligation soit, avant tout, perçu comme un droit fondamental qui protège chaque citoyen.


[1] Pour une présentation du système d’assurance santé et de la réforme, voir Christine Rifflart et   Vincent Touzé, « La réforme du système d’assurance santé américain »,   Lettre de l’OFCE,  n°321, 21 juin 2010. Voir également la fiche de Wikipedia sur le sujet.

[2] Cette législation réunit les deux lois Patient Protection and Affordable Care Act et Health Care and Education Reconciliation Act (loi de réconciliation budgétaire).

[3] ”Health Care Reform: Recent Developments”, The New-York Times, June 29, 2012.

[4] Stephen Breyer, Elena Kagan, Ruth Bader Ginsburg, Sonia Sotomayor ainsi que le juge en chef John G. Roberts.

[5] Clarence Thomas, Anthony Kennedy, Antonin Scalia et Samuel Alito.

[6] Floyd Norris, “Justices Allow the Term ‘Tax’ to Embrace ‘Penalty’”, The New-York Times, June 28, 2012.

[7] La position juridique de l’administration Obama a consisté à soutenir que la portion de l’obligation de souscription d’assurance assimilable à une taxe est la pénalité acquittée par ceux qui ne respectent pas cette obligation. Cette pénalité fonctionne comme une régulation : elle est conçue dans une logique d’incitation et non dans une optique de recette fiscale nouvelle. Le juge Jeffrey Sutton a expliqué que si le gouvernement avait clairement spécifié que l’obligation de souscription était une taxe, elle aurait été plus facile à justifier sur le plan de sa constitutionnalité. La plupart des abattements fiscaux ou rabais d’impôts sont des incitations positives (prime à l’acquisition de véhicules moins polluants par exemple). L’obligation d’assurance sur la santé joue au contraire comme une incitation négative en infligeant une pénalité/amende aux agents décidant de ne pas souscrire d’assurance. Mis face à cette alternative, ils choisissent en toute rationalité – selon l’optique pigouvienne – l’option qu’ils jugent la plus profitable ou la moins coûteuse.

[8] Ezra Klein, “Barack Obama, Bill Clinton and Health-Care Reform”, The Washington Post, July 26, 2009.

[9] Robert Pear, “Obama Health Team Turns to Carrying Out Law”, The New-York Times, April 18, 2010.

[10] Medicaid est un programme public d’assurance santé pour les ménages les plus pauvres (près de 35 millions de bénéficiaires). Les conditions pour en bénéficier sont nombreuses (revenu, âge, degré d’invalidité, état de santé, etc.), ce qui conduit à écarter une part non négligeable de la population la plus pauvre. Ainsi, plus de 20 millions de personnes vivant en dessous du seuil fédéral de pauvreté n’ont pas accès à Medicaid. En revanche, l’autre programme public d’assurance santé réservé aux personnes âgées de 65 ans et plus, Medicare, couvre largement ce groupe d’âge.

[11] Urban Institute-Health Policy Center, “Supreme Court Decision on the Affordable Care Act: What it Means for Medicaid”, Policy Briefs, June 28, 2012.

[12] Genevieve M. Kenney, Lisa Dubay, Stephen Zuckerman et Michael Huntress, “Making the Medicaid Expansion an ACA Option: How Many Low-Income Americans Could Remain Uninsured?”, Policy Briefs, Urban Institute – Health Policy Center, June 29, 2012.

[13] En l’absence d’extension de Medicaid, leur dépense d’assurance santé serait plafonnée à 2% de leur revenu.

[14] Ce concept de vote avec les pieds a été mis en avant dans l’article de Charles M. Tiebout (1956) : “A Pure Theory of Local Expenditures”, The Journal of Political Economy, 1956, vol. 64/5, pp. 416-424.

[15] Brett Norman, ”Lew: ‘Vast majority’ of states will expand Medicaid”, Politico, 1st July 2012.

[16] En 2022, 136 milliards de dollars financeraient l’assurance santé publique de 17 millions de pauvres (extension de Medicaid) et 127 milliards de dollars subventionneraient l’achat d’assurances privées de 18 millions de personnes.

[17] En 2022, les 27 millions de non-assurés restants seraient composés de migrants illégaux (non-éligibles aux programmes publics et aux assurances privées), d’éligibles à Medicaid qui ne souhaitent pas s’assurer ainsi que des personnes non éligibles à Medicaid qui ne souhaitent également pas s’assurer.

[18] Susan Stamper Brown, “Time To Clean Up The Obamacare Mess”, The Western Center for Journalims, June 26, 2012.




Notre système de santé est-il en péril ? Réorienter la réforme de la gestion hospitalière (4/4)

par Gérard Cornilleau

La santé fait partie des préoccupations essentielles des Français.  Pourtant sa place dans le débat politique reste limitée, sans doute du fait du caractère très technique des problèmes que posent le financement et la gestion du système de soins.  Une note de l’Ofce présente les quatre problèmes qui nous semblent essentiels dans le contexte actuel  de crise économique générale : le dernier sujet de préoccupation important à propos du système de santé concerne le financement de l’hôpital.Celui-ci a été fortement perturbé par la mise en place de la T2A depuis 2005. Cette dernière a réintroduit un lien financier direct entre l’activité des hôpitaux et leurs ressources financières. Cette réforme a  renforcé l’importance et le pouvoir des « gestionnaires », ce qui a pu donner le sentiment que les hôpitaux étaient dorénavant assimilés à des entreprises soumises à un impératif de rentabilité.
La réalité est plus complexe car la T2A vise moins la « rentabilisation » des hôpitaux que la rationalisation de la répartition des dépenses entre eux en établissant un lien entre leurs recettes et leur activité mesurée par le nombre de patients pris en charge pondéré par le coût moyen des traitements de chacun d’entre eux. Le risque de ce mode de financement est paradoxalement d’inciter à la dépense en contribuant à privilégier la multiplication des traitements et des actes. De fait le rapport du HCAAM pour 2011 (op.cit.) note que la croissance de 2,8 % des dépenses hospitalières tarifées à l’activité en 2010 se décompose en une hausse de 1,7 % imputable à l’augmentation du nombre de séjours et une hausse de 1,1 % imputable à un « effet structure » lié au déplacement de l’activité vers des prises en charge mieux rémunérées[1].

Cette évolution est inquiétante et pourrait conduire à une remontée des dépenses hospitalières sans autre justification que la nécessité budgétaire. La convergence des tarifs appliqués aux cliniques privées et aux hôpitaux publics et non lucratifs n’est pas une garantie contre cette dérive car les cliniques privées ne sont pas soumises à des incitations différentes. On touche là aux limites de la gestion par la concurrence, fut-elle fictive, dont les imperfections sont trop nombreuses pour qu’elle soit le seul moyen de régulation et de gestion.

Les hôpitaux publics reçoivent aussi des crédits forfaitaires destinés à assurer les missions d’intérêt général et de formation qui leur sont confiées. Cette enveloppe de crédit représente environ 14 % de leur budget exécuté en 2010[2]. Elle permet de financer les activités d’enseignement et de recherche des hôpitaux, la participation aux actions de santé publique, ou la prise en charge de populations spécifiques comme les patients en situation de précarité. Contrairement aux remboursements liés à l’application de la tarification, les montants des budgets correspondants sont limitatifs et faciles à modifier.

En conséquence la régulation budgétaire s’appuie souvent  sur la mise en réserve d’une partie de ces crédits et la révision des montants attribués en fonction de l’évolution de l’ensemble de la dépense hospitalière. Ainsi en 2010 le dépassement en cours d’année de l’objectif de dépenses assigné aux hôpitaux, évalué à 567 millions d’euros, s’est traduit par une réduction de 343 millions d’euros du budget affecté aux missions d’intérêt général, soit un ajustement de l’ordre de – 4,2 % par rapport au budget initial (HCAAM, 2011).

La régulation de la dépense hospitalière a donc tendance à porter sur la part du budget la plus faible qui est aussi la plus facile à maîtriser par les autorités centrales. Il est certes possible de réviser les tarifs de remboursement de la T2A, mais l’impact budgétaire est nécessairement retardé et les objectifs visés plus difficiles à atteindre.  Le système de gestion budgétaire des hôpitaux est donc imparfait et il fait courir le double risque d’un dérapage mal contrôlé des dépenses régies par la T2A et d’un assèchement des enveloppes budgétaires qui servent au financement des dépenses qui ne peuvent pas donner lieu à facturation. Il n’y a pas de solution simple à cette difficulté : revenir au système antérieur de budget global pour le financement de la totalité de la dépense ne serait évidemment pas satisfaisant alors que la T2A a permis d’améliorer le lien entre l’activité des hôpitaux et leur financement ; faire peser tous les ajustements budgétaires sur les seules enveloppes de missions générales et d’investissement, surtout dans une période de rigueur, n’est pas plus acceptable. La tendance générale est de limiter le plus possible le champ de l’enveloppe de financement forfaitaire (Jégou, 2011) et d’étendre au maximum celui de la tarification à l’activité.

Mais la tarification n’est pas toujours parfaitement adaptée à la prise en charge de pathologies complexes et chroniques.  On peut donc se demander si, à l’inverse, la mise en place d’un tarif de remboursement mixte comprenant une part fixe et proportionnelle ne serait pas plus efficace tout en facilitant la régulation d’ensemble du système du fait d’une enveloppe forfaitaire plus large. La partie fixe pourrait par exemple être déterminée sur la base de la population couverte (comme c’était le cas dans la modalité ancienne de budget global). Cette évolution aurait aussi l’avantage de faire reculer l’obsession gestionnaire qui semble avoir fortement contribué à dégrader le climat social au sein des hôpitaux.


[1] Les malades pris en charge par l’hôpital sont classés dans un Groupe Homogène de Malade (GHM) sur la base du diagnostic. Pour chaque séjour d’un malade donné l’hôpital est rémunéré sur la base d’un tarif établi en Groupe Homogène de Séjours (GHS) qui renvoie au GHM auquel appartient le malade et au traitement qu’il reçoit. En théorie ce système permet d’associer un tarif « objectif », en fonction du malade pris en charge. En pratique, le classement en GHM et GHS est très complexe, notamment du fait des pathologies multiples, et le classement est « manipulable ». Il en résulte que l’on ne peut pas savoir précisément si le glissement vers des GHS plus coûteux correspond à une aggravation des cas, à une manipulation du codage ou à une sélection des patients les plus « rentables ».

[2] Ces crédits dit MIGAC (pour Missions d’intérêt général et aides à la contractualisation) atteignaient 7,8 milliards d’euros en 2010 sur un total de dépenses hospitalières du champ MCO (Médecine, Chirurgie, Obstétrique et Odontologie) de 52,7 milliards, Cf. HCAAM, 2011.




Notre système de santé est-il en péril ? Réformer le remboursement des soins (3/4)

par Gérard Cornilleau

La santé fait partie des préoccupations essentielles des Français.  Pourtant sa place dans le débat politique reste limitée, sans doute du fait du caractère très technique des problèmes que posent le financement et la gestion du système de soins.  Une note de l’Ofce présente les quatre problèmes qui nous semblent essentiels dans le contexte actuel  de crise économique générale : le troisième, ici présenté, le problème du remboursement des soins, des soins de longue durée et de la hausse des dépassements d’honoraires.

Actuellement le remboursement des soins par la Sécurité sociale varie en fonction de la gravité de la maladie : les soins de longue durée, qui correspondent à des affections de gravité élevée, sont pris en charge à 100 % alors que les remboursements des soins courants ont tendance à diminuer du fait de  l’existence et de la hausse de forfaits divers non remboursés. S’ajoute à cette évolution structurelle la hausse des dépassements d’honoraires non remboursés qui réduisent la part des dépenses financée par la Sécurité sociale.  Il en résulte que la prise en charge des soins courants par l’assurance maladie est limitée à 56,2 % alors que le taux de remboursement des malades atteints d’affections de longue durée (ALD) est de 84,8 % pour les soins de ville[1]. Cette situation a de multiples conséquences fâcheuses : elle peut entraîner un renoncement à certains soins courants avec des conséquences négatives sur la prévention des affections plus graves ; elle renchérit le coût des assurances complémentaires qui paradoxalement sont taxées pour alimenter l’assurance obligatoire au motif de la forte prise en charge publique des ALD. Enfin elle donne à la définition du champ des ALD un rôle central alors qu’il n’est pas très facile à délimiter puisqu’il faut mêler la mesure du « degré » de gravité et celle du coût des traitements pour définir la liste des affections ouvrant droit à un remboursement complet. La question des affections multiples et de leur prise en charge simultanée par l’assurance maladie au titre des soins courants ou des ALD constitue d’autre part un casse-tête bureaucratique  générateur d’incertitude et de dépenses de gestion et de contrôle peu utiles.

C’est pourquoi certains proposent de remplacer le système des ALD par la mise en place d’un bouclier sanitaire qui permettrait la prise en charge à 100 % de l’ensemble des dépenses dépassant un certain seuil annuel. Au-delà d’un certain seuil de dépenses non remboursées (correspondant par exemple au niveau actuel  du « reste à charge » moyen après remboursement de l’assurance maladie obligatoire, soit environ 500 euros par an en 2008[2]) la prise en charge par la Sécurité sociale deviendrait intégrale. Un tel système assurerait mécaniquement la prise en charge des dépenses les plus importantes associées aux maladies graves sans nécessiter le détour actuel par les ALD.

On peut aussi imaginer moduler le seuil de dépenses non remboursées en fonction du revenu (Briet et Fragonard, 2007) ou le taux de remboursement ou les deux. Cette possibilité est généralement évoquée pour limiter la hausse des dépenses remboursées. Elle pose la question habituelle du soutien des plus favorisés aux assurances sociales alors qu’ils auraient intérêt à se rallier à la mutualisation du risque santé dans le cadre d’assurances privées à cotisations proportionnelles aux risques plutôt qu’aux revenus.

La mise en place d’un système de bouclier sanitaire pose aussi la question du rôle des assurances complémentaires. Historiquement ces assurances « complétaient » la couverture publique par la prise en charge de dépenses écartées totalement ou quasi intégralement du panier de soins remboursées par l’assurance de base (appareils dentaires, montures de lunettes, optique sophistiquée, chambres « seul » à l’hôpital, etc.). Elles interviennent aujourd’hui de plus en plus comme des assurances « supplémentaires » qui viennent compléter l’assurance publique pour le remboursement de l’ensemble des dépenses de santé (prise en charge du ticket modérateur, remboursement partiel des dépassements d’honoraires).  Le passage à un système de bouclier sanitaire limiterait leur champ d’action au remboursement des dépenses en deçà du seuil. On imagine souvent que les assurances complémentaires, si elles sortaient de leur rôle actuel de co-payeur aveugle des dépenses de soins, pourraient jouer un rôle actif de promotion de la prévention en proposant par exemple une modulation des cotisations en fonction des comportements des assurés[3]. Mais quel serait leur intérêt si le bouclier venait limiter leur engagement au-delà du seuil non pris en charge par l’assurance publique ? Même dans le cas du maintien d’un « reste à charge » non négligeable au-delà du seuil du fait des dépassements d’honoraires par exemple, elles resteraient certainement relativement passives et la situation serait peu modifiée par rapport à celle d’aujourd’hui  qui les écarte de l’essentiel de la prise en charge des maladies graves et coûteuses.

Dès lors un système dans lequel l’assurance publique assure seule la prise en charge d’un panier de soins clairement délimité est sans doute préférable : il faudrait pour cela que le bouclier sanitaire soit croissant avec le revenu, les ménages les plus pauvres étant pris en charge à 100 % au premier euro. Si les ménages aisés décidaient de s’auto-assurer pour les dépenses en deçà du seuil (ce qui est vraisemblable si celui-ci est inférieur à 1000 € par an), les complémentaires pourraient se retirer pratiquement intégralement du champ des remboursements des dépenses de soins courants. Par contre, elles pourraient se consacrer à la prise en charge des dépenses hors champ de l’assurance maladie publique, soit en pratique les dépenses de prothèses dentaire et d’optique correctrice. Dans ces domaines elles pourraient intervenir plus activement qu’aujourd’hui pour structurer l’offre de soins et d’appareillage. Leur rôle de payeur principal dans ces secteurs justifierait qu’on leur délègue la responsabilité de traiter avec les professions concernées.  Cette solution impliquerait toutefois qu’un système de prise en charge publique vienne aider les plus pauvres à accéder aux soins non pris en charge par l’assurance publique (sous une forme proche de l’actuelle CMU qui devrait toutefois être étendue et rendue plus progressive). Il n’existe donc pas de solution simple à la question de l’articulation entre assurance publique et assurance privée complémentaire.

Il faut aussi évoquer la fusion des deux systèmes, en pratique l’absorption du privé par le public, qui aurait l’avantage de simplifier l’ensemble du dispositif mais laisserait partiellement irrésolue la question de la définition du panier de soins pris en charge. Il est fort probable qu’à la marge du système des assurances complémentaires se réinstallent pour prendre en charge les dépenses annexes non couvertes par le système public du fait de leur caractère jugé non indispensable et de confort. Le remboursement des dépenses de santé doit donc certainement rester mixte, mais il est urgent de reconsidérer la frontière entre privé et public sinon la tendance à privilégier la baisse de la prise en charge publique se renforcera au détriment de la rationalisation du système et de  l’équité dans la prise en charge des dépenses de santé.


 


[1] En 2008. Il s’agit d’un taux de prise en charge hors optique. Avec l’optique le taux de prise en charge par l’assurance maladie tombe à 51.3 % (Haut Conseil pour l’Avenir de l’Assurance Maladie, décembre 2011).

[2] HCAAM, 2011 (op.cit.)

[3] La prise en compte des comportements des assurés n’est pas aisée. Au-delà du recours aux examens préventifs qui peut être relativement facilement mesuré, les autres comportements de prévention sont difficilement vérifiables. Il existe d’autre part un risque, inhérent à l’assurance privée, d’écrémage de la population par les assureurs : pour attirer les « bonnes » clientèles on assure la prise en charge de dépenses caractéristiques des populations à plus faible risque (par exemple le recours aux médecines « douces »), et on rejette celles qui présentent le plus de risque sur la base de questionnaires médicaux détaillés.