Dépendance commerciale UE-Russie : les liaisons dangereuses*

par Céline Antonin

* Ce texte s’appuie sur les informations disponibles en date du 28 février 2022.

Le déclenchement du conflit entre la Russie et l’Ukraine le 24 février a donné lieu à une salve de décisions visant à pénaliser la Russie. Après la suspension par l’Allemagne de l’autorisation de mise en service du gazoduc Nord Stream 2 reliant la Russie à l’Allemagne, les annonces de sanctions se sont multipliées tous azimuts. Ces sanctions décidées par les gouvernements sont pour l’heure d’ordre financier et visent l’infrastructure de paiements : interdiction faite aux institutions financières d’effectuer des transactions avec les banques russes, gel d’avoirs russes dans les banques étrangères, gel des avoirs de la Banque centrale de Russie, exclusion de certaines banques russes du système interbancaire SWIFT. Certaines vont encore plus loin : reprenant la phraséologie du gouvernement ukrainien, d’aucuns évoquent des sanctions commerciales directes via des embargos ciblés sur certains produits d’exportation ou d’importation. Aujourd’hui le danger porte sur l’approvisionnement énergétique. Car la Russie pourrait à son tour « punir » l’Union européenne ; elle est en effet son principal fournisseur de matières premières énergétiques, même si elle se priverait, ce faisant, de sa principale source de revenus.



Ainsi, le risque d’une escalade de sanctions nous invite à examiner l’état du commerce UE-Russie et, notamment, la dépendance européenne à l’égard de son voisin de l’Est. On constate que le degré de dépendance – notamment énergétique – est hétérogène entre pays. En conséquence, une rupture d’approvisionnement énergétique affecterait les pays de façon contrastée et risquerait de fragiliser l’unité politique de l’Union européenne.

Union européenne : une balance commerciale déficitaire avec la Russie

La Russie est le cinquième plus grand partenaire de l’UE en matière commerciale : elle représente 4,1 % des exportations de biens (89 milliards d’euros) et 7,5 % des importations de biens de l’UE (158 milliards d’euros) en 2021 (graphique 1). Ainsi, la balance commerciale de l’UE avec la Russie est déficitaire ; l’UE importe à hauteur de 62 % des matières premières énergétiques (pétrole, gaz naturel, charbon, aluminium, …) et exporte vers la Russie du matériel de transport, des produits chimiques (médicaments, produits pharmaceutiques) et d’autres articles manufacturés.

Les pays de l’Union européenne ne sont pas exposés de la même façon au commerce avec la Russie. Sans surprise, les pays les plus exposés au commerce bilatéral sont les pays situés à l’est de l’Europe (tableau) : la Lituanie (14,1 %), la Lettonie (10,3 %), la Finlande (9,1 %), l’Estonie (6,9 %), la Bulgarie (6,0 %) ou la Pologne (4,7 %).

Une dépendance énergétique hétérogène entre pays

Ainsi, on constate que la dépendance à la Russie est essentiellement de nature énergétique. Cela étant, le degré de dépendance est variable entre pays et dépend de plusieurs facteurs :

  • Le mix énergétique du pays : la France, dont le nucléaire représente 41 % du mix énergétique, jouit de facto d’une indépendance plus forte que l’Allemagne dont le mix énergétique dépend plus fortement des combustibles fossiles importés (charbon, gaz, pétrole) ;
  • Les ressources énergétiques dont dispose le pays (le degré d’autosuffisance) : certains pays disposent de ressources gazières (Pays-Bas) ou de charbon (Pologne, Allemagne, Tchéquie) ;
  • La part des importations russes dans le total des importations : ainsi, les pays les plus à l’Est sont souvent ceux dont l’approvisionnement est le moins diversifié. Pour le gaz naturel dont le transport s’effectue par gazoducs, les pays du sud de l’Europe peuvent importer du gaz d’Algérie ou de Libye. La France, la Belgique ou l’Allemagne importent également des quantités substantielles de gaz norvégien. Quant aux pays d’Europe centrale et orientale, ils sont largement exposés à la Russie via les gazoducs Yamal (Russie/ Biélorussie/ Pologne/ Allemagne ou Russie/ Biélorussie/ Ukraine/ Slovaquie/ République tchèque), Droujba (Russie/ Ukraine/ Slovaquie/ République tchèque ou Russie/ Ukraine/ Moldavie/ Roumanie/ Bulgarie), et Turkstream/ Tesla Pipeline (Russie/ Turquie/ Grèce/ Bulgarie/ Serbie). Le gaz naturel liquéfié (GNL), majoritairement importé des États-Unis ou du Qatar, et qui permet de s’abstraire de l’infrastructure des gazoducs grâce au transport par méthaniers, ne représente pour l’heure que 23,5 % des importations de gaz en Europe (BP, 2020). La possibilité de déployer le GNL à grande échelle au sein d’un pays se heurte en effet au problème des infrastructures. Au total, l’Europe dépend de la Russie pour 30 % de ses importations de pétrole et produits pétroliers.

Pour mesurer l’exposition énergétique des pays d’Europe à la Russie, on peut construire un indice de dépendance énergétique qui dépendra à la fois du mix énergétique, de la part de la Russie dans les importations et de l’ampleur des importations nettes (importations nettes des exportations et des variations de stocks). Pour un pays donné, cet indice se calcule de la façon suivante :

as représente la part de chacune des énergies (charbon, gaz, pétrole, biocarburants et nucléaire) dans le mix énergétique total.  Le ratio Imp Russie,s / Imp Monde,s représente la part des importations en provenance de Russie dans le total des importations du pays pour la source d’énergie s. Le ratio Imp nettess/Energie brute disps représente la part des importations nettes des exportations et des variations de stocks de la source d’énergie s, dans le total de l’énergie s disponible du pays considéré[1]. Si ce ratio est négatif (le pays exporte davantage qu’il n’importe), alors on considère que le ratio est égal à zéro pour la source d’énergie s. Autrement dit, Imp nettess / Energie brute disps  = max [0, (Importationss -Exportationss+Variations de stockss ) / Energie brute disps]. Pour rappel, Energie brute disp = production primaire + produits récupérés et recyclés + importations – exportations + variations de stocks. Les données sont issues d’Eurostat. Par construction, l’indice est compris entre 0 (dépendance nulle aux importations russes) et 100 % (dépendance totale).

La Slovaquie est le pays qui a la dépendance énergétique à la Russie la plus marquée. Bien que 24 % de son mix énergétique soit composé d’énergie nucléaire, elle est très dépendante des importations russes de gaz et de pétrole. La Hongrie est également très dépendante du gaz russe (95 % des importations) et du pétrole russe (51 %). Sans surprise, on constate que parmi les pays les plus dépendants se trouvent deux pays baltes, la Lituanie (41 %) et la Lettonie (30 %). L’Estonie en revanche, dont le mix énergétique est composé à 65 % d’énergies renouvelables, est globalement peu dépendant de son voisin russe. La Finlande, la Pologne et l’Allemagne sont également assez dépendantes de la Russie, pour environ un quart de leur approvisionnement total. Grâce à l’énergie nucléaire, la France a un indice de dépendance faible – seulement 8 % – à la Russie. On constate que les pays d’Europe de l’Ouest sont globalement les moins dépendants (Portugal, Espagne, Irlande, …). Il faut noter que cet indice renseigne sur l’intensité de la dépendance à la Russie mais ne présage pas de la capacité des pays à trouver des fournisseurs alternatifs ou à substituer du GNL au gaz naturel classique. Seuls les dix pays possédant des terminaux de regazéification sont susceptibles de recevoir du GNL à grande échelle, ce qui est le cas de la Belgique, la France, la Grèce, l’Italie, la Lituanie, Malte, les Pays-Bas, la Pologne, le Portugal et l’Espagne.

Notons que cette dépendance européenne est en réalité une interdépendance : de son côté, la Russie dépend de l’Union européenne et des exportations de matières premières énergétiques. Ces dernières représentent 61 % des exportations russes, dont 46 % pour le pétrole et les produits pétroliers, 11 % pour le gaz et 4 % pour le charbon. Par ailleurs, les revenus du gaz et du pétrole constituent une part importante du budget fédéral russe : en 2019, ils représentaient 41 % du budget (37 % en 2021). Notons que cette part a baissé depuis 2014 où les recettes issues du gaz et du pétrole représentaient 50 % du budget, ce qui révèle des progrès dans la diversification de l’économie russe.Au niveau des flux de capitaux, 40 % des investissements directs étrangers en Russie sont d’origine européenne, avec une part importante des Pays-Bas (12 %), du Royaume-Uni (10 %) et de la France (7 %).

L’embargo, un outil à manier avec précaution

En cas de ruptures majeures dans l’approvisionnement énergétique, les entreprises et ménages européens devraient trouver dans l’urgence d’autres sources de fourniture. Sur le marché du gaz naturel, le GNL venu des États-Unis et du Qatar pourrait offrir des quantités d’appoint. Cependant, étant donné les contraintes physiques liées au transport de gaz et les infrastructures nécessaires, aucun pays ne pourrait intégralement compenser le manque à gagner si les approvisionnements russes venaient à se tarir.

Sur le marché du pétrole, le contexte est celui d’une pénurie d’offre. Malgré ses engagements réitérés, en janvier 2022, l’OPEP 10 (hors Venezuela, Libye et Iran) ne parvient pas à atteindre le niveau des quotas que le cartel s’est imposé en août 2021, en raison de problèmes d’infrastructures et d’investissements, mais aussi d’un choix politique : l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis refusent d’utiliser leur capacité de production excédentaire pour combler le manque de volume de leurs partenaires. Par ailleurs, la production étatsunienne n’a pas encore retrouvé son niveau pré-crise. La Russie est le troisième producteur mondial de pétrole brut avec une production moyenne de 10,5 Mbj en 2020 (soit plus de 10 % de l’offre totale). Si une partie de cette production venait à disparaître du marché, le déséquilibre entre offre et demande se creuserait, provoquant une nouvelle hausse des cours. Dans le cas de l’Iran, sous l’effet des sanctions occidentales, les exportations iraniennes étaient ainsi passées de 2,5 Mbj en 2017 à 0,4 Mbj en 2020. Si la Russie est privée de la capacité d’exporter ses matières premières vers les pays occidentaux, elle pourrait éventuellement exporter une partie de sa production vers des pays tiers (Inde, Chine) avec une décote, mais ce débouché serait trop limité pour lui permettre de maintenir son niveau d’exportation actuel.

Quelles seraient les marges de manœuvre du côté russe ? Le pays tenterait de renforcer son commerce extérieur avec la Chine, qui représente un quart de ses importations. La Russie pourrait accroître la part de ses exportations vers la Chine et l’Inde, mais sans que cela ne lui permette de compenser le manque à gagner européen. Autre possibilité, la Russie pourrait « profiter » des sanctions pour tenter d’accroître son indépendance. Ce fut le cas lors de la crise en Ukraine de 2014 où les sanctions européennes avaient provoqué un embargo russe sur plusieurs produits d’exportation agricoles, notamment d’origine européenne.

Étant donnée la sensibilité de la question énergétique, aucun gouvernement de l’Union européenne n’a voté de sanction commerciale contre la Russie. Et pour cause : les conséquences globales d’une rupture d’approvisionnement en énergie seraient un regain d’inflation et une perte de pouvoir d’achat pour les ménages ainsi que des difficultés accrues pour les entreprises déjà affectées par la pandémie de Covid-19. Mais le fait saillant, c’est que les pays de l’Union européenne ne sont pas égaux devant le risque énergétique étant donnée leur exposition hétérogène à la Russie et que des ruptures d’approvisionnement risqueraient de fragiliser l’unité politique de l’Union européenne à l’aune des intérêts énergétiques nationaux.


[1] L’énergie brute disponible représente la quantité de produits énergétiques nécessaires pour satisfaire toute demande d’entités dans un pays donné. Elle est égale à la somme de la consommation intérieure brute d’un pays et des soutes internationales (les soutes internationales sont les consommations des navires et avions assurant les liaisons internationales).




Pour l’instauration d’un dialogue budgétaire en Europe

par Jérôme Creel

La succession des crises a renouvelé l’intérêt pour une
réforme du cadre budgétaire européen (voir, par exemple, OFCE
Policy Brief
2021
). Parmi les très nombreuses propositions de réforme des
règles sur les déficits, les dépenses ou les normes, seules quelques-unes
mentionnent la dimension démocratique du processus budgétaire européen à mettre
en œuvre.



Aussi, en complément des propositions de normes budgétaires
(fiscal standards) de Blanchard et
al.
(2021)
, j’ai récemment plaidé (Creel,
2021
) en faveur d’une responsabilité accrue des politiques budgétaires
nationales vis-à-vis d’un organe démocratique européen et proposé d’établir un
dialogue budgétaire entre les gouvernements de l’UE et le Parlement européen
(PE).

Propositions récentes
et leur mise en application

L’application des règles ou de nouvelles normes budgétaires
soulève la question de leur mise en œuvre et des institutions qui en sont
chargées. Blanchard et al. (2021), et Martin
et al. (2021)
dans une certaine mesure, préconisent un rôle de
surveillance plus important pour le Comité budgétaire européen (CBE) et/ou la
Commission européenne, ainsi qu’un organe judiciaire pour statuer sur les
différends. Ceci peut poser un certain nombre de problèmes. Si la Commission et
le CBE possèdent les compétences techniques nécessaires à la surveillance
budgétaire, ils ne disposent pas de la jurisprudence nécessaire pour jouer le
rôle d’arbitre. De plus, le CBE n’est qu’un comité consultatif sur les
questions budgétaires et devrait voir ses statuts révisés pour être adapté au
contrôle et à l’application des normes budgétaires. En revanche, le rôle
d’arbitre revient naturellement et habituellement à la Cour de justice de
l’Union européenne qui dispose de la jurisprudence mais ne possède pas les compétences
techniques pour apprécier les écarts par rapport aux normes.

Bien qu’il n’y ait pas d’options faciles, celles mentionnées
ci-dessus nécessiteraient certainement des modifications des traités européens.
Il ne s’agit pas d’un obstacle insurmontable mais cela retardera davantage
l’adoption des normes budgétaires.

Un dialogue
budgétaire

Quelles que soient les conclusions futures de la révision du
cadre budgétaire de l’UE (statu quo, adoption de nouvelles règles, adoption de
normes), la conformité et l’application immédiates seront la clé du succès de
la réforme, non seulement au niveau macroéconomique général (la gestion
budgétaire dans l’UE doit produire à la fois la stabilité macroéconomique et la
soutenabilité de la dette) mais aussi pour l’opinion publique européenne.

Certes, une opinion publique européenne n’existe pas.
Néanmoins, les opinions publiques européennes ont des représentants : ce sont
les membres du Parlement européen (MEP). Par conséquent, une modification non
contraignante de la législation européenne actuelle, comme la création d’un
dialogue budgétaire, peut être envisagée. Il s’agirait d’établir des auditions
régulières des ministres des Finances devant le Parlement européen. Hallerberg
et al. (2011)
ont fait une proposition dans ce sens il y a dix ans.
Les circonstances actuelles, à savoir le renouvellement de la réflexion sur les
politiques budgétaires (Blanchard et
Summers, 2020
), les crises économiques fréquentes et la montée du populisme
donnent sans doute un nouvel élan à la promotion d’un dialogue budgétaire entre
les différents niveaux d’autorités politiques de l’UE, y compris, par
conséquent, avec son institution la plus démocratique et la plus européenne :
le Parlement.

L’objectif principal du dialogue budgétaire serait de créer
les conditions d’une coordination renforcée et continue des politiques budgétaires
(et également monétaires) dans l’UE tout au long de l’année. Au cours des
auditions ou témoignages trimestriels des ministres des Finances devant le PE,
en séance plénière ou devant la Commission des affaires économiques et
monétaires du PE, les ministres présenteraient leur Loi de finances
(préparatoire et finale) et leurs analyses de soutenabilité de la dette.
L’initiative de dialogue budgétaire peut également fournir l’occasion d’un
dialogue public avec la Banque centrale européenne.

Avantages d’un
dialogue budgétaire

Le dialogue budgétaire offrirait une arène pour une
véritable discussion européenne des politiques budgétaires nationales devant
les représentants des opinions publiques européennes. Bien que le PE n’ait pas
le pouvoir de retarder l’adoption d’un budget national, la discussion pourrait
offrir plus de transparence sur la conformité de chaque gouvernement avec les règles
ou normes communes. Dans ce nouveau cadre, les politiques budgétaires des
gouvernements de l’UE seraient considérées comme des biens publics pour
l’ensemble de l’UE. À cet égard, le dialogue budgétaire pourrait s’appuyer sur
l’article 10 du Traité sur l’Union européenne (TUE) qui stipule que toutes les
décisions de l’UE sont fondées sur la démocratie représentative. L’article
10(4) du TUE stipule notamment que : « Les partis politiques au
niveau européen contribuent à la formation de la conscience politique
européenne et à l’expression de la volonté des citoyens de l’Union ».

Deuxièmement, le dialogue budgétaire offrirait une
transparence sur la manière dont chaque gouvernement tient compte du contexte
général de l’UE dans l’élaboration de ses politiques. Le dialogue budgétaire
tendrait à produire une meilleure internalisation des retombées des politiques budgétaires
nationales sur leurs pays partenaires, générant ainsi une coordination budgétaire
plus efficace dans l’UE.

Troisièmement, un dialogue budgétaire donnerait au PE un
rôle plus important, mais sans doute symbolique, et une plus grande implication
dans les affaires budgétaires, ce qui réduirait les critiques contre la
technocratie et l’éventuelle mauvaise perception du PE par les électeurs. Les
auditions publiques mettraient en lumière les responsabilités distinctes des
ministres des Finances nationaux et des députés européens dans la préparation
et le déroulement des politiques budgétaires nationales tout en permettant aux
ministres des Finances d’argumenter sur leur position budgétaire et d’en
débattre avec les représentants européens.

Quatrièmement, à ce jour, il n’existe pas d’événement public
régulier organisant une discussion conjointe des politiques budgétaires de l’UE
avec le PE et la BCE, bien qu’il y ait quatre événements de ce type par an pour
une discussion des politiques monétaires de l’UE entre le PE et la BCE : les
dialogues monétaires. Les auditions trimestrielles du président de la BCE au PE
ont leurs avantages et leurs inconvénients (Claeys
et Dominguez-Jimenez, 2020
). La réforme du dialogue monétaire pourrait être
à l’ordre du jour, afin de le rendre plus pertinent dans le débat économique. À
cet égard, l’adoption d’un dialogue budgétaire en complément du dialogue
monétaire pourrait donner un double élan à la transparence et au contrôle
démocratique des politiques économiques de l’UE.

Limites ou lacunes
d’un dialogue budgétaire ?

Un dialogue budgétaire peut faire l’objet de nombreuses
critiques, auxquelles il est possible d’apporter des contre-arguments.

Tout d’abord, des discussions générales sur les politiques
budgétaires européennes, et peut-être sur leurs éventuels effets de débordement
sur les pays partenaires, ont lieu lors des conseils réunissant les ministres
des Finances et lors des réunions de l’Eurogroupe. Cependant, ces discussions
ne sont ni publiques ni systématiques. Les discussions à huis clos entre
ministres des Finances pourraient être complétées par des discussions publiques
et transparentes devant le PE.

Deuxièmement, le Semestre européen fournit déjà un cadre
pour la coordination des politiques économiques dans l’Union européenne. Il
permet aux pays de l’UE de discuter de leurs programmes économiques et
budgétaires et de suivre les progrès accomplis à des moments précis de l’année.
Toutefois, le Semestre européen est principalement un exercice entre deux
parties, un État membre et la Commission jusqu’à ce que des recommandations à
certains États
soient éventuellement adressées au Conseil. Il n’implique pas directement les
gouvernements de l’UE et le PE et ne constitue pas un dispositif complet de
coordination ex ante entre tous les
États membres de l’UE.

Troisièmement, les gouvernements de l’UE sont déjà
responsables devant leurs parlements nationaux et ne sont pas responsables
devant le PE car les politiques fiscales et budgétaires restent souveraines.
Cependant, les effets budgétaires de débordement externes peuvent ne pas être
(suffisamment) pris en compte par les parlements nationaux et peuvent donc
exposer l’ensemble de la zone à des situations budgétaires globales
insatisfaisantes. L’objectif du Comité budgétaire européen (CBE) est
précisément de donner des conseils sur l’orientation budgétaire appropriée dans
l’UE, en lien avec les Hauts conseils de finances publiques (HCFP) nationaux qui
contrôlent le respect des règles budgétaires nationales dans les États membres
et renforcent ainsi la responsabilité interne des gouvernements. La
responsabilité d’apprécier les effets de débordement des politiques budgétaires
européennes n’est cependant pas claire : il n’est pas certain en effet
qu’elle incombe à une institution. Enfin, le recours à des institutions
indépendantes pose toujours la question de leur représentativité
démocratique : les membres du CBE et des HCFP étant nommés, ces instances
restent très technocratiques.

Quatrièmement, les députés européens peuvent ne pas disposer
d’informations suffisantes sur les politiques budgétaires appropriées et
peuvent donc être incapables de remettre en question les ministres des Finances
nationaux. Si le CBE est censé conseiller la Commission européenne, un organe
similaire pourrait bien voir le jour pour conseiller le PE et réduire
l’éventuelle asymétrie d’information entre les députés et les ministres lors
des dialogues fiscaux.

Cinquièmement, il existe déjà de nombreux freins et
contrepoids à l’utilisation des outils budgétaires dans l’UE. Outre les règles
budgétaires du Pacte de stabilité et de croissance et leur surveillance par les
HCFP et le CBE, l’UE a mis en place un dialogue économique entre le PE, la
Commission et l’Eurogroupe. Il peut aussi exister des échanges de vues occasionnels
avec les ministres des Finances des États membres au PE. L’instauration d’un
dialogue économique régulier avec les États membres est problématique pour le
PE qui n’a pas de compétence juridique en la matière. Cependant, il existe
certains cas où il y a une base légale pour inviter les États membres (par
exemple, les pays de la zone euro sous surveillance renforcée à la suite d’un
programme d’ajustement macroéconomique ou d’une procédure de déficit excessif)
mais ils restent spécifiques et rares. Depuis sa création en 2012, il n’y a eu
que dix-sept dialogues économiques et cinq échanges de vues avec un ministre
des Finances impliquant quinze États membres de l’UE. Des dialogues budgétaires
réguliers et structurés feraient une grande différence : il n’y aurait pas
de stigmatisation des ministres des Finances, comme c’est le cas aujourd’hui,
car l’ensemble d’entre eux seraient auditionnés et plus seulement ceux sous
programme.

Enfin, il existe un risque de « nationalisation »
du débat au sein du PE. Les députés européens situés dans l’opposition au plan
national peuvent engager des discussions avec leur ministre des Finances sur
des questions qui sont plus d’intérêt national qu’européen. C’est un défaut qui
s’est déjà manifesté lors des dialogues monétaires ou lors de la récente
intervention du Président de la République française. Par conséquent, il est
essentiel d’organiser les dialogues budgétaire et monétaire de manière à éviter
les biais nationaux et à souligner que les députés européens représentent les
intérêts de tous les citoyens
européens. Bien qu’il n’y ait pas de solution parfaite, les membres de la
commission ECON pourraient jouer le rôle d’intermédiaire en recueillant les
questions et les réactions aux présentations des ministres, contribuant ainsi à
atténuer la « nationalisation » des débats politiques européens afin
que se dégage un dialogue véritablement européen sur les questions d’ordre
budgétaire.

References

Blanchard O., Á. Leandro et J. Zettelmeyer, 2021, « Redesigning EU Fiscal Rules: From Rules to Standards », Economic Policy (à paraître).

Blanchard O. et L. H. Summers, 2020, « Automatic stabilizers in a low-rate environment », American Economic Review Papers and Proceedings, n° 110, pp. 125-130.

Claeys G. et M. Dominguez-Jimenez, 2020, « How Can the European Parliament Better Oversee the European Central Bank? », Study for the ECON Committee, European Parliament.

Creel J. , 2021, « Establishing a Fiscal Dialogue in Europe », Comparative Economic Studies (à paraître).

Hallerberg M., B. Marzinotto et G. B. Wolff, 2011, « How effective and legitimate is the European semester? Increasing the role of the European Parliament », Bruegel Working Paper, n° 2011/09.

Martin P., J. Pisani-Ferry et X. Ragot, 2021, « Pour une refonte du cadre budgétaire européen », Note du Conseil d’Analyse Economique, n° 63.




Compte rendu du séminaire « Théorie et économie politique de l’Europe », Cevipof-OFCE, séance 1 – 21 janvier 2022

Intervenants : Alexandre ESCUDIER (CEVIPOF), Nicolas
LERON[1]
(CEVIPOF, OFCE), Xavier RAGOT (OFCE), Jérôme CREEL (OFCE)

 Souveraineté et démocratie, économie et politique

L’intégration européenne au prisme de la sociologie historique longue

Le séminaire « Théorie et économie
politique de l’Europe », organisé conjointement par le Cevipof et l’OFCE
(Sciences Po), vise à interroger, au travers d’une démarche pluridisciplinaire
systématique, la place de la puissance publique en Europe, à l’heure du
réordonnancement de l’ordre géopolitique mondial, d’un capitalisme néolibéral
arrivé en fin du cycle et du délitement des équilibres démocratiques face aux
urgences du changement climatique. La théorie politique doit être le vecteur
d’une pensée d’ensemble des soutenabilités écologiques, sociales, démocratiques
et géopolitiques, source de propositions normatives tout autant
qu’opérationnelles pour être utile aux sociétés. Elle doit engager un dialogue
étroit avec l’économie qui elle-même, en retour, doit également intégrer une
réflexivité socio-politique à ses analyses et propositions macroéconomiques,
tout en gardant en vue les contraintes du cadre juridique.



Réunissant des chercheurs d’horizons
disciplinaires divers mais également des acteurs de l’intégration européenne
(diplomates, hauts fonctionnaires, prospectivistes, avocats, industriels,
etc.), chaque séance du séminaire donnera lieu à un compte rendu publié sur les
sites du Cevipof et de l’OFCE.

La
première séance du séminaire a été l’occasion d’en présenter la démarche et les
objectifs, et d’exposer chacun, du point de vue de sa propre discipline, les
enjeux de l’intégration européenne pour en souligner les difficultés théoriques
comme pratiques. Mais cette démarche ne saurait se satisfaire d’un simple
éclectisme pluridisciplinaire. L’ambition théorique du séminaire est bien
d’articuler les différents savoirs économiques, juridiques et socio-politiques
dans le cadre d’une matrice générale, sous-tendue par une sociologie historique
longue. Car le phénomène d’intégration européenne, comme toute production des
collectifs humains, ne saurait s’extraire des coordonnées fondamentales du
politique.

Comme
expliqué par Florent Parmentier,
secrétaire général du CEVIPOF, et Xavier
Ragot
, président de l’OFCE, le séminaire porte un objectif
d’européanisation accrue des travaux des deux centres de recherche. Dans
l’urgence des crises, l’administration européenne a su mettre en œuvre des
politiques publiques et des innovations institutionnelles. Mais la réflexion
académique, à la temporalité longue, fait généralement défaut. Si des think
tanks formulent des propositions sectorielles de qualité, il leur manque
l’ambition d’une pensée systématique.

Interventions liminaires

Dans
son intervention liminaire, Alexandre
Escudier
, chercheur au CEVIPOF et co-organisateur du séminaire, insiste sur
l’envie d’acculturation réciproque qui anime les participants du séminaire.
Conscients de ses propres points d’incompétence, chacun cherchera dans les
autres disciplines les réponses aux angles morts de sa perspective
disciplinaire. Mais cette démarche pluridisciplinaire ne saurait être un
éclectisme. Elle s’attache à une conception théorique fondamentale du politique
à laquelle le phénomène d’intégration européenne ne saurait échapper. Phénomène
socio-historique inédit, l’intégration européenne n’en demeure pas moins une
expérience de l’agir humain qu’il nous faut situer dans les coordonnées
universelles de toute dynamique politique.

À
la suite du sociologue Jean Baechler, Alexandre Escudier expose les quatre
catégories fondamentales du politique : la politie, le système
international (la transpolitie), le régime politique et la morphologie sociale.
La politie correspond à l’espace social de pacification vers l’intérieur (qui
poursuit la paix par la justice) et de prise en charge à l’extérieur de la
guerre virtuelle. Elle est en quelque sorte l’unité politique de base.

Le
système international (ou transpolitie) organise les rapports entre
polities. Il peut connaître plusieurs états : celui de l’échec de la
pacification entre polities ou celui de la réussite de la pacification,
notamment au moyen d’institutions internationales. Cette dimension est
fondamentale, car elle organise l’environnement de toute politie, qu’elle le
veuille ou non. L’Europe ne saurait être exempte des contraintes du système
international. Or nous observons que le cycle de l’Europe comme puissance
normative est désormais derrière nous. L’Europe est confrontée à un triple déséquilibre :
1) le déséquilibre interne des États
européens ; 2) le déséquilibre entre États membres (Nord-Sud, Ouest-Est) ; 3) le
déséquilibre du système international, de la contestation de la pax americana à la multiplication des
Etats faillis et des groupements terroristes.

Le
régime politique renvoie à la manière dont les modes du pouvoir se
combinent à l’intérieur d’une politie, avec : 1) la puissance (la capacité
coercitive en dernier ressort) ; 2) l’autorité (la capacité d’incarnation
des principes tenus pour justes) ; 3) la direction (la capacité de
résoudre des problèmes qui s’imposent). La démocratie, comme régime politique,
enracine les modes du pouvoir dans les sociétaires égaux en principe.

La
morphologie sociale, enfin, renvoie à la nature du lien social qui garantit une
cohésion subjective parmi les membres du collectif. La nation, comme
morphologie sociale, conjugue un principe contractualiste (théorie du contrat
social) avec un régime mémoriel de valeurs sédimentées dans le temps et des
épreuves historiques communes.

Hapax
juridico-politique, l’Union européenne bouscule les équilibres stabilisés par
l’État-nation. Elle génère un
triple dédoublement : 1) au niveau de la politie, l’UE est-elle une
politie de polities, une quasi-politie qui subsume les
États, voire les
déclassifient en tant que polities ? 2) au niveau du régime politique,
l’UE pose problème aux fonctionnements des démocraties nationales ; 3) au
niveau de la morphologie sociale, quel lien social l’UE produit-elle ?
Peut-on observer la cristallisation d’une européanité ? ou bien le
raidissement des nations ?

Du
point de vue de l’économiste, selon Xavier
Ragot
, c’est la Commission européenne qui s’est montrée capable de se
saisir d’une proposition innovante et de la mener à terme afin de répondre à
une problématique donnée. Par exemple, face à la crise du Covid-19, la
Commission européenne a su reprendre l’idée d’assurance-chômage européenne,
pourtant rejetée par les syndicats européens du fait de l’opposition des
syndicats allemands à toute européanisation de l’Etat social, et mettre en
place le mécanisme SURE, doté de 100 milliards d’euro et dont l’efficacité est
réelle. Un peu à la manière de la création des systèmes d’État-providence, qui contournèrent le blocage de
l’appareil étatique en mobilisant les partenaires sociaux, le mécanisme SURE
est le fruit d’une rationalité bureaucratique capable de s’exonérer de
l’inertie des acteurs politiques et sociaux. Mais si l’économiste peut analyser
l’efficacité (macroéconomique) d’un tel instrument, il ne sait pas
problématiser sa légitimité (politique). L’enjeu de la constitution d’un marché
du travail européen soulève la même problématique. De même pour le
chantier des règles budgétaires européennes : au-delà de leur pertinence
macroéconomique, quelle est la limite d’acceptabilité en termes de légitimité,
de ces règles ? La question du remboursement de la dette issue du plan de
relance européen NextGenerationEU devient, sous cet angle, cruciale
: on a fait une dette sans ressource fiscale en face et sans validation
parlementaire légitime. La perspective économique a besoin d’aller beaucoup
plus loin dans la compréhension des contraintes politiques des mesures
économiques qu’elle peut préconiser.

Comme
le souligne Jérôme Creel, directeur
du département des études à l’OFCE, à la faveur des crises, dont celle du
Covid-19, on assiste à un renouveau de l’action publique dans la sphère
économique : politique industrielle (e.g.
par la création de nouveaux champions afin d’assurer une indépendance
technologique de l’UE), nouvelles réglementations (e.g. pour lutter contre le changement climatique), et politique
macroéconomique active, y compris celle menée par la Banque centrale
européenne. Ce renouveau répond sans doute pour partie aux mouvements de
protestation contre certains effets de la mondialisation et il interroge les
relations entre politique et économie. Tandis que la question de la
pérennisation des nouvelles politiques économiques européennes se pose avec une
acuité pressante, elle implique à la fois une réflexion sur la bonne
répartition entre le niveau local, le niveau national et le niveau européen de
ces interventions et sur leur capacité à se coordonner. Elle implique également
que soient définis un cadre et des limites juridiques aux propositions de
réformes portées par les économistes qui doivent passer par un dialogue
constructif avec les juristes.

Partir
du politique doit ainsi constituer le leitmotiv des travaux du séminaire, selon
Nicolas Leron, chercheur associé au
CEVIPOF et à l’OFCE. La crise européenne, qui s’entend comme la crise de
l’Union européenne et celle de ses États membres, est une crise du politique, dont les
ramifications, les déterminants et les manifestations sont multidimensionnelles
(économique, juridique, électoral…). La perspective politiste et juridique
éprouve elle aussi le besoin de relier ses problématisations à la dimension
économique : où se loge, au sein de l’économique, le politique ? Les
notions économiques de budget, de fiscalité, de politique économique
constituent des éléments constitutifs et/ou des vecteurs du politique. Réciproquement,
quelles sont les conditions ou les effets de l’économique sur le
politique ? Cette démarche d’intégration pluridisciplinaire ne vaut qu’à
la condition de refuser toute conception disciplinaire hermétique, à savoir
qu’une science juridique pure comme une science économique pure, qui se
suffirait à elle-même, ne tient pas. Cela conduit à une double critique :
la critique politiste du néofonctionnalisme (qui postule qu’une certaine
configuration institutionnelle d’intérêts d’acteurs produit sa propre force
cinétique d’intégration européenne) et la critique économique de l’économicisme
(qui évacue ou condamne tout déterminant politique). Ensuite, parce que le
politique renvoie, en Europe, à la démocratie, la crise du politique est donc,
en Europe, une crise de la démocratie, ce qui pose la question des conditions
de production et de stabilisation de la démocratie : dimensions politiques, juridiques
et économiques. Selon une acception substantielle de la démocratie, qui ne
saurait se résumer à ses procédures institutionnelles, la production des biens
premiers du politique (qui permettent la paix par la justice) devient une
question centrale qui, nécessairement, engage la raison économique (innovation
et production industrielle, capacité fiscale, politique budgétaire).

Discussion générale

Dans
le cadre de la discussion suivant les interventions liminaires, Maxime Lefebvre, diplomate au sein de
la Direction de l’Union européenne du ministère de l’Europe et des Affaires
étrangères, soulève trois questions : 1) Le plan de relance européen
est-il exceptionnel ou a-t-il vocation à passer un effet cliquet, un changement
de nature du projet européen ? 2) si l’on veut franchir un pas vers
plus de démocratie : faut-il aboutir à l’impôt européen ? 3) dans
quelle mesure faut-il prendre en compte le cadre occidental et transatlantique ?

Alexandre Excudier répond qu’il ne faut pas fantasmer une souveraineté
militaire européenne émancipée du partenaire américain, mais réfléchir à notre
capacité de désalignement sectoriel, indépendamment des conflits de hautes
intensités. Sur la question de la capacité fiscale européenne : dans la
bataille du récit, ne sous-vend-on pas les avantages du marché intérieur qui offre
à ce titre la possibilité de fiscaliser de nouvelles richesses tirées de
l’existence même du marché intérieur ?

Xavier Ragot revient sur l’idée que l’Europe avance de crise
économique en crise économique. Le plan NextGenerationEU est, selon lui,
une évolution durable de la construction européenne. L’Europe s’est construite
sur la grande stabilité des marchés : or cette économie rigide de marché
est structurellement déstabilisée et rend perpétuellement anachronique les
institutions européennes en place. Le moteur principal qui permet
l’ajustement de l’UE aux problèmes qui se présentent à elle est alors la
bureaucratie, suivie ensuite – avec beaucoup de retard – par la politique. La
bureaucratie a accouché d’un plan de relance européen qui répond aux problèmes
du moment mais qui pose des problématiques politiques majeures de moyen
terme : comment stabiliser le plan de relance européen, à commencer par la
pérennisation de la nouvelle dette européenne ? à quelles conditions
institutionnelles ? au moyen de quels processus de démocratisation
d’institutions européennes en crise ? Va-t-on, par la force des choses,
vers un fédéralisme budgétaire, interroge Jérôme
Creel
, avec quelles conséquences politiques ? D’autre part, la
question internationale est majeure mais le point de vue de l’économiste
exprime un certain pessimisme quant à la capacité de la contrainte économique
(internationale) à créer du politique.

À
cet égard, Alexandre Escudier insiste
sur l’importance du cycle des affects stratégiques et des risques systémiques qui
engendrent une demande de protection et donc une nécessité pour les régimes
politiques de protéger. Ce besoin de protection comporte une dimension
d’anticipation stratégique essentielle, souligne Florent Parmentier. Ainsi, qui se soucie par exemple du risque
induit par l’épuisement de l’effet de nos antibiotiques – qui pourrait
engendrer une dizaine de millions de morts par an d’ici une vingtaine ou une
trentaine d’années ? Cette menace, l’antibiorésistance, semble invisible pour
nos contemporains, à quelques rares exceptions. Mais, sitôt énoncée, comment
douter qu’il s’agit d’une menace sanitaire bien plus importante que la pandémie
que nous venons de vivre, et qui engendrera une forte demande de protection ? Les
travaux du séminaire auraient tout intérêt à partir d’une question concrète (le
risque anti-antibiotique) pour interroger nos catégories politiques,
économiques, juridiques, et produire une narration positive.

La
première séance du séminaire a ainsi permis d’identifier trois thématiques de
travail : la fiscalité européenne, le post-antibiotique et les questions
de sécurité.


[1] Ce
compte rendu a été rédigé par Nicolas Leron.




La domination de Google dans la publicité : ébranlée mais bien ancrée

par S. Guillou, F. Marty et J. Torregrossa

Le 7 juin
2021,l’Autorité de la concurrence a
rendu une décision historique, sanctionnant Google pour abus de position
dominante sur le marché de la publicité en ligne, qui pourrait marquer le début
d’une longue série[1].
Au-delà de l’amende de 220 millions d’euros, cette décision est assortie
d’engagements de nature à répondre à des préoccupations de concurrence de
l’Autorité[2].
Cette décision est l’occasion de se pencher sur le fonctionnement du marché de
la publicité en ligne, source de financement majeure des plateformes et nœud
des enjeux d’information, de financement des médias et de respect de la vie
privé.  



La place de la publicité en ligne
sur le marché publicitaire

La
publicité en ligne, via internet, est un marché en pleine croissance qui
capture aujourd’hui 20% des dépenses des annonceurs. Il se distingue depuis une
dizaine d’années par un taux de croissance annuel moyen de 8%  et a subi récemment une nette accélération[3].
 C’est presque un tiers des recettes
publicitaires des médias qui provient de la publicité en ligne en 2019, les
moteurs de recherche et les réseaux sociaux se placent en tête sur ce segment.  

Cette croissance
a deux raisons principales. La première est que l’acte de consommer passe de
plus en plus par internet et c’est donc sur ce marché que les annonceurs ont
intérêt à être présents. La seconde est que l’activité d’éditeur de contenus
publicitaires qui permet aux annonceurs (marques, entreprises, organisations…)
de faire de la publicité est une source de financement essentielle des
plateformes dont le modèle économique repose sur le marché de l’attention. Et
les deux faces de ce marché s’auto-entretiennent : plus les plateformes
ont des usagers et plus les annonceurs ont un intérêt à être présents sur ces
plateformes.

De
nombreuses plateformes (Google, Facebook, YouTube…), mais aussi de nombreux
sites webs et applications mobiles se financent par la publicité des marques à
laquelle l’usager de la plateforme peut rarement échapper.

Le taux de croissance
de ce marché augmente au détriment des autres supports de la publicité
(télévision, journaux, magazines). Si on suppose que la quantité des dépenses
des annonceurs n’est pas illimitée, il y a alors un transfert vers le support
en ligne qui questionne le financement des autres médias et notamment des
journaux d’informations. Cependant les médias ont tous une présence en ligne.
Mais ce qui change, c’est que ces médias qui maîtrisaient complétement le
support de la publicité doivent passer par l’intermédiaire de nouveaux acteurs,
dont Google, quasiment incontournable.

Pour les
annonceurs traditionnels, le web offre plusieurs supports : les réseaux
sociaux (la publicité liée à l’affichage sur les réseaux − le social), les
moteurs de recherche (la publicité liée aux recherches − le search), les sites ou les applications d’autrui
(la publicité liée à l’affichage sur des sites tiers − le display) comme le site du journal Le Monde par exemple.

Un marché singulier dominé par
quelques grandes plateformes

Google et Facebook
apparaissent ici comme les détenteurs de supports importants pour les
annonceurs. Ces deux grandes plateformes se partagent 75% des parts du marché
de la publicité en ligne (Perrot et al., 2020). Facebook, détenant le
réseau social le plus utilisé, joue un rôle central dans la publicité dite
« sociale » et Google, détenant à la fois le moteur de recherche le
plus utilisé et des services de distribution essentiels pour les éditeurs
(voir : annexe S, CMA, 2020), joue un rôle central dans la publicité dite
« search » mais également dans la publicité dite
« display »[4].

Pour ce
dernier support (le display), Google
se place du côté des éditeurs en ligne et cherchera à capter le gros des
annonceurs. Mais, on l’a vu précédemment, il est aussi celui qui contrôle
l’allocation des annonces sur internet. Il est donc à la fois
commissaire-priseur et pourvoyeur de la marchandise[5] !

Cette situation
par laquelle une même entité qui contrôle une plateforme essentielle pour des
firmes tierces est également leur concurrente n’est guère inédite dans
l’économie numérique et pose des problèmes d’accès au marché et de concurrence
à égalité des armes sur celui-ci. Il peut en résulter des problèmes
d’auto-préférence, comme tente de le prévenir la proposition de Digital
Markets Act
de la Commission européenne du 15 décembre 2020.

Cet univers
en ligne se différencie de son homologue hors-ligne à bien des égards. Outre le
passage d’une publicité contextuelle à une publicité ciblée, cet univers est
porteur d’une innovation majeure : un processus d’achat automatisé.  Les achats d’espaces à la télévision, dans la
presse ou au cinéma résultent exclusivement de négociations bilatérales entre
l’éditeur ou sa régie et l’annonceur ou son agence. Une chaîne de télévision
telle que M6 acquiert et diffuse toutes sortes de programmes et ce, en partie
grâce à la vente des espaces publicitaires associés aux programmes diffusés, au
même titre que les éditeurs de contenus en ligne. Le groupe M6 dispose de sa
propre régie publicitaire intégrée, M6 Publicité, avec laquelle un annonceur
qui souhaiterait diffuser une annonce sur l’une des chaînes du groupe prendra
contact pour négocier le prix à payer pour la diffusion de l’annonce. Le prix
dépendra, dans la majorité des cas, d’une estimation du nombre de clients qui
visualiseront l’annonce. À l’inverse, dans l’univers en ligne, le prix de la
publicité sera plus proche du nombre réel de clients ayant visualisé l’annonce :
l’annonceur paiera un coût par clic (« CPC ») sur l’annonce. Ce
montant sera proposé par l’annonceur dans le cadre de négociations bilatérales,
comme dans l’univers hors-ligne, ou dans le cadre d’un processus automatisé,
propre à l’univers en ligne. Dans ce dernier cas, c’est à l’issue de la
réalisation consécutive de trois enchères[6],
prenant place sur des plateformes dont le fonctionnement repose sur des
algorithmes, que l’annonceur gagnera le droit de diffuser son annonce
(voir : Michael Sweeney & Paulina Zawiślak, 2020). Cette
automatisation est de plus en plus répandue : plus de la moitié des
recettes perçues par les régies en ligne proviennent d’un achat automatisé
(Observatoire de l’e-Pub, 2021).

Google est
intégré verticalement tout au long de ce processus d’achat et domine chacun des
marchés de services d’intermédiation permettant la réalisation des enchères
grâce à sa détention de services publicitaires destinés tant aux annonceurs
qu’aux éditeurs et de sa propre plateforme de vente. Cette position lui
permettrait de réduire l’attractivité des solutions publicitaires concurrentes
tout en s’avantageant lors de chaque transaction à travers les fonctionnalités
de ses propres solutions.

« Venir au secours » des
plus petits acteurs

Il
semblerait que tous souffrent de la position de Google sur ces marchés. Les
concurrents, eux-mêmes intégrés verticalement tels que Xandr ou Smart AdServer,
souffrent d’un manque d’interopérabilité entre leurs solutions publicitaires et
celles de Google, pourtant primordiale au développement de leurs activités. Les
clients, annonceurs ou éditeurs, semblent quant à eux souffrir d’un processus
d’achat opaque où s’enchaînent plusieurs enchères sans aucune transparence, les
empêchant notamment de connaître la part de revenus conservée par
l’intermédiaire. L’annonceur ne participe qu’à la première enchère qui a lieu
sur les plateformes côté demande puis sera « représenté » par les
intermédiaires ensuite qui, en se basant sur l’enchère de l’annonceur gagnant
enchériront à nouveau (les plateformes côté demande puis côté offre). Ainsi,
l’annonceur (la marque par exemple) connaît le montant de son enchère et
l’éditeur (le site web par exemple) connaît sa rémunération sans que l’un des
deux ne sache quels sont les montants négociés tout au long du processus. Les
outils d’analyse de l’efficacité de l’annonce souffrent de la même opacité en
raison notamment du manque d’indépendance des entités qui réalisent ces
analyses. Google fournit à l’annonceur une analyse de l’efficacité de l’annonce
qu’il a lui-même vendu, acheté et dont il a géré la vente. Cette opacité
associée au manque de concurrence pour l’achat des espaces pourrait conduire à
la fois à un prix payé par l’annonceur trop élevé et une rémunération perçue
par l’éditeur trop faible. En somme, l’éditeur ne disposerait pas de la
rémunération nécessaire à ses investissements et l’annonceur se trouverait
contraint à investir massivement dans la publicité au détriment de ses investissements
dans l’innovation et de ses consommateurs qui subiront l’augmentation des prix
associée.

Dans ce
contexte la décision n°21-D-11 de l’Autorité de la concurrence rendue publique
le 7 juin 2021 trace des pistes pour un fonctionnement plus équilibré du
marché. Rappelons succinctement les faits : trois éditeurs, News Corp (le
groupe Murdoch), le groupe La Voix (qui contrôle entre autres La Voix du Nord) et Le Figaro (qui s’est désisté en cours de procédure) ont saisi
l’Autorité pour des pratiques alléguées d’abus de position dominante mises en
œuvre par Google sur le marché des technologies publicitaires.

Deux
pratiques étaient reprochées à Google. La première pratique tenait à une
réduction artificielle de l’interopérabilité entre les serveurs publicitaires
concurrents du sien (Double-Click for Publishers − DFP) et sa plateforme de
marché de mise en vente des espaces publicitaires (Double-Click Ad Exchanges –
AdX[7]).
Celle-ci conduisait à réduire les possibilités de mettre AdX en concurrence
avec des plateformes tierces. La seconde pratique résidait en une stratégie
d’auto-préférence (self-preferencing)
privant les serveurs concurrents d’une réelle concurrence par les mérites.
Selon l’Autorité, le contrôle de DFP permettait d’informer AdX des prix proposés
par les plateformes concurrentes : cette information privilégiée
permettait de faire varier stratégiquement la commission exigée pour supplanter
des concurrents tels que Smart AdServer ou Xandr.

Un double
dommage pouvait naître de ces pratiques : un dommage aux concurrents qui
ne pouvaient se livrer à une concurrence à égalité des armes et qui donc
étaient susceptibles d’être évincés du marché ; un dommage aux éditeurs (i.e. aux partenaires commerciaux) qui
pouvait prendre la forme d’un abus d’exploitation, d’autant plus dommageable
que les recettes publicitaires sont déterminantes pour assurer leur équilibre
économique.

La sanction
s’inscrit dans une procédure de transaction (qui diffère d’une procédure contentieuse)
qui est telle que l’entreprise mise en cause ne conteste pas les griefs mais ne
reconnaît pas pour autant les faits qui lui sont reprochés. Une sanction
pécuniaire est alors prononcée et l’entreprise prend des engagements de nature
à mettre fin au dommage à la concurrence. L’intérêt de la procédure
transactionnelle est d’entraîner une modification rapide des comportements
dommageables.

Dans le cas
présent, outre les 220 millions d’euros, qui sont en deçà du plafond de
sanction défini par les textes, les engagements pris par l’entreprise doivent
permettre de garantir l’interopérabilité des serveurs publicitaires éditeurs
(SSP) avec son serveur DFP et de mettre fin aux possibles pratiques
d’auto-préférence en mettant en place un mandataire indépendant chargé de
vérifier l’absence de distorsion de concurrence.

Notons que
la correction comportementale diffère des mesures structurelles − très rares en
droit de la concurrence de l’Union européenne – qui reviendraient à requérir
des entreprises de céder certaines de leurs activités et de s’astreindre à une sorte
de principe de spécialité. Le démantèlement des conglomérats appartiendrait à
ce champ de mesures. Ici l’effet des sanctions se mesurera à la fin des
pratiques qui avaient suscité des préoccupations de concurrence.

Une décision participant à l’enjeu
de régulation des plateformes

L’attention
portée à Google, et aux plateformes de manière plus générale, ne réside pas
exclusivement dans leurs positions sur le marché de la publicité. Cette
décision fait écho à un ensemble plus vaste de problématiques représentatif de
cette notion d’écosystèmes dans lesquels ces plateformes évoluent sur une
multitude de marchés. En plus de fournir aux éditeurs des outils pour valoriser
et financer leurs contenus, une plateforme telle que Google entretient un
rapport de distribution algorithmique avec eux, également source de conflits
qui viennent s’annexer aux conflits publicitaires. À l’origine de ce
contentieux, le refus des plateformes de rémunérer les éditeurs ou encore les
tentatives de prise de contrôle sur les données générées[8].
Les relations entre plateformes et acteurs du marché ne sont pas les seules qui
sont conflictuelles. Celles entretenues avec les États occupent également une
part importante du débat, en témoignent les projets de réformes fiscales. Que
ce soit en termes de distribution, de droits d’auteurs, de concurrence ou de
fiscalité, on observe un mouvement visant à empêcher les plateformes d’échapper
continuellement et systématiquement aux règles du jeu.

Ces
plateformes opèrent sur des marchés en pleine mutation où l’encadrement
réglementaire ne cesse de s’adapter. Ainsi, les plateformes de partage de
vidéos, telles que YouTube, se verront imposer les mêmes contraintes que la
télévision pour la publicité (voir Ministère de la Culture, 2021). Les politiques
environnementales visant notamment la fin des prospectus pourraient conduire à
des reports d’investissements vers la publicité en ligne comme vers la
publicité traditionnelle afin d’échapper à une éventuelle taxe. Enfin, le
passage de la publicité télévisuelle de contextuelle à une publicité ciblée
pourrait engendrer de nouvelles stratégies d’investissements pour les
annonceurs. Reste à savoir si ces mutations assainiront le marché ou le
rendront davantage problématique. Une certitude, le marché de la publicité en
ligne va continuer de croître. En outre, son architecture complexe, qui repose
notamment sur des relations algorithmiques entre une multitude
d’intermédiaires, pourrait se généraliser aux marchés publicitaires
traditionnels, comme la télévision avec le passage à une publicité ciblée. Appréhender
le fonctionnement de ce marché et rendre plus transparent ses mécanismes sont
essentiels. C’était un des enjeux de cette décision.

Références

Autorité
de la concurrence, 2020, Décision 20-MC-01 du 9 avril 2020 relative à des
demandes de mesures conservatoires présentées par le Syndicat des éditeurs de
la presse magazine, l’Alliance de la presse d’information générale e.a. et
l’Agence France-Presse.

Autorité
de la concurrence, 2021, Décision 21-D-07 du 17 mars 2021 relative à une
demande de mesures conservatoires présentée par les associations Interactive
Advertising Bureau France, Mobile Marketing Association France, Union Des
Entreprises de Conseil et Achat Media, et Syndicat des Régies Internet dans le
secteur de la publicité sur applications mobiles sur iOS.

Autorité
de la concurrence, 2021, Décision 21-D-11 du 7 juin 2021 relative à des
pratiques mises en œuvre dans le secteur de la publicité sur Internet.

Competition & Markets Authority, 2020, Online
Platforms and Digital Advertising, Market Study Final Report. Appendix S: The
Relationship between Large Digital Platforms and Publishers.

Michael Sweeney & Paulina Zawiślak, 2020,
21 avril, Programmatic Advertising: The Definitive Guide for 2021 | Clearcode
Blog. Clearcode | Custom AdTech and MarTech Development. https://clearcode.cc/blog/programmatic-advertising/

Ministère
de la culture, 2021, Consultation publique sur un projet de décret fixant les
principes applicables aux communications commerciales audiovisuelles fournies
sur les plateformes de partage de vidéos et modifiant le décret n° 92-280 du 27
mars 1992 relatif à la publicité́́ télévisée.

Perrot A., Emmerich M., Jagorel Q., 2020, Publicité́ en ligne : pour un
marché à armes égales. Rapport pour le Ministère de la culture et le
Secrétaire d’Etat chargé de la transition numérique et des communications
électroniques.

SRI,
UDECAM, & Oliver Wyman, 2021, 23ème Observatoire de l’e-pub SRI.


[1]
En témoigne notamment
l’ouverture d’une enquête sur ce marché par la Commission européenne : https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/en/ip_21_3143

[2]
L’Autorité
est donc la première à publier une décision condamnant Google pour ses
pratiques sur le marché de la publicité en ligne. Cette décision est cependant
loin d’être surprenante : l’Autorité s’intéresse à ce marché depuis
plusieurs années et cet intérêt s’est également manifesté du côté ministériel
avec un rapport visant à approfondir la compréhension du marché (voir Perrot et al., 2020). De nombreuses autres
autorités de concurrence à travers le monde ont scruté de très près ce marché.

[3]
Source : France Pub,
IREP, & Kantar Media. Baromètre Unifié du Marché Publicitaire 2012 à
2021.

[4]
La publicité dite « display » correspond à la publicité liée à
l’affichage que l’on retrouve sur les sites web et applications mobiles. Lors
de l’ouverture d’une page par un utilisateur un espace publicitaire se crée (à
côté du texte ou dans le texte de la page par exemple) et un annonceur dispose
de la possibilité d’y insérer son annonce via le processus automatisé.

[5]
Google propose des solutions publicitaires aux annonceurs et aux éditeurs ainsi
qu’une place de marché où les annonceurs et les éditeurs se rencontrent.

[6]
Les annonceurs enchérissent un coût par clic (« CPC ») sur les
plateformes côté demande. Celles-ci enchérissent ensuite un coût par mille
impressions (« CPM ») sur les places de marché. Enfin, ces dernières
enchériront à nouveau un CPM sur les plateformes côté offre.

[7]
Double-Click a été rachetée par Google en 2007 pour la somme qui paraissait
alors peu concevable de 3,1 milliards USD. Cela illustre une stratégie
d’acquisition non pas tueuse mais consolidante. Google prenait alors le contrôle
d’un complémenteur essentiel qui lui permettra de valoriser ses données et sa
position de marché sur le marché de l’attention. L’acquisition était donc
déterminante pour le bouclage de son modèle économique

[8]
Voir à ce sujet :
décision 20-MC-01 relative à des demandes de mesures conservatoires dans le
secteur des éditeurs de presse et décision 21-D-07 relative à une demande de
mesures conservatoires dans le secteur de la publicité sur applications mobiles
iOS.




Plan de relance européen : attention aux incohérences

Jérôme Creel (OFCE & ESCP Business School) [1]

Le 27 mai dernier, la Commission européenne a proposé la
création d’un nouvel instrument financier, Next Generation
EU
, doté de 750 milliards d’euros. Reposant sur plusieurs piliers, il
serait notamment accompagné d’un nouveau dispositif pour favoriser la relance
d’activité dans les pays les plus touchés par la crise du coronavirus, en sus
du Pandemic Crisis Support adopté par le Conseil européen en avril 2020. Ce
nouveau dispositif intitulé Recovery and Resilience Facility serait doté de 560
milliards d’euros, soit peu ou prou le même montant que le Pandemic Crisis
Support. Le Recovery and Resilience Facility s’en distingue cependant
doublement : d’une part, par le fait qu’une partie de son budget donnera
lieu à des transferts plutôt qu’à des prêts ; d’autre part, par son
horizon temporel, bien plus long.



Le Pandemic Crisis Support (et les outils complémentaires
adoptés en même temps, voir Creel,
Ragot & Saraceno, 2020
) consistait exclusivement en prêts et les gains
nets que pouvaient en retirer les Etats membres étaient par définition
faibles : les prêts européens permettaient une réduction de charges
d’intérêt pour les Etats soumis à des taux d’intérêt de marché élevés. Le gain
pour l’Italie, gravement touchée par la crise du coronavirus, était de l’ordre
de 0,04 à 0,08 % de son PIB (il n’y a pas de faute de frappe !).

Au titre du Recovery and Resilience Facility, les Etats
membres de la zone euro se partageraient 193 milliards d’euros de prêts et 241
milliards d’euros de transferts, soit au total 78% des montants alloués (le
reste ira aux Etats de l’Union européenne non membres de la zone euro). Les
prêts produiront des gains nets faibles aux Etats membres (les économies sur
les écarts de taux, les fameux spreads),
tandis que les transferts produiront des gains plus considérables puisqu’ils ne
seront pas assujettis à un remboursement, sinon via l’augmentation entre 2028
et 2058 des contributions au budget européen (si des ressources propres n’ont
pas été créées ou augmentées d’ici là). A court terme, en tout cas, les
transferts perçus sont des gains nets pour les bénéficiaires : ils
n’auront besoin ni d’émettre une dette ni de payer des charges d’intérêt sur
cette dette.

Exprimés en pourcentage du PIB de 2019, les gains nets dus
aux transferts sont loin d’être négligeables (tableau 1)[2] :
9 points de PIB pour la Grèce, 6 pour le Portugal, 5 pour l’Espagne et 3,5 pour
l’Italie. Vu la chute du PIB attendue en 2020, ils sont plus importants encore.
Le volontarisme de la Commission est donc clairement visible.

Pour autant, ces transferts n’ont pas vocation à être
mobilisés dans le court terme. La Commission européenne a beau jeu de vouloir
que les montants alloués soient dépensés au plus vite, en 2021, 2022 et en tout
cas avant 2024. C’est ce qu’elle nomme le « front-loading » : ne
pas remettre à demain ce qu’on pourrait faire aujourd’hui. Sauf que la clé de
répartition des dépenses de transferts au cours du temps est un peu en
contradiction avec ce principe (tableau 2). Les engagements de transferts
seraient concentrés en 2021 et 2022, mais les paiements effectifs seraient
prévus plus tardivement : moins d’un quart d’ici 2023, la moitié en 2023 et
2024, le solde au-delà. Un tel décalage est fréquent : il faut un peu de
temps pour concevoir un projet d’investissement et pour s’assurer de sa
conformité avec les ambitions numériques et d’économie bas-carbone de la
Commission européenne.

Du coup, les transferts aux Etats membres vont mettre un peu
de temps à être effectivement versés (tableau 3) et ceux le plus en difficulté
devront être résilients avant de bénéficier des fonds de relance et… de
résilience. Cela semble contradictoire. Il faudra ainsi attendre 2022 en Grèce
et au Portugal et 2023 en Espagne et en Italie pour percevoir effectivement
autour d’1 point de PIB chacun. Cela correspondra à 3 milliards d’euros pour la
Grèce, 2 pour le Portugal, et 14 pour l’Espagne et l’Italie respectivement. A
titre de comparaison, l’Allemagne, la France et les Pays-Bas recevront alors
respectivement 5, 7 et 1 milliards d’euros, soit entre 0,2 et 0,3 pourcent de
leur PIB.

On imagine les cris d’orfraie des représentants des pays frugaux (Autriche, Danemark, Pays-Bas, Suède) à propos de ces dépenses immenses qui récompensent les pays non vertueux. Qu’ils se rassurent : on est encore loin de la gabegie !


[1] Ce texte
est paru dans Les
Echos
le 23 mai 2020, sans les tableaux.

[2] La règle
de répartition des transferts entre pays figure dans le document COM(2020) 408
final/3 du 2 juin 2020. Elle dépend pour chaque pays de la taille de sa
population, de l’inverse du PIB par habitant par rapport à la moyenne de
l’UE-27, et de l’écart de son taux de chômage sur 5 ans par rapport à la
moyenne de l’UE-27. Afin d’éviter une trop forte concentration des transferts
dans quelques pays, des limites ad hoc
sont imposées sur ces trois critères. A titre d’exemple, l’Allemagne recevra 7%
des transferts, la France 10%, l’Espagne et l’Italie 20% respectivement.




Les milliards, comme s’il en pleuvait

Jérôme CreelXavier Ragot et Francesco Saraceno

La deuxième réunion de l’Eurogroupe aura été la bonne. Après avoir étalé une nouvelle fois leurs divisions sur la question de la solidarité entre Etats membres de la zone euro mardi 7 avril 2020, les Ministres de finances ont trouvé un accord deux jours plus tard sur un plan de soutien budgétairemobilisable assez rapidement. Les mesures sanitaires prises par les Etats membres pour limiter l’expansion de la pandémie de Covid-19 seront plus aisément financées à court terme et c’est une bonne nouvelle. Les instruments européens additionnels pour faire face à la crise seraient de l’ordre de 500 milliards d’euros – ce n’est certes pas négligeable, et rappelons qu’ils s’ajoutent aux efforts déjà mis en place par les gouvernements – mais ils correspondent principalement à une nouvelle accumulation de dette par les Etats membres. Le gain net pour chacun d’entre eux est, on va le voir, assez marginal.



L’Eurogroupe va proposer la création d’une ligne budgétaire (Pandemic Crisis Support) spécifiquement consacrée à la gestion de la crise du Covid-19 dans le cadre du Mécanisme européen de stabilité (MES), sans conditionnalité stricte (au sens où le recours à cette ligne budgétaire n’impliquera pas de contrôle de la part du MES sur la gestion future des finances publiques de l’Etat membre). La création  de cette ligne budgétaire s’inspire de la proposition de Bénassy-Quéré et al. (2020)dont nous présentions les avantages et les inconvénientsavant la réunion de l’Eurogroupe du 9 avril 2020. Le montant alloué à cette ligne budgétaire sera de l’ordre de 2% du PIB de chaque Etat membre de la zone euro, soit près de 240 milliards d’euros (au PIB de 2019).

Le mécanisme de prêt proposé par la Commission européenne pour abonder les programmes de chômage partiel des Etats membres de la zone euro – il répond au nom de SURE– verra bien le jour et sera doté de 100 milliards d’euros. Pour mémoire, les trois principaux bénéficiaires du SURE ne pourront pas bénéficier à eux trois de plus de 60 milliards d’euros de prêts.

Enfin, la Banque européenne d’investissement (BEI) va octroyer, principalement aux petites et moyennes entreprises des Etats membres de l’Union européenne, 200 milliards d’euros additionnels. Au total, les pays de la zone euro disposeront de 480 milliards d’euros de capacité de financement additionnel. 

Le tableau 1 ci-dessous présente une répartition par pays des montants en jeu. Au titre des 240 milliards d’euros duPandemic Crisis Support, l’Allemagne pourra bénéficier d’une capacité de crédit de près de 70 milliards d’euros, la France de près de 50 milliards d’euros, l’Italie et l’Espagne de 35 et 25 milliards d’euros respectivement. Ces montants correspondent à 2% du PIB de 2019 de chaque pays. A ce stade, rien n’indique que les Etats membres recourront à cette capacité de crédit. Leur avantage à le faire dépend en fait crucialement de la différence entre le taux d’intérêt auquel ils peuvent financer leurs dépenses sanitaires et économiques sansrecourir au MES et le taux d’intérêt sur les prêts consentis par le MES. Le coût de se financer sans passer par le MES est le taux d’intérêt sur la dette publique nationale. Le coût de se financer par l’intermédiaire du Pandemic Crisis Supportest le taux d’intérêt auquel cette ligne budgétaire est elle-même financée, c’est-à-dire au taux le plus bas du marché… c’est-à-dire au taux allemand. On le comprend immédiatement, l’Allemagne n’a aucun intérêt à recourir à cette ligne budgétaire. Des 240 milliards d’euros qui sont consacrées au Pandemic Crisis Support, les 70 milliards alloués à l’Allemagne ne servent à rien. Pour les autres pays que l’Allemagne, le recours au Pandemic Crisis Supportdépend de l’écart de leur taux d’intérêt au taux allemand, le fameux spread. Si le spread est positif, le recours au MES permet effectivement de réduire le coût d’emprunt. Mais comme en atteste le tableau 1, le gain permis par le Pandemic Crisis Supportest plutôt faible. Pour la Grèce, dont le spread vis-à-vis de l’Allemagne est le plus élevé de la zone euro, le gain est de l’ordre de 0,04% du PIB de 2019, c’est-à-dire 215 points de base de spread multiplié par le montant alloué à la Grèce pour le Pandemic Crisis Support(3,8 milliards d’euros qui correspondent à 2% de son PIB de 2019), le tout rapporté à son PIB de 2019. Pour l’Italie, le gain est du même ordre : 0,04% du PIB. Exprimés en euros, le gain pour l’Italie serait de 700 millions d’euros. Pour la France, dont le spreadvis-à-vis de l’Allemagne est beaucoup plus faible que celui de l’Italie, le gain pourrait être de 200 millions d’euros, soit 0,01% de son PIB en 2019. 

En supposant que les montants alloués par la BEI le soient au prorata de la taille des pays (mesurée par leur PIB en 2019), et que l’Espagne, l’Italie et la France bénéficient de 20 milliards d’euros chacune au titre du SURE, les économies totales de taux d’intérêt atteindraient 680 millions, 1,5 milliard et 430 millions d’euros respectivement (0,05%, 0,08% et 0,02% du PIB respectivement). A l’heure où les milliards semblent pleuvoir, ce ne sont pas de grandes économies. A moins qu’il faille y voir une métaphore. Comme la pluie avant qu’elle tombe, les milliards d’euros ne sont pas vraiment des euros avant qu’ils tombent. 

Tableau 1. Répartition des montants alloués au titre du Pandemic Crisis Support(PCS), et des gains potentiels par pays, y compris les gains potentiels du recours aux financements additionnels de la BEI et du SURE

Sources: Ameco (PIB 2019), Financial Times (Spreads, 10 avril 2020)

*En faisant l’hypothèse que le recours au financement additionnel de la BEI est intégralement réparti au prorata du PIB relatif du pays par rapport à celui de l’UE (en 2019).

** En faisant l’hypothèse que l’Italie, l’Espagne et la France obtiennent 20 milliards d’euros chacune et que les 40 milliards d’euros restants sont répartis au prorata du PIB relatif des pays par rapport à celui de la zone euro (en 2019).




Brexit : les négociations (re)commencent

par Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak

Le 31 janvier 2020, le Royaume-Uni
quittera donc l’Union européenne, 9 mois après la date du 31 mars 2019
initialement prévue, ce qui ne laisse que 11 mois pour aboutir à l’accord qui
devrait intervenir le 31 décembre prochain pour fixer les relations futures
entre l’Union européenne et le Royaume-Uni. Toutefois, cette période de
transition pourra être prolongée si les deux parties le décident conjointement,
avant le 1er juillet, et ce pour une période d’un à deux ans. Il
n’est pas totalement exclu que les négociations n’aboutissent pas d’ici la fin
de l’année ce qui pourrait conduire à un Brexit sans accord. Jusqu’au 31
décembre (et au-delà selon l’évolution des négociations), le Royaume-Uni restera
dans le marché unique et l’union douanière.



Les deux parties doivent en février
définir leurs lignes de négociations. Les négociations seront délicates. Le
Royaume-Uni doit choisir entre trois positions. Le soft Brexit supposerait que le Royaume-Uni se donne comme objectif
premier de maintenir ses liens avec l’UE27 ; le Royaume-Uni maintiendrait
les règlements qu’il appliquait en tant que membre de l’UE et les ferait évoluer
comme ceux de l’UE. Dans ces conditions, le commerce de marchandises et de
services entre le Royaume-Uni et l’UE27 ne connaitrait pas de barrières.
Cependant, le Royaume-Uni n’aurait gagné aucune des libertés souhaitées par les
partisans du Brexit en termes d’autonomie de sa réglementation ; il
devrait s’aligner sur des règlements sur lesquels il n’aurait pas son mot à
dire. Le Brexit n’aurait apporté qu’une certaine autonomie politique et le droit
de limiter l’immigration des européens.

Dans un scénario de hard Brexit, le Royaume-Uni
s’exonérerait totalement des règles européennes ; il pourrait entreprendre
un choc de libéralisation en matière de droit du travail, de réglementation des
produits ; il pourrait viser à devenir un paradis fiscal et réglementaire.
Dans ces conditions, l’Union européenne mettrait des barrières à l’entrée des
produits britanniques en commençant par la mise en place des droits de
douane selon les règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), puis
progressivement des barrières non tarifaires (du fait de divergences des normes
et de règlementations) ; les échanges de services seraient limités (en
particulier, en matière financière). Le Royaume-Uni chercherait à compenser par
des accords avec les États-Unis et d’autres pays hors Union européenne (en
particulier, ceux du Commonwealth). Cependant, ce choc libéral ne
correspondrait pas aux attentes des électeurs des milieux populaires qui ont
voté pour le Brexit ; le Royaume-Uni resterait lié par les accords
internationaux (ceux de l’Organisation internationale du Travail (OIT), les accords
de Paris, les accords de Bâle III et de l’OMC) ; les accords commerciaux
extra-européens supposeront des concessions sans doute difficiles pour le
Royaume-Uni et ne pourront pas compenser entièrement la perte de l’accès
au marché européen. 

Le scénario intermédiaire, de
compromis est sans doute le meilleur pour l’UE27 et le Royaume-Uni pris dans
leur ensemble. Il s’agit de faire des concessions réciproques afin de maintenir
des liens étroits entre l’UE27 et le Royaume-Uni, d’abord parce que le Royaume-Uni
est un débouché important pour l’UE27 (en 2018, les exportations de l’UE27 vers
le Royaume-Uni représentent 2,6% de leur PIB , avec un excédent commercial de
50 milliards d’euros, 0,35% du PIB ) ; ensuite, parce qu’avoir un paradis
fiscal et réglementaire à la porte de l’UE est dangereux (en obligeant soit à
s’aligner, soit à prendre des mesures de rétorsions). Il faut d’une certaine
manière que l’évolution future des règlements européens soit négociée avec le
Royaume-Uni, mais l’UE ne peut pas perdre son autonomie de décision et ne peut
accorder plus au Royaume-Uni qu’aux pays de l’Association européenne de
libre-échange (AELE : Islande, Liechtenstein, Norvège et Suisse).

La déclaration politique révisée signée
le 17 octobre 2019 par l’UE27 et le Royaume-Uni donne les grandes lignes des
futures relations entre le Royaume-Uni et l’UE27. Elle correspond à l’objectif
d’une relation forte, spécifique et équilibrée, le Royaume-Uni prenant un
certain nombre d’engagements réduisant le risque d’une stratégie fiscale et
réglementaire.

Ainsi, l’article 2 stipule que les
deux parties souhaitent maintenir des normes élevées en matière de droits du
travail et de protection des consommateurs et de l’environnement.

L’article 4 stipule d’une part que
l’intégrité du marché unique et les quatre libertés seront préservées, d’autre part
que le Royaume-Uni pourra mener une politique commerciale autonome et mettre
fin à la libre circulation des personnes entre le Royaume-Uni et l’UE27.

L’article 11 stipule que les deux parties
chercheront à coopérer et à agir en concertation, que le Royaume-Uni pourra
participer aux programmes de l’UE en matière de culture, d’éducation, de
science, d’innovation, etc. dans des conditions à négocier.

L’article 17 annonce la mise en place
d’un « partenariat économique ambitieux, large et équilibré », comportant un
accord de libre-échange. Mais l’article 20 reconnait que les deux zones
formeront des espaces économiques distincts, ce qui rendra nécessaires des
vérifications douanières. L’article 21 exprime la volonté de créer une zone de
libre-échange pour les marchandises, à travers une coopération approfondie en
matière douanière et réglementaire et des dispositions qui mettront tous les
participants sur un pied d’égalité pour une concurrence ouverte et loyale. Selon
l’article 22, les droits de douane seront évités et la règle d’origine sera
appliquée de « manière moderne et appropriée ».  Une coopération en matière de normes techniques
et sanitaires facilitera l’entrée des produits britanniques dans le marché
unique, dans le respect de son intégrité.

 L’article 27 annonce qu’en termes de services
et d’investissement, les parties devraient conclure des accords
ambitieux, complets et équilibrés, en respectant le droit de chaque partie à
réglementer. L’autonomie réglementaire nationale sera préservée, mais elle
devrait être transparente et compatible, dans la mesure du possible. Des
accords de coopération et de reconnaissance mutuelle seront signés sur les
services, notamment les télécommunications, les transports, les services aux
entreprises et le commerce sur Internet. La liberté de circulation des capitaux
et des paiements sera garantie. En matière financière, l’article 36 précise
l’objectif que des accords d’équivalence soient négociés avant la fin de juin
2020 ; une coopération sera établie dans le domaine de la réglementation et de
la surveillance. Les droits de propriété intellectuelle seront protégés,
notamment en ce qui concerne les indications géographiques. Des accords seront
signés sur le transport aérien, maritime et terrestre et l’énergie. Les deux
parties s’engagent à coopérer dans la lutte contre le changement climatique,
sur le développement durable, la stabilité financière et le protectionnisme.
Les possibilités de voyage pour des raisons touristiques, scientifiques et
commerciales ne seront pas affectées. Un accord sur la pêche devra être signé
avant le 1er juillet 2020.

Des dispositions devraient couvrir
l’aide publique, le maintien de normes de hauts niveaux, le droit au travail, la
protection sociale, l’environnement, le changement climatique et la fiscalité,
afin d’assurer une concurrence ouverte et équitable entre des acteurs placés
sur un pied d’égalité.

Le texte prévoit des organes de
coordination aux niveaux technique, ministériel et parlementaire. L’accord sera
géré par un comité mixte, chargé de résoudre les conflits qui pourraient
survenir. Un processus d’arbitrage peut être mis en place. Il devra se référer
à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) s’il s’agit d’une
interprétation du droit de l’Union, mais uniquement dans ce cas.

D’une part, le texte prévoit un
partenariat étroit et spécial, comme l’a demandé le Royaume-Uni ; d’autre part,
le Royaume-Uni s’engage à ne pas trop s’écarter des règles européennes ; enfin,
il reste des questions problématiques à négocier, comme les droits de pêche ou
l’autonomie de la politique commerciale britannique.

La
position du Royaume-Uni

Boris Johnson se donne comme priorité
une sortie effective du Royaume-Uni le 31 décembre 2020. Il espère aboutir à un
« Accord de libre-échange de première classe » avec « Zéro
Tarif, Zéro Quota ». Il engage des négociations en même temps avec
d’autres pays, en particulier les États-Unis, le Japon, le Canada… Par
ailleurs, il lance un ambitieux programme de sortie de l’austérité budgétaire
avec un programme pluriannuel de remise à niveau du système de santé
britannique, de l’aide à la dépendance, de l’éducation, des infrastructures en
particulier en Ecosse et au nord de l’Angleterre. Il propose de poursuivre la
hausse du salaire minimum (une hausse de 6 % vient d’être décidée pour
avril). Sa politique d’immigration visera à attirer au Royaume-Uni les
compétences nécessaires. Il maintient l’ambition britannique en matière de
lutte contre le changement climatique.

Boris Johnson et Sajid Javid, le chancelier de l’Échiquier, ont indiqué clairement qu’ils ne
souhaitaient pas de prolongation de la période de transition, que le
Royaume-Uni ne serait pas suiveur, qu’il aura sa propre politique commerciale
et ses propres réglementations.

Cependant, les accords avec les pays
tiers n’aboutiront pas facilement. Ceux-ci demanderont des concessions du
Royaume-Uni. Les États-Unis veulent pouvoir exporter des produits agricoles et
prendre pied dans les services publics (santé, éducation). Donald Trump a déjà menacé
le Royaume-Uni de sanctions s’il taxait les GAFA.

La
position de l’UE

L’UE 27 a désigné Michel Barnier comme le responsable de la
négociation avec le Royaume-Uni quant aux relations futures avec l’UE. La
Commission européenne adoptera des directives de négociations complètes et
préliminaires le 3 février. Ces directives seront soumises à l’accord d’un Conseil des
affaires générales, dont la prochaine réunion se tiendra le 25 février. L’UE
souhaiterait que la période de transition soit prolongée pour permettre
d’aboutir à un accord complet. L’intention est de négocier un accord de
partenariat global unique, avec la possibilité de le compléter ultérieurement.
La possibilité d’une sortie sans accord n’est pas écartée.

Un mandat de négociation sera donc donné à Michel Barnier. Le
risque est grand de reproduire la même stratégie que dans la première phase de
négociation de la sortie du Royaume-Uni de l’UE. Dans une interview accordée le
26 janvier 2020 au Journal du Dimanche[1],
Michel Barnier réaffirme que « nous défendrons notre identité et nos
valeurs ; « nous ne prendrons pas le risque de fragiliser le marché
unique ». Il rappelle que c’est le Royaume-Uni a demandé le divorce ;
que l’UE est en position de force puisque le commerce entre l’UE et le Royaume-Uni
est beaucoup plus important pour le Royaume-Uni que pour l’UE ; qu’un pays
à l’extérieur du marché unique ne peut avoir les mêmes avantages qu’un pays
membre. Ce discours ne peut que rendre plus tendues les négociations. Michel
Barnier souligne déjà que la demande du Royaume-Uni d’une libre entrée des
marchandises britanniques dans le marché unique suppose, d’une façon ou d’une
autre, que l’UE ait un droit de regard sur les réglementations britanniques : « zéro tarif, zéro quota, zéro dumping ».

Douze textes publiés par la Commission européenne les 14 et 20
janvier lors de séminaires de travail précisent déjà les objectifs de l’UE. L’UE
prétend empêcher le Royaume-Uni de bénéficier d’un avantage concurrentiel
déloyal en réduisant les réglementations en matière de concurrence, de droits
du travail, d’aides d’État, de fiscalité. Elle veut à la fois un accord sur ces
points, des mécanismes de règlement des différends et la possibilité d’agir de
façon autonome si les engagements ne sont pas respectés. Le Royaume-Uni doit
s’engager à ne pas abaisser ses normes de droit du travail et de protection
sociale pour des motifs de compétitivité et d’attractivité. Il doit lutter
contre les pratiques d’optimisation fiscale. L’UE insiste sur le fait que les
deux zones seront des économies distinctes, ce qui implique la fin de la libre
circulation, la nécessité de contrôles douaniers, la fin de la reconnaissance
automatique mutuelle des réglementations (en particulier en matière de services
financiers), le refus de la négociation des régulations (le pays importateur
doit se plier aux règles de l’UE). 

La question de la pêche fait partie des questions prioritaires
pour plusieurs pays de l’UE27 (dont la France).  L’UE27 souhaite conserver les droits d’accès
de ses pêcheurs dans les eaux britanniques et maintenir une gestion commune des
ressources halieutiques.  La tenue en
parallèle de négociations sur la pêche et sur les services financiers (où les
Britanniques sont demandeurs) d’ici le 1er juillet suggère qu’un
compromis sera cherché sur ces deux secteurs.

Notons que la position de l’UE serait plus forte si elle s’appliquait
aussi aux pays membres, en luttant contre la concurrence fiscale de l’Irlande,
la tolérance de l’optimisation fiscale des Pays-Bas et la concurrence sociale
de certains nouveaux pays membres.

La
situation économique du Royaume-Uni

Le Brexit (qui n’a pas encore eu lieu)
n’a jusqu’à présent pas eu de conséquences catastrophiques pour l’économie
britannique. La croissance a été de 1,15 % (en glissement sur un an second
semestre 2019), proche de celle de la zone euro (1,2 %). Le taux d’inflation (en
glissement annuel en 2019) s’est stabilisé à 1,3% (1 % en zone euro). Fin 2019
le taux de chômage a baissé à 3,7% (contre 7,5% pour la zone euro). Avec la
victoire de Boris Johnson, la livre s’est stabilisée aux alentours de 1,18
euros, ce qui est au-dessus de sa valeur moyenne depuis le référendum. Le taux
directeur de la Banque d’Angleterre se situe à 0,75%, le taux à 10 ans à 0,55%
ce qui est modérément expansionniste, compte-tenu d’une croissance en valeur de
l’ordre de 2,5%. Le solde public était déficitaire de 2,2% du PIB en 2018 ;
le gouvernement britannique pourrait renoncer à l’objectif d’un solde équilibré
à moyen terme et même d’un solde inférieur à 2% du PIB, pour privilégier une
relance des dépenses publiques ; toutefois la marge est limitée.  Par contre, le Royaume-Uni a toujours un
déficit extérieur de l’ordre de 4,5% du PIB.

Selon les prévisions de janvier 2020 du
Fonds monétaire international (FMI), la croissance britannique serait un peu
plus forte en 2020 et 2021 (1,4 % puis 1,5%) que celle de la zone euro (1,3 % puis
1,4 %). Sans attacher trop d’importance à des différences minimes de
pourcentage, on constate cependant que les scénarios d’effondrement sont
écartés, et donc implicitement de hard Brexit[2],
et que de nombreux observateurs font confiance à Boris Johnson, comptent sur
son pragmatisme et son dynamisme dans les négociations avec l’UE, et sont aussi
confiants dans l’activisme de son programme de relance

Beaucoup dépendra des négociations qui
vont s’engager à partir de février. Il est probable (et souhaitable) qu’un
compromis soit trouvé, autorisant, mais limitant, une certaine prise de
distance du Royaume-Uni par rapport aux normes de l’UE, distance qui sera
limitée par les accords internationaux et le réalisme de Boris Johnson. L’article
« Brexit:
What economic impacts does the literature anticipate?
», présente
une revue de littérature des évaluations des impacts du Brexit. Le champ des
possibles est grand. Selon le NIESR[3],
le projet d’accord de libre-échange de Boris Johnson aurait un impact de -3,5
points à long terme sur l’économie britannique, ce qui est un chiffre moyen des
estimations, dans le cas d’une sortie avec accord de libre-échange. Une double
incertitude demeure, à la fois sur l’impact macroéconomique de la sortie, de
l’autre sur la capacité de trouver un accord entre un pays qui veut retrouver
son autonomie et une zone qui conditionne l’accord à la soumission à ses règles.


[1] voir :
« Nous ne
nous laisserons pas impressionner
 ».

[2] Dans la prévision
d’octobre 2019
de l’OFCE, l’impact d’une sortie sans accord le 31 octobre
2019 sur le PIB britannique était estimé à -2,8 % à l’horizon 2021 et -4,5 % à
l’horizon 2033,  sur la base d’une simulation
réalisée avec le modèle NiGEM.

[3] Hantzsche,
A., et G. Young. (2019). The Economic Impact of Prime Minister Johnson’s New
Brexit Deal. National Institute Economic Review, 250, F34-F37.




L’euro-isation de l’Europe

par Guillaume Sacriste, Paris 1-Sorbonne et Antoine Vauchez, CNRS et Paris 1-Sorbonne

Dans le dernier article de La Revue de l’OFCE (n° 165, 2019) accessible ici, les auteurs analysent l’émergence d’un nouveau gouvernement européen, celui de l’euro, construit pour une large part à la marge du cadre institutionnel de l’Union. Ce faisant, il rend compte d’un processus de transformation de l’Europe (Union européenne et États membres), qu’on qualifie ici « d’€-isation de l’Europe », autour de trois dimensions : 1) la formation en son cœur d’un puissant pôle des Trésors, des banques centrales et des bureaucraties financières nationales et européennes ; 2) la consolidation d’un système de surveillance européen des politiques économiques des États membres ; 3) la progressive re-hiérarchisation des priorités politiques et des politiques publiques de l’Union européenne comme des États membres autour d’une priorité donnée à la stabilité financière, à l’équilibre budgétaire et aux réformes structurelles. L’article permet ainsi de redéfinir la nature des « contraintes » que la gestion de la monnaie unique fait peser sur les économies des États membres, des contraintes moins juridiques que socio-politiques, moins extérieures et surplombantes qu’immanentes et diffuses, et au final étroitement liées à la position clé désormais occupée par le réseau transnational de bureaucraties financières dans la définition des problèmes et des politiques européennes.




Brexit : au bord de la falaise

par Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak

Le 23 juin 2016, les Britanniques avaient choisi de quitter l’Union européenne (UE). Le vote pour sortir avait recueilli 51,9% des voix contre 48,1% pour rester dans l’UE. Près de trois ans après le référendum, la sortie ne s’est toujours pas faite ; ses modalités restent controversées au Royaume-Uni ; les remainers militent encore pour un second referendum, qui annulerait le premier.

Le Royaume-Uni a choisi de respecter l’article 50 du Traité sur l’Union européenne, qui prévoit une sortie négociée de l’UE dans un délai de deux ans après l’activation de l’article, faite par le gouvernement britannique à la fin mars 2017. La négociation s’annonçait forcément difficile car les instances européennes voulaient éviter un accord avantageux pour le Royaume-Uni. Ainsi, le Conseil européen à 27 (article 50) du 27 avril 2017 [1] écrivait : « Un pays non membre de l’Union, qui n’a pas à respecter les mêmes obligations qu’un État membre, ne peut avoir les mêmes droits et bénéficier des mêmes avantages qu’un État membre ». Pour l’UE27, il s’agissait avant tout de préserver la construction européenne et les intérêts des États membres[2] afin que d’autres pays de l’UE ne soient tentés de suivre le chemin des Britanniques.

La négociation avait abouti en novembre 2018 à un accord de retrait et à une déclaration politique commune sur les relations futures entre le Royaume-Uni et l’UE 27 (voir « Brexit : l’accord du 25 novembre »). La déclaration politique prévoit que de nouvelles négociations s’engageront immédiatement après la sortie pour préciser ces relations futures et que celles-ci mettront en place un « partenariat étroit, spécifique et équilibré ». Par ailleurs, compte-tenu de la nécessité reconnue par les deux parties de ne pas mettre en place de frontière physique entre l’Irlande du Nord et la République d’Irlande, il a été acté qu’un filet de sécurité (le backstop) sera mis en place : le Royaume-Uni restera dans l’Union douanière et le Marché unique tant que n’aura pas été imaginé un dispositif permettant de concilier l’intégrité du Marché unique et l’absence de frontière. Cet accord n’a pas, jusqu’à présent, été ratifié par le Parlement britannique.

Depuis cet accord, les Britanniques sont partagés entre quatre grandes positions, dont la première peut elle-même se diviser en deux sous-groupes : les remainers, qui veulent rester dans l’UE, certains dans une UE libérale, d’autres dans une UE plus sociale ; les hard brexiters, partisans d’une sortie sans accord ; les partisans d’un Brexit négocié, qui acceptent l’accord de novembre 2018 et enfin ceux qui veulent renégocier l’accord. Aucune de ces positions n’a la majorité au Parlement britannique et chacune a une majorité contre elle. La situation est bloquée. Theresa May, qui avait appelé à voter pour rester dans l’UE en juin 2016, essaie de respecter la démocratie, à la fois le résultat du référendum de juin 2016, mais aussi le programme sur lequel le parti conservateur s’est présenté aux élections législatives de juin 2017 : « Brexit means Brexit », la sortie du Royaume-Uni du Marché unique et de l’Union douanière ; le « Take back control », c’est-à-dire la reprise du contrôle des frontières et des lois, que le Royaume-Uni n’ait plus à obéir à des règles définies par les instances européennes et la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), qu’il puisse en particulier contrôler son immigration. Mais que peut faire Theresa May entre sa volonté de respecter le vote des Britanniques, la position ferme de l’UE (ainsi Michel Barnier écrivait en décembre 2016 [3]: « Le Marché unique, les quatre libertés forment un tout, le « cherry picking » n’est pas une option », ce qui impliquait que la mise en cause de la liberté d’installation des travailleurs impliquait la sortie du Marché unique) et un parlement britannique divisé ?

Les remainers veulent rester dans l’UE ; ils réclament un second referendum, persuadés que les difficultés des négociations du Brexit feront que cette fois, le « remain » l’emportera. Le problème est qu’il serait peu démocratique que de ne pas respecter le vote pour la sortie du 26 juin 2016, de faire revoter les Britanniques jusqu’à ce qu’ils votent pour rester dans l’UE. Par ailleurs, le libellé de la question posée lors de ce referendum pose problème. Serait-ce « Voulez-vous que le Royaume-Uni reste dans l’UE ou en sorte ? » (ce qui ne permettrait pas de trancher sur les modalités de sortie) ? Serait-ce « Approuvez-vous l’accord de novembre 2018 ? » (ce qui ne permettrait pas de trancher entre rester et partir sans accord).

Pour certains remainers, le Royaume-Uni devrait reprendre sa place spécifique dans l’UE, en luttant pour que celle-ci se limite à un grand marché, en refusant toute harmonisation fiscale et sociale. Mais ce départ manqué laissera des traces ; l’influence britannique serait sans doute affaiblie. Il n’est pas certain que le Royaume-Uni pourra continuer à bénéficier du rabais sur sa contribution à l’UE et que puisse demeurer valable l’accord négocié par David Cameron en février 2016, pour un nouveau statut du Royaume-Uni dans une UE réformée, qui accordait aux Britanniques des garanties en matière de souveraineté nationale, de gouvernance européenne, de réformes libérales pour une compétitivité accrue de l’UE et de restriction temporaire de l’immigration des travailleurs en provenance de l’UE. Très vite, de nouveau, les Britanniques se sentiraient mal dans l’UE.

Pour les travaillistes remainers, rester dans l’UE est une garantie contre les libéraux britanniques. Les travaillistes estiment que l’UE assure que le Royaume-Uni maintienne un certain niveau de droits sociaux, insuffisant mais en tout cas plus élevé que si les partisans libéraux d’un Brexit dur l’emportaient. La gauche britannique pourrait participer au combat des forces progressistes pour changer l’Europe. Il y a pourtant une forte contradiction actuellement entre l’orientation de l’UE et le programme des travaillistes britanniques (relance économique, nationalisations dans les secteurs du rail, de l’eau, de l’énergie et des services postaux, développement de l’actionnariat salarié, hausse des salaires, hausse des dépenses de santé, de la construction de logement sociaux et de l’investissement public, reconstitution des droits sociaux, hausse des impôts sur les firmes multinationales et les plus riches, remontée du taux de l’impôt sur les sociétés).  En fait, les partisans du remain sont eux aussi dans l’ambiguïté.

Les hard Brexiters sont prêts à sortir sans accord ; le Royaume-Uni pourra alors négocier ses futures relations avec l’UE sur une base égalitaire, comme l’ont fait la Canada ou le Japon. À court terme, ce ne serait pas le chaos annoncé ; des accords d’urgence (explicites ou implicites) permettront de maintenir la circulation des personnes, des trains, des avions, des marchandises, la reconnaissance mutuelle des diplômes et qualifications, les droits des britanniques résidant dans l’UE et des citoyens de l’UE résidant au Royaume-Uni. Mais le risque est que cette sortie sans accord n’annonce un Brexit dur, une stratégie de dumping salarial, fiscal, social et réglementaire. Le Royaume-Uni pourrait chercher à « s’ouvrir vers le grand large », à négocier des accords commerciaux avec les pays tiers (les membres du Commonwealth), mais ceux-ci ne pourront compenser les pertes sur le Marché unique. Les entreprises étrangères hésiteront à investir au Royaume-Uni si elles ne sont pas certaines de pouvoir y exporter librement dans l’UE27. Le Royaume-Uni étant déjà l’un des pays où les marchés des biens et du travail sont le moins réglementés, un nouveau choc libéral n’aurait sans doute que peu d’impact. Enfin, cette stratégie ne correspondrait pas aux attentes des classes populaires qui ont voté pour le Brexit. L’impact économique de cette stratégie est difficile à prévoir (voir : Brexit : le jeu de la poule mouillée) : d’une part, la livre pourrait baisser, ce qui réduirait les pertes de compétitivité induites par les barrières tarifaires et non-tarifaires ; d’autre part, le Royaume-Uni choisirait sans doute de réduire les droits de douane pour les pays tiers de façon à ne pas avoir à les augmenter fortement sur les produits en provenance de l’UE, de ne pas introduire de barrières non-tarifaires, de ne pas installer de postes douaniers à la frontière avec la République d’Irlande, de sorte que c’est à l’UE27 qui reviendraient ces décisions. La dévaluation de la livre et la baisse des droits de douane sur les produits des pays tiers pourraient faire que les produits européens deviennent moins compétitifs au Royaume-Uni tandis que les produits britanniques exportés vers l’UE souffriraient certes de droits de douane plus élevés et de barrières non tarifaires, mais bénéficieraient de la dévaluation, de sorte que les coûts de l’absence d’accord, No deal seraient partagés entre l’UE27 et le Royaume-Uni.

Enfin, certains, parmi les travaillistes, souhaitent que le Royaume-Uni sorte de l’UE, mais que l’accord soit renégocié : le Royaume-Uni resterait définitivement dans le Marché unique ; il devrait continuer d’accepter la liberté de circulation des travailleurs et l’autorité de la CJUE ; il devrait appliquer les réglementations européennes et contribuer au budget européen, alors qu’il aurait perdu tout pouvoir à Bruxelles. D’autres proposent que le Royaume-Uni reste dans l’Union douanière, ce serait renoncer à l’ambition de s’ouvrir « vers le grand large ».

L’Accord de novembre 2018 reste ouvert ; à court terme, le Royaume-Uni demeure dans le Marché unique. À moyen terme, il devra choisir entre deux stratégies : soit s’abstraire des réglementations européennes, conclure des accords commerciaux avec des pays tiers et perdre l’accès automatique au Marché unique, soit appliquer les réglementations européennes pour garder cet accès. Cela sera tranché par des négociations ultérieures. On comprend mal dans ces conditions la position des travaillistes, en particulier de Jeremy Corbyn, qui votent contre l’accord, alors même que l’accord laisse la porte ouverte au Royaume-Uni pour rester dans le Marché unique ou l’Union douanière. Les travaillistes prétendent être capables de renégocier avec l’UE un meilleur accord que celui obtenu par Theresa May. Ils prétendent que le Royaume-Uni pourrait rester dans le Marché Unique et retrouver sa souveraineté dans les domaines qu’il souhaite, ce que l’UE a depuis le début des négociations explicitement refusé. Alors que l’UE refuse de rouvrir les négociations, les travaillistes votent contre le plan de soft brexit négocié par Theresa May, pour des motifs de politique intérieure : provoquer et remporter des élections générales. Cela n’est pas à la hauteur des enjeux posés par le Brexit. Au parlement britannique, il y a eu une majorité contre l’accord négocié par Theresa May, mais aussi une majorité contre une sortie sans accord, une majorité contre le Remain et une majorité contre tout autre projet compatible avec la position de l’UE. La sortie de l’UE met la démocratie britannique à rude épreuve.

L’UE est très vigilante contre la concurrence déloyale que pourrait faire le Royaume-Uni. Il est dommage qu’elle ne le soit pas contre le dumping fiscal de l’Irlande ou contre le dumping salarial de l’Allemagne. L’UE-27 a soutenu la République d’Irlande, sans rien lui demander en échange, en particulier en matière de lutte contre l’optimisation et la concurrence fiscales. Aucun pays, aucune force politique et sociale n’ont proposé de favoriser une sortie en douceur, pour ouvrir un autre cercle en Europe, de pays qui veulent bénéficier du marché unique, sans perdre leur souveraineté nationale, sans devoir aller vers « toujours plus d’Europe ».

Le Conseil européen du 21 mars 2019 a placé les Britanniques devant une alternative. Soit, accepter, avant le 29 mars l’accord de novembre 2018. Dans ce cas, le Brexit aurait lieu le 22 mai et s’ouvrirait alors une période de transition jusqu’à fin décembre 2020. C’est la solution de la sagesse puisque s’ouvriraient alors des négociations entre le Royaume-Uni et l’UE27 et que le Royaume-Uni pourrait définir sa position entre rester dans l’Union douanière et le Marché unique, s’engager dans un partenariat étroit avec l’UE27 ou conserver plus de liberté en matière d’accords commerciaux et de réglementation, mais ne plus avoir un plein accès au Marché unique. Soit, faire une autre proposition d’ici le 12 avril, sachant que l’UE27 refuse de rouvrir les négociations sur l’accord de retrait et que le RU devrait alors organiser les élections au Parlement européen des 23-26 mai prochains.

Le 27 mars, les parlementaires britanniques ont pris le contrôle de l’agenda parlementaire et voté sur huit propositions qu’ils avaient eux-mêmes élaborées.[4] Toutes ont été rejetées, très nettement pour la sortie sans accord ou pour rester dans l’UE (mais le total des partisans de ces deux solutions suffit à bloquer la sortie avec accord). Les propositions d’adhérer à l’AELE l’Association européenne de libre-échange (AELE) avec Union douanière (le modèle norvégien, présenté comme ‘common market 2.0’) ou sans Union douanière, ont recueilli peu de voix. La proposition d’une union douanière entière et permanente[5] proche de l’accord de novembre 2018, est celle sur lesquels les votes ont été les plus partagés (265 contre 271, tableau). Une proposition des travaillistes y ajoutait la participation du Royaume-Uni aux négociations commerciales de l’UE et l’alignement réglementaire ; elle n’est pas incompatible avec l’accord de novembre 2018, qui ne fait qu’annoncer l’ouverture de négociations pour un partenariat approfondi. Enfin, 268 parlementaires (contre 295) ont voté pour que tout accord de sortie soit soumis à referendum (avec le risque que l’union des partisans du Remain et du No Deal entraîne le refus).

Le 1er avril, quatre de ces propositions ont été de nouveau soumises au vote (tableau). Elles ont de nouveau été rejetées, bien que de justesse (3 voix d’écart) pour la proposition d’union douanière entière et permanente. C’est la proposition qui recueille le plus de suffrages chez les parlementaires, mais elle n’est pas majoritaire face aux remainers et aux partisans d’un Brexit plus tranchés

 tabl

Le 29 mars, Theresa May avait annoncé qu’elle démissionnerait si l’accord de novembre était adopté au Parlement, afin d’obtenir le vote à la fois de ceux qui, parmi les conservateurs, souhaite qu’elle démissionne pour la remplacer dans la prochaine phase des négociations, par un hard brexiter et ceux qui peuvent espérer la remplacer par un brexiter plus conciliant. Le vote du 29 mars ne portait que sur l’accord de sortie et non sur la déclaration politique, ce qui aurait pu permettre de rallier aussi des travaillistes favorables à une sortie avec accord mais qui considèrent que la déclaration politique engage trop le Royaume-Uni sur ses relations futures avec l’UE et doit être renégociée. Mais l’accord de retrait a, de nouveau, été rejeté, par 286 voix contre 344. Il n’y a eu que 5 travaillistes pour soutenir l’accord, tandis que 37 conservateurs et les 10 députés du parti unioniste irlandais (DUP) ont voté contre.

Le 2 avril, Theresa May a déclaré qu’un report de la date de sortie au-delà du 12 avril serait nécessaire, mais qu’elle souhaitait que ce report soit de courte durée (avant les élections européennes de mai). Elle a appelé Jeremy Corbyn à discuter pour trouver une solution de compromis d’ici la fin de la semaine et proposer de nouveaux votes au parlement, dont le gouvernement respecterait le résultat. Le Royaume-Uni s’engagerait alors sans doute vers un Brexit doux, le maintien dans l’Union douanière, afin d’éviter une sortie sans accord le 12 avril. Reste à savoir si une majorité se dégagera au Parlement, qui permettrait à Theresa May de faire une proposition lors du Conseil européen exceptionnel du 10 avril. Dans le cas d’une sortie sans accord, tel que prévu dans l’article 50, il faudra organiser les relations entre le Royaume-Uni et l’UE27 par des dispositions unilatérales (pour le statut des résidents, la reconnaissance des normes et qualifications), des accords ponctuels (sur les conséquences financières de la sortie, les transports aériens et ferroviaires), et négocier un accord de libre-échange. L’alternative serait que le Royaume-Uni organise dans l’urgence des élections au Parlement européen et demande un délai pour organiser un referendum (dont nous avons vu les difficultés) ou des élections législatives (dont il n’est pas certain qu’elles dégagent une majorité pour un des projets en présence). Le risque est grand alors que cette situation pénible se prolonge…

 

[1] Voir : https://www.consilium.europa.eu/media/21749/29-euco-art50-guidelines-fr.pdf

[2] « L’avenir de l’Europe est bien plus important que le Brexit », propos de la chancelière allemande Angela Merkel, repris par Michel Barnier dans son discours au Comité économique et social européen le 6 juillet 2017 (http://europa.eu/rapid/press-release_SPEECH-17-1922_fr.htm?locale=EN).

[3] Voir : https://ec.europa.eu/info/news/introductory-comments-michel-barnier-2016-dec-06_en

[4] Précisons il s’agit de votes indicatifs, que le gouvernement n’est pas légalement tenu de suivre.

[5] Dans le texte soumis au vote : “A permanent and comprehensive UK-wide customs union with the EU”.




L’euro a vingt ans et il s’agirait de grandir

Par Jérôme Creel et Francesco Saraceno [1]

Du haut de ses vingt ans, l’euro aura connu une adolescence difficile. Les divergences croissantes, les politiques d’austérité et leur coût réel, le refus d’accompagner l’austérité dans les pays de la périphérie par des politiques expansionnistes au centre, qui en auraient minimisé l’impact négatif, tout en soutenant l’activité dans la zone euro dans son ensemble et enfin, la reconnaissance tardive du besoin d’intervention, avec une politique monétaire d’assouplissement quantitatif qui a commencé en Europe très en retard par rapport aux autres grands pays, et une relance budgétaire, le plan Juncker, elle aussi tardive et insuffisante, n’ont pas contribué au succès de l’euro.

Et les problèmes rencontrés par la zone euro vont au-delà de la gestion de la crise. La zone euro croît à des rythmes inférieurs à ceux des États-Unis depuis 1992 au moins, soit l’année d’adoption du Traité de Maastricht. Ceci s’explique notamment par l’inertie de la politique économique qui a ses racines dans les institutions de l’euro : un mandat très limité et restrictif pour la banque centrale européenne, et des règles budgétaires dans le Pacte de stabilité et de croissance, puis dans le traité budgétaire de 2012, qui ne laissent pas d’espace suffisant aux politiques de relance. En fait, les institutions européennes et les politiques menées avant et pendant la crise sont imprégnées du consensus qui a émergé à la fin des années 1980 en macroéconomie qui, sous l’hypothèse de marchés efficients, prônait une politique économique « par les règles » dont le rôle serait forcément limité. La gestion de la crise, avec ses plans de relance budgétaire et l’activisme accru des banques centrales, a posé un véritable défi au consensus, au point que les économistes qui s’en réclamaient s’interrogent aujourd’hui sur la direction que devrait prendre la discipline. Malheureusement, ce questionnement n’a que marginalement et tardivement impliqué les décideurs européens.

Au contraire, nous avons continué d’entendre un discours qui se voulait rassurant : s’il est vrai qu’à la suite de la combinaison de politiques d’austérité et de réformes structurelles, certains pays, comme la Grèce et l’Italie, n’ont même pas retrouvé le niveau de PIB d’avant 2008, cette potion amère était nécessaire pour qu’ils sortent plus compétitifs de la crise. Ce discours n’est pas convaincant. La littérature récente montre que les récessions profondes ont des effets négatifs sur le revenu potentiel, et conclut que l’austérité en période de crise peut avoir des effets négatifs à long terme. Un coup d’œil à l’index de compétitivité du World Economic Forum, si imparfait soit-il, permet d’observer qu’aucun des pays qui ont mis en œuvre réformes et austérité pendant la crise n’a vu son classement s’améliorer. L’austérité conditionnelle imposée aux pays de la périphérie aura été doublement nocive, à court et à long terme.

En somme, le regard porté sur les politiques menées dans la zone euro donne un jugement sans appel sur l’euro et sur l’intégration européenne. Le moment est-il venu de donner raison aux Exiters et aux populistes ? Faut-il se préparer à gérer la désintégration européenne pour en minimiser les dégâts ?

Nous ne le croyons pas pour plusieurs raisons. Premièrement, nous ne disposons pas d’analyse contrefactuelle. S’il est vrai que les politiques menées pendant la crise ont été calamiteuses, sommes-nous pour autant certains que la Grèce ou l’Italie auraient fait mieux en dehors de la zone euro ? Et pouvons-nous affirmer sans hésiter que ces pays n’auraient pas mené des politiques libérales ? Sommes-nous sûrs, en somme, que les dirigeants européens auraient tous adopté des politiques économiques pragmatiques, si l’euro n’avait pas existé ? Deuxièmement, comme le montre le résultat de deux ans de négociations pour le Brexit, le processus de désintégration est tout sauf une promenade de santé. La sortie éventuelle d’un pays de la zone euro ne serait pas juste un Brexit, avec des incertitudes sur les relations commerciales, financières et fiscales entre une zone de 27 pays et un pays en situation de sécession, mais bien un choc majeur sur tous les pays de l’Union européenne. Il est en effet difficile d’imaginer la sortie d’un ou deux pays de la zone euro sans un éclatement complet de la zone ; on assisterait alors  à une guerre commerciale intra-européenne et à une course à la dévaluation compétitive qui laisserait tous les pays perdants au bénéfice du reste du monde. Les coûts d’une telle désorganisation économique et la multiplication des politiques non coordonnées seraient en outre un frein au développement d’une politique européenne soutenable au plan social et écologique, l’Union européenne étant le seul échelon pertinent pour assurer une politique crédible et ambitieuse dans ce domaine.

Dire qu’abandonner l’euro serait compliqué et/ou coûteux n’est pourtant pas un argument bien solide en sa faveur. Il existe un argument plus solide, celui-là, qui repose sur le refus de l’équation « euro = politiques néolibérales ». Certes, les politiques menées jusqu’ici s’inscrivent toutes dans un cadre doctrinal libéral. Certes, les institutions pour la gouvernance économique de l’Union européenne sont conçues en cohérence avec ce cadre doctrinal. Mais le passé ne contraint pas le présent, ni le futur. Et même dans le cadre institutionnel actuel, des politiques différentes sont possibles, comme le montre l’activisme (tardif) de la BCE, ou l’exploitation de la flexibilité du Pacte de stabilité et de croissance. De plus, les institutions ne sont pas immuables. En 2012, six mois ont suffi pour introduire un nouveau traité budgétaire. Il allait dans la mauvaise direction, mais son approbation est la preuve que la réforme est possible. Nous avons travaillé, et nous ne sommes pas les seuls, à deux pistes de réforme possibles, un double mandat pour la BCE, et une règle d’or des finances publiques. Mais on peut en citer d’autres, comme une assurance chômage européenne, un budget européen pour gérer le cycle, une modification des règles budgétaires européennes. Sur ce dernier point, les propositions se multiplient, comme celle d’une règle de dépenses par quatorze économistes franco-allemands, ou celle d’une substitution de la règle de 3% par un mécanisme de coordination entre les Etats membres de la zone euro. Les propositions raisonnables ne manquent donc pas. Ce qui manque, c’est la volonté politique de les mettre en œuvre, ainsi qu’en témoigne la lenteur et le manque d’ambition (notamment au sujet du budget de la zone euro) des décisions prises lors du sommet de la zone euro du 14 décembre 2018.

Les différentes réformes que nous venons d’évoquer, et il en existe d’autres, indiquent qu’un changement de cap est possible. S’il est vrai que quelques décideurs en Europe ont fait preuve d’une obstination à la limite de la mauvaise foi, nous restons convaincus que ni l’intégration européenne ni l’euro ne sont inévitablement liés aux politiques menées jusqu’ici.

[1] Ce post est une version actualisée et remaniée de l’article “Le maintien de l’euro n’est pas synonyme de politiques néolibérales” paru dans Le Monde le 8 avril 2017.