Le défi de l’instabilité

par Jean-Luc Gaffard

Un grand désordre existe dans la pensée
économique confrontée à la conjonction de crises financière, sanitaire et
écologique. L’idée continue de dominer que ce ne sont là que de simples
parenthèses que l’on devrait pouvoir refermer plus ou moins vite. Pourtant
l’hypothèse d’une profonde transformation du modèle économique n’est pas dénuée
de fondements. À tout le moins, il va falloir accepter que se profile une
accélération des processus de destruction créatrice et de recomposition du
tissu productif qui va se traduire par la formation et l’enchaînement de
déséquilibres sur les différents marchés. Les économistes ne sont pas démunis
de références face à cette réalité s’ils veulent bien retenir les enseignements
tirés de l’observation et de l’analyse d’événements faisant suite à des
ruptures importantes dans le passé, allant à l’encontre de bien d’idées reçues.



La
croyance dans une parenthèse ou le retour en arrière fantasmé

La crise sanitaire a conduit les
gouvernements à prendre une décision administrative exceptionnelle d’arrêt de
l’activité économique assortie de mesures destinées à préserver les revenus de
salariés placés en chômage partiel et à prémunir les entreprises de tomber en
faillite. L’objectif plus ou moins avoué est de se placer dans les conditions
de revenir plus ou moins rapidement au niveau d’activité d’avant-crise.

L’attente d’un retour à la
« normale » favorisé par un gel des effets sur les revenus est censé
être conforté grâce à l’adoption et la mise en œuvre de plans de relance
incluant, entre autres, des mesures visant à accélérer la transition digitale
et la transition écologique. L’usage des modèles économétriques suggère qu’il
est ainsi possible de retrouver l’équilibre perdu en termes de croissance.

Ce retour à la « normale » serait
inscrit dans le surcroît d’épargne censé venir alimenter une reprise de la
consommation à plus ou moins brève échéance obéissant à des préférences
largement inchangées. Il serait permis par la création de dettes sous l’égide
des banques centrales, abandonnant un temps les politiques conventionnelles,
qui doivent doper un redémarrage rapide après avoir contenu les effets
délétères de l’arrêt d’activité. Il existerait un lien direct et unique entre
finance et économie réelle. La liquidité abondamment distribuée, d’abord gelée
sur les comptes des épargnants, se dirigerait, ensuite, naturellement vers la
consommation et l’investissement.

Dans une approche trop exclusivement
macroéconomique, impasse est faite sur la distribution très inégalitaire de ce
surcroît d’épargne qui a forcément des effets sur la structure de la demande
finale pouvant impliquer que plus de certains biens et services et moins
d’autres seront demandés. Impasse est faite, également, sur la formation d’une
épargne de précaution liée à l’incertitude de ceux des ménages qui s’attendent
à être plus touchés que les autres par des chutes d’emplois dans un futur
immédiat. Impasse est faite sur les contraintes de capacité à court terme face à
un rebond assez brutal et inégalement réparti de la demande, que ce soit en
raison d’un manque de main-d’œuvre, ou du fait de contraintes d’endettement
pesant sur l’investissement des entreprises. Plus généralement, impasse est
faite sur la bascule affectant les lieux sectoriels et géographiques de captation
de richesse.

Le gel temporaire d’activité et la croyance
en un retour mécanique à la « normale » conduisent à ignorer l’impact
de déséquilibres de court terme sur le développement à moyen ou long terme. Les
conséquences, à relativement brève échéance, de l’endettement des entreprises
ne sont guère identifiables tant les mécanismes de sélection ont été modifiés.
Nul n’est en mesure de dire vraiment ce qu’il va advenir en termes de faillites
d’entreprises et de perte d’emplois Le risque inflationniste, envisagé par
certains, n’est appréhendé qu’au regard d’un financement monétaire des déficits
publics sans réelle tentative d’analyser la séquence des événements à venir nés
de l’articulation entre action publique et activité privée. L’hétérogénéité des
situations et des comportements est passée sous silence.

Le discours sur le monde d’après tel qu’envisagé
par ceux qui entendent saisir l’opportunité de la crise pour accélérer la
transition écologique n’échappe pas l’illusion d’une convergence sans
véritables heurts vers un nouvel équilibre. Celui-ci est inscrit dans de
nouvelles technologies et de nouveaux comportements sans que soient considérés
les moyens de les connaître et de les atteindre. La relocalisation souhaitée
d’activités et la régression attendue des échanges à l’échelle mondiale s’apparentent
à une sorte de retour en arrière que l’on imagine sans coûts ni dommages.

L’hypothèse
du changement structurel de grande ampleur

La réalité est que la crise sanitaire n’est,
pourtant, pas intervenue dans un monde économique stable. Des mutations
structurelles étaient à l’œuvre dont on peut penser qu’elles vont se trouver
accélérées du fait de l’expérience acquise dans la gestion de cette crise et de
ses contraintes (Dessertine, 2021).  

L’expérience du télétravail augurerait
d’une transformation en profondeur de l’organisation du travail et de
l’entreprise, qui serait elle-même à l’origine d’une transformation des
infrastructures urbaines et de transport. Ces transformations seraient d’autant
plus importantes qu’elles participent d’une nouvelle révolution scientifique et
technologique incarnées dans les nouvelles capacités de captation, de
traitement et d’usage de très grandes bases de données (le « big
data »). Dans cette perspective, la révolution digitale devient beaucoup
plus importante que la révolution énergétique, les producteurs de données prennent
le pas sur les producteurs d’énergies anciennes et nouvelles, les lieux de
création de valeur changent drastiquement. Il pourrait s’ensuivre un retour de
certaines productions à proximité de leurs marchés, une régression des mouvements
de marchandises et d’êtres humains permettant, au passage, de réduire les coûts
environnementaux. Le triptyque mouvement – concentration – hyper-consommation
ne permettant pas un développement durable serait ainsi remis en cause. Encore
faudrait-il que puisse prévaloir une relative égalité de revenus et de
patrimoines, que renaisse une véritable classe moyenne pour que le changement
soit admis socialement et soit créateur de valeur.

Le grand basculement ainsi envisagé ne
remet pas en cause le principe du monde industriel, celui d’une organisation
maximisant le taux d’utilisation des fonds de services (équipements, ressources
humaines, stocks), synchronisant les étapes successives de la production de
biens et de services (Georgescu-Roegen, 1971). La concentration géographique
n’est plus nécessaire pour y parvenir. Les grandes unités n’ont plus lieu
d’être. Cette déconcentration est susceptible de réduire la longueur des
acheminements (les transports de matières et de produits) sans que l’efficacité
productive en soit affectée. Il reste que les mutations structurelles en
question sont de très grande ampleur. De nouvelles communautés, de nouvelles
intelligences collectives vont devoir s’organiser. L’entreprise va devoir
acquérir de nouveaux contours. Les lieux de captation de valeur, tels que les
enregistrent les mouvements boursiers, évoluent déjà fortement au bénéfice des
acteurs du numérique. Il est difficile, dans ces conditions, d’imaginer que
l’instabilité ne soit pas au rendez-vous rendant illusoire toute possibilité
d’un retour à la « normale ».

Sans
aller aussi loin dans la prospective …

Les mutations en cours, affectant
technologies et préférences, restent difficiles à connaître et à prévoir. Elles
ne se dérouleront pas en un jour. Rien n’indique qu’un nouvel état stable
puisse même exister. Il est, en revanche, manifeste, que l’on va assister à une
accélération de la recomposition du tissu productif en raison des effets
combinés de la crise sanitaire et de la crise écologique. Les nouvelles donnes
technologiques et comportementales vont entraîner une accélération du processus
de destruction créatrice. Des secteurs sont d’ores et déjà durablement affectés
par les transformations de la demande tels que le transport aérien ou l’automobile
qui ne sont pas confrontés aux seules conséquences de la transition énergétique.
Sans compter bien sûr les effets en amont comme en aval. Il ne peut être
question d’un retour à un équilibre de longue période effaçant les pertes
subies. Si des relocalisations d’activité se produisent, ce ne sera pas sous la
forme d’un retour à l’identique, mais sur la base de robotisation sans création
de « vieux » emplois pouvant résorber le chômage structurel. Plutôt
que de relocalisation et de raccourcissement des chaînes de valeur, il vaut
mieux parler de leur recomposition, d’un changement de nature de la
mondialisation des échanges.

Les mutations en cours affectent, en tout
premier lieu, la situation des marchés. Excès et pénuries de main-d’œuvre pourraient
s’accentuer du fait de l’hétérogénéité de l’offre de travail et d’une mobilité
professionnelle freinée par un défaut de temps et de moyens financiers
d’apprentissage. Le risque d’une polarisation encore accrue des emplois en
termes de qualification et de salaires est manifeste du fait de la rareté de
l’offre de travail qualifiée et du déversement de la main d’œuvre la plus
touchée vers les emplois peu qualifiés.  Ce
ne peut être que dommageable à la croissance globale en raison de l’effet
produit sur la répartition des revenus et la structure de la demande
possiblement caractérisée par une demande accrue de biens de luxe et d’actifs
financiers au détriment d’une forte demande de biens « salariaux »,
caractéristique de l’existence d’une importante classe moyenne.

Des tensions inflationnistes sont déjà effectives
sur les marchés de matières premières (fer, cuivre, bois, aluminium, blé, soja,
pétrole) et sur les marchés de produits intermédiaires (semi-conducteurs, puces
électroniques), qui vont peser, plus ou moins fortement suivant les secteurs,
sur les coûts de production des entreprises, leurs marges et leurs prix. De
telles tensions sont le fruit des mutations structurelles en cours y compris celles
résultant de la transition écologique. Ainsi à production égale,
l’éolien et le solaire consomment considérablement plus d’acier et de béton que
les centrales thermiques ou nucléaires. L’électrification des objets, à
commencer par la voiture, et le besoin en batteries de stockage qu’elle
implique ne peuvent que faire exploser la demande des matériaux qui les
composent et leurs prix.

Des investissements très élevés sont requis
y compris en raison pour des raisons écologiques (économies de ressources). La mutation
ainsi engagée, comme toute transition, entraîne une hausse des coûts de
construction des nouvelles capacités et, potentiellement une chute relative du
produit brut avec comme conséquence, temporairement ou non, la hausse du taux
de chômage et la diminution des gains de productivité (l’effet machine de
Ricardo décrit par Hicks, 1973). Y parer requiert, à tout le moins, une
politique monétaire et une organisation financière garantissant aux entreprises
un accroissement des crédits à l’investissement productif (Amendola et Gaffard,
1998).

Face à l’inévitabilité des mutations
structurelles et à l’exigence de viabilité, il devient essentiel de développer
de nouvelles qualifications et de nouveaux emplois correctement rémunérés. Ce
n’est pas qu’une affaire d’offre de travail, de formation initiale, générale,
professionnelle et continue. C’est aussi une affaire de demande de travail impliquée
par le développement de nouvelles activités et de nouveaux investissements. La
question se pose alors clairement de l’organisation du système financier et du
mode de gouvernance des entreprises propres à orienter les moyens financiers
disponibles vers les projets les plus porteurs de croissance à long terme dans
la mesure où ils permettent aux entreprises de former des anticipations fiables.

Les économistes sont-ils démunis de repères ?

Ce
n’est pas de la théorie économique conçue pour décrire les périodes de
tranquillité qu’il faut attendre une compréhension des ressorts de l’instabilité
et des conditions de résilience de l’économie de marché. À vrai dire, il vaut mieux
se rapporter aux enseignements tirés de l’observation de périodes passées de
rupture. Deux épisodes retiendront ici l’attention.

L’épisode
des années 1970 livre un premier enseignement dès lors que l’on y
reconnaît un changement structurel de grande ampleur. La hausse simultanée du
taux d’inflation et du taux de chômage a conduit à une remise en cause d’une
politique keynésienne strictement macroéconomique, fondée sur la possibilité
d’un arbitrage maîtrisé entre les deux. L’explication qui l’a emporté a reposé
sur la dénonciation d’un déficit budgétaire venant contrarier un état naturel
d’équilibre de long terme. Le principe de séparation entre causes (monétaires)
de l’inflation et causes (réelles) du chômage a été ainsi réhabilité. La
véritable explication de la stagflation est pourtant différente, mettant l’accent
sur les conséquences de la recomposition du tissu productif initiée par la
hausse très forte du prix de toutes les matières premières avant même que ne
survienne le choc pétrolier. L’augmentation simultanée de l’inflation et du
chômage n’est autre que la conséquence de la désarticulation du tissu productif
que traduit la dispersion accrue des demandes et offres excédentaires
(sectorielles) dans un contexte où, faute d’une information suffisante, les
prix s’ajustent plus fortement à la hausse qu’à la baisse (et les quantités
donc les emplois plus fortement à la baisse qu’à la hausse) (Tobin, 1972 ;
Fitoussi, 1973). En présence d’une demande excédentaire de travail, dans
les activités en essor, les entreprises augmentent plutôt les salaires que
l’emploi en raison de la rareté de l’offre de travail et de l’existence d’une
contrainte de capacité. En présence d’une offre excédentaire de travail, dans
les activités en déclin, les entreprises diminuent plutôt l’emploi que les
salaires pour conserver la confiance des salariés qu’ils continuent à embaucher.
La rigidité des prix répond à celle des salaires. Cette asymétrie de
comportement contraint le niveau global de l’emploi et le taux d’inflation.

L’épisode de la reconstruction en Europe
dans les années de l’après-Seconde Guerre mondiale livre un deuxième
enseignement. La situation globale de l’époque est caractérisée par un excédent
de demande de travail et un excédent de demande de biens. La reconstruction
exige la réalisation d’investissements qui doit permettre de combler le déficit
de capacité. Du pouvoir d’achat sous forme de salaires doit être distribué sans
contrepartie immédiate du côté de l’offre, car il faut du temps pour que
l’investissement soit réalisé et donne lieu à une capacité de production
opérationnelle. Il ne peut en résulter, à court terme, que des tensions
inflationnistes et un déficit du commerce extérieur à la fois inévitables,
nécessaires mais porteurs de leur future extinction (Hicks, 1947). Encore
faut-il qu’ils soient engagés, que les entreprises puissent faire des
anticipations fiables, qu’elles disposent des liquidités nécessaires, ce qu’a
permis le plan Marshall.  

S’ils n’offrent pas de solutions toutes
faites, ces enseignements nous éclairent sur la nature des difficultés et
problèmes qui peuvent survenir à plus ou moins brève échéance. Des
déséquilibres ne peuvent qu’apparaître sur les différents marchés (matières
premières, biens intermédiaires et biens finals, travail). Ils ne pourront être
contenus que par des moyens relevant, à la fois, de la politique économique et
de l’organisation des entreprises, permettant de faire face à l’hétérogénéité
des situations et des comportements et de réconcilier le temps long avec le
temps court. L’objectif est de faire en sorte que les anticipations des
entreprises relatives aux investissements soient cohérentes avec les politiques
publiques (Gaffard, Amendola et Saraceno, 2020). Aussi convient-il de revenir à
une problématique en termes de déséquilibre, renoncer à s’en tenir aussi bien à
une politique de l’offre qu’à une politique de la demande pour mettre l’accent
sur l’interdépendance entre l’offre et la demande, au niveau global comme
sectoriel, afin d’identifier les conditions d’une cohérence entre les deux
toujours en devenir. Deux questions fondamentales sont en haut de l’agenda.
Celle de l’incitation à investir et celle conjointe de la relation salariale.
Il s’agit de rechercher les conditions institutionnelles propres à garantir
d’orienter les moyens financiers vers la création une offre correspondant à une
demande finale suffisamment large et à rétablir un partage de la valeur ajoutée
porteur de cette demande. À ces conditions, les choix de politiques
macroéconomiques pourront être en concordance avec les anticipations formulées
par les entreprises comme cela a pu l’être pendant la période dite des
« trente glorieuses » au sein du monde occidental. Reste qu’il faudra
affronter un contexte géopolitique bien différent qui ne se résume pas à la
mondialisation vue comme une extension des marchés.

Références

Amendola M. et J. -L. Gaffard, 1998, Out
of Equilibrium
, Oxford, Clarendon Press.

Dessertine P., 2021, Le grand basculement, Paris, Robert Laffont.

Fitoussi J. -P., 1973, Inflation, équilibre et chômage, Paris, Cujas.

Gaffard J. -L. , Amendola M. et F.
Saraceno, 2020, Le temps retrouvé de
l’économie
, Paris, Odile Jacob.

Georgescu-Roegen N., 1971, The
Entropy Law and the Economic Process
, Harvard, Harvard University Press.

Hicks J. R., 1947, « World Recovery after War: a Theoretical Analysis », The Economic Journal, n° 57, pp. 151-164. Reproduit in J.
R. Hicks, 1982, Money, Interest, and
Wages, Collected Essays on Economic Theory, volume II
, Oxford, Basil
Blackwell.

Hicks J. R., 1973, Capital and
Time
, Oxford, Clarendon Press.

Tobin J., 1972, « Inflation and Unemployment », American
Economic Review,
n° 62, pp. 1-18.




La réforme du Crédit impôt recherche sonne-t-elle le glas des coopérations public-privé de R&D ?

par Pierre Courtioux (Paris School of Business) et Evens Salies

Alors que le Conseil d’analyse économique prône davantage de coopération public-privé en matière de recherche et d’innovation, afin notamment de combler le retard qu’accuse la France dans le secteur pharmaceutique[1], la loi de finance pour 2021 supprime une mesure d’incitation à la sous-traitance publique des activités de R&D privée. Il s’agit de la règle dite du « doublement de l’assiette » du Crédit d’impôt recherche (CIR) qui permet à un donneur d’ordre privé, externalisant une activité de R&D à une entité publique de recherche, de déclarer à l’administration fiscale le double des dépenses facturées par l’entité.



Avec
cette règle, pour l’externalisation d’une même dépense de recherche, une entreprise
bénéficie d’un montant de CIR plus élevé si elle se tourne vers un laboratoire
ou une université publique[2] que si elle se tourne vers
le privé.

À court terme, de (faibles) économies budgétaires

L’idée de
supprimer cette règle n’est pas nouvelle. Elle fut déjà envisagée par la Cour des comptes en 2013 et
le Conseil national de
l’enseignement supérieur et de la recherche (CNESR) en 2019
comme un moyen de limiter la croissance
des dépenses de CIR. En effet, le CIR qui représentait 4,5 milliards d’euros en
2008, atteint désormais 6,8 milliards[3] !
La DIRDE est passée de 25,7 à 33,9 milliards d’euros (+31,9 %) sur la même
période. Le ratio CIR/DIRDE mesurant le rendement du CIR, a augmenté de 14,6 %, un gain
non-négligeable pour les entreprises ayant une activité de recherche. Les
différents coups de rabot envisagés, dont la suppression du doublement de
l’assiette discutée ici, peuvent apparaître d’autant plus légitimes que le CIR
est loin d’avoir atteint ses objectifs en termes d’entraînement des dépenses de
R&D[4].

L’argument
des économies budgétaires liées à la suppression de cette règle doit cependant
être relativisé. En effet, les 150 millions d’économie
potentiellement dégagés représentent à peine 2,3 % de CIR annuel[5]. Dès lors, on peut légitimement se demander si ces
« petites économies » sur le CIR, aussi appréciables soient-elles à
court terme, ne risquent pas de ralentir les coopérations porteuses
d’externalités positives du public vers le privé et contribuer à asphyxier la
recherche publique par manque de financements à plus long terme.

En
l’absence d’évaluations d’impact claires en la matière, le consensus politique
peut s’avérer plus difficile à trouver. Lors des discussions du projet de loi,
des sénateurs et représentants d’organismes de recherche auditionnés se sont
opposés à la suppression de cette règle, et ont même obtenu que la suppression
ne se fasse pas avant 2023. Ce report est-il une bonne chose et permet-il
de préserver l’écosystème français de R&D ?

La règle du doublement de l’assiette n’a pas développé massivement
de partenariat public-privé de recherche

Le report
de la réforme en 2023 ne nous semble pas une mesure conservatoire porteuse d’enjeux
majeurs, pour la simple raison que les entreprises ont relativement
peu recours à la sous-traitance publique. On peut même se demander si le doublement
de l’assiette n’a jamais incité à la création de nouveaux partenariats
public-privé ! En 2018, sur les 14 milliards d’euros que les entreprises
allouent pour les travaux de R&D en externe, 94 % sont à destination
d’autres entreprises. Dans
son rapport de 2015 préconisant une réforme du CIR, l’ex-sénatrice madame Gonthier-Maurin
avait déjà souligné (p. 217) que les entreprises ont une préférence pour des
sous-traitants faisant, comme elles, une R&D plus proche de la réalisation
de prototypes et de l’innovation (le ‘D’ de R&D). Ainsi, la sous-traitance publique ne représente pas plus de 2 % des
dépenses de R&D déclarées au CIR
(avant doublement).

Si les entreprises trouvaient le doublement de l’assiette incitatif, les effets des réformes de 2004 et 2008 du CIR (respectivement années d’introduction du doublement de l’assiette et de montée en puissance du CIR) se verraient dans les chiffres. Or, comme on peut le constater, le niveau du financement de la recherche publique assuré par la sous-traitance publique reste faible mais stable autour de 5 % depuis 20 ans (la bande noire dans le graphique).

Source : Eurostat, 2021. Dépenses intra-muros de R&D par secteur d’exécution et source de financement. Dernier accès : 30/03/2021. Calculs des auteurs.

La suppression du doublement
de l’assiette aura probablement plus d’impact dans les secteurs où la
sous-traitance publique est concentrée. Il s’agit essentiellement des
entreprises dont les activités sont spécialisées, scientifiques et techniques
(19,7 %) et de l’industrie manufacturière (54,7 %) dans laquelle se trouve
l’industrie pharmaceutique. Certes, les groupes pharmaceutiques ont longtemps
soutenu les laboratoires universitaires ayant la capacité de travailler de
manière continue à la recherche de nouvelles molécules et autres solutions,
avec parfois des applications inattendues (comme les bétabloquants pour
l’hypertension artérielle, ou la thérapie génique basée sur l’ARNm)[6].
Mais la sous-traitance publique ne pèse que 28 millions d’euros en 2016 dans ce
secteur, ce qui n’est rien à côté des activités externalisées vers des
entreprises de cette industrie (758 millions d’euros[7])
ou du CIR versé à certains grands groupes pharmaceutiques[8].

À plus long terme, une sécurisation du crédit impôt recherche

Paradoxalement, dans un contexte européen où la concurrence fiscale
entre pays pour attirer les entreprises ayant une activité de R&D s’est
accentuée[9], l’abandon de la règle du doublement de l’assiette va certainement
contribuer à renforcer le CIR dans le long terme.  

En
effet, selon le gouvernement, cette règle ne serait pas conforme au régime des
aides d’État encadré par l’Article 108 du Traité de fonctionnement de l’UE
(TFUE) en faisant peser une concurrence déloyale sur les entreprises de
R&D. Plus précisément, certains types de sous-traitants publics auraient
une activité marchande trop élevée pour être qualifiés d’organismes de
recherche, au sens du droit de l’UE. En supprimant le doublement de l’assiette,
le gouvernement aligne la règle de la sous-traitance publique sur celle de la
sous-traitance privée, et sécurisant ainsi le CIR au regard de la
règlementation européenne[10].

Débarrassé
de son objectif de renforcement du partenariat public-privé, le CIR français a
encore de beaux jours devant lui. Mais la question du financement (notamment
par le privé) de la recherche publique au sein de l’écosystème français de
R&D reste entière. En France, les entreprises contribuent beaucoup moins au
financement de la recherche publique qu’en Allemagne (5 % contre 12 %). Pourtant,
les structures pour aider les entreprises à conclure des contrats de recherche
avec des organismes de recherche publics ne manquent pas (Instituts Carnot et
de Recherche Technologique). Existent également les structures permettant le
transfert des idées issues des milieux universitaires vers de nouveaux projets
(les Sociétés d’Accélération du Transfert Technologique). On peut ajouter les
mesures telles que le dispositif des Jeunes
Entreprises Universitaires depuis 2008, ou celles inscrites dans la Loi de programmation
de la recherche (LPR) votée en décembre 2020, qui augmentent les thèses CIFRE (convention industrielle de
formation par la recherche) et facilitent le cumul d’activités à temps partiel
entre un laboratoire public et une entreprise ou la création d’entreprises de
R&D[11]. Mais, en l’absence de
financement conséquent des laboratoires par des entreprises, peut-on vraiment
parler de partenariat ?

La
réforme du CIR ne sonne pas le glas des coopérations public-privé de R&D, car
elles n’ont, de fait, jamais décollé. Bien évidemment personne ne pense
sérieusement que le Crédit d’impôt recherche pourrait « sauver » le
financement de la recherche publique. Dès lors, continuer à défendre la
« règle du doublement de l’assiette », nous paraît illusoire.


[1].    Loi de Finance pour 2021.

[2].    Les
types de sous-traitants faisant bénéficier du doublement de
l’assiette sont nombreux : universités, organismes de recherche
(CNRS, INSERM, etc.), les fondations de coopération scientifique (par ex., la
Fondation Jean-Jacques Laffont – TSE), les établissements publics à caractère
scientifique, culturel et professionnel (écoles normales supérieures, COMUE,
établissements expérimentaux, Institut .polytechnique de Paris, …), les
fondations reconnues d’utilité publique (Institut Pasteur, Fondation Sophia Antipolis,
…), des associations de loi 1901 dans le secteur de la recherche, etc.

[3].    MESRI,
2020. Le CIR en 2018
(données provisoires),
MESRI-DGRI, dernier accès : 5/05/2021.

[4].    Salies
E., 2018, Impact du Crédit d’impôt
recherche : une revue bibliographique des études sur données françaises
, Revue
de l’OFCE
, n° 154, février.

[5].    Moga
J.-P., 2020, Projet de loi de finance pour
2021 : recherche et enseignement supérieur – Avis No. 139, 2020-2021
. Rapport fait au nom de la Commission des
affaires économiques du Sénat, nov. Dernier accès : 30/03/2021.

[6].    Voir
Clozel M., 2005, La découverte de médicaments en biotechnologie
: de l’idée au produit – Les relations biotechnologie – Université
, Collège de France. Dernier accès : 30/03/2021.

[7].    Calculs
obtenus à partir de l’enquête annuelle sur les moyens consacrés à la recherche
et au développement dans les entreprises, et de la base GECIR des déclarations
au CIR de la DGFiP.

[8].    Des
montants de plus de 100 millions d’euros sont évoqués dans les débat à
l’Assemblée nationale (PLF 2019 – Amendement
n°II-2029
, déposé le 9
novembre 2018).

[9].    Salies E., Guillou S., 2020, L’Allemagne prise dans
l’engrenage du CIR
, Blog OFCE, juin.

[10] La mise en conformité du dispositif comprend
également un abaissement du plafond. En effet, il existe un plafond, applicable
aux dépenses externalisées par l’entreprise, de 12 à 10 millions d’euros ;
ce montant est la règle pour un sous-traitant privé.

[11].  Lire
plus particulièrement les articles 23 à 25 de la Loi n° 2020-1674 du
24/12/2020 de programmation de la recherche pour les années 2021 à 2030 et
portant diverses dispositions relatives à la recherche et à l’enseignement
supérieur
. Dernier
accès : 30/03/2021.




Financement de Pôle Emploi par l’assurance chômage : une proposition, une révolution

par Bruno Coquet

Parmi les trois propositions qui constituent le Big Bang de l’assurance
chômage que vient d’annoncer le Medef, les deux les plus commentées sont la
création d’un système de solidarité sous la responsabilité de l’État et d’un
régime assurantiel délégué aux partenaires sociaux. Elles occultent la
troisième qui mettrait Pôle Emploi sous la responsabilité exclusive de l’État,
impliquant une baisse drastique de la contribution que verse l’Unedic à Pôle
Emploi, qui diminuerait de 4 milliards à 500 millions par an[1].



Ce serait une avancée essentielle. Car ce ne sont pas les moyens dont
Pôle Emploi doit disposer qui sont en cause mais la manière de les financer,
comme l’expliquait la Note de l’OFCE n° 58 « L’assurance
chômage doit-elle financer le service public de l’emploi
 ? »,
seule étude publiée à ce jour sur ce sujet qui, déjà en 2016, proposait une
évolution aboutissant à un chiffrage similaire à celui de la réforme
aujourd’hui proposée par le Medef.

Depuis 20 ans, la répartition du financement du service public de
l’emploi entre l’État et l’Unedic a biaisé le diagnostic des problèmes de
l’assurance chômage, nourrissant faux débats et malentendus, freinant les
réformes et ouvrant la voie à la reprise en mains par l’État.

Sur un plan théorique, il n’y a pas de raison que l’Unedic finance 80 %
du service public en charge du suivi et de l’accompagnement des chômeurs ou de
la collecte des offres d’emploi. En effet, il s’agit d’un « service public »,
ouvert à tous les employeurs publics ou privés, affiliés ou non, et à tous les chômeurs,
indemnisés ou non. La théorie économique est claire : accessibles à tous, ces
prestations doivent être financées par l’impôt, et si un usager demande un
service spécial, celui-ci est tarifé au coût marginal.

Ce coût marginal est connu et faible : ce sont les « frais
de gestion » que Pôle Emploi
facture aux employeurs publics
non-affiliés à l’assurance chômage. « Ils sont calculés à l’acte sur la
base de deux actes métiers :

  • Le traitement d’un calcul de droit (82,33€) :
    ouverture de droit initiale, rechargement ;
  • Le traitement mensuel de l’actualisation
    (6,67€) : qu’il y ait ou non versement d’une allocation 
    ».

Soit 162 euros par an environ pour un chômeur présent toute l’année. Pour
sa part, l’Unedic est facturée près de 1 500 euros par chômeur indemnisé, donc
dix fois plus cher pour les mêmes services. Au total 450 millions d’euros
suffiraient pour indemniser tout au long de l’année environ 2,7 millions de
chômeurs, quand l’Unedic paye 4,3 milliards. Ce montant pourrait être
financé (comme c’est le cas pour l’APEC) par une taxe dédiée de 0,45% sur la
masse salariale de l’ensemble des secteurs, dans la mesure où tous les actifs et
tous les employeurs peuvent recourir aux services de Pôle Emploi.

La révolution vient de ce que la lecture du financement de Pôle Emploi
qui mène à cette proposition change du tout au tout le diagnostic que l’on peut
faire du problème de l’assurance chômage, des réformes à accomplir.

De 2008 à 2019 l’Unedic a transféré 42 milliards d’euros à Pôle Emploi,
alors qu’avec la formule au coût marginal proposée par le Medef le transfert
n’aurait été que de 5,2 milliards d’euros. Dans ces conditions l’Unedic
n’aurait pas accumulé dans sa dette ces 27,5 milliards d’euros de déficit, mais
13,5 milliards… d’excédents ! Avec une focale un peu plus longue, car le
problème existait déjà avant 2008, il apparaît qu’avec des modalités de
financement claires de Pôle Emploi, l’Unedic n’aurait jamais eu de dette.

Ce prélèvement s’est fait aux dépens des allocations chômage. En effet,
ce sont pour le moment les chômeurs indemnisés qui assument l’essentiel de
cette charge, car le versement à Pôle Emploi est prélevé sur le budget
normalement dédié aux allocations, lui-même financé par des contributions prélevées
au motif de l’assurance-revenu. Ces contributions s’élèvent à 6,4% de la masse
salariale privée sous plafond, soit le même taux depuis 2003 (la part employeur
a même légèrement augmenté de 0,05% en 2017 et le remplacement de la cotisation
salariale par la CSG a déplafonné l’assiette). Les gains de productivité issus
de la fusion Assédic-ANPE et du transfert du prélèvement des cotisations à
l’Urssaf n’ont pas bénéficié à l’Unedic, et la part du budget de Pôle Emploi
couverte par l’Unedic n’a jamais cessé de progresser (de 60% à 80% en 10 ans).

Changer le mode de financement de Pôle Emploi change donc toute la
perspective, le point de départ et les objectifs des réformes à
accomplir : en réalité il le problème n’était pas de résorber un déficit
structurel lié à la « générosité » supposée des allocations, ni de
rembourser la dette ainsi créée, mais de gérer un excédent financier
structurel, obtenu malgré un nombre record de chômeurs indemnisés.

Grâce à cette révolution, l’objectif des réformes redeviendra ce qu’il
aurait toujours dû être durant toutes ces années, la recherche d’efficience
plutôt que la recherche d’économies.


[1] A ce
stade les propositions du Medef n’ont pas fait l’objet d’un document officiel,
ce billet de blog se fonde donc sur les éléments largement relayés par la presse,
mais non-détaillés à ce stade, à la suite de l’audition du président du Medef
par l’AJIS.




La politique santé-environnement : priorité d’une renaissance sanitaire mondiale

par Éloi Laurent, Fabio Battaglia, Alessandro Galli, Giorgia Dalla Libera Marchiori, Raluca Munteanu

Le 21 mai, la présidence
italienne du G20 et la Commission européenne co-organiseront le sommet mondial
sur la santé à Rome. Quelques jours après, l’Organisation mondiale de la santé
tiendra son assemblée annuelle à Genève. De toute évidence, les deux événements
seront centrés sur la tragédie du Covid et les réformes susceptibles de
prévenir de telles catastrophes à l’avenir. « Le monde a besoin d’un nouveau
départ en matière de politique de santé. Et notre renaissance sanitaire
commence à Rome » a déclaré la présidente de la Commission européenne, Ursula
von der Leyen, le 6 mai. Nous partageons cet espoir et nous voulons le voir
aboutir.



En tant que membres de la société
civile, nous avons été appelés à contribuer à la réflexion collective qui doit conduire
à la rédaction de la « Déclaration de Rome ». Sur la base d’un rapport
que nous publions aujourd’hui dans le cadre de la Well-being Economy Alliance

(WeALL) nous pensons que la notion de politique santé-environnement devrait
figurer au cœur de la Déclaration de Rome et, au-delà, inspirer la renaissance
des politiques de santé à tous les niveaux de gouvernement. En substance, nous
appelons les délégués de ces deux sommets cruciaux à reconnaître les
interdépendances fructueuses entre l’environnement, la santé et l’économie.

Le principe-clé est de faire du
lien entre la santé et l’environnement le cœur même de la santé planétaire et
évoluer de la logique coûts-bénéfices vers des politiques co-bénéfices. Notre
incapacité à répondre efficacement aux crises jumelles sanitaire et écologique vient
en grande partie de l’idée que nous nous faisons des coûts qu’une telle action
résolue auraient sur « l’économie ». Mais nous sommes l’économie et l’économie
n’est qu’une partie de la source véritable de notre prospérité qui est la
coopération sociale. La transition santé-environnement a certainement un coût
économique, mais il est visiblement inférieur au coût de la non-transition. Les
limites de la monétarisation du vivant sont chaque jour plus évidentes, les
arbitrages supposés entre santé, environnement et économie apparaissent chaque
jour plus erronés et contre-productifs. À l’inverse, les gains en matière de
santé, d’emplois, de liens sociaux, de justice des politiques co-bénéfices sont
considérables. Les systèmes de santé sont les institutions stratégiques de
cette réforme, à condition de mettre beaucoup plus l’accent sur la prévention,
mais d’autres domaines de la transition sont concernés : production et
consommation alimentaires, systèmes énergétiques, politiques sociales
(notamment lutte contre les inégalités et l’isolement social), politiques
d’éducation.

Pour ne prendre que l’exemple de
l’énergie, il est parfaitement clair que le système énergétique mondial actuel,
à 80% fossile, n’a pas de sens du point de vue du bien-être humain dès lors
qu’il détruit simultanément la santé actuelle et la santé future. La pollution
de l’air résultant de l’utilisation de combustibles fossiles joue ainsi un rôle
décisif dans la vulnérabilité sanitaire des Européens confrontés au Covid-19 (à
l’origine de 17% des décès selon certaines
estimations
), tandis que l’atténuation de la pollution de l’air dans les
villes européennes apporterait un co-bénéfice-clé pour la santé : celui de
réduire le risque de comorbidité face aux chocs écologiques à venir tels que
les maladies respiratoires mais aussi les canicules, qui deviennent de plus en
plus fréquentes et intenses sur le continent. Lorsque tous les co-bénéfices
sont pris en compte, au premier rang desquels la réduction de la morbidité et de
la mortalité liées à la pollution de l’air (qui, selon des études récentes,
sont bien plus élevées que les estimations précédentes, on compte chaque année 100 000
décès prématurés en France
), le passage aux énergies renouvelables conduit
à économiser de l’ordre de quinze fois le coût de leur déploiement.

Il y de nombreux autres domaines,
au-delà de ceux que nous avons identifiés, où la santé, l’environnement et
l’économie se renforcent mutuellement. Ils forment ensemble un socle sur lequel
bâtir des politiques qui visent la pleine santé sur une planète vivante. À
l’approche du Sommet de Rome et de l’assemblée de l’OMS, nous voulons donc
interpeller leur(e)s participant(e)s avec deux questions simples : et si la
meilleure politique économique était une vraie politique sanitaire ? Et si la
meilleure politique sanitaire était une vraie politique environnementale ?
Comme les pays européens le savent, les crises sont le berceau de nouvelles
visions du monde, les catalyseurs de nouvelles approches qui peuvent trouver
leur élan. Rome ne s’est pas faite en un jour, mais l’approche co-bénéfices
peut montrer la voie de la renaissance sanitaire.




Les effets des réformes des dépenses sociales et fiscales consacrées aux enfants depuis 2008

Pierre Madec, Muriel Pucci-Porte et Laurence Rioux (Haut conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge)

Comment les réformes
socio-fiscales intervenues depuis 2008 ont-elles modifié les dépenses publiques
consacrées aux enfants au titre de la politique familiale ? Quels effets
ont-elles eu sur le niveau de vie des familles avec enfants selon la
configuration familiale, le nombre d’enfants et la place dans l’échelle des
niveaux de vie ?



Pour évaluer précisément ces effets
redistributifs, la microsimulation est un outil particulièrement adapté. Deux
exercices de chiffrage des effets des réformes ont été menés. Le premier
utilise une maquette de cas-types permettant de comparer finement les barèmes
des législations de 2008, 2013 et 2020. Le second exercice, mené sur un
échantillon représentatif de l’ensemble de la population à l’aide du modèle de
microsimulation Ines[1], a pour objectif d’évaluer
l’effet (à comportements inchangés) des réformes des dépenses publiques
consacrées aux enfants intervenues entre 2008 et 2018 sur le niveau de vie des
familles avec enfants.

Les résultats détaillés de notre étude
sont à retrouver dans le Document de travail de l’OFCE disponible ici.
Les principales conclusions mises en évidence sont les suivantes :

L’évaluation par cas-type montre que, à la
suite des différentes réformes intervenues depuis 2008, le montant cumulé des
dépenses socio-fiscales par enfant présente en 2020 les caractéristiques
suivantes :

  • une forte variabilité du montant de
    dépenses par enfant selon les configurations familiales, le nombre et l’âge des
    enfants, et le revenu d’activité total du ménage ; les écarts pouvant
    aller de un à sept ;
  • un montant plus élevé pour les familles
    monoparentales et les familles nombreuses, ce qui résulte en partie des
    réformes menées depuis 2008 ;
  • à configuration familiale et nombre
    d’enfants donnés, un profil plus chahuté qu’en 2008 de la courbe des dépenses
    publiques par enfant en fonction du revenu d’activité. Cela provient de
    l’empilement des différents dispositifs sociaux et fiscaux liés aux enfants,
    qui se chevauchent en partie mais ont des finalités différentes. Le « supplément
    enfant » de prime d’activité, en particulier, explique pour une bonne part
    le profil erratique de la dépense par enfant dans le bas de l’échelle des
    revenus du travail.

L’évaluation à l’aide du modèle Ines montre que :

  • Les réformes des prestations familiales
    mises en œuvre depuis 2008 se sont traduites par un transfert des prestations
    d’entretien universelles vers des prestations d’entretien ciblées et
    majoritairement sous conditions de ressources. Elles ont amélioré la situation
    des familles monoparentales et des familles les plus modestes, mais ont dégradé
    la situation des familles appartenant aux 20 % des ménages les plus aisés ;
  • les réformes de l’IR (pour l’essentiel les
    baisses du plafond du quotient familial en 2013 et 2014) ont conduit à une
    nette hausse du montant d’IR acquitté par les familles appartenant aux
    20 % des ménages les plus aisés ;
  • Les réformes des « suppléments enfant »
    des prestations sociales se sont, elles, traduites par une forte hausse des
    dépenses consacrées aux enfants et ne font quasiment que des gagnants, situés
    dans la 1re moitié de l’échelle des niveaux de vie. Les familles
    appartenant aux 20 % des ménages les plus modestes et les familles
    monoparentales en particulier en ressortent gagnantes ;
  • En quelques années, un double basculement
    s’est donc produit :

    • au cœur de la politique familiale a eu
      lieu un transfert des prestations d’entretien universelles vers des prestations
      d’entretien ciblées et majoritairement sous conditions de ressources ;
    • au sein de l’ensemble des dépenses
      sociales et fiscales consacrées aux enfants, s’est produit un transfert des
      dépenses relevant de la politique familiale (prestations familiales et prise en
      compte des enfants dans le calcul de l’impôt) vers celles à la frontière de la
      politique sociale et de la politique familiale (liés aux « suppléments enfants »
      de prestations sociales) ;
  • Prises dans leur ensemble, les réformes des dépenses consacrées aux enfants intervenues entre 2008 et 2018 (ou
    entre 2013 et 2018) n’ont pas modifié le niveau de vie moyen des
    familles avec enfant(s). Mais cette stabilité d’ensemble masque de fortes
    variations à la hausse pour certaines familles et à la baisse pour d’autres,
    les pertes importantes des perdants compensant au total les gains élevés des
    gagnants ;
  • Les réformes ont conduit à une
    redistribution des dépenses entre configurations familiales, des couples avec
    deux enfants ou plus vers les familles monoparentales. 42 % des couples
    avec deux enfants ou plus se retrouvent ainsi perdants à la suite des réformes
    intervenues entre 2008 et 2018, alors que 73 % des familles monoparentales
    avec deux enfants ou plus sont gagnantes ;
  • Les réformes ont également conduit à une
    redistribution verticale des familles les plus aisées vers les plus modestes.
    Les familles appartenant aux 30 % des ménages les plus aisés ont en
    moyenne perdu à la suite des réformes, en particulier celles situées au-dessus
    du 8e décile de niveau de vie. Les familles avec enfant(s)
    appartenant aux 60 % des ménages les plus modestes ont en moyenne bénéficié
    des réformes (et plus particulièrement les plus pauvres situées en dessous du 3e
    décile de niveau de vie). Mais les réformes ont aussi fait des perdants parmi
    les plus modestes : 20 % des familles en dessous du 1er
    décile de niveau de vie ont ainsi perdu à la suite des réformes intervenues
    depuis 2013.

[1] Ces travaux ont été menés respectivement par
Muriel Pucci (Université Paris 1 et OFCE) et Pierre Madec (OFCE) pour et en
collaboration avec le secrétariat général du HCFEA dans le cadre d’un rapport
disponible ici.