États-Unis : coup de frein ou récession ?

par Christophe Blot

Au premier trimestre 2022, le PIB des États-Unis a affiché un recul de 0,4 % brisant ainsi la reprise qui s’était enclenchée à partir de l’été 2020. Le contexte économique international s’est fortement dégradé en raison de la conjonction de plusieurs chocs négatifs. La reprise économique mondiale s’est effectivement accompagnée de difficultés d’approvisionnement et d’une forte hausse des prix de l’énergie, amplifiée depuis février 2022 par l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Le conflit a provoqué une hausse des tensions géopolitiques se traduisant par une incertitude accrue[1]. Enfin, la hausse de l’inflation a conduit les banques centrales et notamment la Réserve fédérale à augmenter les taux d’intérêt. Par conséquent, la baisse du PIB américain du début d’année peut-elle présager d’une récession ou se traduira-t-elle par un simple coup de frein sur la croissance ?



Après la forte contraction de l’activité observée en 2020, l’économie américaine a nettement rebondi si bien que, dès le deuxième trimestre 2021, le PIB dépassait le niveau d’activité observé en fin d’année 2019. Sur l’ensemble de l’année 2021, la croissance s’est établie à 5,7 %, fortement tirée par la demande intérieure et notamment la consommation des ménages qui progressait de 7,9 %[2]. Les plans de soutien mis en œuvre d’abord par l’administration Trump puis par Joe Biden ont surcompensé les pertes de revenus primaires des ménages liées à la crise sanitaire, ce qui a largement soutenu la consommation, notamment celle de biens durables[3]. Le dynamisme de la demande intérieure américaine et mondiale s’est heurté à des contraintes d’offre en raison de l’apparition de nouvelles vagues de contamination. Même si dans la plupart des pays la situation sanitaire ne s’est pas accompagnée de mesures prophylactiques aussi fortes que celles mises en œuvre au printemps 2020, la situation sanitaire est restée détériorée bloquant les chaînes d’approvisionnement au niveau mondial et l’offre de travail[4]. Le contraste entre la demande américaine, soutenue par des politiques budgétaires très expansionnistes et une offre mondiale contrainte a poussé les prix à la hausse. Aux États-Unis, le déflateur de la consommation hors énergie et prix alimentaires s’est élevé à 3,3 % en 2021 avec des augmentations bien plus fortes sur certains biens : 13,2 % pour les automobiles par exemple. Autre signe du déséquilibre de la croissance américaine : la forte augmentation des importations en volume (+14 % sur l’année contre une hausse des exportations de 4,5 %) s’est traduite par une dégradation du solde commercial des biens et services dont le déficit a atteint 1 280 milliards en 2021 (soit 5,6 % du PIB) contre 905 milliards (4,2 % du PIB) deux ans auparavant. La contraction du PIB observée au premier trimestre 2022 pourrait être la manifestation d’une surchauffe de l’économie puisque la demande intérieure est restée bien orientée : +0,5 point. C’est la contribution négative (-1 point) du commerce extérieur qui explique la baisse du PIB de 0,4 %.  

Pour la suite de l’année 2022, l’activité sera principalement affectée par des chocs négatifs. Alors que nous prévoyions une croissance de 4,2 % lors de la prévision d’octobre, ce chiffre serait significativement revu à la baisse (graphique 1) et atteindrait 2,1 %. Bien que les États-Unis soient producteurs de pétrole, la hausse des prix aurait un effet négatif via une réduction du pouvoir d’achat des ménages et une hausse des coûts de production des entreprises[5]. Sous l’hypothèse d’un maintien des tensions géopolitiques au niveau observé en avril jusqu’en fin d’année, le choc d’incertitude amputerait l’activité de 0,4 point[6]. Quant aux contraintes d’approvisionnement, elles n’auraient pas d’effet récessif significatif aux États-Unis mais contribueraient sans doute au maintien des tensions sur les prix. Une partie de la réduction de la prévision de croissance s’explique également par un durcissement plus fort qu’anticipé de la politique monétaire. En effet, dans le scénario d’octobre 2021, nous anticipions un retour progressif de l’inflation vers la cible de la Réserve fédérale et par conséquent une normalisation bien plus lente de la politique monétaire. Avec un choc inflationniste plus important et plus durable, la Réserve fédérale a durci sa politique monétaire. Les trois dernières réunions du FOMC (Federal Open Market Committee) ont systématiquement débouché sur une hausse du taux qui est passé de 0,25 % en janvier à 1,75 % en juin. Le mouvement se poursuivrait au cours du deuxième semestre avec une augmentation du taux de 1,5 point en moyenne sur l’année, ce qui aurait un effet sur la croissance pouvant atteindre 0,5 point dès 2022. La somme de ces chocs réduit donc la prévision de croissance de 1,2 point. À cet effet s’ajoute une révision à la baisse de l’acquis de croissance puisque la croissance au cours des troisième et quatrième trimestres 2021 a été moins forte que ce nous avions anticipé : 0,6 et 1,7 % respectivement contre une prévision de 1,4 et 2,3 % en octobre 2021. Enfin, ces chocs ne seraient pas compensés par la politique budgétaire[7].

Etant donné le chiffre de croissance du premier trimestre 2022, une croissance trimestrielle autour de 0,3-0,4 % au cours des trois trimestres suivants serait compatible avec une croissance annuelle à 2,1 %[8]. Les indicateurs conjoncturels pour les mois d’avril à juin confirment un ralentissement de l’activité américaine dans un contexte d’inflation toujours aussi élevée. Les chiffres mensuels de consommation des ménages suggèrent déjà un ralentissement puisqu’elle a progressé en avril (+0,3 %) mais reculé en mai (-0,4 %). De nouveau, ces performances restent tirées par l’évolution des achats de biens durables qui ont atteint un pic en mars 2021 et baissé de 5,6 % depuis (graphique 2). Du côté des enquêtes de confiance auprès des entreprises, le ralentissement est confirmé mais les niveaux se situent toujours au-dessus des moyennes de long terme. Par ailleurs, la production industrielle a continué à augmenter en avril et mai. Enfin du côté de l’emploi et du chômage, les chiffres pour le mois de juin permettent d’avoir une vision complète du deuxième trimestre. Le taux de chômage stagne à 3,6 % après avoir baissé de plus de 11 points entre avril 2020 et mars 2022. Quant à l’emploi, il a progressé en moyenne par rapport au premier trimestre mais le niveau de juin 2022 est inférieur à celui de mars. Ces éléments plaident donc pour une croissance modérée, voire négative notamment si la contribution du commerce extérieur est de nouveau négative. Pour autant, il s’agirait au pire d’une récession technique[9].


[1] Voir « L’économie mondiale sous le(s) choc(s) », Revue de l’OFCE, n° 177, pour une analyse détaillée.

[2] La FBCF totale augmentait quant à elle de 7,7 %.

[3] Voir « Europe / États-Unis, comment les politiques budgétaires ont-elles soutenu les revenus ? », OFCE le Blog, 26 octobre 2020.

[4] La Chine faisait figure d’exception notable du fait de la stratégie « zéro Covid » se traduisant par des confinements locaux.

[5] Une revue récente de la littérature suggère effectivement que la hausse du prix du pétrole réduit la consommation des ménages et l’investissement. Voir A. M. Herrera, M. B. Karaki & S. K. Rangaraju, 2019, « Oil price shocks and US economic activity », Energy policy, n° 129, pp. 89-99.

[6] Voir le Tableau 3 page 32 de « L’économie mondiale sous le(s) choc(s) », Op. cit.

[7] L’estimation de l’effet de la politique budgétaire reflète la révision de l’impulsion par rapport au scénario envisagé en octobre 2021. L’impulsion budgétaire est négative en raison de la fin des nombreuses mesures exceptionnelles mises en œuvre pour faire face à la crise sanitaire. La révision tient surtout à l’analyse des mesures incluses dans le budget 2022 par l’administration Biden.

[8] Les performances du premier trimestre peuvent déjà en partie capter l’impact des différents chocs.

[9] On parle de récession technique lorsque le PIB recule sur deux trimestres consécutifs. La récession dépend cependant d’un ensemble d’indicateurs.




Banque centrale européenne et démocratie

Christian Pfister[1]

La BCE n’est pas une institution politique. Toutefois, c’est une institution publique, chargée d’une mission d’intérêt public, celle d’émettre la monnaie légale, l’euro, dans les pays qui l’ont adopté. Son action ne peut donc que s’insérer dans le débat démocratique.

La première partie de ce billet montre comment la BCE s’insère dans le débat démocratique. La deuxième partie décrit le défi auquel elle se trouve confrontée en raison de l’élargissement implicite de ses missions. La  troisième et dernière partie spécule sur les moyens juridiques de gérer le hiatus entre le statut de la BCE, qui n’a pas évolué depuis sa création, et la pratique.

L’insertion de la BCE dans le débat démocratique

Je m’efforce de répondre à deux questions : comment la BCE s’insère-t-elle dans le débat démocratique ? Cette insertion peut-elle être améliorée ?

Comment la BCE s’insère-t-elle dans le débat démocratique ?

La BCE s’insère de deux manières dans le débat démocratique : par son statut et dans son fonctionnement :

S’agissant du statut, il faut rappeler des faits connus, mais je crois essentiels, car le statut de la BCE fournit le « socle dur » à son insertion dans le débat démocratique. À cet égard, deux points méritent d’être relevés :

(i)  les statuts de la BCE et du Système européen de banques centrales (SEBC) sont annexés au Traité de Maastricht, ce qui a le double avantage de leur donner une forte légitimité et de les rendre difficiles à modifier. Cette difficulté à modifier les statuts de la BCE est importante car, associée à l’indépendance de l’institution, elle lui confère une forte crédibilité, rendant son action plus efficace. Le débattement des taux d’intérêt nécessaire pour stabiliser l’économie devrait ainsi se trouver réduit, permettant in fine d’améliorer les termes du dilemme inflation-chômage au cœur de la conduite de la politique monétaire (Drumetz et al., 2015, chapitre 2, pages 58 à 75). Cela est particulièrement utile lorsque la faiblesse de la croissance potentielle réduit le taux d’intérêt réel d’équilibre, durcissant la contrainte de limite effective des taux d’intérêt à la baisse (Pfister et Valla, 2017).

(ii) en France, en particulier, il aura fallu une modification de la Constitution pour rendre la Banque de France indépendante, en conformité avec les statuts de la BCE et du SEBC. Il aura aussi fallu un référendum pour ratifier le Traité. C’est une très forte caution démocratique, dont à ma connaissance aucune autre institution ne peut se prévaloir depuis le début de la Vème République.

S’agissant du fonctionnement de la BCE,

(i) Celle-ci a un devoir de responsabilité (accountability). Ce devoir est codifié par des règles insérées dans son statut, notamment la participation à des auditions de ses dirigeants devant les commissions du Parlement européen. Cette responsabilité a une double signification. D’abord, c’est le pendant et d’une certaine manière le garant de l’indépendance : une institution publique qui refuserait  de s’expliquer sur ses actions verrait rapidement ses attributions mises en cause. Ensuite, c’est le gage d’une plus grande efficacité de la politique monétaire : en s’expliquant mieux, on prend davantage de chances de convaincre (Drumetz et al., 2015, chapitre 2, pages 76 à 97). Le comprenant, la BCE est d’ailleurs allée au-delà de ses obligations statutaires, par exemple en organisant des conférences de presse à l’issue des réunions du Conseil des gouverneurs ou en publiant ses prévisions économiques ainsi qu’une grande quantité et variété de travaux de recherche.

(ii) Cela dit, on peut se demander si l’indépendance est compatible avec un mandat large (en posant cette question, j’anticipe sur la suite).

L’insertion de la BCE dans le débat démocratique peut-elle être améliorée ?

La réponse est que le dialogue peut certainement être amélioré avec les institutions démocratiques (Parlement européen, Commission européenne, Conseil de l’UE). Ceci peut notamment se faire par des échanges et auditions plus fréquents et plus approfondis. Néanmoins, les auditions par le Parlement européen sont déjà à sa discrétion. Le dialogue – ou le trilogue – peut aussi être amélioré avec l’Université, une institution qui à mon sens a un rôle important à jouer dans le débat démocratique.

Mais il faut être deux pour dialoguer (It takes two to tango). Or,

(i) Comprendre la politique monétaire suppose un « coût d’entrée » et les compétences n’existent pas toujours du côté des institutions démocratiques : elles doivent donc s’en doter. On peut penser à 2 voies pour cela : 1/ la première consisterait à ce qu’elles diversifient leur recrutement ; on peut ainsi noter qu’il y a parmi les décideurs politiques de très bons connaisseurs des sujets les plus divers (l’agriculture, la pêche, l’écologie, les impôts,…), mais qu’il y en a peu en politique monétaire dont tout le monde s’accorde pourtant à dire que c’est un sujet important ; 2/ la deuxième voie est de se faire appuyer par des experts, un peu comme, aux États-Unis, le Congressional Budget  Office assiste le Congrès en matière économique et budgétaire ;

(ii) Par ailleurs, il faut bien constater que le débat universitaire sur la politique monétaire reste pauvre dans l’Université européenne : il y a là un contraste avec l’Université américaine où, par exemple, un débat s’est précocement développé sur le caractère durable ou non de l’accélération des prix depuis 2020. Par exemple, certains économistes (notamment Lawrence Summers et Paul Krugman), qui avaient approuvé les précédentes mesures adoptées par la Fed pour soutenir l’économie, l’ont critiquée dès la première moitié de l’an dernier pour son attentisme face au retour de l’inflation. Plus d’un an plus tard, on n’a pas encore un débat similaire en Europe.

La BCE au défi d’un élargissement implicite de ses missions

Je distingue deux types d’élargissement : celui imposé et celui par défaut.

Élargissement imposé

L’Art. 127(1) du TFUE impose un objectif final de stabilité des prix à la BCE mais aussi, sans préjudice à l’objectif final, l’obligation de soutien des politiques économiques de l’UE.

Il ne peut donc y avoir de conflit avec l’objectif primaire. Mais, avec la multiplication des politiques économiques de l’UE, les objectifs secondaires se multiplient eux-mêmes pour la BCE. Comment alors gérer les injonctions contradictoires pouvant résulter de conflits entre objectifs secondaires?

Je prends l’exemple de la lutte contre le changement climatique. Certains voudraient que la BCE ne refinance pas les banques qui prêtent à des entreprises émettrices de carbone ou n’achètent plus les titres que ces entreprises émettent, même lorsqu’elles investissent précisément pour réduire leur empreinte carbone. Or, une telle décision pourrait avoir un effet d’opprobre, coupant ces entreprises de tout financement, avec des conséquences négatives pour la croissance et l’emploi, deux autres objectifs secondaires de la politique monétaire. De fait, pour prendre en compte l’objectif de lutte contre le changement climatique, la BCE a adapté sa politique de garantie lorsqu’elle prête aux banques et sa politique d’achat de titres « corporate » (Pfister et Valla, 2021). Mais elle ne pouvait pas le faire de la manière extrême voulue par certains.

Élargissement par défaut

Au-delà du Traité, la question qui se pose est la suivante : que faire si les institutions démocratiques ne remplissent pas le rôle qui est supposément le leur et que la BCE dispose, au moins en apparence et à court terme, des moyens pour soulager les contraintes, ce que l’on a complaisamment appelé le « bazooka monétaire » ? Trois exemples sont : la non-application du Pacte de stabilité et la dérive des finances publiques qu’elle a autorisée (Jaillet et Pfister, 2022), l’insuffisance des mesures d’ajustement et de recapitalisation bancaire à la suite de la crise financière mondiale et la quasi-absence, dans la plupart des États-membres, de politiques fiscales pour lutter contre le changement climatique, bien que ce soit les politiques les plus efficaces pour cela.

Jusqu’à présent, les conséquences de ces responsabilités esquivées par les responsables des politiques économiques ont largement dû être prises en charge par la BCE. Celle-ci a notamment dû multiplier ses instruments de politique monétaire, avec pour conséquence une interférence de plus en plus forte avec les allocations de marché : le marché monétaire, ceux des obligations bancaires, d’entreprises et d’État sont de nos jours assez largement administrés par la BCE. Cela crée un double problème : 1/problème d’efficacité économique : la BCE est-elle meilleur juge que les autres agents économiques de l’allocation des facteurs ? 2/mais aussi problème de conformité aux principes qui fondent l’insertion de la BCE dans le débat démocratique, ceci à un double titre. D’abord, la BCE se voit jouer un rôle non envisagé initialement, sans modification des textes. Ensuite, un hiatus se forme au regard de l’Article 2 des statuts de la BCE et du SEBC. En effet, celui-ci dispose que « le SEBC doit agir en conformité avec le principe d’une économie ouverte avec libre concurrence, favorisant une allocation efficace des ressources ».

Quelles voies juridiques pour résorber le hiatus entre textes et pratiques ?

À partir de la situation actuelle et à titre exploratoire, deux scénarios juridiques sont a priori envisageables :

Le statu quo

l’avantage serait de se passer d’une modification du TFUE, procédure longue et hasardeuse. Il serait aussi de permettre le retour spontané au fonctionnement d’avant la crise financière mondiale. Il ne faut toutefois pas se leurrer sur les embuches auxquelles la BCE pourrait se trouver confrontée dans cette dernière voie : les bénéficiaires du fonctionnement actuel, en premier lieu les Etats et les banques, s’y opposeront probablement, sans doute pas directement mais plutôt par média interposés. Il n’est que de voir la pluie de critiques qui a accueilli le propos de Christine Lagarde lors d’une de ses conférences de presse, pourtant en stricte conformité avec le statut de la BCE : « La BCE n’est pas là pour gérer les spreads ». L’inconvénient du statu quo est bien sûr de laisser perdurer le hiatus entre les textes et la pratique. Plus longtemps ce sera le cas, plus le retour au statu quo ante sera difficile ;

La modification des textes 

Ici, deux sous-scénarios extrêmes sont possibles. Dans le premier, l’élargissement des missions de la BCE est entériné et codifié. S’agissant de ce que j’ai appelé l’élargissement imposé, les moyens de gérer les conflits d’objectifs secondaires seraient spécifiés, par exemple en hiérarchisant à leur tour ces objectifs. Il serait aussi théoriquement possible d’imposer légalement à la BCE des tâches que l’inaction des autorités publiques l’ont induite à assumer. Néanmoins, cette dernière voie comporterait des risques, outre ceux inhérents à tout processus politique, dont l’objectif est presque toujours à court terme, ce qui est a contrario la justification de l’indépendance de la banque centrale. Ces risques sont de trois natures. Le premier risque est d’évacuer les ajustements de marché, comme ce serait partiellement le cas dans la proposition d’administration des spreads formulée par Blanchard et al. (2021), ou de manière plus claire encore dans la proposition de Mathieu et Sterdyniak (2022). En effet, ces derniers auteurs proposent que la BCE intervienne sur les marchés des titres d’État pour y maintenir des taux d’intérêt inférieurs au taux de croissance économique, permettant à leur tour de financer des dépenses publiques quasi illimitées. Le deuxième risque est bien sûr, en transférant à la BCE une partie des responsabilités des politiques, d’en faire une institution relevant elle-même de la sphère politique, donc par construction non-indépendante. Le troisième risque est celui d’une perte de crédibilité de la BCE, donc une moins grande efficacité de son action (Drumetz et al., 2015). Dans un deuxième sous-scénario, opposé au premier, le TFUE serait au contraire modifié pour séparer davantage les responsabilités entre les instances politiques et la BCE, notamment sur le plan budgétaire. Les achats de titres publics pourraient ainsi être interdits, en conformité avec l’esprit mais non la lettre du Traité actuel, tandis que le Pacte de Stabilité serait renforcé, par exemple en accroissant le rôle de la Commission.

En tout état de cause, en arrière-fond du débat sur la BCE et la démocratie, il y a un débat de société, un débat sur le type de démocratie que nous souhaitons et sur la place que les individus et les institutions doivent respectivement y jouer.

Références

Blanchard O., Leandro A., Zettelmeyer J., 2021, « Redesigning EU fiscal rules: from rules to standards », Economic Policy, vol. 36, n° 106, pp. 195-236, 9100_Redesigning-EU-Fiscal-Rules.pdf (economic-policy.org).

Drumetz F., Pfister C., Sahuc J.G., 2015, Politique monétaire, deuxième édition, De Boeck.

Jaillet P., Pfister C., 2022, « Quelles règles budgétaires pour quelle UEM ? », Revue d’économie financière, à paraître.

Mathieu C., Sterdyniak H., 2022, « Towards New Fiscal Rules in the Euro Area? », Intereconomics, vol. 57, n° 1, pp. 16-20, https://www.intereconomics.eu/contents/year/2022/number/1/article/towards-new-fiscal-rules-in-the-euro-area.html.

Pfister C., Valla N., 2017, « Nouvelle Normale” ou “Nouvelle Orthodoxie” ? Éléments d’un nouveau cadre d’action pour les banques centrales », Revue économique, vol. 68 – Supplément, septembre, pp. 41-62 (https://www.cairn.info/revue-economique-2017-HS1-page-41.htm)

Pfister C., Valla N., 2021, « Une banque centrale pour le changement climatique ? », Revue d’économie financière, 143, 241-267, https://www.cairn.info/revue-d-economie-financiere-2021-3-page-241.htm.


[1] Sciences Po et Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Ce texte fait suite à une intervention de l’auteur dans le cadre de la séance du 20 mai 2022 du séminaire “Théorie et économie politique de l’Europe” organisé par le Cevipof et l’OFCE. Les points de vue exprimés n’engagent ni Sciences Po, ni Paris 1 Panthéon-Sorbonne.




Assurance chômage optimale dans un modèle à agents hétérogènes

par Stéphane Auray et Aurélien Eyquem

Le chômage reste un problème majeur dans la plupart des économies développées, en particulier en cas de ralentissement économique important. Dans une économie évoluant vers plus de mobilité professionnelle (sectorielle, géographique ou fonctionnelle), les caractéristiques du système d’assurance chômage, et notamment le montant de l’indemnisation, font l’objet de nombreuses attentions, comme le montrent les réactions à la réforme mise en place par le gouvernement après concertation avec les partenaires sociaux à l’automne 2021 (voir Bock, Coquet, Dauvin et Heyer, 2022).



Si le motif premier de l’assurance chômage est bien d’assurer les travailleurs contre le risque de chômage en leur proposant un revenu de remplacement en cas de réalisation de périodes de chômage, elle a aussi d’autres effets sur l’économie. En particulier, la littérature sur l’indemnisation chômage s’intéresse habituellement à l’arbitrage entre ce motif assurantiel et les éventuels effets désincitatifs d’une assurance chômage sur la création d’emplois des entreprises. Là où le motif assurantiel appellerait le législateur à augmenter la générosité de l’indemnisation du chômage, le second (de création d’emplois) conduirait à la rendre moins généreuse. Un troisième motif existe, car l’assurance chômage peut également jouer un rôle de stabilisation de la demande agrégée. En effet, en cas de récession liée à un choc de demande, le niveau de l’indemnité chômage – et son éventuelle augmentation – peuvent permettre de réduire le potentiel effet d’amplification de la récession lié à l’augmentation du risque de chômage. En cas de hausse anticipée du chômage, lorsque les ménages ne sont pas entièrement assurés contre ce risque de baisse du revenu, ils augmentent leur épargne de précaution, ce qui réduit la demande, accroît la récession et amplifie l’augmentation du chômage. Ce motif vient donc compléter et renforcer le motif assurantiel décrit ci-dessus dans la mesure où tous les agents économiques – et pas seulement les chômeurs – bénéficient alors d’une plus faible récession. Dès lors, d’autres questions s’ajoutent à la question du niveau souhaitable de l’assurance chômage qui permettrait de concilier les intérêts des travailleurs et des entreprises. En particulier, de par ses effets sur la création d’emploi et la demande agrégée, la question de l’assurance-chômage comme un instrument éventuel de politique économique se pose. Quel devrait être le niveau de l’assurance-chômage, devrait-il varier selon le cycle économique ? Si oui, comment et de combien ? Quels sont les effets macroéconomiques potentiels (sur le chômage notamment) et redistributifs de possibles réformes ?

Ces questions peuvent appeler de nombreuses réponses selon les objectifs poursuivis ou les modèles considérés. Dans ce billet, nous présentons les résultats d’un article récent visant à répondre à ces questions en s’appuyant sur un modèle macroéconomique à agents hétérogènes. En particulier, notre article, « Optimal Unemployment Insurance in a THANK Model » (Auray et Eyquem, 2022) prend en compte les trois effets de l’assurance-chômage (assurantiel, création d’emploi et stabilisation de la demande agrégée) et leurs interactions afin d’étudier (i) la mise en place d’une réforme optimale (à la Ramsey) à court terme et à long terme et (ii) la réponse optimale lorsque l’équilibre de long terme est affecté par des chocs négatifs de productivité ou de séparation.

Le modèle à agents hétérogènes THANK

Pour étudier la réforme optimale à la Ramsey et la réponse optimale de l’assurance chômage à des chocs macroéconomiques, nous nous appuyons sur un modèle d’équilibre qui se base sur les travaux de Ravn et Sterk (2017). Notre modèle est composé de trois grands types d’agents : des travailleurs, des chômeurs et des firmes. Nous supposons que les travailleurs vivent de leur salaire, les chômeurs de l’assurance chômage et les propriétaires de firmes des profits liés au recrutement de travailleurs. L’assurance chômage perçue par les chômeurs est financée par un impôt proportionnel sur les revenus du travail et correspond simplement à une fraction du salaire réel d’équilibre. Le ratio entre les « revenus » du chômage et les revenus du travail s’appelle le taux de remplacement. C’est à ce taux de remplacement et à son niveau « optimal » dans le cadre d’une réforme optimale à la Ramsey que nous nous intéressons.

Notre modèle étant un modèle d’équilibre, il définit donc une situation moyenne de long terme de l’économie (sans cycles et donc sans chocs) et des variations autour de cette situation moyenne, les cycles étant causés par des chocs inattendus. Avant d’étudier la réforme optimale à la Ramsey, nous devons donc commencer par calibrer le modèle dans un cadre antérieur à la réforme de 2021. Nous considérons un taux de remplacement stable (constant) de 75%, ce qui induit dans le modèle à une baisse de revenu d’environ 20% en cas de perte d’emploi, les revenus du travail étant soumis à cotisation chômage tandis que les indemnités sont exonérées. Le taux de chômage moyen de cette économie est de 7,6%, la valeur du taux de chômage au sein de la zone euro à la fin de l’année 2019. Dans cet équilibre antérieur à la réforme, le modèle parvient à reproduire de nombreuses caractéristiques tendancielles et cycliques d’une économie représentative de la zone euro. C’est à partir de cette situation initiale que nous évaluons l’impact d’une réforme optimale à la Ramsey.

Une des hypothèses centrales de notre modèle tient à l’incomplétude des marchés. Cette incomplétude présuppose qu’il existe des imperfections sur le marché des biens et services et sur le marché du travail qui impactent le mécanisme d’ajustement par les prix de l’offre et de la demande. Au chômage frictionnel, qui résulterait d’un problème temporaire d’appariement entre l’offre et la demande de travail, s’ajoute un risque de chômage endogène résultant de la rigidité des prix et des salaires. Cette composante de rigidité des prix et des salaires est intégrée dans notre modèle afin de voir l’impact que cela a sur une réforme et une réponse optimale de l’assurance chômage.

Réforme optimale de l’assurance chômage

Nous allons commencer par caractériser, à court terme et à long terme, la réforme optimale (à la Ramsey).

À court terme, ce sont les motifs de stabilisation de la demande agrégée et d’assurance qui dominent[1]. Ainsi, la réforme optimale consiste dans un premier temps à augmenter le taux de remplacement de l’assurance chômage et donc à accroître la générosité de l’assurance chômage. Cette augmentation stimule la demande globale car elle augmente directement le revenu des chômeurs et indirectement le revenu des travailleurs via le salaire réel négocié. Cela permet une augmentation significative de la consommation agrégée. Malgré la hausse du salaire réel, les firmes vont créer des emplois dès la mise en place de la réforme ou peu de temps après car elles raisonnent de manière intertemporelle. En effet, elles tiennent compte de l’engagement du législateur à abaisser de façon permanente les indemnités chômage dans le futur et donc les salaires réels pour ne pas peser sur la création d’emploi. Cette augmentation du taux de remplacement est donc temporaire et dure près de 2 ans et demi dans notre modèle. Après cela, le taux de remplacement diminue pour ne pas affecter le motif de création d’emploi.

En effet, à long terme, c’est le motif de création d’emploi qui domine. Ainsi, dans un second temps, une réforme optimale du système d’assurance-chômage implique la mise en place d’un taux de remplacement plus faible (59% contre 75% avant la réforme). En diminuant la valeur de l’option alternative au travail et donc le pouvoir de négociation des travailleurs, la réforme stimule la création d’emploi et permet une réduction du taux de chômage moyen (de 7,6% à 5,75%). Par ailleurs, réduire le taux de remplacement et le taux de chômage permet de diminuer les dépenses d’assurance chômage et donc de réduire le taux d’imposition des travailleurs. Cela participe donc à une hausse des revenus du travail après impôts et cotisations. Firmes et travailleurs sont gagnants au regard de la réforme. Les chômeurs sont perdants puisqu’ils voient leur niveau de revenu baisser mais bénéficient d’une plus grande probabilité de retrouver un emploi après la réforme.

Une fois ce nouvel équilibre de long terme atteint, reste la question de l’ajustement du taux de remplacement en réponse aux chocs négatifs qui viennent perturber temporairement l’équilibre de long terme.

Politiques optimales en réponse aux crises

L’assurance chômage et le taux de remplacement sont considérés ici comme des instruments de politique économique au même titre que la politique budgétaire et monétaire[2].  Dans l’article, nous déterminons la réponse optimale du taux de remplacement à deux types de chocs : chocs négatifs de productivité et des chocs positifs de séparation. Les premiers affectent les conditions de générales de production des entreprises en affectant la productivité du travail (e.g., une hausse des cotisations patronales). Quant aux seconds, ils impactent le marché de l’emploi car ils contraignent les entreprises à se séparer d’une partie de leur masse salariale, alors que la productivité du travail reste stable[3]. Ces chocs de séparation sont considérés comme des contributeurs importants aux deux crises les plus récentes, à savoir la Grande Récession (voir Auray, Eyquem, et Gomme, 2019 ou Ravn et Sterk, 2017) et la récession liée au Coronavirus Covid-19 (voir Auray et Eyquem, 2020).   

Nous considérons des chocs impliquant une baisse du niveau du produit national de l’ordre de 2,5%. Dans le cas d’un choc de productivité négatif, il faut distinguer le cas où les salaires réels sont flexibles ou rigides à la baisse. Si les salaires réels sont flexibles, alors le choc négatif de productivité va être absorbé par le marché du travail avec une diminution des salaires réels et donc l’impact sur le chômage sera limité. Ainsi, il n’est pas nécessaire d’intervenir et d’ajuster le taux de remplacement. Quand les salaires sont rigides à la baisse, le choc ne sera pas absorbé par les mécanismes du marché du travail. Dans ce cas, la politique optimale consiste à réduire massivement (de près de 10 points de pourcentage) le taux de remplacement. En diminuant le taux de remplacement, on diminue le niveau réel des salaires et on réduit la hausse du chômage consécutive à ce choc négatif d’offre. Cette politique de diminution du taux de remplacement se substitue aux mécanismes de marché lorsque les salaires sont rigides.

Dans le cas d’un choc positif de séparation, que les salaires soient rigides ou flexibles, le taux de chômage augmente très largement et de manière persistante. Le marché ne pourra pas absorber le choc de lui-même. Ainsi, et contrairement à un choc négatif de productivité, diminuer le taux de remplacement n’aurait que très peu d’effet. La création d’emploi permise par cette diminution ne permettrait pas de compenser les effets du choc de séparation. Ainsi, le motif de création d’emploi étant négligeable, il faudrait davantage jouer sur les motifs d’assurance et de stabilisation de la demande agrégée. La politique optimale consiste alors à augmenter le taux de remplacement de l’assurance chômage pour soutenir la demande agrégée et limiter les effets négatifs de cette vague de chômage sur le revenu national via la consommation des ménages.

Bien que présentant des limites – il néglige par exemple la question de la durée d’indemnisation – le cadre définit dans notre article nous permet de mettre en évidence la complexité de la mise en place de politiques d’assurance chômage optimales. Si à long terme, une réforme optimale de l’assurance chômage vise bien à une baisse de l’indemnisation, à court terme il semble nécessaire de revaloriser les indemnités pour encourager la demande agrégée tout en signalant aux entreprises qu’à terme les indemnités diminueront pour que celles-ci continuent à créer de l’emploi. Une réforme qui se contenterait de diminuer brutalement le niveau de l’indemnisation du chômage pourrait donc présenter des gains bien plus faibles, voire des pertes en termes de bien-être par rapport à cette politique en deux temps. De la même manière, les gains de politiques cycliques optimales d’assurance chômage existent mais ces politiques (i) sont très dépendantes de l’environnement économique et institutionnel (notamment le degré de flexibilité des salaires réels) et (ii) impliquent des réponses différentes (hausse ou baisse de l’indemnisation) selon la nature des chocs macroéconomiques qui causent l’augmentation du chômage.

Références

Auray Stéphane, Aurélien Eyquem et Paul Gomme, 2019, « Debt Hangover in the Aftermath of the Great Recession », Journal of Economic Dynamics and Control, n° 105, pp. 107-133.

Auray Stéphane et Aurélien Eyquem, 2020, « The Macroeconomic Effects of Lockdown Policies », Journal of Public Economics, n° 109 (104260).

Auray Stéphane et Aurélien Eyquem, 2022, « Optimal Unemployment Insurance in a THANK Model », OFCE Working Paper, n° 07/2022.

Bock Sébastien, Bruno Coquet, Magali Dauvin et Eric Heyer, 2022, « Le marché du travail au cours du dernier quinquennat », OFCE Policy Brief, n° 103, mars.

Ravn Morten O. et Vincent Sterk, 2017, « Job Uncertainty and Deep Recessions », Journal of Monetary Economics, n° 90 (C), pp. 125-141.


[1] Ces motifs d’assurance et de stabilisation de la demande agrégée sont d’autant plus forts dans notre modèle que les prix et des salaires réels sont rigides. Ainsi, en présence de rigidité des prix et des salaires réels, le taux de remplacement doit augmenter en conséquence.

[2] Si ce n’est pas l’objet de ce billet, il faut noter que ces instruments peuvent être utilisés conjointement. Dans notre article, nous considérons qu’une politique monétaire optimale peut accompagner une politique d’assurance chômage optimale. Les effets de cette politique monétaire optimale ne seront pas détaillés dans ce billet mais sont détaillés dans Auray et Eyquem (2022).

[3] C’est en ce sens qu’on parle de choc positif de séparation car cela pousse les firmes à augmenter le taux de séparation (de leur masse salariale). Par exemple, la politique de confinement sanitaire liée à la pandémie de Covid-19, en contraignant certaines entreprises à cesser leur activité a pu conduire à détruire des relations d’emploi.




Inflation en Europe : les conséquences sociales de la guerre en Ukraine

par Guillaume AllègreFrançois GeerolfXavier Timbeau






Que les riches lèvent le doigt !

par Guillaume Allègre

L’Observatoire des inégalités a publié en juin son rapport sur les riches en France. La discussion s’est focalisée sur la définition d’un « seuil de richesse ».  Plusieurs limites du seuil retenu sont exposées et discutées dans le rapport. Nous proposons dans ce billet de les prolonger et de proposer un seuil de richesse alternatif, combinant revenus et patrimoine.

L’approche de l’Observatoire des inégalités est légitime et bienvenue. Définir un seuil de richesse est conventionnel mais permet, une fois la convention acceptée, de répondre à des questions en termes d’évolution de la proportion de riches et de comparaison internationale. Cela permet aussi de répondre à la question « qui est riche ? » et de regarder les évolutions de la composition. En réalité, la définition d’un seuil de richesse étant arbitraire, les réponses à « qui ? » et « combien ? » vont dépendre en grande partie de ces arbitrages. L’intérêt réside souvent alors dans les évolutions et les comparaisons internationales. Comme noté par les auteurs du rapport, le seuil de richesse et la proportion de riches dans la population ne sont pas définis ou calculés par les instituts statistiques au niveau national (INSEE) ou européen (Eurostat), contrairement au seuil et au taux de pauvreté. On comprend aisément pourquoi : il existe un consensus politique pour lutter contre la pauvreté, mais pas pour lutter contre la richesse[1]. Pour certains, lutter contre la richesse relèverait de l’envie ou de jalousie[2], tandis que d’autres soulignent l’indécence de la richesse tant que la pauvreté subsiste (OXFAM se demandait chaque année combien de personnes sont aussi fortunées que les 3,6 milliards de personnes les plus pauvres soit la moitié de la population mondiale : la réponse en 2017 était 8[3]). Quelle que soit son opinion politique, il y a un mérite à répondre aux questions descriptives, mérite qui ici revient à l’Observatoire des inégalités.



La discussion publique s’est focalisée sur le niveau du seuil de richesse proposé par l’Observatoire et la réponse à la question : « Etes-vous riche ? » (également )[4]. L’Observatoire répond oui si vous avez plus de 3 673 euros de revenus par mois pour une personne seule et 7 700 pour un couple avec deux enfants. Le seuil est fixé de façon conventionnelle à deux fois le niveau de vie médian et donc à quatre fois le seuil de pauvreté à 50%. Aujourd’hui le seuil de pauvreté utilisé par les institutions est plutôt de 60% du niveau de vie médian mais l’observatoire plaide depuis longtemps pour l’utilisation d’un seuil à 50% plus proche de la représentation commune de la pauvreté[5]. C’est une autre question mais qui pose en symétrie la question du seuil de richesse retenu ici et qui peut paraître relativement bas (pour certains). « A 3 700 euros et (rajouter un contexte défavorable comme locataire à Paris), on n’est pas riche » !  Cette phrase est objectivement vraie : si vous êtes au seuil de richesse mais vivant dans un contexte défavorable, non pris en compte par l’indicateur (qui ne considère que le revenu disponible et la composition familiale), alors vous êtes objectivement moins riche et donc sous le ‘vrai’ seuil de richesse. En proposant un classement complet avec un nombre de variables limité, on se heurte inévitablement à des erreurs de classement. Se pose aussi la question du niveau absolu : à 3 700 euros on ne serait pas riche. Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités, propose une lecture politique : « penser que la répartition des richesses se résume au combat des 99 % d’en « bas » contre le 1 % du haut de la pyramide, comme le dit le plus souvent la gauche française, est démagogique ». L’idée est de souligner qu’en prenant un seuil comparable au seuil de pauvreté, on peut définir la richesse à partir d’un niveau de revenu auquel les personnes se définissent aujourd’hui dans la classe moyenne supérieure. Utiliser le seuil de 2 fois le niveau de vie médian permet de déconstruire la catégorie floue, un peu trop confortable, de classe moyenne supérieure[6].

Le seuil à 200% reste tout de même arbitraire. L’avantage du seuil de pauvreté à 60% est qu’il a été débattu et choisi dans un processus politique européen (la France utilisait 50% auparavant), ce qui lui donne une forme de légitimité. Une alternative est d’utiliser plusieurs seuils (0,1%, 1%, 10%), comme le fait à certains endroits le rapport. Après tout, le revenu est une variable continue : on est toujours plus ou moins riche, plutôt que riche ou non-riche. Il est possible d’utiliser des représentations continues, comme le fait Piketty depuis un certain nombre d’années, avec des moyennes par décile de niveau de vie et un zoom sur les 1 et 0,1% les plus aisés. Ce type de représentations s’impose de plus en plus dans les sciences sociales, notamment grâce à l’accès à des données plus précises. Les déciles de niveau de vie remplacent petit à petit le concept de classes sociales (ou définissent ses contours). Paradoxalement, l’Observatoire penche plutôt pour une vision continue des inégalités… en introduisant un seuil de richesse dans un objectif de mise sur l’agenda politique.  Il y a en effet plusieurs façons de mesurer le chômage, la pauvreté ou la richesse nationale. Multiplier les indicateurs permet de mieux appréhender les différentes facettes d’une réalité complexe mais se mettre d’accord sur un seul indicateur (taux de chômage, taux de pauvreté, Pib) permet d’éviter le cherry picking[7] dans le débat public.

Outre le niveau du seuil, une autre controverse importante concerne l’utilisation du seul revenu comme variable pertinente de richesse sans tenir compte du patrimoine. Madec et Pucci comparent seuil de richesse et budget décent selon le statut d’occupation du logement, le territoire et la composition familiale. La première question posée est : « comment comparer un propriétaire sans frais d’emprunt et un locataire (ayant signé son bail récemment dans une ville tendue) ? ». La question est légitime : dans le sens commun, ces deux individus ne sont pas aussi riches même s’ils ont le même revenu. La question se pose aussi pour le taux de pauvreté. Une solution – proposée dans le rapport – est d’« ajouter aux revenus des ménages propriétaires de leur logement l’équivalent de la valeur des loyers qu’ils ne paient pas, contrairement aux autres » : soit les fameux « loyers fictifs ». Dans ce cas, il faudrait aussi ajouter un avantage HLM pour les locataires du parc social.

Ignorer l’effet de la propriété est d’autant plus dommageable que le terme de richesse renvoie souvent dans l’imaginaire à l’idée de fortune, plus qu’à celui de hauts-revenus[8]. En effet, pendant très longtemps, les riches étaient ceux qui avaient du capital et les revenus qui vont avec : étaient riches ceux qui pouvaient vivre sans travailler. Puis, le poids du capital a beaucoup baissé : de 7 fois le revenu national en 1910, il passe à un peu plus de 2 fois en 1950… pour remonter à moins de 6 fois en 2010 (Piketty, Le Capital au XXe siècle). Il y a tout de même deux très grandes différences entre 1910 et 2010 ou aujourd’hui : la constitution d’une classe moyenne patrimoniale, à base majoritairement d’immobilier, et le fait qu’en 2010 les hauts revenus ont tendance à également être les hauts patrimoines et inversement : Milanovic parle d’Homoploutia. Les détenteurs de hauts patrimoines ont tendance à travailler et avoir des hauts revenus, et les personnes à hauts revenus ont du patrimoine et/ou vont hériter. Mais ce qui est vrai en tendance ne l’est pas pour tous, ni même pour la plupart lorsque l’on regarde à un niveau fin (Figure 3, page 12). Or, il est facile de calculer qu’un individu au seuil de richesse selon l’Observatoire peut emprunter aujourd’hui, pour un taux d’endettement à 35%, de quoi acheter un… 30m2 à Paris, ce qui le placerait pratiquement au niveau du seuil de surpeuplement modéré selon l’INSEE (25m2 pour une personne seule) ! Cette personne si elle décide de devenir propriétaire pourrait être riche au sens de l’Observatoire des inégalités, mais pauvre en logement, avec un actif net de dettes qui pourrait devenir négatif si les prix de l’immobilier chutaient !

Puisque revenus et patrimoine – au-delà de la seule résidence principale – comptent pour déterminer la position économique des individus et foyers, il paraît souhaitable de combiner les deux dimensions dans un indicateur de « richesse ». Ceci est pertinent car tous les patrimoines ne génèrent pas de revenus – contrairement aussi à 1910. Les statistiques officielles ne comptent pas comme revenu les loyers des propriétaires occupant d’un logement, principal comme secondaire, alors que c’est une charge pour les locataires : à revenu déclaré ou disponible égal, l’aisance financière des premiers est objectivement plus importante que celle des seconds. D’autres actifs financiers ne procurent pas toujours des dividendes bien qu’ils génèrent des plus-values. Pour tenir compte de la richesse provenant de la possession d’un patrimoine – même en dehors des revenus imposables qu’il génère – on pourrait ajouter aux revenus hors patrimoine des revenus (fictifs) du patrimoine équivalent à 4% de la valeur du patrimoine (nette des dettes), ce qui correspond environ au rendement moyen du capital (et à un rendement locatif net). En pratique, si l’on ajoute les revenus fictifs procurés par le double du patrimoine médian (330 000 euros), il faut rajouter environ 1 100 euros de revenu du patrimoine fictif par foyer. Le seuil de richesse pourrait ainsi passer de 3 700 euros mensuels à 4 800[9].

La méthode qui consiste à combiner revenus réels du travail et revenus fictifs du patrimoine est utilisée par la fiscalité néerlandaise : jusqu’en 2021 elle considérait que les patrimoines génèrent en moyenne 4% de revenus et taxait ces gains à l’impôt sur le revenu de façon forfaitaire (à un taux de 31%), ce qui revenait à un impôt sur la fortune à 1,2% (et à défiscaliser les revenus réels du patrimoine)[10].

Mais on s’avance : la fiscalisation des loyers fictifs est une proposition hautement inflammable. L’idée ici n’est pas de proposer un impôt supplémentaire mais de mieux décrire une réalité perceptible par tous : mieux vaut être riche en revenus et en patrimoine qu’être riche en revenus et pauvre en patrimoine[11].  Mais s’il ne serait pas très heureux de vouloir combiner dans un indicateur synthétique santé et revenus, ce n’est pas le cas pour revenus et patrimoine : alors que santé et revenus sont complémentaires pour atteindre un certain niveau de bien-être, revenus et patrimoine sont en grande partie substituables pour définir l’aisance financière ou la richesse.

Pour finir, il est intéressant de noter que ce billet, celui de Madec et Pucci, celui de Damon, de même que l’article du Monde (« Peut-on déterminer un  seuil de richesse comme on définit un seuil de pauvreté » ? ) et d’autres articles dans la presse et sur internet discutent de l’indicateur de richesse. Par contre, personne ou presque ne discute de ce que l’indicateur indique : le « taux de richesse » baisse assez fortement en France (de 9% en 2011 à 7,1% en 2019). Or, si l’on veut mettre un indicateur à l’agenda public, il faut favoriser une discussion non pas seulement sur l’indicateur mais sur ce qu’il mesure (« pourquoi la proportion de riches baisse-t-elle ? »). Le problème en l’occurrence est qu’aucun acteur investi n’y a un intérêt immédiat. Ceux qui sont plutôt favorables à des politiques publiques volontaristes de réduction des inégalités dans le haut de l’échelle seront réticents à communiquer sur une baisse de ces inégalités en l’absence de ces politiques et ceux qui n’y sont pas favorables n’ont pas intérêt à ce que ce débat ait lieu : rien de mieux que la discrétion. A cette discrétion, préférons la publicité donnée par l’Observatoire des inégalités.


[1] On me signale que compter n’a pas nécessairement d’implications normatives, ce qui peut être juste en général mais faux dans ce cas particulier. C’est manifeste pour le taux de pauvreté qui est un indicateur descriptif mais qui a une grande normativité car il est entendu que la pauvreté doit être réduite. Construire un indicateur de richesse de façon symétrique à l’indicateur de pauvreté, c’est-à-dire comme un indicateur d’inégalités relatives, c’est implicitement faire passer le message qu’il faut lutter contre toutes les inégalités, dans le bas comme dans le haut de la distribution.

[2] Ce thème est surtout prégnant dans le débat public américain, voir : https://www.forbes.com/sites/taxnotes/2021/08/09/envy-doesnt-explain-soak-the-rich-taxation/?sh=71b4858872d2

[3] L’association a apparemment arrêté ce comptage, peut-être parce que les plus pauvres au niveau mondial n’ont pas de patrimoine : chaque Français n’étant pas à découvert sur son compte en banque avait donc un patrimoine supérieur à celui, cumulé, d’une grosse partie de l’humanité.

[4] Le parallèle avec la pauvreté s’arrête là : aucun magazine sur internet ne demande « êtes-vous pauvre ? » à ses lecteurs.

[5] https://www.inegalites.fr/pauvre-exageration : « Du point de vue des revenus stricto sensu, il faudrait distinguer la population pauvre des catégories les plus modestes. C’est pourquoi l’Observatoire des inégalités publie les différents seuils mais utilise dans ses analyses, quand c’est possible, le seuil à 50 % ».

[6] Les économistes ont tendance à définir les classes selon le niveau de vie relatif. Par exemple, les 10% les plus bas revenus (D1) sont les pauvres ; les 40% suivant les classes populaires (D2-D5) ; les 40% suivant les classes moyennes (D6-D9) et les 10% les plus hauts revenus (D10), les aisés.  L’avantage de cette convention est une relative symétrie. L’inconvénient est que les « classes moyennes » sont celles qui ont un niveau de vie supérieur à la médiane, ce qui est difficile à comprendre si l’on n’utilise plus une classification en trois classes : ouvrière, moyenne, supérieure (le moyen étant alors justifié par la centralité sociale entre les deux autres classes). La classe moyenne supérieure est parfois définie comme D9, ou alternativement C90-99 (les 10% les plus aisés moins les 1%). Ces individus sont en effet beaucoup moins riches que les 1% mais ce groupe n’a rien de moyen, la classe moyenne ayant déjà des revenus supérieurs à la moyenne.

[7] Technique argumentative consistant à choisir les seuls faits ou données qui servent votre propos.

[8] Le rapport discute également d’un seuil de fortune à 3 fois le patrimoine médian. Richesse en revenus et fortune en patrimoine sont discutées séparément alors que, selon l’approche proposée ici, elles se combinent.

[9] Le seuil réel dépend de la corrélation fine entre revenus et patrimoine et ne peut être obtenu qu’avec des micro-données croisant revenus et patrimoine.

[10] Depuis 2021, l’ancien taux de 4% est progressif : de 1,82% pour un patrimoine net de 51 000 euros à 5,53% pour un patrimoine supérieur à 1 013 000 euros.  Ceci permet de rendre cet impôt sur la fortune progressif.

[11] Comme l’objectif est descriptif, il n’est pas nécessaire de prendre en compte des situations particulières comme l’agriculteur retraité de l’Ile de Ré dont la maison a une valeur marchande qui a beaucoup augmenté alors que sa valeur d’usage est restée constante (voire a baissé s’il préférait ses voisins agriculteurs, aux maisons secondaires inoccupées l’hiver). La fiscalité, par contre, doit être robuste à certains cas particuliers non traités dans le cadre de cette proposition d’indicateur.