Crispation sur le marché du travail

par Marion Cochard

Quatre ans après le début de la crise économique et financière, ses conséquences sur le marché du travail sont encore plus présentes. Malgré le regain de croissance observé en 2010, la hausse du chômage et la dégradation des conditions de travail ne se sont pas résorbées. Pôle emploi compte aujourd’hui 800 000 demandeurs d’emploi de plus que début 2008, et 300 000 demandeurs d’emplois en activité réduite supplémentaires, signe de la hausse du sous-emploi. C’est dans ce contexte qu’intervient l’inflexion marquée par l’emploi salarié au troisième trimestre – 3 600 emplois créés dans le secteur marchand selon l’INSEE, contre 53 600 au deuxième trimestre. Ce chiffre va dans le sens des multiples signes de retournement du marché du travail, dont le déroulement rappelle l’enchaînement récessif de 2008. Depuis avril 2011, on a ainsi assisté à un retournement de l’intérim (graphique), certes modeste au regard de l’effondrement enregistré en 2008, mais tout de même préoccupant dans la mesure où  l’emploi intérimaire est un indicateur avancé de l’évolution de l’emploi marchand. Par ailleurs, l’ensemble des indicateurs fournis par Pôle emploi – hausse du nombre d’entrées pour fin de CDD, baisse des reprises d’emplois, … – vont dans le sens d’une nouvelle crispation sur le marché du travail, et le chômage au sens du BIT est remonté à 9,3% de la population active au troisième trimestre. On voit se remettre en place le scénario qui a conduit à la destruction de plus de 300 000 emplois en 2009 : gel des embauches, non-reconduction des emplois intérimaires et des CDD, reprise du chômage partiel face à la dégradation des perspectives, …

Cette crispation annonce une reprise des destructions d’emplois dès la fin 2011, et ce d’autant que la récession passée n’a toujours pas été complètement absorbée par le marché du travail. Car l’effondrement de l’activité a entraîné une forte chute de la productivité en 2009, conformément au mécanisme du cycle de productivité : face à la dégradation de la conjoncture, les entreprises ont préféré dans un premier temps réduire le temps de travail – via l’extension des dispositifs de chômage partiel, les congés et RTT imposés, la baisse des heures supplémentaires, … – et supporter une dégradation de leurs marges. Elles ont également supprimé progressivement les emplois intérimaires et les CDD, et ce n’est qu’ensuite qu’elles ont procédé à des suppressions d’emplois plus stables. Par la suite, les entreprises profitent généralement du retour de la croissance pour rétablir leur productivité. Or, les entreprises françaises n’ont à ce jour pas rattrapé le retard de productivité accumulé au cours de la crise, et l’écart par rapport à sa tendance de long terme s’élevait encore à 1,7% au deuxième trimestre 2011. Conséquence de cet affaissement durable du cycle de productivité, les taux de marge des entreprises restent dégradés et n’ont à ce jour pas retrouvé leurs niveaux d’avant-crise (cf. graphique). Ils se situent aujourd’hui à un niveau exceptionnellement bas si l’on considère les niveaux observés dans les années 1990 et 2000. Les entreprises françaises se trouvent donc aujourd’hui dans une situation beaucoup moins favorable qu’en 2008 pour résister à la nouvelle chute d’activité qui s’amorce. La situation est particulièrement critique dans l’industrie, où les taux de marge des entreprises demeurent historiquement bas. Elles ne pourront donc procéder à une baisse de la productivité de la même ampleur qu’en 2008 ; les destructions d’emploi s’annoncent donc plus rapides qu’en 2008-2009.

C’est donc la seconde phase d’une même crise que l’on aborde aujourd’hui, dont la physionomie sera différente de la première. Reste à décider les moyens que l’on souhaitera mettre en place pour faire face à ce nouveau retournement, et deux options se présentent. La première résiderait, comme en 2008, dans un ajustement du marché du travail via des destructions d’emplois, essentiellement, en faisant d’abord porter le poids de la crise sur les salariés les plus précaires (CDD et intérimaires). La seconde consisterait à partager l’effort entre les salariés, comme cela a été fait en Allemagne, en réduisant le temps de travail. Une telle orientation nécessite une politique économique volontariste et devrait aller bien au-delà du chômage partiel tel qu’il existe aujourd’hui, qui concerne quasi-exclusivement l’industrie. Outre le maintien en emploi de salariés menacés, cela présenterait l’avantage de conserver dans l’entreprise les compétences qui leurs seront nécessaires lors de la reprise de l’activité. Cela permettrait de limiter la progression du chômage de longue durée et les problèmes d’insertion qui en découlent, et qui peuvent peser sur le potentiel de croissance à long terme. Pour autant, le chômage partiel demeure une solution temporaire et la meilleure politique de l’emploi est encore l’activité. C’est en rompant avec la spirale récessive entretenue par des politiques budgétaires à contretemps que les économies européennes retrouveront le chemin des créations d’emplois.




Après Durban : pour un axe sino-européen

par Eloi Laurent

L’Union européenne doit absolument tenir le cap à Durban et après le sommet : non seulement réaffirmer son ambition climatique mais plus encore la consolider en maîtrisant davantage ses liaisons carbones (voir la note de l’OFCE : L’Union européenne à Durban : tenir le cap), c’est-à-dire l’impact global de son développement économique. Cela suppose de passer, au besoin seule, d’un objectif de 20% de réduction de ses émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2020 à un objectif de 30% de ses émissions, plus en conformité avec le but qu’elle a par ailleurs fait sien de limitation du réchauffement terrestre de 2°C par rapport à la période pré-industrielle.

De sa détermination dépend la possibilité d’une transition de l’économie mondiale vers l’économie bas-carbone. Premier marché du monde, l’Union européenne possède en effet un très grand pouvoir sur les politiques écologiques des autres pays de la planète : plus elle sera ambitieuse sur le plan climatique et plus, par effet d’influence et d’entraînement, les autres pays le seront aussi.

Mais la poursuite de cette dé-carbonisation de l’économie européenne implique la réforme et l’articulation cohérente des instruments économiques nationaux et européens.

Pour la France, cela signifie atteindre ses objectifs climatiques (le « facteur 4 », c’est-à-dire la division par 4 de ses émissions d’ici à 2050), en instaurant un signal-prix pour contenir ses émissions diffuses de gaz à effet de serre (provenant du logement et du transport) non incluses dans le marché du carbone européen. En clair, il faudra instaurer une taxe carbone dont il conviendra de préciser les modalités d’insertion dans le système fiscal français mais qui, comme le montre une étude récente de l’OFCE, peut parfaitement générer un double dividende, social et environnemental. Le rapport Perthuis est sur ce point tout à fait clair : accompagnée par un signal-prix, la transition climatique française sera créatrice d’emplois. Cette transition ne doit cependant pas négliger les enjeux de justice sociale, à commencer par le problème urgent de la précarité énergétique.

L’Union européenne doit également réformer au plus vite ses marchés du carbone, dont le signal-prix est aujourd’hui quasi-inopérant (la tonne de CO2 est tombée à 7 euros) et qui pourraient être encore plus affectés par l’issue de la conférence de Durban, comme ce fut le cas après celle de Copenhague. Diverses options existent comme celle d’instituer une banque centrale européenne du carbone.

Enfin, l’instauration d’un tarif carbone aux frontières de l’Union européenne pourrait redonner de la cohérence à la politique climatique de la région en traitant le problème des fuites de carbone et des émissions importées et en fournissant une source de financement au Fonds vert, dont l’architecture pourrait constituer le seul véritable acquis de Durban.

Il y a, au fond, trois raisons fondamentales pour lesquelles l’Union européenne doit confirmer et renforcer son ambition climatique à Durban et plus encore après Durban :

  1. La première tient à la sécurité humaine des Européens : l’UE doit réduire ses émissions de gaz à effet de serre parce que, comme le montre un rapport récent du GIEC, celles-ci sont et seront à l’avenir plus encore, à l’origine de la multiplication des événements climatiques extrêmes sur notre planète. L’Union européenne a subi près de 350 de ces événements au cours de la seule décennie 2000, près de quatre fois plus qu’au cours de la décennie 1980. La canicule de l’été 2003, a elle seule, aura coûté la vie à 70 000 Européens.
  2. La deuxième raison tient à la prospérité économique des Européens. L’UE doit consolider son avantage comparatif écologique et se libérer au plus vite du piège des énergies fossiles. La dépendance européenne à l’égard du carbone n’a fait que se renforcer depuis deux décennies. Le taux de dépendance énergétique des pays membres de l’Union européenne a augmenté en moyenne d’environ dix points de pourcentage ces quinze dernières années pour atteindre 53% en 2007, dont 82% pour le pétrole et 60% pour le gaz, qui représentent à eux deux 60% de toute l’énergie consommée dans l’UE. A l’inverse, le coût économique à court terme (sans inclure les bénéfices de plus long terme) du passage d’un objectif de 20% de réduction des émissions à 30% de réduction d’ici à 2020 est minime, de l’ordre de 0,6% du PIB européen par an (estimation de la Commission européenne).
  3. La troisième raison, peut-être la plus fondamentale, tient au besoin actuel de cohésion politique de l’Union européenne. Il faut aujourd’hui rien moins que reconstruire l’Union européenne qui a été dévastée économiquement et politiquement par la crise globale. La perspective de dépression économique coordonnée proposée actuellement aux citoyens européens par leurs gouvernements signera la dislocation de la zone euro mais aussi par ricochet, on peut le craindre, l’arrêt de la construction européenne, voire son dé-tricotage. La transition écologique peut certes « sauver le climat », mais elle peut aussi sauver l’Europe en lui redonnant un horizon.

Le meilleur espoir de ce qu’il faut déjà appeler « l’après-Durban » réside sans doute dans la constitution d’un axe sino-européen sur le climat : la Chine est en train de prendre conscience que son effet sur le changement climatique n’a d’égal que l’effet du changement climatique sur elle (premier émetteur mondial, elle sera en retour la première victime de ses émissions) ; l’Union européenne peut confirmer, à la suite de la désertion américaine, son rôle de leader climatique global.

Les responsables européens semblent parfois agacés de devoir porter seuls, parmi les pays développés, cette responsabilité et sont fatigués d’essuyer les critiques que l’on réserve à celui qui tient le manche, alors même que l’Union européenne est la seule région du monde à respecter ses engagement de Kyoto, qu’elle est la seule à s’être dotée d’objectifs intermédiaires de réduction de ses gaz à effet de serre (GES), qu’elle est la seule en mesure d’atteindre ces objectifs. Cet agacement européen est déplacé : vu les catastrophes que nous annonce la science, la lutte contre le changement climatique pourrait être la plus grande contribution de l’Europe à l’avenir de l’humanité. Tenir le cap climatique est donc son devoir le plus impérieux. Il se trouve que c’est aussi dans son intérêt.