Suède et Covid-19 : l’absence de confinement ne permet pas d’éviter la récession

Par Magali Dauvin et Raul Sampognaro, DAP OFCE

Depuis l’arrivée de l’épidémie de Covid-19 sur le vieux continent, les différents pays ont mis en œuvre des mesures fortes pour limiter les foyers de contamination. L’Italie, l’Espagne, la France et le Royaume-Uni plus tard se sont distingués par des mesures particulièrement fortes, incluant notamment le confinement de la population ne travaillant pas dans des secteurs essentiels. A contrario, la Suède s’est distinguée par l’absence de confinement. Si les événements avec du public ont été bannis, comme dans le reste des grands pays européens, aucune décision de fermeture administrative de commerces n’a été décidée ni de contrainte légale sur les déplacements domestiques[1].



Compte tenu de la multiplicité des mesures et leur nature qualitative, il est difficile de détailler l’ensemble des décisions prises et surtout d’exprimer leur intensité. Les chercheurs de l’Université de Oxford et de la Blavatnik School of Government ont construit un indicateur mesurant la rigueur des réponses gouvernementales[2]. Cet indicateur montre bien la spécificité du cas suédois en Europe (Figure 1).

Les données de mobilité fournies
par Apple Mobility offrent une image
complémentaire de la sévérité des confinements selon les pays. Au moment où le
confinement a été le plus fort, la mobilité automobile a été réduite de 89 % en
Espagne, 87 % en Italie, 85 % en France et de 76 % au Royaume-Uni. La baisse a
été moins forte en Allemagne et aux États-Unis (de l’ordre de 60 % dans ces
deux pays). Enfin, la Suède aurait vu son trafic réduit de
« seulement » 23 %. Si ces données sont à prendre avec prudence,
elles donnent aussi un signal clair sur le timing et l’ampleur du confinement
mis en place dans les différents pays et montre une nouvelle fois une exception
suédoise.

Au cours de la première quinzaine
du mois de mai, les différents pays européens ont commencé à lever,
progressivement, les mesures prises afin de lutter contre la propagation de
l’épidémie de Covid-19.

Le PIB suédois résiste au 1er
trimestre

Lors de notre évaluation de l’impact du confinement sur l’économie mondiale nous avons mis en avant la corrélation entre la baisse du PIB observée au 1er trimestre et la sévérité des mesures mises en place pour lutter contre la Covid-19. Dans ce contexte, la Suède (en rouge dans la Figure 2) s’en sort nettement mieux que le groupe des pays membres de l’OCDE (barre verte) et surtout que le reste de l’Union Européenne (barre violette). Même s’il s’agit d’une première estimation, le PIB a non seulement mieux tenu qu’ailleurs mais a même affiché une stabilisation (+0,1 %). Seuls quelques économies émergentes, peu touchées par la pandémie en début d’année (Chili, Inde, Turquie et Russie), et l’Irlande qui a bénéficié de facteurs exceptionnels auraient fait mieux au 1er trimestre[3].

La relative résistance du PIB en
Suède au 1er trimestre semble suggérer que la Suède aurait trouvé un
arbitrage différent entre objectifs épidémiologiques et économiques par rapport
aux autres pays[4]. Or, ce
chiffre agrégé masque des évolutions importantes à garder en tête. Au
1er trimestre
, la stabilisation
du PIB suédois s’explique par la contribution positive du commerce extérieur
(+1,7 point de PIB) à la faveur d’exportations dynamiques (+3,4 % en volume),
notamment au mois de janvier avant que toute mesure sanitaire soit prise.

Au 1er trimestre, la
demande intérieure suédoise a pesé sur l’activité (contribution de -0,8 point
de PIB de la consommation des ménages et de -0,2 point de PIB pour
l’investissement) comme dans le reste de l’UE. Certes le choc sur la demande
intérieure a été plus atténué qu’en zone euro où la consommation contribue
négativement sur le PIB à hauteur de 2,5 points et l’investissement de 0,9
point. Néanmoins les recommandations de distanciation physique mises en œuvre
en Suède auraient eu un impact non négligeable au cours du 1er
trimestre.

Dans un contexte global
perturbé, la Suède ne pourra pas échapper à une récession

Si l’on fait l’hypothèse que
l’absence de confinement et des fermetures administratives relativement
limitées (au-delà des spectacles avec du public) ne créent pas de choc
significatif de demande intérieure – ce qui semble optimiste au regard des
données du 1er trimestre- la Suède restera néanmoins fortement
touchée par le choc de commerce mondial[5].

Selon nos calculs, réalisées à l’aide des tableaux entrées-sorties issus de la World Input-Output Database (WIOD)[6] et de notre estimation du choc de confinement du Policy Brief 69, la valeur ajoutée devrait reculer de 8,5 points en Suède au mois d’avril du fait des mesures de confinement dans le reste du monde. Le choc serait particulièrement fort dans l’industrie, il est semblable à celui que nous estimons au niveau mondial (-19 % et – 21% respectivement). Sans surprise, l’industrie du raffinage (-32%), la fabrication de matériels de transports (-30%), de biens d’équipements (-20%) et la branche des autres industries manufacturières (-20%) se prennent de plein fouet l’arrêt de l’activité mondiale. Une part importante de la production étant destinée à être utilisée par les branches étrangères, les mesures de confinement prises au niveau mondial contribuent à la baisse de la production suédoise de près de 15 points au mois d’avril (Figure 3). Du côté des services marchands, le constat reste identique : l’exposition aux chaînes de production mondiales pénalise le transport et entreposage (-15%) et la branche des services aux entreprises (-11%).  Finalement, la diffusion de l’impact des mesures de confinement passe principalement par le commerce intra-branche.

La faiblesse de l’industrie
manufacturière, lestée par les échanges internationaux, semble confirmée par
les premières données dures disponibles. Selon
l’office statistique suédois
, les exportations reculent de 17 % en
glissement annuel, chiffre comparable avec la baisse du commerce mondial telle
que mesurée par le CPB au cours du même mois (-16 % en volume). Dans ce
contexte, la production manufacturière serait inférieure de 17 % au mois
d’avril par rapport à son niveau un an plus tôt.

Que peut-on dire sur la
demande intérieure au T2 ?

Dans un contexte d’incertitude
généralisée, la demande intérieure peut rester pénalisée. En effet, les ménages
suédois peuvent légitimement se questionner sur les conséquences sur l’emploi
du choc – essentiellement industriel- décrit ci-dessus. Par ailleurs, la
peur de l’épidémie peut dissuader des consommateurs à réaliser certains achats
impliquant des fortes interactions sociales même en absence de contraintes
légales. Que nous apprennent les données suédoises du début du 2e
trimestre à propos de la demande intérieure suédoise?

En Suède, la consommation des
ménages a reculé au mois de mars (-5 % en glissement annuel). Pour rappel les
consignes de précaution et les mesures de distanciation physique ont été
instaurées le 10 mars. La baisse s’est accentuée en avril, après un mois
complet d’application des mesures (-10 % en glissement annuel). En effet, les
mesures en place ont sanctionné les achats dans l’habillement (-37%), le
transport (-29%), l’hébergement-restauration (-29%) et les loisirs (-11%). Si
les données restent parcellaires, les ventes de détail du mois de mai,
indicateur qui ne couvre pas la totalité du champ de la consommation suggère que
les ventes restent sévèrement affectées dans les magasins d’habillement (-32%).
Par ailleurs, les immatriculations de véhicules neufs ont poursuivi leur chute
en mai (-15 % sur un mois et -50 % en glissement annuel). Dans l’attente de
données plus récentes sur l’activité dans le reste de l’économie, le volume
d’heures travaillées[7]
au mois de mai reste très faible dans l’hébergement-restauration (-50 %), dans
les services aux ménages et la culture (-18%) suggérant que des pertes
d’activité fortes et durables peuvent être attendues.

Point positif, les données montrent
une tendance à la normalisation des achats des ménages au mois de mai pour certains
postes de la consommation. Comme dans d’autres pays européens, le rebond a été
particulièrement fort dans l’équipement du ménage, secteur où les ventes de
détail ont retrouvé leur niveau d’avant-Covid et dans l’équipement sportif
alors que la consommation alimentaire reste soutenue.

Au final, les mesures sanitaires
prises en Suède depuis le début du confinement semblent proches de celles en
place dans le reste en Europe depuis la levée progressive du confinement. Si
les chocs sur la consommation de certains produits sont moins forts que ceux
observés en France, on remarque que, dans le contexte de l’épidémie, certains
postes de la consommation peuvent être sévèrement affectés même en absence de
fermetures administratives. Au-delà du choc récessif importé du reste du monde,
la Suède souffrirait aussi d’une demande intérieure qui devrait rester contenue
particulièrement dans certains secteurs. Le cas suédois suggère que les
secteurs liés à l’habillement, de l’automobile, de l’hébergement-restauration et
les services aux ménages et activités culturelles pourraient
subir un choc durable même en absence de mesure contraignante. Selon les
données disponibles au mois de mai, ce choc pourrait amputé la consommation des
ménages de 8 points de la consommation des ménages, ce qui représente 3 points
de PIB. La persistance du choc dépendra de l’évolution de l’épidémie en Suède
comme dans le reste du monde.


[1]
Le cadre institutionnel suédois permet d’expliquer en partie cette réponse
différenciée, misant plus sur la responsabilité individuelle que sur la
contrainte (voir https://voxeu.org/article/sweden-s-constitution-decides-its-exceptional-covid-19-policy).
La faible densité de population pourrait aussi expliquer la différence de
comportement vis-à-vis du reste de l’Europe mais pas par rapport à ses voisins
scandinaves.

[2]
Cet indicateur tente de synthétiser les mesures de confinement adoptées selon
deux types de critères : d’une part la sévérité de la restriction pour chaque
mesure répertoriée (fermeture des écoles, des entreprises, limitation des
rassemblements, annulation d’événements publics, confinement à domicile,
fermeture des transports publics, restriction aux voyages domestiques et
internationaux) et d’autre part le caractère local ou généralisé de chaque
mesure dans un pays. Pour une discussion sur l’indicateur voir le Policy
brief 69
.

[3] Les
exportations très dynamiques en mars 2020
(+ 39 %  en valeur) portées par une forte demande de
de produits pharmaceutiques et informatiques ont permis de contrebalancer la
chute de la demande intérieure irlandaise au premier trimestre .

[4] Ce post
de blog ne porte pas sur l’efficacité des mesures suédoises en ce qui concerne
le cantonnement de l’épidémie. La mortalité liée à la covid-19 en Suède serait
supérieure à celles des pays proches (Norvège, Finlande, Danemark) ce qui
semble suggérer que la Suède a pris des risques supérieurs d’un point de vue
épidémiologique. Ceci suscite des débats qui dépassent largement l’objet de ce
post de blog mais qui méritent d’être soulevés.

[5] La
contribution des échanges internationaux à la croissance peut être meilleur que
prévue en lien avec les contraintes sur le tourisme international. En effet, en
2018 la Suède avait une balance touristique négative de 0,6 % de PIB (source :
OECD Tourism Statistics Database) qui pourrait avoir un effet sur
l’activité domestique si les voyages restent limités, notamment pendant l’été.

[6] Timmer, M. P., Dietzenbacher, E.,
Los, B., Stehrer, R. and de Vries, G. J. (2015), “An Illustrated User
Guide to the World Input–Output Database: the Case of Global Automotive
Production”, Review of International
Economics
., 23: 575–605

[7] Au mois
de mai, le volume d’heures travaillées est en baisse de 8 % sur un an (après
-15 %). En mai, le rebond des heures travaillées se retrouvent essentiellement
dans l’industrie manufacturière et la construction. Dans les services
marchands, le rebond est moins marqué voire inexistant.




Réflexions sur la dynamique des faillites : entre court et long terme

par Jean-Luc Gaffard

La crise économique issue de la crise sanitaire a un aspect particulier et immédiat : l’activité économique a été stoppée totalement et brutalement du fait d’une décision administrative prise par les pouvoirs publics. Il s’en est suivi un défaut de liquidité des entreprises pouvant les conduire à la faillite. Dans le même temps, cependant, les mesures de chômage partiel et le report des charges sociales ont permis de réduire significativement ce risque et de prévenir des baisses de salaires qui auraient entraîné l’économie dans la spirale de la déflation et de la dépression. Cette politique peut être présentée comme une réponse au dysfonctionnement des mécanismes de sélection de marché opérant pour partie au détriment des entreprises productives. Elle est complétée par l’octroi de prêts garantis par l’État dans certains secteurs et pour certaines entreprises qui poursuivent le même but à une échéance plus éloignée (Policy Brief, n° 73 de l’OFCE).



La situation
ainsi créée conduit à interroger de manière renouvelée les mécanismes de
sélection, les relations entre l’État et le marché, le rapport entre les
événements de court terme et les performances à moyen terme des entreprises. Un
vieux débat peut resurgir qui est de savoir si, au-delà du très court terme, il
est opportun de privilégier une démarche macroéconomique visant à stabiliser
l’économie (à prévenir la dépression) ou de laisser la sélection de marché opérer
un nettoyage des entreprises structurellement condamnées, le fameux
« cleaning effect » que prônait Schumpeter à l’encontre de Keynes. Poser
la question en ces termes, c’est inévitablement se rapporter à la nature du
phénomène impliqué par la crise sanitaire. Est-ce un épisode extraordinaire et
de ce fait transitoire signifiant que l’on s’attend à une fluctuation en forme
de V ? Ou bien cet épisode, pour extraordinaire qu’il soit, vient-il se
greffer sur une évolution déjà marquée par de profondes et réelles
distorsions ? Dans le premier cas de figure, la dimension macroéconomique
de court terme de l’intervention publique l’emporte dans l’attente d’un retour
rapide à la normale dont l’un des aspects est le rétablissement d’un
fonctionnement efficace de la sélection de marché. Dans le second cas de
figure, une intervention purement conjoncturelle a d’autant moins de sens que
ce qui est en jeu est bel et bien l’interaction entre court et long terme, un
long terme qui ne saurait être réduit à l’existence d’un équilibre vers lequel
l’on convergerait naturellement pourvu de laisse jouer les forces du marché. On
l’aura compris le débat reste ouvert, quoique dans des termes modifiés, entre
tenants d’une analyse qui acceptent temporairement un gonflement des déficits
publics en gardant leur confiance dans le rétablissement aussi rapide que
possible de règles de neutralité monétaire et budgétaire, et tenants d’une
analyse qui entendent reconnaître la complémentarité entre l’État et le marché
dans une perspective de gestion récurrente des processus de destruction
créatrice inhérents aux économies de marché. Le propos, en l’occurrence, n’est
pas de restaurer le débat entre classiques et keynésiens, mais de le dépasser
en établissant le lien qui existe entre phénomènes conjoncturels et structurels,
la complémentarité entre politiques conjoncturelles et structurelles.

Initier ce
dépassement suppose de partir du fonctionnement du marché et du mécanisme de
sélection dont il est le siège en s’intéressant, non pas, d’entrée de jeu, à la
confrontation courante des entreprises sur ce marché, mais à leur confrontation
dans le temps au moyen de l’investissement, impliquant d’en considérer la
dimension financière.

La sélection
de marché s’inscrit dans deux effets. L’effet immédiat porte sur le contrôle
des ressources et se traduit par leur réallocation entre les entreprises
suivant leur niveau de compétitivité à un instant donné. Il n’est autre que
l’effet de nettoyage évoqué plus haut qui doit entraîner une augmentation de la
productivité et de la profitabilité de l’industrie, sans préjuger, au plan
macroéconomique, de la possible montée du chômage ou, plus exactement, en
imaginant que la réallocation en question va de pair avec une mobilité du
travail, fruit de la flexibilité des salaires, qui se dirige vers les emplois
les plus productifs. L’effet indirect porte sur la motivation (les
anticipations) de l’entreprise et relève de la création de ressources, et
concerne son comportement d’investissement. Il détermine la capacité de
l’entreprise de prévoir et de planifier.

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, il est possible de prévoir le futur seulement si des contraintes lient le futur au présent (Richardson 1960). Quand une entreprise planifie d’investir, elle doit pouvoir faire des anticipations fiables à propos des circonstances qui la concernent et, particulièrement, à propos des offres futures, aussi bien concurrentes que complémentaires (les informations de marché) (ibid.). Former de telles anticipations dépend de quantités de facteurs, en fait des modes de coordination mis en œuvre qui sont d’ordre organisationnel. Il peut s’agir de l’imperfection et la division des connaissances qui sont à la base d’une concurrence monopolistique.  Il peut aussi s’agir d’arrangements contractuels à plus ou moins long terme, qui semblent relever d’imperfections de marché, mais sont en réalité des connexions incitant à investir en introduisant des contraintes ou des limites sur les investissements concurrents et complémentaires dont le but est de prévenir l’excès des premiers et le manque des seconds (ibid.). Dans tous les cas, la structure de marché est naturellement imparfaite. Les prix ne jouent nullement le rôle de coordination qui leur est attribué dans la théorie de la concurrence parfaite : ils sont plutôt stables, garantissant l’ancrage nécessaire à la prédiction de la demande et facilitant la planification financière. Le mécanisme de sélection ne s’en trouve pas forcément affecté : il s’exerce dans le temps. L’intérêt public sera d’autant mieux servi par la coexistence de plusieurs entreprises entre lesquelles le mécanisme de sélection opère, si la structure de marché (les imperfections de marché) rend possible l’introduction de nouveaux produits et de nouvelles technologies plus fréquemment et à moindre risque.

Un tel
mécanisme de sélection est étroitement dépendant de l’attitude des détenteurs
de capitaux. Au regard de la situation actuelle, comme nous l’avons souligné,
il est question, non seulement, de prévenir des difficultés de liquidité (de
trésorerie) à court terme imposées par la réponse administrative à la crise
sanitaire, mais aussi de se garder de mesures conduisant à un surendettement
fatal des entreprises à moyen terme.

Pour que les
entreprises puissent former des anticipations fiables et investir en
conséquence, non seulement les structures de marché doivent être imparfaites,
mais les arrangements conclus (y compris les contrats de travail à durée
indéterminée) doivent être validés par l’engagement des détenteurs de capitaux.
Cet engagement signifie que les entreprises doivent disposer de liquidités dans
les montants et les moments requis par des décisions d’investissement prises en
situation d’irréversibilité et d’incertitude. Un tel engagement est le fait des
banques et des actionnaires dont le comportement s’inscrit dans un
environnement institutionnel. Il appartient aux pouvoirs publics de fixer cet
environnement et de procéder, le cas échéant, aux réformes nécessaires. Dans le
cas qui nous occupe, des mesures spécifiques sont nécessaires en même temps que
des réformes à portée générale. Compte tenu de la situation créée par la crise
sanitaire, il est opportun que le soutien financier immédiat de l’État prenne
la forme d’entrées au capital des entreprises concernées ou d’obligations
convertibles en actions, précisément pour éviter un surendettement ultérieur source
de d’illiquidité et d’insolvabilité. De telles mesures n’excluent pas, bien au
contraire, de procéder aux réformes permettant de rendre patients les
détenteurs de capitaux, qu’il s’agisse de se prémunir de l’activisme de
certains fonds de placement en développant les actions de loyauté et
contrariant les transactions financières à haute fréquence, ou de favoriser la
banque dite de proximité plutôt que la banque de marché. Ce sont là autant de
conditions pour que le mécanisme de sélection de marché fonctionne correctement
du double point de vue micro et macroéconomique.

Références

OFCE, 2020, « Dynamique des défaillances d’entreprises en France et crise de la COVID 19 », Policy Brief, n° 73.

Richardson G. B., 1960, Information and Investment : A Study in the Working of the Competitive Economy, Oxford, Clarendon Press. Reedition 1990.




Quelle information tirer des chiffres du chômage américain sur la reprise ?

par Christophe Blot

Alors que certains craignaient
une envolée du chômage aux États-Unis et pronostiquaient un pic
au-delà de 20 %[1], les
chiffres communiqués par le Bureau of
Labor Statistics
pour le mois de mai ont surpris. Selon les données d’enquête,
le nombre de chômeurs a baissé de plus de 2 millions en un mois dans un
contexte marqué par la levée progressive des mesures restreignant l’activité et
la circulation des citoyens américains. Toutefois, les contraintes du
confinement ont également affecté la collecte d’information auprès des
entreprises et des ménages et potentiellement biaisé l’estimation du taux de
chômage. La baisse du chômage pourrait-elle être fallacieuse ? S’il ne
fait aucun doute que l’économie américaine est en récession[2], il n’en
demeure pas moins qu’il est crucial de savoir si le creux est passé ou si les États-Unis
continuent à s’enfoncer dans la crise économique.



Après la plus forte hausse du
chômage enregistré en un seul mois (+10,3 points, soit presque 16 millions de
chômeurs supplémentaires), les chiffres pour le mois de mai faisaient craindre
un nouveau record alors que les États n’assouplissaient que très
progressivement les mesures de confinement. Selon les données des chercheurs de
la Blavatnik School of Government de
l’Université d’Oxford, l’intensité du confinement aux États-Unis serait même sur un
plateau depuis fin mars. En l’absence de dispositif de chômage partiel et du
fait d’une grande flexibilité du marché du travail, l’ajustement de l’emploi à
l’activité se fait rapidement aux États-Unis. Les entreprises peuvent
facilement licencier ou réduire le nombre d’heures travaillées de leurs
salariés en cas de réduction de l’activité. Mais, la reprise se traduit
également par une remontée rapide des embauches, les entreprises pouvant
facilement rappeler les salariés licenciés.[3]  Les estimations publiées par le BLS le 5 juin indiquent une
amélioration de la situation avec une baisse de deux millions du nombre de
chômeurs et un nombre record de créations d’emplois en mai estimées à plus 2,5
millions. Le rebond de l’activité serait donc plus précoce et plus rapide
qu’anticipé même si le nombre de chômeurs restent à un niveau
exceptionnellement élevé, dépassant les 20 millions de personnes contre moins
de 6 millions en février. Néanmoins, les circonstances exceptionnelles ont
modifié les conditions dans lesquelles les enquêtes servant à établir
mensuellement la situation en termes d’emplois, de population active et de chômage,
ce qui perturbe la fiabilité des statistiques depuis le début de la crise. Le Bureau of Labor Statistics a
effectivement publié une mise en garde indiquant qu’en mai, le taux de réponse à
l’enquête auprès des ménages était inférieur de 15 points à son taux habituel et
qu’une partie des individus classés en emploi aurait probablement dû être
considérés comme chômeurs.  En effet,
certains individus auraient déclaré être en emploi mais ne pas travailler. En
l’absence de mécanisme de chômage partiel, ils auraient normalement dû être
considérés comme chômeurs, ce qui n’a semble-t-il pas été le cas. Selon le BLS,
ce problème de classification entre chômage et emploi pourrait représenter 3
points de taux de chômage supplémentaire. Notons cepend,ant que ce biais avait
déjà été signalé pour les deux mois précédents ce qui aurait alors conduit à
une sous-estimation du taux de chômage d’un point en mars
(5,4 % au lieu de 4,4 %) et de 5 points en avril
(19,7  % au lieu de 14,7 %).

Selon James
Hamilton
, professeur à l’Université de Californie, d’autres biais
viendraient s’ajouter à ces estimations du chômage. Pour le mois de mai, il
avance un taux de chômage plutôt proche de 20 %. Il note qu’en plus d’une
mauvaise répartition des individus entre chômage et emploi, il se pourrait que certains
individus soient à tort considérés en dehors de la population active. C’est le
cas notamment lorsque les individus sans emploi déclarent ne pas avoir
entrepris de démarche pour trouver un emploi pendant la période de référence,
condition nécessaire pour être comptabilisé au chômage. Depuis le mois de
février, l’enquête indique une baisse de la population active de 4,7 millions
de personnes. Les conditions économiques ont probablement découragé une
fraction des individus sans emploi à rechercher activement un emploi[4]. Mais,
avec la fin du confinement, une partie d’entre eux pourrait à nouveau rechercher
activement un travail mais sans garantie d’en retrouver un à court terme si
l’activité économique reste inférieure à son niveau d’avant-crise pendant plusieurs
mois, voire plusieurs trimestres. La baisse de la population active pourrait
être moins importante conduisant mécaniquement à sous-estimer le taux de
chômage de 1,6 point[5]. Coibion,
Gorodnichenko et Weber
(2020) indiquent néanmoins qu’il y a une proportion
relativement plus élevée qu’en période normale d’individus déclarant ne pas
avoir recherché d’emploi pare qu’ils faisaient le choix de prendre leur
retraite.

Par ailleurs, Hamilton observe
généralement un biais dans les réponses aux enquêtes selon que les individus
sont ou non interrogés pour la première fois[6]. Le taux
de chômage des personne n’ayant jamais été interrogées est généralement plus élevé
mais serait probablement une meilleure estimation du chômage. Enfin, il
apparaît que le BLS n’a pu enquêter certains individus en mai. Or, il semble
que les personnes n’ayant pu être interrogées un certain mois (m) mais pouvant être interviewées le
mois suivant, ont un taux de chômage 1,7 fois plus élevé que celles ayant été
contactées deux mois consécutivement. Ces deux facteurs contribueraient pour
1,9 point de taux de chômage supplémentaire. La prise en compte de ces
différents éléments suggère donc un taux de chômage de 19,8 % au lieu de
13,3 %. Notons cependant que ces biais ont sans aucun doute également
affecté les estimations du taux de chômage pour les deux mois précédents. La
baisse du chômage ne serait donc pas nécessairement fallacieuse mais, dans tous
les cas, le niveau du chômage resterait à un niveau qui n’avait sans doute pas
été observé depuis la Grande Dépression.

Un autre indicateur conduit à
relativiser l’amélioration sur le marché du travail. Depuis le début de la
crise, une attention particulière a été portée aux nouvelles demandes
d’inscription au chômage qui avaient atteint des niveaux jamais observés.
Ainsi, dès les premières mesures de restriction de l’activité, la semaine du 21
mars, le Département du Travail a enregistré 3,3 millions de nouvelles demandes
d’indemnisation. Le pic a été atteint la semaine suivant avec 6,8 millions de
demandes supplémentaires. Ce chiffre a reculé depuis mais reste toujours à des
niveaux qui n’ont pas été observés même au plus fort de la récession de
2008-2009 (graphique 1). En moyenne, depuis le 2 mai 2019, ces demandes
d’indemnisation supplémentaires s’établissent à 2,1 millions contre moins de 220
000 sur la même période de 2019. Au plus fort de la récession de 2008-2009, la
moyenne s’élevait à 653 000. Ce chiffre ne permet pas de déduire le chiffre du
chômage puisqu’il s’agit uniquement de demandes d’indemnisation. Or, tous les
demandeurs ne seront pas forcément comptabilisés comme chômeurs et il se peut
par ailleurs que certaines personnes sortent aussi du chômage. Néanmoins, il
témoigne du fait que le marché du travail est loin d’un fonctionnement normal
ou même d’un fonctionnement caractéristique d’une récession aussi forte que
celle de 2008-2009 qui, jusqu’à la crise du coronavirus, était la récession la
plus forte depuis la Seconde Guerre mondiale. Si certains individus retrouvent leur
emploi, tout indique que d’autres sont encore nombreux à le perdre !

Notons toutefois qu’en dépit de
ces réserves, d’autres indicateurs conjoncturels suggèrent que le pire de la
crise pourrait être passé. D’une part, l’indice de production industrielle a
amorcé un rebond très léger en mai avec une hausse de 1,4 % (graphique 2).
Le niveau reste néanmoins plus de 15 points inférieur à celui de février. Si
reprise il y a, elle serait donc très modérée et le niveau de production est de
toute évidence bien inférieur au potentiel. Fortement impactées par la
fermeture des commerces non essentiels, les ventes de détail s’étaient repliées
de 14,8 % en avril après une première chute de plus de 8 % observée
dès le mois de mars. En levant progressivement ces restrictions, le rebond a
été direct et les ventes ont progressé de 17,7 % en mai, se situant
néanmoins 8 points en-dessous du niveau observé en janvier.  La reprise de l’emploi et la baisse du chômage
seraient donc cohérentes à l’aune de ces indicateurs.

La situation économique est donc
probablement ambivalente. Le pire de la crise est peut-être passé mais il est
encore prématuré pour en conclure qu’un rebond, même important, effacera
rapidement les effets de la crise. Aujourd’hui, ni le CBO (Congressional Budget Office), ni les membres du FOMC
(Federal Open Market Committee) ne
considèrent que les pertes de PIB seront totalement effacées en fin d’année
2021. Enfin, au-delà du rebond se pose la question des éventuelles cicatrices
de la crise qui pourraient durablement affecter le marché du travail et
probablement surtout les personnes les plus vulnérables.


[1] C’est le cas notamment de Jerome Powell, le président
de la banque centrale américaine : https://www.cnbc.com/2020/05/17/powell-says-jobless-rate-could-top-30percent-but-he-doesnt-see-another-depression.html.

[2] Selon le NBER, la crise de la Covid-19 aura mis fin à la plus
longue phase d’expansion enregistrée par l’économie américaine depuis 1857.

[3] Les enquêtes auprès des ménages font apparaître la
notion de « licenciement temporaire » lorsque les individus
considèrent qu’ils sont susceptibles d’être rappelés par leur employeur dans un
délai de six mois. Notons que même si une date de reprise éventuelle a pu être
communiquée par l’employeur, cette déclaration reste purement indicative et n’engage
ni l’employeur ni le salarié.

[4] En général, les individus déclarent ne pas être en
recherche active d’emploi parce qu’ils sont dans l’incapacité de travailler
pour raison de leur état de santé ou pour s’occuper d’un enfant ou parce qu’ils
partent en retraite ou n’ont pas besoin de travailler. Ils sont proportionnellement
peu nombreux à se déclarer explicitement découragés.

[5] Hamilton estime ce chiffre à 2,7 millions de
personnes. Il résulte du fait que d’une enquête à la suivante, des individus se
déclareraient initialement en dehors de la population active puis, le mois
suivant, avoir été en recherche d’emploi – et donc au chômage – depuis
plusieurs semaines.

[6] Ce phénomène d’attrition a également été identifié
pour la France par Davezies et d’Haultfœuille
(2011).




Effets contrastés des mesures de confinement au mois d’avril

Magali
Dauvin
et Paul
Malliet

Dans les différents Policy
Brief
qui ont été publiés par l’OFCE depuis le déclenchement de la Covid-19[1],
nous avons fait le choix méthodologique de fonder notre analyse à partir des
tables input-output de la base de
données entrées-sorties WIOD[2]
publiée en 2016. Cette dernière permet de pouvoir évaluer l’impact sur la
valeur ajoutée au niveau sectoriel (nomenclature NACE à 17 produits) du choc
mondial de confinement que plusieurs observateurs ont qualifié The Great
Lockdown
.



Récemment, nous avons évalué
l’impact économique des mesures de confinement pour le mois d’avril et
estimions que l’ensemble des mesures de restrictions prises à l’échelle
mondiale entraînerait une baisse du PIB mondial de 19 %[3].
Outre les effets propres à chaque pays, directement liés à la sévérité des restrictions
imposées sur leur territoire, les échanges internationaux conduisent également à
la propagation de ces chocs nationaux au reste du monde et un effet de retour
sur les économies domestiques. Au final, les effets finaux dépendent à la fois
du degré d’ouverture de chaque pays mais également de leur spécialisation sectorielle
et de leur intégration à la chaîne de valeur globale.

Diffusion du choc de confinement au mois d’avril

Dans l’approche retenue, la baisse de la demande dans chacune des économies se diffuse à l’économie mondiale par un effet direct de la baisse de la demande en biens finals importés (voir graphique 1, lignes reliant la colonne « Demande intérieure » à la colonne « Demande finale ») et aussi par l’ajustement induit des consommations intermédiaires (lignes de la colonne « Demande finale » à « Valeur ajoutée »).

À titre illustratif, le graphique 1 retrace l’origine de la valeur ajoutée et le mécanisme de diffusion du choc de confinement. Nous avons mis en évidence les pays que nous suivons particulièrement au sein du Département Analyse et Prévision, les autres apparaissent en gris clair. Prenons le cas de la Chine (en violet) puisque ces flux sont d’une importance telle qu’ils sont facilement remarquables. Le flux violet observé entre la première colonne et la deuxième colonne au niveau des États-Unis correspond aux importations de biens et services chinois une fois prises en compte les mesures de restrictions imposées aux États-Unis. Le flux observé liant les États-Unis dans la deuxième colonne à la Chine dans la troisième se lit comme le montant de valeur ajoutée liée aux exportations de biens et services américains (finaux et intermédiaires) vers la Chine.

Le commerce international joue en défaveur des pays qui avaient imposé
des restrictions relativement moins sévères

Le  Tableau 1
reprend la contribution de chaque zone géographique à la baisse de la valeur
ajoutée mondiale et par pays. La contribution des États-Unis à la perte de
production est la plus importante (- 5,4 points), cela est davantage dû à son
poids dans la valeur ajoutée mondiale que à la sévérité des restrictions
imposées au niveau domestique (23 % cf. tableau
1
du Policy Brief69).
En effet, les mesures de confinement en vigueur dans le monde au mois d’avril
2020 génèrent une baisse de la valeur ajoutée américaine de près de 22% dont 20,1
points liés directement à la baisse de la demande américaine tandis que seuls 2
points sont imputables à la baisse de la demande intérieure dans le reste du
monde.

Le diagnostic est le même pour la
Chine, dont le choc est faible au regard de celui évalué chez ses homologues[4].
En revanche, la position de la Chine en amont des chaînes de production dans
l’industrie (les matériels de transports, la fabrication d’équipements
électriques et d’autres produits industriels) entraîne une contribution du choc
dans le reste du monde plus élevée (-16,2 – 12,2 = -4) qu’aux États-Unis. Le
constat est d’autant plus remarquable pour l’Allemagne puisque près de 40 % de
la perte de VA est due à une chute de la demande dans le reste du monde, soit
une contribution de – 10 points. La baisse des importations mondiales de biens
industriels allemands pour usages intermédiaires constitue la plus grosse
contribution.

L’exposition des autres pays de
la zone euro et de l’Union européenne[5]
est similaire à celle de l’Allemagne en termes d’ampleur et des produits
affectés par le choc de confinement. La France, L’Italie, l’Espagne et le
Royaume-Uni sont quant à eux relativement moins soumis au reste du monde
considérant une contribution de l’ordre de 15 % à la baisse de leur VA,
soit près de 5 points. Cela tient à leur position davantage en aval dans les
chaînes de production mondiale.

Ces résultats illustrent l’hétérogénéité
des impacts du confinement mondial sur les différentes économies du globe, en
fonction de leur exposition au commerce international, et qui conduit à avoir
des pays pour lesquels l’impact sur l’activité est plus fort que le choc de
demande initial tandis que pour d’autres cela est l’inverse. Le rapport entre
ces deux variables (Demande intérieure/Valeur ajoutée) montre que les pays qui
disposent structurellement d’une balance commerciale excédentaire (Allemagne,
Chine, Japon) sont ceux qui perdent le plus (graphique 2).

Une meilleure prise en compte du tourisme pourrait modifier quelque peu ce résultat, en particulier pour les principales destinations touristiques mondiales (la France, l’Espagne ou l’Italie). Pour ceux-là, le ratio pourrait se dégrader et inversement, il pourrait s’améliorer pour ceux dont ces touristes étrangers sont originaires).

En définitive, les pays
les plus impactés par les mesures de confinement prises en avril sont les pays
européens. En premier lieu pour ceux où le confinement a été le plus
strict, en particulier la France, l’Espagne et l’Italie mais également ceux
pour lesquels la contribution extérieure à la baisse de l’activité est plus
importante malgré des politiques de confinement moins sévères, l’Allemagne
étant particulièrement affectée par ce canal.

Cette évaluation a été réalisée et publiée dans le Policy Brief69
et reste circonscrite à la période de de confinement en avril. Elle ne constitue
donc pas une évaluation de l’impact total, lui-même dépendant de la vitesse à
laquelle les différentes restrictions seront levées à travers le monde.


[1] Les OFCE Policy
Brief
65,
66
et 69.

[2] Timmer M. P., Dietzenbacher E., Los B., Stehrer R. et de Vries G. J.,
2015, « An Illustrated User Guide to the World Input–Output Database: The
Case of Global Automotive Production », Review of International Economics., n° 23, pp. 575-605.

[3] Voir
Département analyse et prévision de l’OFCE, 2020 : « Évaluation
au 20 avril 2020 de l’impact économique de la pandémie de COVID-19 et des
mesures de confinement sur l’économie mondiale en avril 2020
. »

[4] Des mesures
de confinement ont été mises en place entre le 23 janvier et le 25 mars 2020 en
Chine. Dès la mi-mars, certaines commençaient à être levées.

[5] Ces
groupes de pays sont notés ZE* et UE* dans le tableau
1.




Comment utiliser le fonds de relance : une proposition pour un programme européen post Covid-19

Jérôme Creel, Mario Holzner, Francesco Saraceno, Andrew Watt and Jérôme Wittwer[1]

Le Fonds de relance récemment proposé par la Commission européenne marque un changement radical dans l’intégration européenne. Mais cela ne suffira pas pour relever les défis auxquels l’Europe est confrontée. Le financement a fait l’objet de nombreux débats, mais peu de choses ont été dites sur le type de projets concrets auxquels l’UE devrait consacrer le Fonds de relance. Nous proposons dans le Policy Brief OFCE, n° 72, un programme d’investissement de 2 000 milliards d’euros sur dix ans, axé sur la santé publique, les infrastructures de transport et l’énergie/décarbonisation.



Ce programme d’investissement est constitué de deux
piliers décrit dans la figure 1. Dans lepilier national, les
États membres – à l’instar de la proposition de la Commission – se verraient
allouer 500 milliards d’euros. Les ressources devraient être ciblées vers les
pays les plus touchés par la crise et concentrées en début de période :
nous suggérons un horizon de trois ans.

La
majeure partie des fonds investis –  1 500 milliards d’euros – serait consacrée au financement de projets
véritablement européens, pour lesquels l’UE apporte une valeur ajoutée. Nous
décrivons une série d’initiatives phares que l’UE pourrait lancer dans les
domaines de la santé publique, des infrastructures de transport et de
l’énergie/décarbonisation.

Nous recommandons
ainsi la création d’une agence européenne unique de santé publique qui investirait
dans les compétences du personnel de santé et faciliterait ensuite leur mobilité
entre les pays européens dans les situations d’urgence, et qui serait chargée
d’assurer l’approvisionnement en médicaments essentiels (programme Health4EU).

Nous
présentons également des propositions chiffrées pour deux initiatives de
transport ambitieuses : un réseau ferroviaire européen à grande vitesse, l’Ultra-Rapid-Train,
avec quatre itinéraires réduisant les temps de trajet entre les capitales et
les régions de l’UE, et une initiative européenne intégrée de « Route de
la Soie » qui combinerait les modes de transport sur le modèle chinois.

Dans le
domaine de l’énergie/décarbonisation, nous visons enfin à « électrifier »
le Green Deal. Nous appelons à un financement spécifique pour accélérer la
réalisation d’un réseau électrique intelligent et intégré pour la transmission
d’énergie 100 % renouvelable (e-highway), un soutien aux projets de batteries
complémentaires et d’hydrogène décarboné, et à un programme, inspiré de
l’initiative SURE, pour cofinancer les politiques de décarbonisation des États
membres ainsi que celles mises en œuvre via
l’instrument Just Transition de la Commission.

La crise induite par la pandémie, qui vient s’ajouter à la crise financière et à la crise de l’euro, constitue en soi un énorme défi. La réponse doit tenir compte des défis structurels à long terme, et principalement celui du changement climatique. L’Union européenne devrait relever ces défis par un programme de relance ambitieux à moyen terme doté d’un financement conséquent. Les grandes lignes d’un tel programme sont présentées dans ce Policy brief à titre d’illustration, mais de nombreuses permutations et options sont à la disposition des décideurs politiques.


[1] Jérôme Creel, Francesco Saraceno: OFCE,
Paris. Mario Holzner: wiiw Wien. Andrew Watt: Macroeconomic Policy Institute
(IMK), Düsseldorf. Jérôme Wittwer: Université de Bordeaux.




Observe-t-on une amélioration de la production industrielle en mai ? Une réponse à partir de l’analyse de la consommation d’électricité

par Eric Heyer

En indiquant une chute de plus de
21 %, les chiffres de la production dans l’industrie manufacturière pour le mois
d’avril, publiés par
l’INSEE le 10 juin
, ont douché l’espoir entretenu par les
enquêtes de la Banque de France
d’un
effondrement de moindre ampleur par rapport au mois de mars.



Ce résultat
en forte baisse est en revanche en ligne avec l’analyse
que nous faisions le mois dernier
à partir de la consommation totale
d’électricité en France. Une fois purgée des effets saisonniers, des jours
fériés, des aléas météorologiques (écart entre la température journalière et la
normale saisonnière) et des gains d’efficacité énergétique, il apparaissait
très clairement que la consommation d’électricité observée depuis le début du
confinement se situait très en deçà de sa valeur attendue, dont la raison
pourrait être une moindre utilisation des équipements productifs. Sur la base
d’une relation économétrique, nous avions anticipé une baisse de l’IPI de plus
de 18 %, confirmant le caractère inédit de la crise depuis la création de cet
indice et infirmant tout début d’amélioration de la situation dans l’industrie
en avril (graphique 3).

Les données
(Réseau
de Transport d’électricité
), observées au cours du mois de mai indiquent
que cette consommation est restée, malgré le déconfinement, encore très
nettement inférieure à celle attendue en période normale d’activité (graphique 1).

Agrégée en
donnée mensuelle, la consommation d’électricité a été inférieure de près de 15 %
par rapport à une « situation normale » en mai contre 18 % en avril
(graphique 2)

Une fois
corrigée de ses composantes non conjoncturelles, la consommation d’électricité
permet d’expliquer une partie des variations de l’indice de production industrielle
(IPI). Sur la période 2010-2019, nous avons estimé un modèle statique reliant l’IPI
et la consommation d’électricité[1].

Sur la base
de ce modèle économétrique, nous pouvons tenter d’estimer de façon anticipée l’IPI
du mois de mai 2020 qui sera publié le 10 juillet 2020 (Graphique 3). D’après
nos estimations, ce dernier pourrait connaître une hausse de 8 %. L’industrie
tournerait alors à 70% de sa capacité d’avant la crise (graphiques 3). 


[1] Cette
relation entre l’IPI et la consommation d’électricité a été estimée par la
méthode DOLS (Dynamic Least Squares), le nombre de lag et de lead étant
déterminé à l’aide du critère Akaike.




Les comptes nationaux à l’épreuve du coronavirus

par Sabine Le Bayon et Hervé Péléraux

À la fin du mois d’avril, ou à la
mi-mai pour certains pays, les instituts statistiques nationaux des pays
développés ont publié une première version des comptes du premier trimestre.
Marquée d’abord par la détérioration des perspectives du commerce et du
tourisme, puis progressivement à partir de la mi-mars par l’instauration de
mesures de confinement destinées à lutter contre la propagation du virus,
l’activité économique était attendue en forte baisse sur l’ensemble du
trimestre. Sans surprise, les chiffres de croissance du PIB ont déjà concrétisé,
dans leur version provisoire, les effets économiques de ce confinement durant
les deux dernières semaines du trimestre.



Parmi les pays industrialisés ayant publié leurs premiers comptes, les États-Unis et le Royaume-Uni paraissent moins affectés que les pays européens et, parmi les pays européens, la France, l’Italie et l’Espagne affichent les chutes du PIB les plus fortes (Graphique). À l’autre bout du spectre, la Pologne, l’Australie, la Suède et l’Irlande ressortent pour le moment quasiment indemnes de la crise en comparaison des pays ayant subi les contractions les plus fortes.   

Ces disparités observées de
l’effet de la pandémie et du confinement sur la croissance proviennent en
premier lieu des chocs d’origine interne subis par les économies, avec la durée
du confinement qui détermine le temps de mise en veille de l’activité ainsi que
son intensité qui régit l’étendue des arrêts d’activité. Elles s’expliquent aussi
par le degré d’ouverture des pays et leur exposition différenciée aux chocs
subis par leurs partenaires commerciaux. Elles peuvent enfin résulter des
problèmes de construction des comptes nationaux dans le contexte inédit de la
crise du Covid-19 et de la manière dont les instituts statistiques nationaux
ont remédié aux difficultés inhérentes à la situation[1].

La plupart des instituts
statistiques souligne que ces résultats sont davantage susceptibles qu’à
l’accoutumée d’être révisés. L’expérience passée illustre à cet égard la
difficulté de prendre la mesure de l’impact des chocs majeurs sur l’activité
économique. Lors de la grande récession de 2008/09, les révisions des comptes
nationaux entre la première version publiée à l’époque et la version
d’aujourd’hui ont quasiment toujours été faites à la baisse, tant pour les
trimestres de grande récession que pour l’évaluation de la croissance en
moyenne annuelle (Tableau 1).
Dans la situation actuelle, incommensurablement plus grave qu’en 2008/09 et où
les chiffres de récession se comptent en points de PIB et non plus en dixièmes
de points, les révisions des comptes nationaux risquent de revêtir une ampleur
jamais vue.

Le processus de révision des comptes du premier trimestre 2020 a d’ailleurs été engagé un mois après la publication de leur version préliminaire. La contraction du PIB français, initialement estimée à -5,8 % le 30 avril, ce qui plaçait l’Hexagone en queue de peloton, a été révisée à la baisse à -5,3 % selon la deuxième estimation rendue publique le 29 mai. Symétriquement, l’Italie qui avait publié une contraction de son PIB de -4,7 % dans sa version provisoire de fin avril, l’a révisée à -5,3 % le 29 mai. Au final, en l’état de l’information à la fin mai, la France et l’Italie affichent des résultats égaux au premier trimestre 2020 (Graphique).

D’autres pays
ont également révisé leurs comptes, certains à la baisse, d’autres à la hausse (Tableau
2).
En tout état de cause, ce processus de révision des comptes n’en n’est qu’à son
début. Une étape majeure sera franchie l’année prochaine une fois que les
comptes trimestriels auront été calés sur les comptes annuels de 2020. Ces
comptes annuels, révisés à deux reprises jusqu’à leur version définitive en
2023, révéleront alors progressivement l’ampleur d’une récession incomparable
dont on ne perçoit actuellement que les prémisses.


[1] Voir sur
ce point Eurostat, « Guidance on quarterly national accounts estimates in the context of the
covid-19 crisis
 », Methodological
Note
, 24 avril 2020. Voir aussi pour la France, « La statistique publique à
l’épreuve de la crise sanitaire
 », Jean-Luc Tavernier, blog de l’INSEE, 6 mai 2020.




L’Allemagne prise dans l’engrenage du CIR

Evens Salies et Sarah Guillou

Après des années d’hésitation, le Parlement allemand vient d’introduire un dispositif fiscal en faveur des dépenses de R&D. La décision précède la crise déclenchée par la Covid-19, mais elle pourrait bien être providentielle pour les entreprises allemandes.



Quelles
sont les raisons qui ont poussé l’Allemagne à prendre une telle décision, quatre
décennies après les États-Unis et la France, et alors qu’elle figure parmi les investisseurs
de tête, tant en termes de R&D que d’innovations ? S’agit-il d’un
instrument supplémentaire au service de la compétitivité ? Et quelles
seront les répercussions sur l’investissement en R&D en France ?

Le
dispositif fiscal allemand, entré en vigueur dès janvier 2020, offre aux
entreprises un crédit d’impôt égal à 25 % des dépenses de R&D déclarées. L’assiette
est plus étroite que pour le crédit d’impôt recherche (CIR), dans la mesure où,
en Allemagne, seuls les salaires sont pris en compte (cotisations patronales incluses).[1] Le taux de
25 % est toutefois proche du taux français (30 %). Les dépenses éligibles par
entreprise sont plafonnées à deux millions d’euros ; le crédit d’impôt par
entreprise sera limité à 500 000 euros (la sous-traitance a un traitement
un peu différent). Lorsque plusieurs filiales d’un groupe bénéficient du
dispositif, dans le cadre d’un programme de recherche commun, la somme des
dépenses éligibles est plafonnée à 15 millions d’euros (crédit d’impôt de 3,75
millions).

À
titre de comparaison, parmi les entreprises françaises qui font de la R&D,
les PME reçoivent en moyenne 131 000 euros de CIR, les ETI, 742 000
euros, et les grandes entreprises 5,6 millions d’après les chiffres du MESRI.
Les montants les plus élevés dépassent 30 millions d’euros (peu d’entreprises sont
dans ce cas), mais ne vont guère au-delà, car le taux du CIR passe de 30 à 5 %
des dépenses de R&D éligibles au-delà du seuil de 100 millions d’euros
d’assiette. Les estimations du manque à gagner fiscal annuel pour l’Allemagne (avant
bouclage macroéconomique) vont jusqu’à cinq milliards d’euros par an. C’est 80
% du CIR français et autant que les incitations fiscales en faveur de la
R&D au Royaume-Uni. Sans le plafond, le dispositif pourrait coûter autour
de 9 milliards d’euros à l’État fédéral allemand.[2]

Les
caractéristiques du dispositif et le niveau élevé de la R&D privée allemande
interrogent sur les réelles motivations du Parlement. En effet, on peut se
demander pourquoi n’a-t-il pas opté pour un dispositif
« incrémental », c’est-à-dire assis sur l’accroissement des dépenses
de R&D éligibles, comme aux États-Unis, ou en France jusqu’en 2003. Certes,
un dispositif incrémental ne soutient pas les entreprises dont la R&D
stagne, ou baisse (les aides directes sont plus efficaces dans ce cas), mais il
évite les effets d’aubaine du CIR (Salies, 2017).
Le plafond limite ces effets, mais ne les supprime pas.

Le niveau des dépenses privées de R&D est nettement plus élevé en Allemagne que dans n’importe quel État membre (62,2 milliards d’euros, hors subventions directes). La France est loin derrière (27,5 milliards d’euros), suivie de l’Italie et la Suède (respectivement 12,8 et 9,6 milliards). Nous obtenons un classement comparable, pour l’Allemagne, la France et l’Italie, si on mesure l’effort de R&D (les dépenses rapportées au PIB ; graphique 1). L’Allemagne est quasiment au même niveau que la Suède (resp. 1,92 et 2,01 points). Viennent ensuite le Danemark, la Belgique, l’Autriche, la Finlande. La France est en 7e position avec 1,44 points et l’Italie 13e avec 0,71 point. La recherche privée allemande (hors subventions) n’est qu’a 0,08 point de PIB du seuil de 2 % fixé lors du conseil européen de Barcelone en 2002 (la « stratégie de Lisbonne »), que seule la Suède atteint. Subventions incluses, le secteur privé dépasse ce seuil. Depuis 2017, la dépense intérieure (privée et publique) de recherche de l’Allemagne dépasse également le seuil de 3 %. Ainsi, l’argument de Spengel et Grittmann du ZEW en 2009 qu’une incitation fiscale permettrait aux entreprises allemandes de surmonter un sous-investissement privé en R&D n’est pas convaincant, du moins dans une perspective européenne.

Certes,
au niveau mondial, trois pays font mieux que l’Allemagne : les États-Unis,
la Chine, et le Japon où le secteur privé dépense 1,6 euro quand l’Allemagne en
dépense 1. Néanmoins, si la motivation du Parlement allemand à introduire une
incitation fiscale était de rattraper ces pays, il ne l’aurait pas fait 40 ans
après les États-Unis !

L’introduction d’une incitation fiscale à la R&D est moins étonnante si l’on considère l’évolution de l’effort. Nous avons calculé le taux moyen de croissance de l’effort de R&D pour les 27 États membres actuels, le Royaume-Uni, la Norvège et l’Islande sur la période 2002-2017 (graphique 2).

La
courbe traversant le nuage (ajustement logarithmique) révèle une relation quasi-inverse
entre ce taux et l’effort en 2002, suggérant une convergence des efforts de
R&D. Visiblement, de nombreux pays sont dans une période de rattrapage en
matière d’investissement dans la recherche. La plupart d’entre eux sont de
petite taille, mais l’ensemble est signifiant. Par exemple, les pays dont le
taux de croissance de l’effort de R&D est au moins égal au taux allemand
(1,52 %), dépensent 82,8 milliards (subventions incluses) en 2017, soit 1,2
fois la dépense allemande (68,7 milliards).[3] L’effort
de R&D de ces pays est égal à 0,8 point de PIB en 2017.[4]

Le
CIR allemand serait-il alors une réponse au ralentissement de la dépense en
R&D ? Les dépenses en R&D se comportent comme les autres dépenses
en capital, elles ralentissent avec le niveau. En outre, plus les pays ont une
dépense intérieure en R&D élevée, plus ils investissent en R&D à
l’étranger. Cela résulte de ce que la dépense en R&D est principalement le
fait des grandes entreprises et des multinationales ; citons par exemple
Alphabet, Volkswagen et Sanofi avec respectivement 18,3, 13,6 et 5,9 milliards
d’euros de dépenses de R&D en 2019 d’après les chiffres du EU
Industrial R&D Scoreboard
.
Il est notable que les grandes multinationales ouvrent des centres de R&D à
l’étranger pour se rapprocher des marchés sur lesquels elles exportent, et pour
le pouvoir de négociation que ces investissements peuvent procurer face aux
administrations locales (voir rapport de la CNUCED WIR,
2005
). Toutes les grandes entreprises du secteur pharmaceutique
(Pfizer, GlaxoSmithKline, AstroZoneca, Sanofi-Aventis, Novartis, Eli Lilly) ont
implanté des laboratoires de recherche clinique en Inde. Même EDF a un centre de R&D à Beijing (Pékin),
consacré aux réseaux, aux énergies renouvelables et à la ville durable. S’il n’y pas forcément une substitution avec
la R&D nationale, cela indique qu’il y a une sorte de plateau des dépenses
de R&D par pays pour une entreprise. La mesure allemande est probablement
motivée par la concurrence mondiale pour attirer de nouveaux centres de
R&D. C’est aussi l’objectif affiché du CIR français.

La
mise en place d’un « CIR allemand » en faveur de la R&D est-elle
de bon augure pour la compétitivité de la France ? L’Allemagne a un avantage
comparatif dans le secteur manufacturier, qui investit beaucoup en R&D. Le dispositif
fiscal allemand renforcera cet avantage, sans risque de contentieux européen,
puisque les aides à la R&D font partie des exemptions du régime de contrôle
des aides d’État de la Commission européenne. L’avantage comparatif de la
France se situe plutôt dans les services. L’effort de R&D des services en
France est plus intense qu’en Allemagne : 0,28 % du PIB en Allemagne et
0,67 % en France. Or, la France se distingue par un moindre soutien public de
la R&D des entreprises des services. La part du financement public de la recherche
privée dans les services en 2015, était de 4 % en France, contre 11 % en
Allemagne d’après une étude de l’Insee. Le « CIR allemand » ne fera que
renchérir le prix relatif de la recherche privée française dans les services
relativement à la recherche allemande. Or, le contenu en R&D des services
en détermine le prix, puisqu’il détermine son contenu technologique. L’avantage
fiscal allemand va donc accentuer l’avantage de coût des services
technologiques eux-mêmes incorporés dans la valeur ajoutée manufacturière. Cela
va renforcer l’avantage de coût des entreprises manufacturières allemandes.

En
outre, le prix de la R&D est de plus en plus déterminé par les dépenses de
personnel, dont la part dans la R&D a eu tendance à augmenter en Italie, en
France et légèrement en Allemagne. Cette part est à peu près égale dans les
deux derniers pays en 2017 : 61,8 % en Allemagne, 59,7 % en France.[5] L’évolution
relative des salaires des chercheurs aura un impact sur la différence du
montant du crédit d’impôt entre la France et l’Allemagne. Rappelons que le
nouveau dispositif introduit Outre-Rhin n’est assis que sur des dépenses de
personnel. On peut ainsi l’envisager comme un CICE ciblé sur les travailleurs
hautement qualifiés du secteur de la recherche. Nous faisons référence au CICE avant qu’il ne bascule en
baisse de cotisations sociales patronales.

C’est
la raison pour laquelle nous pensons que l’Allemagne a plutôt voulu poursuivre
sa politique d’abaissement de la fiscalité sur les entreprises. C’est une des
motivations de la réforme du CIR en 2008, qui « [peut] être vu comme une
compensation [fiscale] de taux d’imposition des sociétés plus bas dans d’autres
pays » (Lentile et Mairesse, 2009). Le taux médian dans l’OCDE appliqué aux
grandes entreprises n’a cessé de baisser depuis 1995 ( 13 points sur la période 1995-2018), passant
de 35 % à 22 %. Cependant, le taux allemand, qui oscille entre 29 et 30 %
depuis 2008, est proche du taux français (32 % environ en 2020 ; CE, 2020).
L’opposition qui pouvait exister en matière de
« philosophie fiscale », entre un système français fondé sur un taux
élevé et de nombreux mécanismes dérogatoires, et un système allemand fondé sur
une assiette large et des taux faibles, paraît moins forte depuis que
l’Allemagne a mise en place son « CIR ».

Ce
dernier devrait renforcer l’attractivité de l’Allemagne pour les activités de
R&D, qui s’est un peu détériorée (EY, 2020 ;
voir également CNEPI, 2019).
Depuis 2011, le Royaume-Uni en tête, suivi de l’Allemagne et la France, étaient
les trois premiers pays d’accueil pour le nombre de projets de centres de
R&D. Depuis 2018, l’Hexagone accueille plus de projets que l’Allemagne (1197
contre 971 en 2019), reléguant l’Allemagne à la troisième place (cela s’était
déjà produit en 2009, en pleine crise financière). Le nouveau dispositif fiscal
devrait influencer l’arbitrage
d’implantation d’entreprises étrangères qui hésitent entre la France et
l’Allemagne. Il devrait aussi attirer des
entreprises françaises en Allemagne, de la même manière qu’une part
significative des activités privées de R&D réalisées en France viennent
d’entreprises étrangères : 21 % en 2015, en pourcentage des dépenses,
comme en pourcentage de chercheurs employés (voir Salies, 2020).
Conformément au droit européen, les entreprises françaises installées
Outre-Rhin, et redevables du « Körperschaftsteuer » (l’impôt sur les
sociétés allemand), devraient pouvoir bénéficier de cette niche.

Enfin,
les organismes privés et publics de R&D localisés en France, devraient
pouvoir bénéficier de l’incitation fiscale introduite en Allemagne, via la sous-traitance.
Mais, ce bénéfice ne sera que marginal, pour deux raisons : la tradition
du « Mittelstand » allemand a plutôt la culture du réseau local et
l’assiette pour les activités sous-traitées est plafonnée (comme pour le CIR). Les
sous-traitants français pourront probablement bénéficier d’agréments, de la
même manière que le MESRI délivre des agréments en Allemagne. Depuis 2009, l’Allemagne récupère 6 % des
agréments de sous-traitance accordés par le MESRI, le Royaume-Uni, 4 %, etc. La
majorité des agréments est accordée à des entreprises localisées en France (75
%).

Quelles
que soient les raisons ayant motivé le Parlement outre-rhin à introduire un
dispositif fiscal en faveur des dépenses de R&D, il est certain que la
France n’a pas intérêt à retirer le sien. Cela ne dispense pas la France de
réformer le CIR, les effets de levier n’étant pas aussi forts qu’attendus ;
les aides (directes et indirectes), en points de PIB, ont augmenté en moyenne de
5,7 % par an depuis 2000, alors que la R&D, elle aussi en point de PIB, n’a
augmenté que de 0,73 % par an. Le peu d’effet de levier est peut-être la
raison ayant dissuadé si longtemps l’Allemagne d’introduire une niche fiscale
pour soutenir la R&D.

En
cette période de recherche de moyens de soutien aux entreprises, il va de soi
que le crédit d’impôt recherche restera inchangé en France et pourrait
connaître une extension du plafond en Allemagne (notamment pour aider les
constructeurs automobiles qui se sont vus refuser un plan de soutien direct).

Ce
qui reste navrant cependant, c’est qu’un des motifs de cette introduction se
trouve probablement dans l’incapacité des États membres à faire avancer la
directive européenne ACCIS qui prévoyait une fiscalité de la R&D harmonisée
pour les grandes groupes par une déduction de l’assiette de l’impôt sur les
profits des dépenses de R&D. Le CIR allemand pourrait bien faire
concurrence au CIR français, conduisant à des transferts de R&D (de la part
des multinationales) d’un État à l’autre. L’augmentation nette sur la dépense
de R&D des entreprises européennes reste à estimer. Sans augmentation de
cette dépense, la politique allemande pourrait être considérée comme une
additionnelle politique fiscale non coopérative alors que l’Europe est à la
recherche de recettes fiscales communes.


[1].
Le CIR
français
intègre, outre les dépenses de personnel, les dépenses
d’acquisition des brevets, de normalisation, les dotations relatives à l’amortissement
des bâtiments affectés à la recherche, etc.

[2]. Sur la
base d’une dépense privée de R&D de 62 milliards d’euros en 2017 (aides
directes exclues), on trouve 0,25 (le taux du crédit d’impôt)  0,6 (la part
des salaires dans la R&D)  62
milliards  9,3
milliards.

[3].
Pays-Bas, Royaume-Uni, Slovénie, Slovaquie, Belgique, Lettonie, Italie,
Roumanie, Autriche, Lituanie, Portugal, Hongrie, Estonie, Chypre, Grèce,
Bulgarie, Pologne et Malte.

[4]. Le PIB
de ces pays (au prix de marché en 2017) est égal à 2,5 fois celui de
l’Allemagne.

[5]
L’augmentation dans l’hexagone et en Italie est de + 7 et + 20 points
respectivement sur la période 2000-2017.