France : la guerre de 3% aura-t-elle lieu ?

par Eric Heyer

Ce texte résume les prévisions pour l’économie française d’octobre 2012 de l’OFCE

L’économie française devrait croître de 0,1 % en 2012 et de 0,0 % en 2013 en moyenne annuelle. Cette performance est particulièrement médiocre et très éloignée du chemin que devrait normalement emprunter une économie en sortie de crise.

Quatre ans après le début de la crise, le potentiel de rebond de l’économie française est important : il aurait dû conduire à une croissance spontanée moyenne de près de 3,0 % l’an au cours des années 2012 et 2013, permettant de rattraper une partie de l’écart de production accumulé depuis le début de la crise. Mais cette reprise spontanée est freinée, principalement, par la mise en place de plans d’économies budgétaires en France et dans l’ensemble des pays européens. La stratégie de consolidation budgétaire, imposée par la Commission européenne, devrait amputer de près de 6 points de PIB l’activité en France au cours des années 2012 et 2013.

 

 

En s’établissant à un rythme éloigné de son potentiel, la croissance attendue accentuera le retard de production accumulé depuis 2008 et continuera à dégrader la situation sur le marché du travail. Le taux de chômage augmenterait régulièrement pour s’établir à  11 % fin 2013.

Par ailleurs, la réduction du déficit budgétaire attendue par le gouvernement de la mise en place de la stratégie de consolidation – objectif  de déficit des APU à 3 % de PIB en 2013 – sera en partie rognée par le manque à gagner en  recettes fiscales dû à la faiblesse de la croissance. Le déficit public devrait s’établir à 3,5 % en 2013.

 

Dans ces conditions, le gouvernement doit-il tout mettre en œuvre pour tenir son engagement de 3% du déficit public en 2013 ?

Dans un contexte financier incertain, être le seul État à ne pas respecter sa promesse de consolidation budgétaire comporte un risque, celui d’être sanctionné immédiatement par un renchérissement de ses conditions financières sur le remboursement de sa dette. Ce risque est réel mais limité. La situation actuelle est celle d’une « trappe à liquidité » et d’une épargne abondante. Il en résulte un comportement de « fuite vers la qualité » de la part des épargnants qui recherche des placements sans risques. Or parmi ces derniers figurent les obligations d’Etats Allemands mais aussi Français. Dans ces conditions, la réduction de 1 point au lieu de 1,5 point de PIB du déficit public n’aurait que très peu d’impact sur les taux d’intérêt obligataires français.

En revanche, le maintien d’une cible à 3% du déficit public en 2013 pourrait avoir des conséquences dramatiques sur l’activité et l’emploi en France. Nous avons simulé un scénario dans lequel le gouvernement français tient coûte que coûte à respecter son engagement budgétaire quelle que soit la conjoncture. Si tel était le cas, cela nécessiterait l’adoption d’un nouveau plan de restrictions budgétaires dans les mois à venir d’un montant de 22 milliards d’euros.

Cette stratégie amputerait l’activité économique dans l’hexagone de 1,2 % en 2013. Elle engendrerait une hausse supplémentaire du taux de chômage qui frôlerait la barre des 12 % en s’établissant à 11,7 % en fin d’année. En ce qui concerne l’emploi, cette obstination amplifierait les destructions d’emplois : au total, elle coûterait près de 200 000 emplois.

Un scénario plus noir est également envisageable : selon nos prévisions, en tenant compte des projets de Lois de finances connus et votés, aucun grand pays européen ne respecterait ses engagements de réduction de déficit en 2013. En sous-estimant la difficulté à atteindre des cibles inaccessibles, le risque est fort de voir les pays de la zone euro s’enfermer dans une spirale où la nervosité des marchés financiers serait le moteur d’une austérité toujours renforcée. Pour illustrer ce risque, nous avons simulé un scénario dans lequel les grands pays de la zone euro (Allemagne, France, Italie et Espagne) mettent en place de nouvelles mesures d’austérité afin d’atteindre leurs engagements de déficits publics en 2013. L’adoption d’une telle stratégie se traduirait par un choc négatif puissant sur l’activité dans ces pays. Pour l’économie française, elle induirait un supplément de rigueur qui, soit au niveau national soit en provenance des pays partenaires de la zone euro, provoquerait en 2013 une violente récession. Le PIB dans l’hexagone baisserait de plus de 4,0 % engendrant une hausse supplémentaire du taux de chômage qui frôlerait la barre des 14 %.

 




L’insolente santé des industries du luxe : un faux paradoxe

par Jean-Luc Gaffard

Les industries du luxe échappent à une crise qui semble s’étendre, suscitant une interrogation des medias qui y voient un paradoxe. Pourtant, voilà un constat qui corrobore le diagnostic qui désigne le creusement des inégalités comme le véritable ferment de la crise.

LVMH, numéro un mondial du secteur du luxe, a vu ses ventes bondir de 26 % au premier semestre 2012. Richemont, numéro deux mondial et propriétaire des marques Cartier, Montblanc, Van Cleef & Arpels ou Jaeger-LeCoultre, devrait avoir un résultat opérationnel en hausse de 20 % au cours du deuxième semestre clôt le 30 septembre. L’italien Prada a annoncé une progression de son chiffre d’affaires de 36,5 % au premier semestre 2012 (37,3 % en Europe). Le pôle luxe de PPR, l’autre français du secteur, a vu ses ventes augmenter de 30,7 % au premier semestre.

Ces résultats contrastent évidemment avec ceux enregistrés dans les autres industries. Ils sont le fruit d’une hausse des prix qu’il faut bien qualifier de faramineuse. L’indice des prix des biens de luxe calculé depuis 1976 (le « Forbes Cost of Living Extremely Well » a grimpé de 800 % en 35 ans contre 300 % pour l’indice des prix des biens de consommation.

Le journal Le Monde, dans un article consacré au sujet (« Plus le produit est coûteux, plus il est désirable », édition du 8 août 2012) rapporte que le prix d’un imperméable gabardine Burberry a été multiplié par 5,6 ou encore que le prix d’une montre Rolex Yach-Master est passé de 5 488 à 39 100 euros. Cette hausse des prix pratiqués indique simplement la très forte et croissante disponibilité à payer des plus riches pour qui le prix n’est autre qu’un critère de différenciation et de désirabilité.

Il n’est pas étonnant dans ces circonstances d’observer le succès en Bourse de ces entreprises de l’industrie du luxe. Il n’est pas davantage étonnant d’observer, toujours en Bourse, le succès de ces entreprises, situées à l’autre bout du spectre, qui fabriquent des produits de bas de gamme, bon marché. Cet effet, qualifié d’effet sablier, sert de révélateur quant à la réalité de la crise, manifestement ancrée dans le creusement des inégalités de revenus et de patrimoine.

Certes, il faut se réjouir de la santé des industries du luxe qui sont créatrices d’emplois dans un moment de hausse du taux de chômage. Mais s’arrêter à ce constat sectoriel risque fort de nous faire passer à côté de l’essentiel. D’abord, il faut bien reconnaître que les industries en question réagissent à la hausse de la demande bien davantage en augmentant les prix que les quantités produites pour la raison simple que le nombre de riches, même s’il augmente significativement avec l’arrivée des nouveaux fortunés de Chine ou d’ailleurs, reste limité. Nous restons bien loin de ce mécanisme fondamental de la croissance, quand la hausse des gains de productivité fait baisser les prix et déclenche des effets de revenu propres à stimuler la demande sur une échelle toujours plus grande. Il faut aussi reconnaître le revers de la médaille du creusement bien réel des inégalités, en l’occurrence la chute du revenu médian, l’affaiblissement corrélatif d’une classe moyenne nombreuse dont la demande pour des produits ou des services de moyenne gamme était le support de la croissance.

Sans doute faut-il évoquer l’évolution de l’industrie du luxe qui s’est essayée avec succès à la production de marques qui sont les versions à moindre prix de biens traditionnellement réservés aux riches. Il est possible, comme en attestent certaines études, que la diversification de l’industrie du luxe s’accompagne d’une évolution sociologique impliquant pour les ménages de la classe moyenne une préférence accrue pour ce type de biens (voir J. Hoffmann et I. Coste-Manière 2012, Luxury Strategy in Action, Palgrave Macmillan). Cette évolution est pérenne si l’on se souvient que les préférences ne sont pas homothétiques, autrement dit que la baisse des revenus n’induit pas de revenir à la carte des préférences telle qu’elle existait auparavant (avant que le revenu n’ait augmenté). Les ménages tentent bien de maintenir un certain type de consommations auquel ils s’étaient habitués, éventuellement au prix d’un endettement accru, si d’aventure celui-ci est permis par le système financier. Toutefois, le segment d’activité ainsi préservé pourrait s’avérer fragile et les performances de l’industrie du luxe pourraient continuer d’être tirées par la consommation ostentatoire des vrais objets de luxe. Il n’est pas étonnant, alors, d’observer qu’avec la persistance de la crise et de son impact sur la consommation des ménages de la classe moyenne, une entreprise comme PPR envisage de se séparer de certaines enseignes, en l’occurrence la FNAC, pour se concentrer sur le luxe.

La santé insolente des industries de luxe n’a rien de paradoxal. Elle va de pair avec les difficultés croissantes des industries et des entreprises dont les produits et services sont destinés aux bénéficiaires de revenus moyens. La divergence sans cesse accentuée des performances entre industries et entreprises suivant leur positionnement de gamme n’est rien d’autre que le signe d’une aggravation de la crise.