Des faubourgs de Londres à l’embrasement mondial : une brève histoire des émissions

Par Aurélien Saussay

Une nouvelle carte interactive des émissions mondiales de CO2 de 1750 à 2010 permet de mieux comprendre les responsabilités historiques des différentes régions du globe dans la crise climatique.

La COP 21 s’est conclue le 12 décembre 2015 sur un accord historique. Alors que 195 pays viennent de s’accorder sur la nécessité de limiter le réchauffement de la planète à 2 degrés à la fin du siècle, c’est le moment de revenir en arrière sur l’histoire des émissions de CO2 depuis le début de la révolution industrielle. Jusqu’à la fin des négociations, la question de la responsabilité historique des différents pays est restée l’un des principaux obstacles sur le chemin d’un accord mondial sur le climat. Les pays émergents, d’industrialisation récente, et les pays en voie de développement qui entament tout juste leur décollage économique refusent avec raison de fournir des efforts comparables aux pays développés.

Ce sentiment est validé par une nouvelle carte interactive retraçant 260 années d’émissions de CO2 issues de la combustion d’énergie fossile et de la production de ciment à la surface de la planète[1]. Cette carte permet d’explorer les émissions de chaque pays et leur répartition dans l’espace au cours des deux derniers siècles de façon interactive, tant dans leur totalité que par habitant. Elle permet également de suivre l’évolution des émissions mondiales et la consommation progressive du budget carbone permettant de limiter le réchauffement en deçà de 2 degrés.

 

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En combinant des données historiques d’émissions par pays issues du CDIAC  (de 1750 à 2010) avec des données de densité de population décennales produites par le projet européen HYDE (de 1750 à 2010 également), il est possible d’estimer la répartition des émissions dans l’espace et dans le temps à la surface du globe – sur une grille d’une résolution de 5’ d’arc (5’ étant égal à 1/12e de degré, soit environ 10 km par 10 km à l’équateur).

Cette carte interactive illustre les contributions de chacune des régions du globe depuis le milieu du XVIIIe siècle – et offre du même coup un récit saisissant de la diffusion progressive de la révolution industrielle au cours des deux derniers siècles.

Ces données illustrent de nombreux points clés pour mieux comprendre le débat sur les responsabilités historiques différenciées :

– Jusqu’au milieu du 20e siècle, seuls l’Europe et les États-Unis (et, dans une moindre mesure, le Japon) contribuent de manière significative aux émissions globales.
– Ce n’est que ces 30 dernières années que le reste du monde s’est « allumé », Chine en tête.
– A la faveur de l’accélération de la croissance économique dans les pays émergents, les émissions se sont emballées ces quinze dernières années.
– Pondérées par la distribution de la population mondiale, les émissions apparaissent très concentrées dans l’espace. Des données plus fines encore, utilisant notamment la localisation des centrales thermiques et des usines de production les plus énergivores (ciment, aluminium, papier par exemple) renforceraient encore ce constat.

Cette brève histoire des émissions de CO2 à travers le globe nous rappelle la responsabilité particulière des pays occidentaux dans la lutte contre le réchauffement climatique. La précocité de la révolution industrielle y a certes permis un décollage économique bien antérieur au reste du monde, mais a également conduit à émettre une part disproportionnée du budget total d’émissions auquel nous avions droit pour ne pas dépasser l’objectif d’un réchauffement limité à deux degrés.

Reconnue par l’Accord de Paris, cette responsabilité historique différenciée impose aux pays occidentaux un effort particulier dans la lutte contre le réchauffement climatique. Cette responsabilité doit se traduire par un effort accru en matière de transferts financiers et technologiques pour s’assurer que l’émergence des pays en voie de développement limite au maximum le recours aux énergies fossiles, sans pour autant entraver leur décollage économique.

 


[1] Ces émissions n’incluent pas les émissions issues des modifications d’utilisation des sols (LUCLUF) ou de l’utilisation des engrais. Il est malheureusement très difficile de reconstituer ces émissions sur l’ensemble de la période considérée.




Plan Juncker : donnez-moi un levier et je soulèverai le monde

par Aurélien Saussay

Dans son récent rapport annuel sur la croissance en Europe, l’Annual Growth Survey 2016, la Commission européenne se félicite des avancées réalisées au cours de l’année écoulée dans la mise en place du Plan Juncker. Lancé au premier semestre 2015, ce plan vise à mobiliser 315 milliards d’euros de 2015 à 2017 afin de compenser le déficit d’investissements privés comme publics dont souffre l’Union européenne depuis la crise de 2008. Le plan Juncker est le troisième pilier de la stratégie européenne (avec les réformes structurelles et la discipline budgétaire), et l’atout maître de la « commission de la dernière chance » selon l’expression du Président Juncker.

Les premières annonces avaient suscité l’espoir que les projets financés dans le cadre du Plan pourraient faire exception à la discipline budgétaire européenne – discipline en partie responsable de l’effondrement de l’investissement en Europe depuis la crise des dettes souveraines. Il n’en est rien : ces investissements ne découleront pas de l’application d’une règle d’or des finances publiques dans le cadre du pacte de stabilité et de croissance appelée par beaucoup. En réalité, seuls 21 milliards sont mobilisés conjointement par le budget européen – donc les pays membres – et la Banque européenne d’investissements (BEI). C’est l’effet de levier qui doit ensuite venir multiplier cette mise de départ pour remplir les objectifs du Plan. D’après les projections de la Commission, les 21 milliards initiaux donneront lieu à 63 milliards de prêts (x 3), qui devraient à leur tour entraîner le secteur privé à réaliser les 315 milliards d’investissements annoncés (x 5, soit au total x 15).

Les investissements seront réalisés par le Fonds européen pour les investissements stratégique (FEIS), nouvelle structure portée par la BEI, en lien avec son Fonds européen pour l’investissement (FEI). En définitive, le Plan Juncker s’apparente à une recapitalisation de la BEI, comme cela s’était déjà produit en 2009 (67 Mds€) et 2012 (60 Mds€). La première de ces opérations avait conduit à une augmentation sensible du volume de prêts octroyés – mais celle-ci fut de courte durée : dès 2012, la BEI avait retrouvé son rythme moyen d’opérations d’avant-crise. Quant à la seconde recapitalisation, elle a certes permis de porter l’activité de la BEI au-delà des 60 milliards d’euros annuels en 2013 et 2014, mais au prix d’une augmentation de la part des lignes de crédits dans l’activité totale, au détriment du financement de projets – objectif central du plan Juncker.

Le succès du plan suppose que la BEI parvienne à débourser plus de 60 milliards d’euros supplémentaires en 3 ans. Mais surtout, il repose de manière cruciale sur l’hypothèse d’un effet de levier agrégé de 15 pour 1. L’analyse détaillée de l’ensemble des projets financés par la BEI entre 2000 et 2014, publiée dans le chapitre 1 de l’iAGS 2016, révèle combien cette hypothèse est optimiste. Alors que son activité s’est accrue de plus de 50 % au cours de cette période, l’effet de levier moyen sur les projets financés par la BEI est passé de 3,8 avant la crise à 3,2 en 2013-2014. Ce chiffre est à comparer au levier de 5 pour 1 avancé par la Commission pour le Plan Juncker ; levier qui sera difficile à réaliser.

Par ailleurs, à ce jour, de l’aveu même de la BEI, seuls 1,4 milliard d’euros ont été déboursés par le FEIS depuis sa création en juillet 2015. A ce rythme, 12,6 milliards d’euros seraient financés sur une période de trois ans – loin des 63 milliards annoncés dans les projections de la Commission. Sur la base du levier historique moyen, le plan Juncker pourrait au final ne conduire qu’à 40 milliards d’investissements, au lieu des 315 milliards annoncés.

Il est encore trop tôt pour juger de la réussite ou de l’échec du Plan Juncker. Mais les premiers signes observés, ainsi que l’historique de l’utilisation de la BEI comme vecteur d’intervention contra-cyclique par la Commission européenne conduisent à la prudence. Pour que le Plan Juncker soit une réussite, il serait nécessaire d’accélérer sensiblement le rythme de déboursement des fonds octroyés au FEIS et d’obtenir un levier moyen sur l’ensemble de ces fonds nettement supérieur à ce qui a pu être observé au cours des quinze dernières années. Deux conditions qui ne semblent pas remplies à ce jour.