Europe / Etats-Unis : comment les politiques budgétaires ont –elles soutenu les revenus ?

par Christophe Blot, Magali Dauvin et Raul Sampognaro

La forte chute de l’activité et ses conséquences sociales brutales ont conduit les gouvernements et les banques centrales à prendre des mesures ambitieuses de soutien afin d’amortir le choc qui s’est traduit par une récession mondiale inédite au premier semestre 2020, analysée dans le Policy Brief n° 78. Face à une crise sanitaire sans précédent dans l’histoire contemporaine, ayant nécessité des arrêts d’activité forcés pour freiner la propagation du virus, les gouvernements ont mis en place des mesures urgentes de soutien afin d’éviter l’enclenchement d’une crise incontrôlée susceptible d’altérer durablement la trajectoire économique[1]. Trois grands types de mesures ont été prises : certaines visent à maintenir le pouvoir d’achat des ménages malgré les arrêts d’activité ; d’autres à l’intention des entreprises tentent de préserver l’outil de production et enfin des mesures spécifiques au secteur de la santé. Les comptes nationaux trimestriels, disponibles à la fin du premier semestre, permettent de connaître à quel point le revenu disponible des agents privés a été préservé par la politique budgétaire à ce stade de la crise de la covid-19[2].



La politique
budgétaire fait exploser le revenu des ménages américains et préserve celui des
européens

Dans les principales économies avancées, la crise de la covid-19 a généré des pertes de revenu primaire (avant transferts monétaires) s’échelonnant de 81 milliards de livres sterling au Royaume-Uni à 458 milliards de dollars aux États-Unis (Tableau 1). Le choc initial de revenu fut plus important en Espagne et en Italie – respectivement 6,5 et 6,7 points de PIB – et de moindre ampleur en Allemagne (3,4 points de PIB) et aux États-Unis (2,1 points de PIB).

Le graphique 1 décompose la part du choc sur le revenu primaire (RP) encaissée par agent (première barre à gauche pour chaque pays, notée « RP »). En Espagne et en Italie, les ménages ont subi la majorité des pertes, à hauteur de respectivement 54 % et 60 % de la perte de revenu totale dans l’économie. En France et en Allemagne, ce sont les entreprises qui ont supporté la plus grosse part (48%) de la baisse de revenu. Au Royaume-Uni et aux États-Unis, les entreprises ont encaissé une perte respective de 50 milliards de livres et 275 milliards de dollars, représentant 62 et 60 % de la perte totale dans l’économie. Dans tous les pays, les administrations publiques (APU) subissent un moindre choc, qui s’explique par l’évolution spontané de certains stabilisateurs automatiques, et par une valeur ajoutée en valeur relativement épargnée par les restrictions d’activité pendant le confinement.

Si l’on se tourne maintenant sur
la décomposition des pertes de revenu disponible (RD), qui tient compte des
transferts monétaires, des cotisations sociales et des impôts sur les revenus,
l’histoire est toute autre. La mise en place des mesures d’urgence a permis
d’absorber une partie de ces pertes comme illustrée par la barre dénommée
« RD » dans le graphique 1.
La mise en place du chômage partiel dans les pays européens a ainsi reporté la
charge des salaires des entreprises vers les APU ce qui a permis de préserver
le revenu des ménages et d’éviter les ruptures des contrats de travail. De
même, les allègements de cotisations sociales, les réductions d’impôts sur les
revenus ou les profits ont transféré le coût de la crise des agents privés vers
les gouvernements. Face à un choc non prévisible, l’État aurait ainsi joué d’un
rôle d’assureur en dernier ressort des revenus des agents privés, bien que
d’ampleur différente selon les pays. Ainsi, alors que les APU espagnoles ont
absorbé 13,5 % du choc de revenu primaire, les mesures de soutien ont
porté cette part à 59 %, un niveau supérieur à celui de l’Italie
(55,3 %) et de la France (54,3 %) en termes de revenu disponible.
Comparativement, les mesures prises par le gouvernement allemand ont permis
d’absorber une part plus élevée du choc puisqu’elle s’élève 67 % de la
perte du revenu disponible contre 28 % de la baisse du revenu primaire.

Au Royaume-Uni les mesures
d’urgence ont absorbé la totalité du choc. Alors que les entreprises et les
ménages enregistrent une perte de revenu primaire de 50 et 15 milliards de
livres respectivement, leur revenu disponible n’a baissé que de 4 et 2
milliards de livres. En termes de revenu disponible, les administrations
publiques absorbent ainsi 93,6 % du choc. Le contraste est encore plus
marqué en Allemagne et aux États-Unis puisque les mesures ont surcompensé le
choc initial de revenu primaire, notamment pour les ménages. Les chiffres
américains sont particulièrement impressionnants. Sur le semestre, la baisse de
revenu primaire est de 192 milliards tandis que le revenu disponible des
ménages a progressé de 576 milliards notamment du fait du versement d’un crédit
d’impôt et d’une allocation chômage fédérale exceptionnelle d’un montant de 600
dollars par semaine versée aux chômeurs quel que soit leur revenu initial[3].
Les différentes mesures fiscales et les subventions octroyées aux entreprises
ont réduit la perte de 210 milliards. Ainsi, le gouvernement américain a
absorbé 237 % du choc reflétant l’ampleur des mesures de soutien prises en
mars-avril.

Les destructions
d’emplois et l’incertitude sur l’avenir peuvent entraver la reprise
outre-Atlantique

Comme on l’a vu, la politique
budgétaire a été mobilisée massivement outre-Atlantique. Même si à ce stade, le
choc macroéconomique est plus faible aux États-Unis que dans l’UE[4],
l’impulsion budgétaire est bien plus importante. L’ensemble des transferts en
faveur des ménages dépassent, à l’issue du 1er semestre, le choc
immédiat sur leur revenu primaire. De cette façon le revenu disponible des
ménages américains a augmenté de 13 %, au moment où leur revenu primaire
baissait de 4 % en lien avec les destructions d’emplois. Cette situation
s’explique notamment par un crédit d’impôt versé aux ménages et une allocation
additionnelle et forfaitaire de 600 dollars par semaine versée par le
gouvernement fédéral à toute personne éligible au chômage. Entre le quatrième
trimestre 2019 et le deuxième trimestre 2020, les transferts aux ménages ont
ainsi bondi de 80 % et représentaient 31 % du revenu disponible
contre 19 % en 2019.

Cette différence de gestion de la crise s’explique sans doute par l’absence de filets de protection sociale aux États-Unis réduisant de fait le rôle des stabilisateurs automatiques et limitant également les citoyens non ou peu couverts par une assurance maladie à faire face aux dépenses de soins en cas de baisse des revenus. La mise en œuvre de mesures contra-cycliques est alors d’autant plus importante, ce qui explique sans doute pourquoi les plans de relance sont plus conséquents, comme ils l’avaient été pendant la crise de 2008-2009 et que les mesures soutiennent directement et fortement les revenus des ménages. Par ailleurs, aux États-Unis, cette relance incombe à l’État fédéral alors que dans l’Union, l’essentiel des plans de soutien émanent des États.

La forte poussée du chômage observée outre-Atlantique – qui a atteint un pic à 14,7 % en avril – contraste avec la situation européenne, s’explique en partie par la stratégie différenciée de politique économique. Aux États-Unis, un transfert positif et conséquent de revenu a été fait aux ménages pour palier la baisse des rémunérations résultant des destructions d’emplois, ce qui a également permis d’atténuer le choc sur les marges des firmes. A contrario, dans les principales économies européennes, les relations contractuelles d’emploi ont été maintenues mais les revenus des ménages ont été un peu moins bien préservés – ils seraient en légère baisse sauf en Allemagne. Dans les principales économies européennes, le choix a été fait de mobiliser massivement les dispositifs d’activité partielle et aux États-Unis la réponse s’est faite par un envoi direct et immédiat de chèques aux ménages.

Le fait d’avoir préservé les
revenus, pendant une période où la consommation était empêchée par la fermeture
des commerces non essentiels, a permis d’accumuler 76 milliards d’euros
« d’épargne covid » en Allemagne (8 points de RDB), 62 milliards en
France (9 points de RDB) et 38 milliards en Espagne et en Italie
(respectivement 10 et 6 points de RDB). Dans les pays anglo-saxons « l’épargne
covid » est encore plus importante : 89 milliards de livres au
Royaume-Uni (12 points de RDB)) et la somme arrive à 961 milliards de dollars
aux États-Unis (12 points de RDB). L’évolution de l’épidémie et la mobilisation
de cette épargne seront les deux clés pour connaître l’ampleur du rebond de
l’activité à partir du second semestre 2020.

Or c’est précisément le moment où les différences d’approche peuvent créer une divergence des trajectoires économiques. Si on peut dire que la situation des ménages a été jusqu’ici mieux préservée outre-Atlantique, les contrats de travail ont été rompus. Dans ce contexte, la rembauche de la main d’œuvre peut prendre un certain délai, entravant le redéploiement rapide de l’appareil productif. Ceci risque de ralentir la vitesse de normalisation de l’activité, contribuant à maintenir les pertes d’emplois et limitant la restauration des bilans des entreprises. Dans le contexte des élections du 3 novembre, les négociations entre Démocrates et Républicains au Congrès sont bloquées. Si les mesures prises pendant la crise ne sont pas – au moins partiellement – reconduites, la situation des ménages américains risque de devenir plus critique dans la mesure où la faiblesse des filets de protection sociale ne permettra pas d’atténuer un choc qui serait durable. Ceci peut avoir des effets de second tour sur la génération des revenus primaires et de l’investissement[5]. A l’issue des élections, il est probable que de nouvelles mesures seront prises mais les délais pourraient longs notamment en cas de victoire de Joe Biden puisqu’il faudra alors attendre sa prise de fonction prévue en janvier 2021. Le maintien d’une forte incertitude sur l’ampleur de la reprise – accentuée par l’incertitude politique – peut encourager les ménages américains à ne pas dépenser « l’épargne covid » afin de garder une « épargne de précaution » pour faire face à une crise sanitaire, économique et sociale qui risque de durer.

Lexique

Revenu primaire : les revenus primaires comprennent les
revenus directement liés à une participation au processus de production. La
majeure partie des revenus primaires des ménages est constituée des salaires et
des revenus de la propriété.

Revenu disponible brut : Revenu dont disposent les agents
pour consommer ou investir, après opérations de redistribution. Il comprend le
revenu primaire auquel on ajoute les prestations sociales en espèces et on en
retranche les cotisations sociales et les impôts versés.

*
* *


[1] Voir
« Evaluation
de la pandémie de Covid-19 sur l’économie mondiale 
», Revue de l’OFCE
n°166 pour une première analyse de ces différentes mesures de soutien
budgétaire et monétaire.

[2] Ces
résultats sont à prendre avec prudence. Si les comptes nationaux trimestriels
constituent le cadre cohérent le plus complet disponible avec les données
recueillies par les instituts statistiques officiels, ils restent provisoires.
Ces comptes sont soumis à des fortes révisions qui pourront modifier
sensiblement les résultats finaux lorsqu’ils intégreront des nouvelles données
(bilans des entreprises…) et qu’ils seront jugés définitifs dans un délai de
deux ans.

[3] Cette
allocation s’ajoute de surcroît à celle versée par les systèmes
d’assurance-chômage géré par les États.

[4] La perte
de PIB semestrielle est de 5 % aux US, contre 8,3 % dans l’UE.

[5] F. Buera, R. Fattal-Jaef, H.
Hopenhayn, A. Neumeyer, et J. Shin (2020), “The Economic Ripple Effects of
COVID-19”, Working Paper.




Investissement et capital productif publics en France: état des lieux et perspectives

par Mathieu Plane, Xavier Ragot, Francesco Saraceno

Comparé aux autres pays de l’OCDE, le capital public en France est élevé ainsi que la qualité des infrastructures. Mais la tendance depuis dix ans n’est pas favorable. L’investissement public brut est sur une tendance décroissante depuis maintenant plusieurs années. Le taux de croissance de l’investissement public net montre une chute plus importante encore. Cela signifie que la dépréciation du capital public et des infrastructures n’est que très partiellement compensée.



La valeur patrimoniale
des administrations publiques est encore positive mais a subi une chute
importante et atteint un point bas inquiétant. En effet, la dette publique a
cru plus vite que le capital public.

En plus des effets de
long terme, les analyses montrent que l’investissement public a l’avantage de stimuler
l’activité économique à court terme. Pendant la période de crise de la
Covid-19, il faut s’attendre à des effets positifs importants en France du fait
de la situation économique courante. L’investissement public est presque
autofinancé en période de récession.

Les collectivités locales
sont le premier investisseur public. Elles réalisent près de 70 % de
l’investissement public civil. L’investissement public pour les ouvrages de
génie civil, le logement, l’éducation et la protection de l’environnement est
principalement réalisé par les collectivités locales.

Trois fonctions de
l’investissement public demandent un effort particulier. La première est la
maintenance des infrastructures existantes, en particulier de génie civil. La
seconde est la transition énergétique et l’investissement pour la biodiversité,
dont les montants totaux nécessaires sont élevés. Enfin la troisième concerne les
infrastructures de l’économie numérique.

Le plan de relance de 100
milliards d’euros indique une inflexion encore modeste en faveur de l’investissement
public. En effet, les montants nécessaires sont élevés sur plusieurs années. À
court terme, l’enjeu essentiel est la mise en œuvre rapide de l’investissement
public afin de bénéficier à la fois des effets de court et long terme.

Pour consulter l’étude : https://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/pbrief/2020/OFCEpbrief79.pdf




Les marchés financiers prédisent-ils les récessions ?

par Giovanni Ricco

Les acteurs des marchés financiers,
collectivement, possèdent-ils une sagesse particulière quant au moment où les
économies risquent de tomber en récession ? Nous avons examiné cette question
dans un article préparé pour la conférence à la Brookings Institution[1]. Nos
résultats suggèrent que la réponse est : « probablement pas ». En fait,
les variables financières ont un pouvoir prédictif très limité pour les
récessions.



Après la Grande Récession, et encore une fois avec la crise de la COVID-19,
il y a eu un intérêt croissant pour comprendre la relation entre l’accumulation
de fragilité financière et le cycle économique. N’ayant pas réussi à prédire les
krachs, la profession économique a essayé de comprendre ce qui manquait dans
les modèles macroéconomiques et économétriques standards et quels étaient les
principaux indicateurs de stress sur les marchés financiers qui peuvent aider à
prévoir les crises et à identifier l’accumulation de risques macroéconomiques.

En fait, dans une contribution très importante, Adrian et al. (2018) ont proposé l’évaluation de la distribution
prédictive du PIB pour définir le concept de croissance à risque, défini comme la valeur de la croissance du PIB
au cinquième centile inférieur de la répartition de la croissance prévue, conditionnée
à un indice de stress financier[2].  Ce concept a été adopté par de nombreuses institutions
dans plusieurs pays pour surveiller les risques (voir, par exemple, Prasad et al., 2019, pour une description de
l’utilisation de cette méthode au FMI).

Clairement, les marchés financiers et l’économie réelle (la production de
biens et de services) interagissent. Leurs mouvements sont fortement corrélés
et les indicateurs financiers peuvent, bien entendu, fournir des informations
utiles sur les conditions économiques actuelles. Ils reflètent également les
attentes des acteurs du marché quant à la direction de l’économie réelle.

La question spécifique que nous avons examinée dans notre document de
travail « When is
Growth at Risk ?
 » (Quand la croissance est-elle menacée ?),
un article préparé pour la conférence à la Brookings Institution, est de savoir
si les indicateurs financiers fournissent un pouvoir prédictif supplémentaire, en
plus des indicateurs de l’économie réelle tels que les enquêtes auprès des
directeurs d’achat des entreprises. Si oui, la sagesse des marchés pourrait
être exploitée par les décideurs pour anticiper et se préparer à une crise
macroéconomique.

L’article évalue empiriquement la relation potentiellement non linéaire
entre les indicateurs financiers et la distribution de la croissance future du PIB,
à la fois à très court terme (un trimestre) et à moyen terme (quatre
trimestres), en utilisant un riche ensemble de variables macroéconomiques et
financières couvrant 13 économies avancées. Tout d’abord, nous évaluons les
performances hors échantillon, y compris un exercice en temps réel basé sur un
modèle non paramétrique flexible. Ensuite, nous utilisons un modèle
paramétrique pour estimer les moments de la distribution du PIB conditionnel à
des variables financières et pour évaluer leur l’incertitude d’estimation dans
l’échantillon.

Notre conclusion générale est pessimiste : les moments autres que la
moyenne conditionnelle sont mal estimés et aucun des prédicteurs que nous
considérons ne fournit un avertissement avancé, robustes et précis des risques
extrêmes ou toute autre caractéristique de la distribution de la croissance du
PIB autre que la moyenne. En particulier, les variables financières contribuent
peu à de telles prévisions distributionnelles, au-delà des informations
contenues dans les indicateurs macroéconomiques.

À titre d’exemple, la figure ci-dessus montre un exercice au cours des
premiers mois de la crise de la COVID-19 pour les États-Unis. Nous
conditionnons nos prédictions sur les informations financières disponibles à trois
dates différentes : les premiers jours ouvrés de février, mars et avril 2020. À
ce moment-là, aucun des indicateurs de cycle relatifs à la période de blocage
étaient disponibles jusqu’à fin avril. Cependant, les reportages et les
discussions politiques sur le virus étaient endémiques à partir de janvier
2020, et cette information aurait pu potentiellement être reflétée dans le prix
des actifs financiers, les enquêtes auprès des entreprises et des
consommateurs, etc.

Les graphes montrent que le modèle avec informations financières (à droite) commence à signaler la probabilité d’une récession en avril, tandis que le modèle contenant uniquement des informations macroéconomiques (à gauche) ne rend pas compte de la détérioration des conditions macroéconomiques. Pendant que les indicateurs macroéconomiques tardent à arriver, les variables financières ne sont qu’un peu plus rapides et en fait n’ont commencé à clignoter que fin février, quelques jours à peine avant que des mesures politiques dramatiques ne soient introduites dans plusieurs États américains.

La leçon que nous tirons de nos résultats est que les marchés financiers n’anticipent pas les récessions et ils évaluent le risque seulement une fois qu’ils le voient. Cet aveuglement suggère que les informations relatives à la trajectoire à court terme de l’économie sont rapidement accessibles à tous, mais des événements rares, tels que les récessions, sont fondamentalement imprévisibles ou en tout cas, imprévus.

Le message adressé aux décideurs politiques et aux prévisionnistes
économiques des banques centrales et d’ailleurs est qu’ils ne peuvent pas
utiliser mécaniquement les indicateurs financiers pour fournir un signe
d’alerte précoce et fiable d’une récession. Les décideurs devraient toujours
prêter attention aux variables financières, même si elles offrent
malheureusement peu de pouvoir prédictif de risque de récession – et ils
devraient chercher à limiter l’accumulation de fragilités financières puisque
ces fragilités amplifient probablement les dommages causés à l’économie réelle
une fois que les récessions se produisent.


[1] Hasenzagl, Thomas, Mikkel Plagborg-Møller, Lucrezia Reichlin et
Giovanni Ricco, 2020, « When is Growth at Risk?  », Brookings Papers on
Economic Activity
, printemps.

[2] Adrian Tobias, Nina Boyarchenko et Domenico Giannone, 2019, « Vulnerable Growth », American Economic Review, vol. 109,
n° 4, pp. 1263-89.




Une histoire du désajustement franco-allemand (1995-2011)

Par Hadrien Camatte et Guillaume Daudin

Les
salaires par employé des secteurs « abrités » ont progressé beaucoup
plus rapidement en France qu’en Allemagne entre 1993 et 2012 (+47
 % en cumulé en France, +12 % en Allemagne). Selon X. Ragot et M. Le
Moigne, cette modération salariale des secteurs abrités en Allemagne serait
responsable de la moitié de l’écart de performances à l’exportation entre les
deux pays (28 points d’écarts en 2011, en prenant 1995 comme base).  



Grâce
à une approche capturant les chaînes de valeurs (modèle PIWIM) et en suivant
les hypothèses
utilisées
par X. Ragot et M. Le Moigne
, nous
estimons que l’écart de dynamique des salaires abrités entre la France et
l’Allemagne entre 1996 et 2011 explique 40 % de l’écart de performance à
l’exportation entre les deux pays (avec l’élasticité-prix des exportations
σ = 3). Ce résultat est un peu inférieur à celui
obtenu par X. Ragot et M. Le Moigne (50
 % du
total de l’écart) sur un horizon un peu plus étendu (1993-2012 pour X. Ragot /
M. Le Moigne) et sur des données agrégées.

Compte
tenu de la forte incertitude autour de l’élasticité-prix des exportations, nous
réalisons deux variantes : la première en retenant
σ = 2 (test de robustesse de X. Ragot et
M. Le Moigne) et σ = 1,3
correspondant
au coefficient de compétitivité-prix de long-terme du modèle
FR-BDF de la Banque de France. Dans le premier cas,
l’écart de dynamique des salaires abrités entre la France et l’Allemagne entre
1995 et 2011 explique près de 30% de l’écart de performance à l’exportation
entre les deux pays, tandis que l’effet obtenu est de 18 % en utilisant
FR-BDF. Ces résultats sont de nature à confirmer l’importance de la dynamique
des salaires abrités dans la performance du secteur exposé en France vis-à-vis
de l’Allemagne, ce qui a pu conduire à une baisse de son taux de marge ou de
ses performances à l’exportation.

* * *

Dans l’article « France et Allemagne : une histoire du
désajustement européen 
»
(2015, Revue de l’OFCE), X. Ragot et
M. Le Moigne étudient les raisons de la divergence économique entre la France
et l’Allemagne depuis le milieu des années 1990. Selon eux, la modération
salariale allemande dans les secteurs abrités[1]
serait responsable de la moitié de l’écart de performances à l’exportation entre
les deux pays et expliquerait environ 2 points de pourcentages – pp – du
taux de chômage français. « Le problème de l’offre en France est
essentiellement le résultat du désajustement européen. » écrivent les deux
auteurs. Certains travaux de recherche soutiennent cette thèse : à la
Banque de France, J. Carluccio[2]
a montré par exemple que les différences constatées au niveau des prix
immobiliers peuvent expliquer jusqu’à 70 % de l’écart de croissance des
salaires entre les deux pays entre 1996 et 2012. En revanche, d’autres travaux[3]
nuancent le rôle de la hausse des coûts du travail spécifique aux services dans
les pertes de parts de marché françaises à l’exportation. Selon V. Vicard et L.
Le Saux, les contributions significatives des services abrités aux exportations
manufacturières ne sont issues que de quelques secteurs des services, dont les
coûts unitaires du travail évoluent à un rythme proche de celui observé dans le
secteur manufacturier.

Cette note propose d’explorer
cette question en mobilisant le modèle PIWIM (Push-cost Inflation through
World Input-output Matrices
), qui permet une approche sectorielle prenant
en compte l’évolution des chaînes de valeur mondiales.

1 – Un état
des lieux : les salaires abrités français ont progressé nettement plus
vite que les salaires exposés allemands entre 1995 et 2011

La progression des salaires
abrités par tête a été beaucoup plus rapide en France qu’en Allemagne entre
1995 et 2011
(+47 %
en cumulé en France, +12 % en Allemagne soit quatre fois plus, voir graphique
1). Cet écart est beaucoup plus faible entre les salaires exposés français et
allemands : entre 1995 et 2011, ils ont augmenté en cumulé de 61 % en
France par rapport à 32 % en Allemagne, soit « seulement » deux
fois plus (voir graphique 2). L’utilisation des rémunérations par tête plutôt
que les salaires par tête ne change pas le diagnostic, même si l’écart est légèrement
plus creusé entre la France et l’Allemagne dans le secteur exposé (annexes 1).

      Bien que les salaires par tête aient progressé plus fortement en France qu’en Allemagne dans l’ensemble des secteurs abrités, il existe toutefois une grande hétérogénéité entre les secteurs (voir graphique 3 et graphiques en annexes 2). Par exemple, les salaires par tête ont progressé de 84 % dans les activités immobilières en France entre 1995 et 2011, tandis qu’ils ont baissé de 2 % en Allemagne sur cette période. En revanche, l’écart de progression des salaires par tête des services administratifs et de soutien n’a été que de 10 points entre la France et l’Allemagne sur la période, soit 20 points de moins que la moyenne des secteurs abrités. Ce point est central pour tenir compte de la critique de V. Vicard et L. Le Saux, dans la mesure où il s’agit du secteur abrité qui fournit le plus d’intrants au secteur exposé (annexes 2). Aussi, nous pondérons les secteurs abrités par rapport la production exportée pour tenir compte de cette critique.

2 – Méthode :
Que ce serait-il passé si les salaires abrités français avaient évolué comme
les salaires abrités allemands ?

Notre stratégie consiste à bâtir un
scénario contrefactuel de manière séquentielle :

  • Nous construisons un scénario contrefactuel de prix de production abrités, en supposant que les salaires de chaque secteur abrité français (par tête) ont évolué comme les salaires des secteurs équivalents allemands (par tête). Le passage des salaires au prix de production se fait sous l’hypothèse que l’excédent brut d’exploitation est constant. Nous utilisons les données de salaires et d’emploi d’Eurostat pour calculer des salaires par tête pour chaque secteur abrité de la base TiVA de l’OCDE pour la France et pour l’Allemagne.
  • Nous construisons un scénario contrefactuel de prix d’exportation, en calculant l’évolution des prix d’exports français si les salaires abrités français avaient évolué au même rythme que les salaires abrités allemands. Le modèle PIWIM utilisé avec la base de données TiVA nous permet d’obtenir le rôle des prix de production des secteurs abrités dans le total des prix d’exportation, pour la France et l’Allemagne entre 1995 et 2011. Pour mémoire, le modèle PIWIM utilise les tableaux d’entrées/sorties au niveau mondial des bases TiVA (OCDE) et WIOD (Commission européenne). Pour chaque année, il permet de calculer la sensibilité des prix des exportations aux salaires des secteurs abrités. La base TiVA (version 2016) est retenue car elle commence en 1995 (vs. 2000 pour WIOD)
  • À partir du scénario contrefactuel de prix
    d’exportation, nous en déduisons des performances à l’exportation
    contrefactuelles.
    Il
    n’est malheureusement pas possible d’utiliser PIWIM pour cette étape et de
    raisonner en équilibre général, dans la mesure où il s’agit d’un modèle
    purement comptable. L’hypothèse relative à l’élasticité-prix est fondamentale,
    dans la mesure où il existe une forte incertitude des estimations empiriques de
    la littérature : si la plupart des estimations macroéconomiques font état
    d’une élasticité proche de l’unité pour la France, d’autres peuvent aller jusqu’à
    6 (Broda
    et Weinstein[4],
    2006). Comme l’hypothèse de
    cette élasticité conditionne les résultats du contrefactuel de performances à
    l’exportation, nous choisissons d’utiliser σ = 3, σ = 2 et σ = 1,3. Les deux
    premières élasticités sont celles utilisées par X. Ragot et M. Le Moigne, 3
    étant considérée comme une valeur moyenne et 2 étant utilisée comme test de
    robustesse. Nous ajoutons à ces deux élasticités un scénario avec le
    coefficient de long-terme de la compétitivité-prix dans FR-BDF (1,3), le modèle
    de prévision utilisé à la Banque de France.

3 – Résultats

D’après le modèle PIWIM, si
les salaires abrités français avaient évolué comme les salaires abrités allemands,
toutes choses égales par ailleurs, les prix d’exports français totaux auraient
été inférieurs de 3,9 pp par rapport à leur progression réelle (graphique 4).

Sur cette période, l’écart de
performances à l’exportation (exportations en volume / demande mondiale) entre
la France et l’Allemagne s’élève à 28 points (graphique 5).

  1. En
    utilisant l’élasticité de de la compétitivité-prix σ = 3
    à l’évolution contrefactuelle des prix
    d’exportations (-3,9 pp), nous obtenons un effet de l’écart de dynamique des
    salaires abrités de l’ordre de 12 points, soit un peu plus de 40 % du
    total de l’écart ;
  2. En
    utilisant l’élasticité de de la compétitivité-prix σ = 2
    correspondant au test de robustesse de X.
    Ragot et M. Le Moigne, nous obtenons un effet de l’écart de dynamique des
    salaires abrités de l’ordre de 8 points, soit près de 30 % du total de
    l’écart ;
  3. En
    utilisant l’élasticité de de la compétitivité-prix σ = 1,3
    correspondant à l’élasticité-prix de
    long-terme de la compétitivité-prix de l’équation des exportations du modèle FR-BDF
    de la Banque de France à l’évolution contrefactuelle des prix d’exportations (-3,9
    pp), nous obtenons un effet de l’écart de dynamique des salaires abrités de
    l’ordre de de 18% du total de l’écart.

À élasticité-prix identique,
notre résultat (40 % de l’écart) est un peu inférieur à celui trouvé par
X. Ragot et M. Le Moigne (50%) sur un horizon toutefois un peu plus large
(1993-2012 vs. 1996-2011 pour cette étude). L’utilisation de données
désagrégées, avec une meilleure prise en compte de l’évolution des salaires
abrités de chaque service de soutien est également susceptible d’expliquer une
partie de l’écart. Il est également cohérent avec les résultats obtenus par R.
Cézar et F. Cartellier (« Compétitivité prix et hors-prix : leçons des chaînes
de valeur mondiales
 »,
Bulletin de la Banque de France,
224/2, juillet-août 2019), qui trouvent qu’en France, l’essentiel de la hausse
du coût unitaire du travail corrigé de l’insertion dans les chaînes de valeur
mondiales provient des secteurs de services, surtout abrités, alors que cet
effet est faible en Allemagne. Malgré la prise en compte de la critique de V.
Vicart / L. Le Saux et quelle que soit l’élasticité-prix retenue, ces
simulations confortent l’importance de la dynamique des salaires abrités dans
les divergences de performances à l’exportation de la France et de l’Allemagne. 

* Les prix à l’exportation français et allemands ont évolué à un rythme très proche depuis 1995, alors que les exportations en volume ont progressé beaucoup plus vite en Allemagne qu’en France. Dans un modèle d’offre et de demande, cela suggère que l’Allemagne a bénéficié d’un choc d’offre positif lié à la modération des prix des intrants.

Annexe 1 : Salaire et rémunération par employé


Annexe 2 : Importance
comparée des secteurs abrités en France et en Allemagne

Poids dans la production des secteurs abrités 

La part des différents secteurs abrités dans la production abritée est assez proche en France et en Allemagne.

Poids des consommations intermédiaires
issues des secteurs abrités dans la production des secteurs exposés

Les branches commerces, réparation d’automobiles et activités de services administratifs et de soutien sont les deux branches des secteurs abrités qui fournissent le plus d’intrants au secteur exposé.

Annexe 3 : Salaire par tête dans les secteurs abrités entre 1995 et 2011

Annexe 4 : Taux de marge net
par industrie (EBE et revenu mixte net/Valeur ajoutée)

Une critique assez usuelle consiste à dire que la fixation des prix d’exportations est réalisée par la concurrence et que l’ajustement est réalisé par les marges des exportateurs et in fine par l’innovation, l’investissement et la compétitivité hors prix. Si le taux de marge net des secteurs abrités a évolué de manière assez concomitante en France et en Allemagne entre 1995 et 2011 (cf. G A), celui-ci a connu des dynamiques très différentes dans le secteur exposé depuis le début des années 2000 : il a augmenté en Allemagne, malgré une forte chute observée pendant la crise de 2009, alors qu’il a baissé de façon quasi ininterrompue en France sur cette période (cf. G B).  

[1] Le
secteur abrité rassemble l’ensemble des biens non-exportables : la
construction, le commerce de gros et de détail, le transport, l’hébergement et
la restauration, les services immobiliers, les autres services, notamment les
services principalement non-marchands.

[2] Cf. Carluccio J., 2014, « L’impact
de l’évolution des prix immobiliers sur les coûts salariaux : comparaison
France-Allemagne 
», Bulletin de la
Banque de France
, n°196, 2e trimestre.

[3] Cf. Vicard V. & Le Saux L., 2014, « Les coûts du travail des
services domestiques incorporés aux exportations pèsent-ils sur la
compétitivité-coût ?, » Bulletin de
la Banque de France
, Banque de France, n° 197, pages 55-65.

[4] Broda
C. et Weinstein D., 2006, « Globalization and the Gains from Variety », The Quarterly Journal of Economics,
121(2) 541–585.