Les indicateurs d’inégalités relatives sont-ils biaisés?

Par Guillaume Allègre

La question des inégalités est
revenue au cœur des préoccupations des économistes. L’évolution, les causes,
les conséquences sont amplement discutées et débattues. Étrangement, les questions de
mesure semblent aujourd’hui relativement consensuelles[1].
Les économistes travaillant sur les inégalités utilisent à tour de rôle l’indice
de Gini de revenu disponible, la part du revenu détenue par les 10% les plus
aisés, le ratio inter-décile, … Toutes ces mesures ont pour caractéristique
d’être relatives : si l’on multiplie par 10 le revenu de toute la
population, l’indicateur n’est pas modifié. C’est le rapport de revenus entre
les plus aisés et les moins aisés qui compte. Peut-on mesurer les inégalités et
leur évolution autrement ?



L’observatoire
des inégalités
discute non seulement l’évolution du rapport de
revenus entre les plus et les moins aisés, mais également l’évolution de
l’écart de revenus : « En une
année, les 10 % les plus riches perçoivent en moyenne environ 57 000 euros, les
10 % les plus pauvres 8 400 euros. Une différence de 48 800 euros, équivalente
à un peu plus de 3,5 années de travail payées au Smic. L’écart a grimpé de 38
000 euros annuels en 1996 à 53 000 euros en 2011, puis a baissé pour revenir à
48 800 euros en 2017
. »  Mesurer
l’évolution de l’écart de revenus ne semble pas pertinent. Prenons deux
personnes de revenus de 500 et 1 000 euros, puis multiplions par 10 leurs
revenus : le rapport de revenus est stable, l’écart de revenus est
multiplié par 10. L’inégalité a-t-elle augmenté, a-t-elle été stable ou
a-t-elle diminué ? Selon la mesure de l’écart de revenus, elle a augmenté,
selon celle du rapport elle est stable. Selon nous, elle a peut-être diminué.

En effet, en France aujourd’hui,
l’écart de condition de vie, de mode de vie ou de bien-être, est peut-être plus
important entre une personne ayant un revenu de 500 euros, qui la met dans la
très grande pauvreté, et une personne ayant un revenu de 1 000 euros, qui la
met à la limite de la pauvreté qu’entre une personne ayant 5 000 euros de
revenus, que l’on peut qualifier de riche, et une personne ayant 10 000 euros de
revenus, que l’on peut qualifier de très riche. Ces deux dernières personnes
partagent en effet à peu près le même mode de vie, même si la dernière vit
probablement dans un logement un peu plus grand et mieux placé, et fréquente
des restaurants plus luxueux. Dit autrement, retirer 10% de revenus à une
personne très aisée a probablement moins d’effet que retirer 10% à une personne
à la limite du seuil de pauvreté. Une littérature importante sur l’aversion au
risque montre que les individus sont prêts à payer plus de 10% de leur revenu
lorsque celui-ci est élevé pour se protéger contre une baisse de 10% de leur
revenu lorsque celui-ci est faible. Ceci est d’ailleurs une des justifications de l’impôt progressif : on retire un
plus grand pourcentage aux plus aisés, mais le sacrifice est supposé égal car,
selon la théorie marginaliste, la capacité contributive croît plus vite que le
revenu (ou l’utilité croît moins que proportionnellement que le revenu).

Si l’on accepte cet argument, on
pourrait conclure qu’à niveau d’inégalités relatives constant (indice de Gini,
rapport de revenus entre les plus aisés et les plus pauvres), toutes choses égales par ailleurs, une
société plus riche serait en fait plus égalitaire, dans le sens où ses citoyens
ont un mode de vie ou un bien-être plus proche. L’intuition nous dit que ceci
est vrai pour les écarts importants de richesse (comme la multiplication par 10
des revenus de notre exemple). Si c’est le cas, il faut relativiser les
comparaisons d’inégalités relatives faites sur très longue période ou entre
pays développés et pays en voie de développement.  Lorsque Thomas Piketty
montre
que les 10% les plus aisés ont capté 50% du revenu entre 1780
et 1910, on pourrait alors conclure que les inégalités ont baissé durant la
période !

Milanovic
et Milanovic,
Lindert et Williamson
ont développé des concepts qui tiennent compte
de cet effet richesse dans une perspective historique de très
long-terme : la frontière des inégalités (inequality frontier) est l’inégalité maximale possible dans une
société en tenant compte du fait que la société doit garantir la subsistance
des plus pauvres (le revenu minimal pour vivre) : dans une économie avec
très peu de surplus (ou le reste à vivre moyen est faible), l’inégalité réalisable
maximale sera faible[2] ;
dans une économie très aisée, le coefficient de Gini réalisable maximal sera
proche de 100 pourcent[3].
Le ratio d’extraction est le Gini actuel divisé par le Gini réalisable
maximal. Plus une société est aisée, plus le coefficient de Gini réalisable
maximal sera faible, et plus – à Gini égal – 
le ratio d’extraction sera faible. On pourrait aussi calculer un « Gini
de reste à vivre » (au sens du revenu disponible moins le revenu
minimum de subsistance)[4].

Il peut être argué que lorsque l’on compare les inégalités dans deux sociétés de développement inégal, le ratio d’extraction est un meilleur indicateur d’inégalités que le Gini de revenu disponible[5] ou que les autres indicateurs d’inégalité relative. Une conclusion de Milanovic et al. : « ainsi, bien que l’inégalité dans les sociétés préindustrielles historiques soit équivalente à celle des sociétés industrielles actuelles, l’inégalité ancienne était beaucoup plus importante lorsqu’exprimée en termes d’inégalité réalisable maximale. Comparée à l’inégalité réalisable maximale, l’inégalité actuelle est bien inférieure à celle des sociétés anciennes ». D’après les auteurs, au début des années 2000, le Gini réalisable maximal était de 55,7 au Nigéria et de 98,2 aux États-Unis : la comparaison des inégalités entre les deux pays sera alors très différente selon que l’indicateur choisi est le Gini de revenus ou le ratio d’extraction. Par contre, il y aura peu de différences entre les États-Unis et la Suède (Gini réalisable maximal de 97,3) malgré une différence de revenu moyen de 45%. L’effet est en fait saturé puisque le revenu suédois correspond déjà à 40 fois le minimum de subsistance (400 dollars annuels en parité de pouvoir d’achat) et l’américain, 58 fois. Dans l’approche des auteurs, le minimum de subsistance est fixé en parité de pouvoir d’achat et est fixe entre les pays et dans le temps. Mais le minimum de subsistance est-il réellement de 400 dollars annuels en Suède aujourd’hui ? Lorsque l’on compare les inégalités aux États-Unis et en Suède aujourd’hui, ce minimum de subsistance est-il pertinent ? Prendre un minimum de subsistance nettement plus élevé pourrait changer la comparaison des inégalités, même dans les pays développés (à Gini de niveau de vie comparable, la Suisse est-elle en fait plus égalitaire que la France ?). Le problème qui se pose alors est d’établir un montant de revenu minimum de subsistance[6].

Le choix d’un indicateur
d’inégalités dépend de l’objectif poursuivi. Si l’idée est de comparer les
inégalités de condition de vie à travers le temps ou entre les pays, le Gini de
reste à vivre est peut-être pertinent. Par contre, si la crainte est que des
revenus trop élevés présentent un danger pour la démocratie (position notamment
développée par Stiglitz dans Le
prix de l’inégalité
), la mesure des  inégalités relatives telles que calculées par
la part du revenu captée par les 1% les plus aisés semble plus pertinente. 

Lorsque l’on compare des sociétés
proches en termes de développement, il existe d’autres limites, peut-être plus
importantes, à la comparaison des Gini de niveau de vie. À inégalités de
revenus identiques, un pays dont les dépenses publiques en santé, logement,
éducation, culture, etc. sont plus élevées, sera (probablement) plus égalitaire
(à moins que les dépenses publiques profitent proportionnellement davantage aux
plus aisés). La question du logement est également importante, celui-ci pesant
pour une très large part dans le budget des ménages : des loyers élevés,
dus à une offre de logement contrainte, augmentera les inégalités toutes choses
égales par ailleurs (les locataires sont aujourd’hui en moyenne plus pauvres). En
comparaison ou évolution, il est difficile de tenir compte de cet effet, car le
prix des logements peut refléter une meilleure qualité ou de meilleures
aménités. De plus, les inégalités entre propriétaires et locataires ne sont pas
prises en compte dans le calcul usuel du niveau de vie : à revenu égal, un
propriétaire ayant fini de rembourser son emprunt est plus aisé qu’un locataire
mais le loyer fictif dont bénéficie le propriétaire ne rentre pas dans le
calcul de son niveau de vie. Enfin, et sans vouloir être exhaustif, la question
de la durée du travail et de la production domestique complique également
l’équation : un écart de revenus peut être lié à un écart de durée du
travail, notamment si un des conjoints dans un couple (le plus souvent la
femme) est inactif ou travaille à temps-partiel. Or, le conjoint inactif peut
participer à la production domestique (notamment garder les enfants) non prise
en compte dans les statistiques : l’écart de niveau de vie avec le couple
bi-actif est plus faible que ce qu’implique l’écart de revenus. Les
statistiques ne prennent en général pas en compte cet effet car il est
difficile de donner une valeur à la production domestique.

On voit donc que la mesure du revenu
et du niveau de vie, et donc des inégalités est imparfaite. L’effet richesse (à
Gini de niveau de vie égal, une société plus riche est probablement plus
égalitaire toutes choses égales par ailleurs) est une limite, parmi d’autres
dont certaines probablement plus importantes lorsque l’on compare les économies
développées. Par contre, cet effet richesse pourrait être relativement important
si l’on veut comparer les inégalités de condition de vie entre la France de
1780 à celle de 1910 et a fortiori d’aujourd’hui.


[1]
Alors qu’elle était proéminente du début des années 1970 à la fin des années 1990 :
voir notamment les travaux d’Atkinson, Bourguignon, Fleurbaey et Sen.

[2]
Milanovic et al. donnent l’exemple
suivant : supposons une société de 100 individus dont 99 sont dans la
classe inférieure. Le minimum de subsistance dans cette société est de 10
unités et le revenu total de 1 050 unités. L’unique membre de la classe
supérieur reçoit 60 unités. Le coefficient de Gini associé à cette distribution
(le Gini réalisable maximal) est seulement de 4,7 pourcent.

[3]
En fait, le Gini réalisable maximal progresse vite : si dans la société
précédente, le revenu progresse à 2 000 unités et que le dictateur extrait
tout le surplus (1 010 unités), le Gini bondit à 49,5. 

[4]
Le Gini de reste à vivre, ou le ratio d’extraction partagent certaines
caractéristiques de l’indice
d’Atkinson
, notamment l’idée qu’il faille différencier les
inégalités parmi les plus aisés et parmi les plus pauvres. Néanmoins, l’indice
d’Atkinson reste un indicateur d’inégalités relatif : si tous les revenus
sont multipliés par 10, l’indicateur reste constant. L’indice satisfait
l’indépendance à la moyenne, ce qui est généralement recherché parmi les indicateurs
d’inégalité, mais que nous cherchons à dépasser ici.

[5]
Les deux indicateurs ne mesurent pas les mêmes concepts. D’une part, il peut
être intéressant d’utiliser plusieurs indicateurs mais d’autre part la
multiplication des indicateurs pose le problème de la lisibilité donc il faut
bien choisir. Le choix d’un indicateur s’appuie sur un jugement normatif
puisque, a minima implicitement, l’idée est de réduire les inégalités selon la
mesure choisie (il est consensuel parmi les économistes que, toutes choses égales par ailleurs, moins
d’inégalité est préférable). 

[6]
D’autant plus que ce revenu doit être cohérent dans le temps ou entre pays si
l’objectif est d’appréhender une évolution ou de faire une comparaison.