Compte rendu du séminaire « Théorie et économie politique de l’Europe », Cevipof-OFCE, séance 1 – 21 janvier 2022

Intervenants : Alexandre ESCUDIER (CEVIPOF), Nicolas
LERON[1]
(CEVIPOF, OFCE), Xavier RAGOT (OFCE), Jérôme CREEL (OFCE)

 Souveraineté et démocratie, économie et politique

L’intégration européenne au prisme de la sociologie historique longue

Le séminaire « Théorie et économie
politique de l’Europe », organisé conjointement par le Cevipof et l’OFCE
(Sciences Po), vise à interroger, au travers d’une démarche pluridisciplinaire
systématique, la place de la puissance publique en Europe, à l’heure du
réordonnancement de l’ordre géopolitique mondial, d’un capitalisme néolibéral
arrivé en fin du cycle et du délitement des équilibres démocratiques face aux
urgences du changement climatique. La théorie politique doit être le vecteur
d’une pensée d’ensemble des soutenabilités écologiques, sociales, démocratiques
et géopolitiques, source de propositions normatives tout autant
qu’opérationnelles pour être utile aux sociétés. Elle doit engager un dialogue
étroit avec l’économie qui elle-même, en retour, doit également intégrer une
réflexivité socio-politique à ses analyses et propositions macroéconomiques,
tout en gardant en vue les contraintes du cadre juridique.



Réunissant des chercheurs d’horizons
disciplinaires divers mais également des acteurs de l’intégration européenne
(diplomates, hauts fonctionnaires, prospectivistes, avocats, industriels,
etc.), chaque séance du séminaire donnera lieu à un compte rendu publié sur les
sites du Cevipof et de l’OFCE.

La
première séance du séminaire a été l’occasion d’en présenter la démarche et les
objectifs, et d’exposer chacun, du point de vue de sa propre discipline, les
enjeux de l’intégration européenne pour en souligner les difficultés théoriques
comme pratiques. Mais cette démarche ne saurait se satisfaire d’un simple
éclectisme pluridisciplinaire. L’ambition théorique du séminaire est bien
d’articuler les différents savoirs économiques, juridiques et socio-politiques
dans le cadre d’une matrice générale, sous-tendue par une sociologie historique
longue. Car le phénomène d’intégration européenne, comme toute production des
collectifs humains, ne saurait s’extraire des coordonnées fondamentales du
politique.

Comme
expliqué par Florent Parmentier,
secrétaire général du CEVIPOF, et Xavier
Ragot
, président de l’OFCE, le séminaire porte un objectif
d’européanisation accrue des travaux des deux centres de recherche. Dans
l’urgence des crises, l’administration européenne a su mettre en œuvre des
politiques publiques et des innovations institutionnelles. Mais la réflexion
académique, à la temporalité longue, fait généralement défaut. Si des think
tanks formulent des propositions sectorielles de qualité, il leur manque
l’ambition d’une pensée systématique.

Interventions liminaires

Dans
son intervention liminaire, Alexandre
Escudier
, chercheur au CEVIPOF et co-organisateur du séminaire, insiste sur
l’envie d’acculturation réciproque qui anime les participants du séminaire.
Conscients de ses propres points d’incompétence, chacun cherchera dans les
autres disciplines les réponses aux angles morts de sa perspective
disciplinaire. Mais cette démarche pluridisciplinaire ne saurait être un
éclectisme. Elle s’attache à une conception théorique fondamentale du politique
à laquelle le phénomène d’intégration européenne ne saurait échapper. Phénomène
socio-historique inédit, l’intégration européenne n’en demeure pas moins une
expérience de l’agir humain qu’il nous faut situer dans les coordonnées
universelles de toute dynamique politique.

À
la suite du sociologue Jean Baechler, Alexandre Escudier expose les quatre
catégories fondamentales du politique : la politie, le système
international (la transpolitie), le régime politique et la morphologie sociale.
La politie correspond à l’espace social de pacification vers l’intérieur (qui
poursuit la paix par la justice) et de prise en charge à l’extérieur de la
guerre virtuelle. Elle est en quelque sorte l’unité politique de base.

Le
système international (ou transpolitie) organise les rapports entre
polities. Il peut connaître plusieurs états : celui de l’échec de la
pacification entre polities ou celui de la réussite de la pacification,
notamment au moyen d’institutions internationales. Cette dimension est
fondamentale, car elle organise l’environnement de toute politie, qu’elle le
veuille ou non. L’Europe ne saurait être exempte des contraintes du système
international. Or nous observons que le cycle de l’Europe comme puissance
normative est désormais derrière nous. L’Europe est confrontée à un triple déséquilibre :
1) le déséquilibre interne des États
européens ; 2) le déséquilibre entre États membres (Nord-Sud, Ouest-Est) ; 3) le
déséquilibre du système international, de la contestation de la pax americana à la multiplication des
Etats faillis et des groupements terroristes.

Le
régime politique renvoie à la manière dont les modes du pouvoir se
combinent à l’intérieur d’une politie, avec : 1) la puissance (la capacité
coercitive en dernier ressort) ; 2) l’autorité (la capacité d’incarnation
des principes tenus pour justes) ; 3) la direction (la capacité de
résoudre des problèmes qui s’imposent). La démocratie, comme régime politique,
enracine les modes du pouvoir dans les sociétaires égaux en principe.

La
morphologie sociale, enfin, renvoie à la nature du lien social qui garantit une
cohésion subjective parmi les membres du collectif. La nation, comme
morphologie sociale, conjugue un principe contractualiste (théorie du contrat
social) avec un régime mémoriel de valeurs sédimentées dans le temps et des
épreuves historiques communes.

Hapax
juridico-politique, l’Union européenne bouscule les équilibres stabilisés par
l’État-nation. Elle génère un
triple dédoublement : 1) au niveau de la politie, l’UE est-elle une
politie de polities, une quasi-politie qui subsume les
États, voire les
déclassifient en tant que polities ? 2) au niveau du régime politique,
l’UE pose problème aux fonctionnements des démocraties nationales ; 3) au
niveau de la morphologie sociale, quel lien social l’UE produit-elle ?
Peut-on observer la cristallisation d’une européanité ? ou bien le
raidissement des nations ?

Du
point de vue de l’économiste, selon Xavier
Ragot
, c’est la Commission européenne qui s’est montrée capable de se
saisir d’une proposition innovante et de la mener à terme afin de répondre à
une problématique donnée. Par exemple, face à la crise du Covid-19, la
Commission européenne a su reprendre l’idée d’assurance-chômage européenne,
pourtant rejetée par les syndicats européens du fait de l’opposition des
syndicats allemands à toute européanisation de l’Etat social, et mettre en
place le mécanisme SURE, doté de 100 milliards d’euro et dont l’efficacité est
réelle. Un peu à la manière de la création des systèmes d’État-providence, qui contournèrent le blocage de
l’appareil étatique en mobilisant les partenaires sociaux, le mécanisme SURE
est le fruit d’une rationalité bureaucratique capable de s’exonérer de
l’inertie des acteurs politiques et sociaux. Mais si l’économiste peut analyser
l’efficacité (macroéconomique) d’un tel instrument, il ne sait pas
problématiser sa légitimité (politique). L’enjeu de la constitution d’un marché
du travail européen soulève la même problématique. De même pour le
chantier des règles budgétaires européennes : au-delà de leur pertinence
macroéconomique, quelle est la limite d’acceptabilité en termes de légitimité,
de ces règles ? La question du remboursement de la dette issue du plan de
relance européen NextGenerationEU devient, sous cet angle, cruciale
: on a fait une dette sans ressource fiscale en face et sans validation
parlementaire légitime. La perspective économique a besoin d’aller beaucoup
plus loin dans la compréhension des contraintes politiques des mesures
économiques qu’elle peut préconiser.

Comme
le souligne Jérôme Creel, directeur
du département des études à l’OFCE, à la faveur des crises, dont celle du
Covid-19, on assiste à un renouveau de l’action publique dans la sphère
économique : politique industrielle (e.g.
par la création de nouveaux champions afin d’assurer une indépendance
technologique de l’UE), nouvelles réglementations (e.g. pour lutter contre le changement climatique), et politique
macroéconomique active, y compris celle menée par la Banque centrale
européenne. Ce renouveau répond sans doute pour partie aux mouvements de
protestation contre certains effets de la mondialisation et il interroge les
relations entre politique et économie. Tandis que la question de la
pérennisation des nouvelles politiques économiques européennes se pose avec une
acuité pressante, elle implique à la fois une réflexion sur la bonne
répartition entre le niveau local, le niveau national et le niveau européen de
ces interventions et sur leur capacité à se coordonner. Elle implique également
que soient définis un cadre et des limites juridiques aux propositions de
réformes portées par les économistes qui doivent passer par un dialogue
constructif avec les juristes.

Partir
du politique doit ainsi constituer le leitmotiv des travaux du séminaire, selon
Nicolas Leron, chercheur associé au
CEVIPOF et à l’OFCE. La crise européenne, qui s’entend comme la crise de
l’Union européenne et celle de ses États membres, est une crise du politique, dont les
ramifications, les déterminants et les manifestations sont multidimensionnelles
(économique, juridique, électoral…). La perspective politiste et juridique
éprouve elle aussi le besoin de relier ses problématisations à la dimension
économique : où se loge, au sein de l’économique, le politique ? Les
notions économiques de budget, de fiscalité, de politique économique
constituent des éléments constitutifs et/ou des vecteurs du politique. Réciproquement,
quelles sont les conditions ou les effets de l’économique sur le
politique ? Cette démarche d’intégration pluridisciplinaire ne vaut qu’à
la condition de refuser toute conception disciplinaire hermétique, à savoir
qu’une science juridique pure comme une science économique pure, qui se
suffirait à elle-même, ne tient pas. Cela conduit à une double critique :
la critique politiste du néofonctionnalisme (qui postule qu’une certaine
configuration institutionnelle d’intérêts d’acteurs produit sa propre force
cinétique d’intégration européenne) et la critique économique de l’économicisme
(qui évacue ou condamne tout déterminant politique). Ensuite, parce que le
politique renvoie, en Europe, à la démocratie, la crise du politique est donc,
en Europe, une crise de la démocratie, ce qui pose la question des conditions
de production et de stabilisation de la démocratie : dimensions politiques, juridiques
et économiques. Selon une acception substantielle de la démocratie, qui ne
saurait se résumer à ses procédures institutionnelles, la production des biens
premiers du politique (qui permettent la paix par la justice) devient une
question centrale qui, nécessairement, engage la raison économique (innovation
et production industrielle, capacité fiscale, politique budgétaire).

Discussion générale

Dans
le cadre de la discussion suivant les interventions liminaires, Maxime Lefebvre, diplomate au sein de
la Direction de l’Union européenne du ministère de l’Europe et des Affaires
étrangères, soulève trois questions : 1) Le plan de relance européen
est-il exceptionnel ou a-t-il vocation à passer un effet cliquet, un changement
de nature du projet européen ? 2) si l’on veut franchir un pas vers
plus de démocratie : faut-il aboutir à l’impôt européen ? 3) dans
quelle mesure faut-il prendre en compte le cadre occidental et transatlantique ?

Alexandre Excudier répond qu’il ne faut pas fantasmer une souveraineté
militaire européenne émancipée du partenaire américain, mais réfléchir à notre
capacité de désalignement sectoriel, indépendamment des conflits de hautes
intensités. Sur la question de la capacité fiscale européenne : dans la
bataille du récit, ne sous-vend-on pas les avantages du marché intérieur qui offre
à ce titre la possibilité de fiscaliser de nouvelles richesses tirées de
l’existence même du marché intérieur ?

Xavier Ragot revient sur l’idée que l’Europe avance de crise
économique en crise économique. Le plan NextGenerationEU est, selon lui,
une évolution durable de la construction européenne. L’Europe s’est construite
sur la grande stabilité des marchés : or cette économie rigide de marché
est structurellement déstabilisée et rend perpétuellement anachronique les
institutions européennes en place. Le moteur principal qui permet
l’ajustement de l’UE aux problèmes qui se présentent à elle est alors la
bureaucratie, suivie ensuite – avec beaucoup de retard – par la politique. La
bureaucratie a accouché d’un plan de relance européen qui répond aux problèmes
du moment mais qui pose des problématiques politiques majeures de moyen
terme : comment stabiliser le plan de relance européen, à commencer par la
pérennisation de la nouvelle dette européenne ? à quelles conditions
institutionnelles ? au moyen de quels processus de démocratisation
d’institutions européennes en crise ? Va-t-on, par la force des choses,
vers un fédéralisme budgétaire, interroge Jérôme
Creel
, avec quelles conséquences politiques ? D’autre part, la
question internationale est majeure mais le point de vue de l’économiste
exprime un certain pessimisme quant à la capacité de la contrainte économique
(internationale) à créer du politique.

À
cet égard, Alexandre Escudier insiste
sur l’importance du cycle des affects stratégiques et des risques systémiques qui
engendrent une demande de protection et donc une nécessité pour les régimes
politiques de protéger. Ce besoin de protection comporte une dimension
d’anticipation stratégique essentielle, souligne Florent Parmentier. Ainsi, qui se soucie par exemple du risque
induit par l’épuisement de l’effet de nos antibiotiques – qui pourrait
engendrer une dizaine de millions de morts par an d’ici une vingtaine ou une
trentaine d’années ? Cette menace, l’antibiorésistance, semble invisible pour
nos contemporains, à quelques rares exceptions. Mais, sitôt énoncée, comment
douter qu’il s’agit d’une menace sanitaire bien plus importante que la pandémie
que nous venons de vivre, et qui engendrera une forte demande de protection ? Les
travaux du séminaire auraient tout intérêt à partir d’une question concrète (le
risque anti-antibiotique) pour interroger nos catégories politiques,
économiques, juridiques, et produire une narration positive.

La
première séance du séminaire a ainsi permis d’identifier trois thématiques de
travail : la fiscalité européenne, le post-antibiotique et les questions
de sécurité.


[1] Ce
compte rendu a été rédigé par Nicolas Leron.




Gaz naturel : pourquoi ça flambe ?

par Céline Antonin

Entre décembre 2020 et
décembre 2021, le prix du gaz naturel sur le marché à terme TTF, référence
européenne pour le marché de gros, a été multiplié par sept pour atteindre le
record de 108 euros/MWh. Historiquement, l’intérêt porté à cette source
d’énergie est souvent passé au second plan pour plusieurs raisons : le
mode de fixation de ses prix (contrats de très long terme, indexation sur le
prix du pétrole), ou encore sa substituabilité à d’autres sources d’énergie à
moyen terme. En effet, le gaz est en concurrence avec les autres sources
d’énergie dans ses usages directs (chauffage, cuisson) et indirects (production
d’électricité). Cette substituabilité n’est cependant vraie qu’à moyen terme
pour les usages directs : il est par exemple nécessaire que le coût de
remplacement du gaz par l’électricité (coûts d’installation, de résiliation
d’abonnement, etc.) soit supérieur au gain lié au différentiel de prix entre
les deux énergies sur plusieurs années pour qu’un ménage opère la substitution. 



Ce record historique a ravivé
l’attention portée au gaz naturel, source d’énergie fossile qui représente
15 % du mix énergétique français et 23 % du mix
énergétique européen en 2020. Ce billet de blog vise à comprendre les raisons
de la flambée des cours du gaz européen en 2021 et son impact en France. Comme
ce marché est très régional, il faut d’abord revenir sur le fonctionnement du
marché européen du gaz naturel et sur ses déterminants conjoncturels et
structurels. Il s’agit ensuite de comprendre le mode de calcul des prix du gaz
dans le cas français. Cela permet enfin d’évoquer les conséquences de cette
hausse : si elles sont limitées pour les consommateurs du fait du gel des
prix décidé en octobre 2021, elles interrogent néanmoins sur l’évolution future
du mix énergétique, l’indépendance énergétique et la transition
écologique. Ainsi, la perte de compétitivité du gaz naturel par rapport au
charbon risque de compromettre les objectifs de transition énergétique. La
solution apportée par le gazoduc Nord Stream 2 permettrait d’y remédier mais au
prix d’un accroissement de la dépendance énergétique de l’Europe à la Russie.

La régionalisation du
marché explique en partie l’envolée des cours en 2021

Le marché du gaz, un
marché régionalisé

En dépit du développement du
gaz naturel liquéfié (GNL), qui représente 52 % du commerce mondial en
2020[1]— contre
42 % dix ans plus tôt —, le marché du gaz naturel reste
encore fortement régionalisé. La « nature » du gaz et le coût du
transport ont jusqu’à présent constitué des obstacles au commerce transcontinental,
les pays consommateurs s’efforçant de s’approvisionner au plus proche de leurs
besoins. Le gaz naturel est transporté par gazoduc alors que le gaz naturel
liquéfié est acheminé par voie maritime jusqu’aux terminaux méthaniers. On
distingue ainsi trois marchés régionaux : européen, américain et
asiatique.

Le système de
formation des prix est hybride : il repose d’une part sur les
contrats de long terme s’étendant fréquemment sur plusieurs dizaines d’années,
d’autre part sur les marchés de gré à gré (marchés au comptant ou à terme). Si
les contrats de long terme ont longtemps prévalu, les marchés de gré à gré
acquièrent une place croissante, ce qui augmente le risque de volatilité des
prix.

La régionalisation des marchés du gaz explique les évolutions divergentes de prix passées entre les marchés européen et nord-américain[2]. Au début des années 2010, le différentiel de prix entre États-Unis et Europe s’est creusé (graphique 1) en raison du développement fulgurant du gaz de schiste nord-américain qui a entraîné une abondance de l’offre dans la zone américaine. Dès 2019, avant même la crise sanitaire, les cours du gaz sur le marché européen ont baissé : la consommation asiatique a en effet diminué, ce qui a accru l’offre de GNL à destination du marché européen. Avec le déclenchement de la crise du Covid-19 début 2020, le phénomène s’est amplifié. Baisse de la consommation, offre abondante de GNL, niveaux de stocks élevés, recul des cours du pétrole : tous ces ingrédients ont concouru à la chute des prix du gaz en Europe. En mai 2020, le prix des contrats à terme à échéance 1 mois a touché un point historiquement bas, atteignant 3,60 €/MWh sur le marché NBP et 3,70 €/MWh sur le marché TTF. Sur le marché américain en revanche, le prix du gaz (Henry Hub) est resté relativement stable car l’offre a baissé concomitamment à la demande. Cela s’explique par deux facteurs : l’importance du gaz de schiste dans la production gazière américaine et la corrélation entre extraction de pétrole et de gaz de schiste. La production de pétrole s’étant effondrée dans les zones de schiste américaines, il en est allé de même pour la production de gaz.

L’envolée des cours du
gaz européen en 2021

Depuis le début de l’année
2021, les prix européens du gaz naturel s’envolent et l’écart avec le continent
américain explose. Plusieurs facteurs expliquent cette flambée, notamment des
facteurs conjoncturels : saison hivernale, faible niveau des stocks, ou reprise
économique après la récession de l’année 2020. Autre paramètre clef, le rôle
joué par la Russie qui assure 33 % des importations européennes en 2020,
ce qui en fait le premier fournisseur de l’Europe alors que se pose l’épineuse
question de la mise en service du gazoduc Nord Stream 2[3].
Plusieurs voix, notamment celle de l’Agence internationale de l’énergie, se
sont élevées pour dénoncer la baisse des exportations russes vers l’Europe et
fustiger la Russie, accusée de vouloir faire pression sur l’Europe pour obtenir
une mise en service rapide de Nord Stream 2.

La flambée des prix s’explique
également par des facteurs structurels :

  • La baisse continue de la production gazière en
    Europe : seule la Norvège maintient une abondante production, équivalente
    à 20 % des importations de gaz européen alors que la production aux
    Pays-Bas décline ;
  • L’explosion de la demande gazière asiatique, notamment
    chinoise. Même si les marchés sont régionaux, la concurrence pour le marché du
    GNL est mondiale. Les trois premiers fournisseurs de GNL à l’Europe sont le
    Qatar, les États-Unis
    et la Russie, qui approvisionnent également l’Asie. Comme l’Asie est plus
    habituée à payer plus cher son gaz naturel, cela exerce une pression à la
    hausse sur les prix. Par ailleurs, la Chine a vu sa pénurie d’énergie
    s’aggraver en raison de la faiblesse de la production de charbon, ce qui a
    réorienté ses approvisionnements vers le marché du gaz ;
  • La baisse de la part des contrats longs au
    profit des marchés de gré à gré a également contribué à accroître la volatilité
    des prix.

Gaz naturel : le cas
de la France

Comment cette envolée des prix du gaz se manifeste-t-elle en France ? En 2021, les importations françaises reposent, à 88 %, sur des contrats de long terme principalement avec la Norvège, la Russie et l’Algérie (graphique 2). Le prix au comptant du gaz naturel évolue de façon similaire à celui du marché londonien ou néerlandais.

Rappelons tout d’abord que la
France ne produit quasiment plus de gaz naturel et importe 98 % de sa consommation.
Le gaz naturel est une énergie substituable à moyen terme ; afin de
développer son usage, les producteurs et les importateurs européens ont décidé
d’indexer son prix sur les produits pétroliers à partir des années 1960. Mais
progressivement, sous l’impulsion des pouvoirs politiques qui souhaitaient voir
les prix baisser, les évolutions des prix de marché du gaz ont occupé une
importance croissante dans les modalités d’indexation.

Prix fixes versus
tarifs réglementés

Au 31 août 2021, la Commission de régulation de l’énergie (CRE) dénombre 10,5 millions de consommateurs résidentiels de gaz naturel en France. 53 % de ces consommateurs détiennent des contrats en offre de marché à prix fixe et ne sont donc pas concernés, au moins à court terme, par les hausses tarifaires (graphique 3). En revanche, 47 % des consommateurs résidentiels détiennent un contrat au tarif réglementé de vente du gaz (TRVG) ou indexé sur ce dernier[4] et sont sensibles aux variations de prix.

Les tarifs réglementés de vente du gaz se décomposent en trois strates : 1) les coûts d’approvisionnement, indexés sur une formule tarifaire, 2) les coûts hors approvisionnement (utilisation des réseaux de transport et de distribution), 3) les taxes.

Coûts
d’approvisionnement et formule tarifaire

Le TRVG doit d’abord couvrir
les coûts d’approvisionnement du fournisseur historique de gaz Engie, ex GDF
Suez. C’est dans ce but qu’a été conçue la formule tarifaire, établie au
minimum une fois par an par arrêté gouvernemental. Entre deux arrêtés, Engie
demande chaque mois une évolution tarifaire et la CRE vérifie sa conformité
avec la formule tarifaire.

Historiquement, les
approvisionnements de GDF Suez étaient constitués de contrats d’achats de long
terme indexés sur les prix du pétrole. La formule tarifaire indexait donc les
tarifs réglementés du gaz sur les cours du pétrole. Cependant, le boom du gaz
de schiste américain à partir de 2010 a entraîné une baisse des prix du gaz sur
les marchés de gros. Sous la pression du gouvernement Ayrault, le fournisseur historique
a progressivement renégocié ses contrats de long terme avec les producteurs
pour les indexer non plus seulement sur le prix du pétrole mais aussi sur les
prix du gaz sur les marchés de gros. Sous l’impulsion de la CRE, la formule
tarifaire a progressivement évolué pour indexer les tarifs réglementés davantage
sur les prix du gaz sur les marchés de gros, au détriment des prix du pétrole. Afin
de lisser les hausses, le gouvernement Ayrault a également décidé que
l’évolution des tarifs réglementés serait mensuelle et non plus trimestrielle à
partir de 2013[5].

La formule en vigueur pour la
période du 1er juillet 2021 au 30 juin 2022 est définie par l’arrêté
du 28 juin 2021[6]. Dans
cette formule, l’évolution du terme représentant les coûts d’approvisionnement
en gaz naturel est fonction du prix côté au Pays-Bas (TTF) des contrats à terme
mensuels, trimestriels et annuels de gaz, et du prix côté au Point d’Echange de
Gaz (PEG)[7]
en France des contrats à terme mensuels et trimestriels de gaz. Ainsi, on
constate que le prix du pétrole n’intervient plus dans le calcul du TRVG.

Coût d’utilisation des
réseaux de transport et de distribution

A côté des coûts d’approvisionnement,
les coûts hors approvisionnement correspondent aux tarifs d’accès aux réseaux
de transport et de distribution, aux coûts d’utilisation des stockages, aux
coûts commerciaux et d’acquisition des certificats d’économies d’énergie et à la
marge commerciale d’Engie. Ils sont mis à jour le 1er juillet de
chaque année et n’expliquent donc pas la flambée actuelle.

Taxes sur le gaz

Les taxes sur le gaz représentent environ
un quart de la facture pour un ménage moyen
, l’essentiel étant constitué
par la TVA. Trois taxes s’appliquent :

  • la Taxe Intérieure de Consommation sur le Gaz
    Naturel (TICGN), qui est proportionnelle à la consommation et qui a été
    étendue aux particuliers le 1er avril 2014. En 2021, la TICGN
    s’élève à 8,43 €/MWh ;
  • La Contribution Tarifaire d’Acheminement (CTA) : son assiette est composée de la part fixe des
    tarifs d’acheminement du gaz naturel. Depuis le 1er mai 2013, les
    taux de la CTA sont de 4,71 % pour les prestations de transport de
    gaz naturel et de 20,80 % pour les prestations de distribution de gaz
    naturel ;
  • Une TVA réduite à 5,5 % s’applique sur le
    montant de l’abonnement ainsi que sur la contribution tarifaire
    d’acheminement. La TVA à 20 % s’applique sur le montant des consommations
    ainsi que sur la TICGN.

Flambée des prix en 2021
et gel tarifaire à compter d’octobre 2021

Ainsi, le tarif réglementé de
vente du gaz naturel a fortement augmenté en 2021. Pour un usage de chauffage
avec une consommation de 15 MWh/an en zone 2 (graphique 4), le tarif a augmenté
de 12,8 % en octobre 2021 et de 48 % entre octobre 2019 et octobre 2021 –
soit une augmentation de 509 euros en deux ans. Depuis octobre 2021, face à la
hausse des prix, le gouvernement – comme cela est prévu dans le Code de l’énergie
– a annoncé le gel du tarif réglementé jusqu’en juin 2022, puis un rattrapage à
partir de cette date. En l’absence de cette mesure, le niveau moyen des tarifs
réglementés de vente au 1er janvier 2022, aurait été supérieur de 38 %
par rapport au niveau en vigueur fixé au 1er octobre.

Quelles conséquences d’un
prix du gaz élevé ?

Etant donné le gel du tarif
réglementé jusqu’en juin 2022, l’augmentation des prix du gaz aura un impact
limité sur la facture des consommateurs français. En revanche, cette situation
de flambée des prix interroge sur la transition énergétique et le mix
énergétique européen.

Des conséquences
limitées pour les consommateurs

Dans la mesure où la moitié
des consommateurs résidentiels a souscrit des contrats à prix fixe, le nombre
de consommateurs subissant la hausse des tarifs réglementés du gaz concerne tout
au plus 5 millions de consommateurs résidentiels. Par ailleurs, le gel du TRVG
à partir d’octobre 2021 – à un niveau supérieur de 38 % au niveau de 2019
–, ainsi que le versement d’un chèque énergie exceptionnel de 100 euros à près
de 6 millions de consommateurs en décembre 2021 permettront d’alléger partiellement
la facture. En outre, cette situation est transitoire : le TRVG doit
disparaître le 1er juillet 2023[8]
et les consommateurs devront alors souscrire une offre de marché.

Qui
paiera la facture ? Les fournisseurs de gaz, notamment Engie, dans un
premier temps, vendront le gaz à perte sans être compensés par l’État et absorberont le choc immédiat. En revanche, à
partir de juin, une baisse devrait s’amorcer et les opérateurs pourront alors
appliquer partiellement cette baisse des prix pour compenser ce qu’ils ont
perdu les mois précédents. In fine, ce sont donc les consommateurs qui
absorberont le choc de façon intertemporelle.

Cela étant, la hausse des prix
du gaz intervient alors que les cours du pétrole et du charbon progressent, ce
qui entraîne un surcroît d’inflation pour les ménages. Ainsi, l’énergie
représente 9 % des dépenses de consommation des ménages en valeur[9].
Or, l’IPCH énergie a bondi de 19,4 % en décembre 2021 (glissement annuel),
contribuant ainsi à 1,7 point d’inflation supplémentaire pour les ménages
français, soit la moitié de la hausse de l’inflation observée en décembre 2021 (3,4
%).

Les conséquences sur le
mix énergétique et la transition écologique

L’une des conséquences de la
flambée des prix est la remise en question de la place du gaz naturel dans le mix
énergétique français et européen. Le gaz naturel est en effet en concurrence
avec d’autres sources primaires d’énergie (charbon, énergies renouvelables,
pétrole…), notamment pour la production d’électricité. En effet, sur un réseau
électrique, les différentes centrales sont appelées dans un ordre déterminé – le
merit order, par ordre de coût marginal variable croissant – jusqu’à
répondre à la demande. Les énergies renouvelables, dont les coûts sont fixes,
sont appelées en premier. C’est ensuite le tour des centrales nucléaires, dont
les coûts marginaux sont faibles. Viennent ensuite soit les centrales à charbon
(lignite, houille) soit les centrales au gaz, en fonction de deux
paramètres : le prix du combustible et les droits d’émission de CO₂. En
effet, le charbon coûte moins cher que le gaz mais émet davantage de dioxyde de
carbone. En dernier recours, des centrales à fioul peuvent être appelées.

Un prix du gaz durablement
élevé pourrait entraîner un regain d’intérêt pour le charbon en Europe (Allemagne,
Pologne) pour la production d’électricité. En 2021 en France, les centrales à
charbon ont été sollicitées, à l’inverse des centrales à gaz. Par ailleurs, le
prix de l’électricité dépend du coût marginal de la dernière centrale
appelée : la flambée du prix du gaz se répercute donc indirectement sur le
prix de l’électricité.

La perte de compétitivité du
gaz naturel par rapport au charbon risque ainsi de compromettre les objectifs
de transition énergétique en Europe. Surtout si cette tendance devait s’accentuer,
comme le suggère l’abandon
prévu par la Belgique
 et l’Allemagne de l’énergie nucléaire, qui
devrait entraîner un usage plus intensif des centrales à combustibles fossiles.
La solution apportée par Nord Stream 2 permettrait d’y remédier, mais au prix
d’un accroissement de la dépendance énergétique de l’Europe à la Russie. Cette
ligne de fracture entre partisans et opposants divise jusqu’au sein de la
nouvelle coalition allemande au pouvoir : le chancelier Olaf Scholz du SPD,
favorable au projet, se heurte à l’opposition farouche des Verts. La question de
Nord Stream, et ses implications en matière de mix énergétique, sont plus que
jamais symptomatiques de la difficulté de l’Europe à construire une politique
commune de l’énergie.


[1] Voir BP, Statistical Review of
World Energy
, 2021.

[2]
L’indice Henry Hub est le principal indice de référence pour le marché du gaz
américain. En Europe, les marchés de gros du gaz naturel européen sont
segmentés : le plus grand hub gazier est le Title Transfer Facility
(TTF) situé aux Pays-Bas, suivi par le National Balancing Point (NBP) au
Royaume-Uni. Depuis 2019, le TTF est le hub gazier européen qui compte
le plus grand nombre de participants et négocie la plus large gamme et le plus
grand volume de produits. Le NBP est un hub gazier mature et assez liquide,
mais la gamme de produits échangés s’est réduite et les volumes échangés ont baissé
depuis 2017.

[3]
Nord Stream 2 consiste en deux lignes de gazoduc reliant la Russie à
l’Allemagne via la Mer baltique. Ce gazoduc doit permettre de doubler
les livraisons directes de gaz naturel russe vers l’Europe occidentale. Les
travaux du gazoduc Nord Stream 2 ont commencé en avril 2018. Ils ont
ensuite été interrompus en décembre 2019 en raison des sanctions des États-Unis
mais se sont terminés en septembre 2021.

[4]
Les offres indexées sur le TRVG évoluent dans les mêmes proportions que les
tarifs réglementés, mais avec un pourcentage de réduction de x % sur
le prix du kWh.

[5] Voir
décret n°2013-400 du 16 mars 2013.

[6] https://www.legifrance.gouv.fr/download/pdf?id=hJMOx62Ea-qOdw9n43ok_OGamjg1xo8C-g1_Q8VXgsM=

[7]
Le Point d’Échange de Gaz (PEG) est la zone virtuelle d’échange entre les
fournisseurs de gaz naturel et le gestionnaire de réseau de transport du gaz et
qui sert de marché de gros pour les achats et ventes de gaz.

[8] En 2017, l’existence de tarifs réglementés (du
gaz et de l’électricité) en droit français a été jugée contraire au droit de la
concurrence de l’Union européenne par le Conseil d’État. La loi énergie-climat
(publiée au JO du 9 novembre 2019) supprime les tarifs réglementés de vente
pour l’ensemble des consommateurs (particuliers et professionnels).

[9]
Chiffre du troisième trimestre 2021 issu des comptes trimestriels de l’INSEE,
qui inclut les postes « énergie, eau, déchets » et
« cokéfaction, raffinage ».