L’inflation en 2021, un point sans cible ?

par Sabine Le Bayon et Hervé Péléraux

Depuis janvier 2021, l’inflation a
fait un retour remarqué après s’être quasiment fait oublier durant la décennie
2010. Le regain de l’inflation fait suite à l’émergence de la Covid-19 durant
l’année 2020 qui a fait basculer l’économie mondiale dans une violente récession
au premier semestre 2020. L’écroulement subit de l’activité a imprimé un choc
négatif aux prix des matières premières, à savoir ceux de l’énergie et dans une
moindre mesure ceux des matières premières alimentaires et industrielles. En
2020, l’inflation d’ensemble a intégré ce contrechoc par le biais de la baisse
du prix des importations d’énergie et de produits alimentaires consommés directement
par les ménages, créant une situation de prix anormalement bas en comparaison
de leur trajectoire de moyen terme.



La forte reprise de l’activité à
partir du troisième trimestre 2020 a fait rebondir vivement les prix des
matières premières, et finalement l’inflation (tableau 1). Les indices de prix headline
ont donc entamé entre 2020 et 2021 un rattrapage dont la mesure sur un an est
amplifiée par la base de calcul anormalement basse l’année précédente. Une
manière d’éliminer cet effet de base est de considérer la trajectoire des prix
en prenant comme base de calcul non pas le niveau des prix de l’année 2020,
mais celui de 2019 à la même période de l’année[1]. Ce
faisant, le rebond de l’inflation apparaît deux fois moindre, à l’exception de
celui des États-Unis.

Au-delà du caractère spectaculaire de
la reprise de l’inflation en 2021, on peut s’interroger sur la position du
niveau des prix par rapport à leur trajectoire de plus long terme dès lors que
le rebond de 2021 fait en partie écho au fort ralentissement de ces derniers,
l’année précédente.  Pour évaluer la
situation des pays au regard d’une trajectoire contrefactuelle en 2021, c’est-à-dire
une trajectoire qui se serait déroulée en l’absence de pandémie, nous nous
sommes appuyés sur les prévisions trimestrielles d’inflation élaborées par la
Commission européenne à l’automne 2019, couvrant l’Europe et les pays
anglo-saxons, soit 29 pays. Par définition, ces prévisions n’incorporent pas le
« choc Covid », qui s’est déclaré au premier trimestre 2020. Elles
peuvent donc être considérées comme une référence pour bâtir une situation
contrefactuelle en 2020 et en 2021. Ces prévisions étaient inférieures à 1,5 %
par an en 2020 et en 2021 pour les quatre grands pays de la zone euro.  Pour les pays anglo-saxons, elles étaient d’environ
2 % chaque année.

En Europe, les prix observés excèdent leurs niveaux de référence hors crise seulement au dernier trimestre 2021 (mesuré sur la base d’octobre et novembre) (graphique 1). Pour la France, l’Italie et l’Espagne, l’accélération des prix tient à un effet rattrapage jusqu’au troisième trimestre 2021. Ce n’est en effet qu’à partir du quatrième trimestre que le contrefactuel est dépassé, dans un contexte où le prix du pétrole est bien supérieur à celui prévu par la Commission européenne à l’automne 2019 (69 dollars en moyenne le baril en 2021, contre 56 prévu). C’est aussi le cas au Royaume-Uni, mais dans une bien moindre mesure. En revanche, en Allemagne, le niveau contrefactuel est dépassé significativement dès le troisième trimestre, une fois l’indice des prix corrigé à la baisse pour neutraliser l’effet de la mise en place d’une taxe carbone début 2021[2]. Enfin aux États-Unis, l’économie est en surchauffe inflationniste depuis plusieurs trimestres[3].

Cette situation inquiète dès lors qu’elle pourrait être vue comme l’indice avant-coureur d’un dérapage de l’inflation. Pourtant des signaux d’apaisement semblent se dessiner au tournant de 2021 et de 2022. Sur les marchés des matières premières dans leur ensemble, les signaux de détente apparaissent, même si certains produits peuvent faire exception. Selon l’Institut de Hambourg (HWWI), les rythmes de hausse des indices de prix de matières premières industrielles et alimentaires ont atteint un pic au printemps 2021 (graphique 2). La trajectoire des prix énergétiques a été plus heurtée : un nouvel accès de fièvre temporaire s’est produit en octobre 2021, avant une nouvelle détente. Exacerbée par la poussée des matières premières, l’inflation devrait donc atteindre un point haut au tournant de 2021 et 2022 dès lors que les rythmes de progression des matières premières ont déjà entamé leur décrue. C’est en tout cas ce que suggère l’analyse que nous avons menée dans un article récent, avec l’apparition de contributions négatives des matières premières importées à l’inflation d’ensemble en 2022[4].


[1]
Le taux de croissance sur 2 ans a été ramené sur une base annuelle pour pouvoir
être comparé au glissement annuel.

[2]
Les prévisions d’inflation élaborées à l’automne 2019 par la Commission
européenne n’incorporaient pas cette taxe carbone, ce qui justifie de corriger
le niveau des prix de 2021 de l’effet inflationniste de la mesure, évalué à 0,3
point de moyenne annuelle par la
Bundesbank (Monthly Report, juin 2020). D’autre part, Le
dispositif de baisse de la TVA mis en place au deuxième semestre 2020 n’affecte
pas le niveau des prix en 2021 dès lors que les taux sont revenus à leur niveau
normal au 1er janvier 2021. En revanche, dans la seconde moitié de
2021, les glissements annuels sont majorés par l’effet de base induit.

[3]
Voir E.
Aurissergues, C. Blot, C. Bozou, « Tensions sur les prix aux
États-Unis : quel impact de la politique budgétaire américaine ? », Blog
de l’OFCE
, 1er décembre 2021
et « Les
États-Unis vers la surchauffe ? », OFCE Policy Brief, n° 97,
25 novembre 2021
.

[4]
Voir S. Le
Bayon et H. Péléraux (2021), « Le renouveau de l’inflation », Revue
de l’OFCE
, étude spéciale, 174 (2021/4)
, pp.14-18.




Tensions sur les prix aux États-Unis : quel impact de la politique budgétaire américaine ?

par Elliot Aurissergues, Christophe Blot et Caroline Bozou

Les derniers chiffres de l’inflation aux États-Unis confirment la tendance observée depuis plusieurs mois. En octobre 2021, les prix à la consommation ont progressé sur un an de 6,2 %. Le phénomène est certes mondial mais, parmi les pays industrialisés, il est particulièrement notable outre-Atlantique. En effet, sur la même période, l’inflation en zone euro s’est établie à 4,1 %. Une telle progression de l’inflation n’avait pas été observée depuis la fin des années 1990 et suscite donc toute l’attention dans le débat de politique économique aux États-Unis, notamment parce qu’elle fait écho à une controverse amorcée dès le début du mandat de Joe Biden à propos de la relance budgétaire votée en mars 2021. Bien que cette inflation soit en partie tirée par l’évolution du prix de l’énergie, il n’en demeure pas moins que les tensions se sont rapidement amplifiées. Hors composantes énergie et alimentation, l’inflation dépasse 4 % depuis juin 2021 suggérant un risque de surchauffe pour l’économie américaine. Si le contexte macroéconomique européen ne permet pas d’identifier un risque équivalent pour la zone euro, il n’en demeure pas moins qu’une hausse durable de l’inflation américaine pourrait avoir des répercussions sur la zone euro. Au-delà des effets sur la compétitivité, la dynamique de l’inflation américaine pourrait influencer l’évolution des taux et la conduite de la politique monétaire de la Réserve fédérale et de la BCE.



Quel que soit l’indicateur – indice des prix à la consommation ou déflateur de la consommation –, les prix ont nettement accéléré depuis mars 2021 (graphique)[1]. La composante énergie est certes importante mais n’explique pas totalement cette dynamique puisque les derniers chiffres pour les indices sous-jacents, c’est-à-dire corrigés des prix de l’énergie et des biens alimentaires, indiquent une augmentation en glissement annuel de 4,6 % pour l’IPC et de 3,6 % pour le déflateur de la consommation[2]. Il faut de plus noter que cette évolution reflète un rattrapage par rapport à l’année 2020 où l’inflation était particulièrement modérée dans le contexte de la pandémie et du coup d’arrêt brutal de l’activité. Ainsi, en moyenne sur l’année 2020 et 2021, jusqu’en octobre, le déflateur de la consommation progresse de 2,1 %, en ligne avec la cible adoptée par la Réserve fédérale[3]. Les tensions récentes reflètent évidemment la dynamique de la reprise économique mondiale post-confinement, à laquelle participent largement les États-Unis, qui a provoqué de fortes tensions sur les prix de l’énergie mais également sur l’offre comme en témoignent les difficultés d’approvisionnement sur certains biens et la flambée du coût du fret maritime.

Au-delà de ces facteurs mondiaux, se pose la question d’un phénomène inflationniste qui pourrait être intrinsèquement lié à la politique économique américaine. Avant même les discussions récentes sur le vote du budget 2022, le total des mesures prises d’abord par l’administration Trump puis celle de Joe Biden pour faire face à la crise Covid atteint 5 200 milliards de dollars, ce qui représente plus de 23 points de PIB de l’année 2019. Ces dépenses effectuées sur 2020 et 2021 représentent une relance inédite ces quarante dernières années. La nécessité des mesures proposées par Joe Biden et votées par le Congrès en mars 2021 était certes consensuelle, mais son ampleur a suscité beaucoup de débats car la reprise était déjà amorcée et l’économie bénéficiait déjà, et comme encore aujourd’hui, des mesures de soutien budgétaire votées en 2020 et d’une politique monétaire fortement expansionniste[4]. Une politique économique – budgétaire et monétaire – aussi expansionniste peut-elle provoquer la surchauffe de l’économie et alimenter le retour de l’inflation comme le craignent des économistes tels que Lawrence Summers ou Olivier Blanchard ou au contraire, l’effet sur l’inflation est-il surestimé, comme le suggèrent d’autres analyses ? Nous analysons ce débat dans un Policy Brief de l’OFCE en précisant notamment les conditions pouvant conduire à une augmentation durable de l’inflation. Ce risque dépendra de la taille des multiplicateurs mesurant l’effet des plans de relance sur l’activité et le chômage, de la position de l’économie américaine par rapport à son potentiel et de l’évolution des anticipations d’inflation, autant d’aspects sur lesquels planent quelques incertitudes.


[1]
L’indice des prix à la consommation (IPC) est calculé à partir d’une enquête
consistant à relever les prix d’un panier de biens moyens consommés par un
ménage représentatif. Le déflateur de la consommation est issu de la
comptabilité nationale et représente le système de prix qui permet le passage
de la consommation en valeur à la consommation en volume. Voir La désinflation
importée
dans la Revue de l’OFCE, 2019, n° 162, pour plus de détails
sur la différence entre ces deux mesures de l’inflation.           

[2]
Non corrigé de l’énergie et des prix alimentaires, le déflateur de la
consommation augmentait de 4,4 %. Les données pour le déflateur font
référence au mois de septembre tandis que la publication des indices de prix à
la consommation est plus rapide, les derniers chiffres publiés étant ceux du
mois d’octobre.

[3] Le
déflateur des prix à la consommation est l’indicateur retenu par la Réserve
fédérale pour évaluer la stabilité des prix aux États-Unis.

[4]
Deux autres projets ont été annoncés ensuite : 
un plan d’investissement en infrastructures (American Jobs Plan)
et un ensemble de mesures en faveur des ménages (American Families Plan).
Il ne s’agit pas de mesures spécifiques à la crise mais de mesures censées
marquer l’orientation de la politique budgétaire sur les huit prochaines
années. Ces plans sont en cours de discussion au Congrès dans le cadre du vote
du budget 2022.