L’essentiel, l’inutile et le nuisible

Éloi Laurent

La crise du Covid-19 n’en est
qu’à ses débuts, mais il paraît difficile d’imaginer qu’elle conduise à un
« retour à la normale » sur le plan économique. De fait, confinement
aidant, les réflexions se multiplient déjà sur le nouveau monde qui pourrait
émerger de la conjonction inédite d’une pandémie globale, de la mise aux arrêts
de la moitié de l’humanité et du tarissement brutal des flux mondiaux et de
l’activité économique. Parmi ces réflexions, dont beaucoup ont été entamées
bien avant cette crise, s’impose la nécessité de définir ce qui est vraiment
essentiel au bien-être humain : de quoi avons-nous véritablement
besoin ? De quoi pouvons-nous dans les faits nous passer ?



Raisonnons d’abord par l’absurde
comme nous invitait à le faire Saint-Simon en 1819. « Supposons que la
France perde subitement les Français les plus essentiellement producteurs, ceux
qui donnent les produits les plus importants, ceux qui dirigent les travaux les
plus utiles à la nation, et qui la rendent productive dans les sciences, dans
les arts et métiers, ils sont réellement la fleur de la société française :
ils sont de tous les Français les plus utiles à leur pays, ceux qui lui
procurent le plus de gloire, qui hâtent le plus sa civilisation ainsi que sa
prospérité : la nation deviendrait un corps sans âme à l’instant où elle les
perdrait… Il faudrait à la France au moins une génération entière pour
réparer ce malheur… »
. C’est sur le mode de la parabole, que Saint-Simon
tentait ainsi d’expliquer le renversement hiérarchique que le nouveau monde de
la révolution industrielle impliquait pour la prospérité du pays, qui pouvait
désormais selon lui se passer des classes monarchiques, alors que « les
sciences, les arts et métiers » lui étaient devenus essentiels.

Adapter la parabole de
Saint-Simon à la situation actuelle revient à reconnaître que nous ne pouvons
pas nous passer en temps de crise de celles et ceux qui assurent les soins, garantissent
l’approvisionnement alimentaire, maintiennent l’État de droit et les services
publics et font fonctionner les infrastructures (eau, électricité, réseaux
numériques). Ce qui implique qu’en temps normal toutes ces professions soient
valorisées à la hauteur de leur importance vitale. La définition du bien-être
humain qui en résulte ressemble au tableau de bord que forment ensemble les
différentes cases de l’attestation
de déplacement dérogatoire
que chaque Français(e) doit remplir pour avoir
le droit de sortir de son confinement.

Mais il est possible d’étoffer
cette réflexion élémentaire par les innombrables travaux menés depuis des
décennies sur la
mesure du bien-être humain
, travaux qui se sont fortement accélérés au
cours des dix dernières années, après la « grande récession ». On
peut commencer par considérer ce qui fait figure d’essentiel aux yeux des
personnes interrogées sur les sources de leur bien-être. Deux priorités se font
alors jour : la santé et
les liens sociaux. À
cet égard, la situation actuelle offre un frappant « paradoxe du
bien-être », par lequel des mesures de confinement parfois drastiques sont
prises pour préserver la santé, qui conduisent en retour à dégrader les liens
sociaux du fait de l’isolement imposé.

Mais comment mieux commencer de cerner
positivement les différents éléments du « bien-être essentiel » sur
lequel il faudrait désormais concentrer les politiques publiques ? La
mesure de la pauvreté peut ici venir en aide à la mesure de la richesse. Les
travaux empiriques pionniers d’Amartya Sen et de Mahbub ul Haq à la fin des
années 1980 ont abouti à une définition du développement humain que
l’Indicateur de développement humain publié
pour la première fois par les Nations Unies en 1990
ne reflète qu’en
partie : « Le développement humain est un processus d’élargissement
des choix des personnes. Les plus critiques sont de mener une vie longue et
saine, d’être éduqué et de jouir d’un niveau de vie décent. Les choix
supplémentaires incluent la liberté politique, les droits de l’homme et le
respect de soi ». Plus précisément, dans le cas français, les travaux engagés
en 2015 par l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale
(Onpes) sur les budgets de
référence
et prolongés notamment par l’INSEE avec son « indicateur de pauvreté en
conditions de vie 
» conduisent à définir les composantes essentielles
d’une vie « acceptable » (on pourrait aussi parler de
« décence »).

Mais à supposer que ces instruments
de mesure contribuent, dans la sortie de crise, à la définition d’un bien-être
essentiel (dont des travailleurs et travailleuses eux-mêmes essentiels assureraient
le maintien dans des situations de crise qui sont appelées à se répéter sous
l’effet des chocs écologiques), l’expertise seule ne suffirait pas à en tracer
les contours. Il faudrait qu’une convention citoyenne s’empare du sujet.

D’autant que la définition du
bien-être essentiel appelle naturellement deux autres catégories encore plus
délicates à définir, sur lesquelles ce blog reviendra dans les prochains jours :
le bien-être inutile (ou artificiel), celui dont on peut se passer sans dommage ;
le bien-être nuisible, celui dont on doit se passer à l’avenir parce qu’en plus
d’être accessoire il nuit au bien-être essentiel, notamment parce qu’il en sape
les fondations en conduisant à la dégradation des écosystèmes (c’est le débat
qui s’engage en Europe sur la nécessité de sauver ou non les compagnies
aériennes). Le débat sur le bien-être essentiel ne fait que commencer…