Budget 2023 et bouclier tarifaire : une évolution artistique

par Xavier Ragot

L’économiste Paul Samuelson définissait la politique économique comme un art : l’art de définir les principales priorités et les moyens adéquats.  C’est à cette définition qu’il faut juger le projet de Loi de finances 2023 tant il contient une approche inédite de la politique économique. On peut la résumer facilement :  le choix a été fait de consacrer 45 milliards d’euros, soit 1,7 point de PIB, à assurer un contrôle des prix, c’est-à-dire que tarifs réglementés de l’électricité et du gaz ne croissent pas plus de 15% pour les ménages et les petites entreprises en 2023. L’utilisation de l’outil budgétaire pour contrôler les prix participe d’un changement profond de paradigme économique en France comme en Allemagne. On assiste donc à une évolution de l’art de la politique, différente néanmoins selon les pays. Si les pays ont maintenant recours à la dette publique, la différence entre les outils utilisés est manifeste : baisse des impôts, transferts, contrôle des prix, etc. C’est dans cette grande divergence qu’il faut tout d’abord placer le débat français.



Mise en perspective internationale : le retour de la politique budgétaire

La question de l’inflation aux États-Unis est riche de leçons pour l’Europe. La hausse de l’inflation américaine n’est pas principalement le fait de la hausse des prix de l’énergie mais de la gestion de la crise Covid. Les États-Unis ont opéré un transfert massif aux ménages afin d’assurer un maintien de leur pouvoir d’achat. Les montants transférés, bien supérieurs aux montants français, ont conduit à un surcroît d’épargne qui est partiellement consommé (voir le Graphique 8 du Policy Brief 106 de l’OFCE). Comment gérer un tel choc de demande ? Le paradigme standard, oserais-je dire archaïque, est que c’est à la politique monétaire de lutter seule contre l’inflation. Dans un tel cas, des hausses massives de taux, conduisant éventuellement à une récession, sont un moyen pour lutter contre les hausses de prix et de salaires. Quel gâchis que de créer une récession, et donc une hausse du chômage et des dettes publiques, pour lutter contre l’inflation après avoir dépensé autant d’argent public !

Un second paradigme a émergé récemment (ou plutôt a été redécouvert) qui consiste à utiliser la dette publique pour maîtriser l’inflation. Lorsqu’une baisse de l’inflation se dessine, une stimulation de l’activité par une hausse du revenu des ménages (soit baisse d’impôts soit hausse des transferts) relance l’activité économique. De manière symétrique, et c’est ce qui nous intéresse ici, une inflation trop forte du fait d’un surcroît d’activité doit conduire à une hausse des impôts pour réduire à la fois la dette publique (ou financer des investissements nécessaires, comme pour la transition écologique) et réduire l’inflation. Ce paradigme porte le nom, inadéquat d’ailleurs, forgé par Abba Lerner de « finance fonctionnelle » (le terme de « keynésianisme intelligent » serait plus pertinent, que l’on présente  ici avec Côme Poirier). Pour l’écrire plus directement, c’est le moment d’augmenter les impôts aux États-Unis plutôt que d’augmenter les taux d’intérêt pour réduire la dette, lutter contre l’inflation et financer les investissements nécessaires. Arrêtons-nous sur cette dernière affirmation car elle est aussi une leçon pour le débat français :  ce qui fait sens pour un économiste ne fait aucun sens pour les politiques. Au moment où le pouvoir d’achat des ménages est érodé par l’inflation, quel homme ou femme politique va défendre une hausse des impôts pour réduire encore plus le pouvoir d’achat des ménages dans leur propre intérêt ? Il faudrait bien sûr tenir compte des inégalités, faire des hausses différenciées d’impôts qui seraient au cœur d’un intense débat politique. Á l’heure ou le débat budgétaire est bloqué aux États-Unis par les tensions politiques du mid-term, cette paralysie conduit à l’utilisation archaïque du seul outil disponible, l’outil monétaire, qui va détruire des ressources utiles. Les États-Unis nous montrent le coût économique d’un débat politique bloqué. Cette constatation plaide pour un système fiscal et des dépenses  davantage contra-cycliques et des stabilisateurs automatiques plus puissants.

Le Royaume-Uni maintenant : pays où la politique budgétaire n’est pas bloquée ! On peut affirmer qu’économiquement, la politique récente de Liz Truss fait peu de sens. Le choix d’une baisse massive d’impôts, notamment pour les entreprises et les ménages aisés, dans une période d’inflation haute, de dépréciation de la monnaie, de contraintes sur la production, des conséquences du Brexit, va conduire à une hausse de la dette publique, de l’inflation, des inégalités, avec un effet très faible, voire négatif — du fait de la hausse des taux d’intérêt — sur la croissance et le chômage. La hausse de la dette publique n’est pas un objectif en soi !

Ainsi, une hausse de la dette est à prévoir à la fois aux États-Unis et au Royaume-Uni mais pour des raisons différentes. Ces deux exemples montrent la singularité du choix français qui est de bloquer pour tous les ménages la hausse des prix règlementés de l’énergie, gaz et électricité, de 15% en 2023 pour un coût brut de 45 milliards. La hausse des prix de l’énergie conduit par ailleurs à des recettes supplémentaires pour l’État français car le prix de rachat pour les énergies renouvelables devient inférieur aux prix de marché. La différence entre la subvention initialement prévue et le gain maintenant estimé réduit le coût net de l’ordre de 29 milliards, selon la communication du gouvernement. Cependant, les recettes issues des prix de rachat n’étant pas affectées, elles auraient pu servir à un tout autre objectif. Ainsi, c’est bien le coût brut de 45 milliards qu’il faut considérer.

Ainsi, le bouclier tarifaire est donc un mécanisme de contrôle partiel des prix. Ce contrôle est aussi débattu au niveau européen sur le prix du gaz russe. Contrairement à l’analyse ancienne, dont un exemple est Galbraith « A theory of price control », ce contrôle des prix concerne un bien essentiellement importé, le gaz, qui sert partiellement à produire sur le territoire l’électricité, dont certains prix sont déjà réglementés. Il faut donc faire l’analyse économique de cette nouvelle forme de contrôle des prix dans le cas français.

Bouclier tarifaire : considérations microéconomiques

Avant de considérer les effets économiques globaux, deux remarques s’imposent. Tout d’abord, il s’agit du contrôle d’un niveau général d’un prix, ce qui va bien au-delà du maintien du pouvoir d’achat. Plus précisément le maintien du pouvoir d’achat est le même pour tous les ménages ayant un tarif réglementé, 15% de hausse des prix. Le dispositif annoncé de chèque énergie exceptionnel de 100 euros ou de 200 euros pour les ménages modestes a un effet plus ciblé. L’objectif du seul maintien du pouvoir d’achat aurait pu mobiliser des outils différents. Des transferts ciblés aux ménages plus conséquents, en tenant compte des consommations énergétiques passées, du niveau de revenu, des dépenses contraintes. Plusieurs dispositifs ont été proposés comme une tarification non-linéaire du prix de l’énergie pour assurer une fourniture minimale aux ménages et faire payer les plus gros consommateurs. Ces mesures auraient permis de tenir compte plus finement des besoins des ménages. Cependant, leur complexité est réelle car les différences sont très grandes entre ménages ayant un même niveau de revenu, comme le montrent des travaux de l’ADEME et de l’OFCE. L’intérêt d’un bouclier tarifaire est la simplicité de mise en œuvre, mais il est loin de résoudre la question des effets de la crise énergétique sur les inégalités entre les ménages.

Ensuite, concernant le pouvoir d’achat moyen des ménages, il faut noter que les transferts envers les ménages pendant la période de Covid ont généré un surcroît d’épargne de l’ordre de 176 milliards d’euros, selon les dernières estimations de l’OFCE. Ainsi, les ménages français, en moyenne, ne sortent pas appauvris en terme patrimonial de la crise Covid, ce qui est la contrepartie de la hausse de la dette publique finançant ces transferts. De ce fait, le soutien aux ménages doit être considéré sous l’angle de la pauvreté et des inégalités (car tous les ménages n’ont pu épargner, l’épargne étant concentrée sur les déciles les plus élevés), non comme une question moyenne.

Le deuxième enjeu concerne les incitations à la réduction de la consommation d’énergie, de manière conjoncturelle pour faire face aux réductions des livraisons russes, et de manière structurelle pour respecter nos engagements climatiques. La hausse de 15% du prix de l’énergie conduira certes à une réduction de la consommation de l’énergie mais d’un montant inférieur à ce qui est nécessaire pour équilibrer la demande et l’offre. D’autres outils sont nécessaires pour conduire à une réduction de la consommation de l’énergie. La hausse des prix du bouclier tarifaire ne suffira pas. Certes, une justification à cette hausse limitée généralisée repose sur une maîtrise des coûts, notamment pour les ménages les plus pauvres, et à la difficulté mentionnée plus haut d’identification des ménages ayant un coût énergétique élevé. Cependant, les outils d’identification devront être mis en place afin d’introduire des mesures efficaces d’incitations fiscales et réglementaires encourageant les réductions de consommation d’énergie.

Bouclier tarifaire : l’analyse macroéconomique

Le coût budgétaire en partie financé par la dette n’est donc pas seulement un mécanisme de soutien au pouvoir d’achat des ménages. Tout d’abord, l’inflation perçue par les ménages est moindre du fait du bouclier tarifaire ; les estimations indiquent un effet direct de 2,1% sur l’inflation en 2022. Cette inflation réduite conduit à une réduction de la hausse des salaires nécessaires au maintien du pouvoir d’achat.

L’effet macroéconomique dépend alors de la situation européenne. Si la France est la seule à mettre en place un tel bouclier, l’inflation française restera plus faible que celle des autres pays ; cela s’apparente donc à une dévaluation interne. En effet, la moindre hausse des coûts de production par rapport aux autres pays se traduit par des hausses moindres de prix d’exportations dont peuvent bénéficier les exportateurs français. Cette dévaluation interne est la bienvenue car le principal problème de l’économie française est la faiblesse de ses exportations. Les estimations, avant la crise énergétique, étaient que le niveau des prix de la France était surévalué de l’ordre de 10% par rapport à la moyenne de la zone euro (voir le graphique 10, ici). L’effet de long terme de cet écart de prix ne dépendra pas de l’effet direct du bouclier fiscal qui est amené à disparaître. Il dépendra de la dynamique des salaires (effets de second tour) et des prix induits (effets de troisième tour) qui doivent être temporairement plus faibles que ceux des autres pays. Ainsi, si les niveaux d’inflation viennent à reconverger entre les pays de la zone euro, ce qui est le plus probable, le bouclier tarifaire peut avoir un effet persistent sur le niveau des prix sans en avoir sur son taux de croissance. S’il faut prendre ces estimations avec prudence, le lent rétablissement de la balance commerciale hors énergie montre qu’une amélioration de compétitivité est utile si elle est durable. Dans la période actuelle, les difficultés d’approvisionnement rendent les effets de seul court terme peu utiles.

Ensuite, si les autres pays de la zone euro s’engagent dans une même politique, soit du fait de la coordination de politique nationale, comme celle qui est discutée en Allemagne en ce moment, soit du fait d’une coordination européenne, alors c’est l’inflation moyenne de la zone euro qui sera réduite. De ce fait, la pression sera moindre sur la banque centrale pour remonter ses taux et lutter contre l’inflation. En d’autres termes, l’effet du budget sur les prix (en réduisant l’inflation par un soutien budgétaire) permettra une politique monétaire plus accommodante. Si la quantification des effets est des plus incertaines, l’exemple des États-Unis montre le danger de reposer sur la seule politique monétaire pour lutter contre l’inflation, encore plus du fait d’un choc énergétique externe.

L’évaluation de ces effets avec les outils de prévision de l’OFCE ou le modèle Threeme a conduit l’OFCE à des estimations du gain en 2022 du bouclier tarifaire et de la remise carburant. Il conduirait à une réduction directe de l’inflation de 2,1% pour un gain de PIB de l’ordre de 0,8%. Pour 2023, les estimations de l’effet sur l’inflation seraient une réduction de l’inflation supérieure à 3% et un gain en PIB à 1,5 %. Ces estimations seront affinées avec des précisions sur le budget 2023 dans le cadre des prévisions de l’OFCE. Cet ordre de grandeur montre qu’à court terme, le bouclier tarifaire n’augmente pas la dette rapportée au PIB de 1,7%, mais seulement de 0,2% du fait de l’effet sur le PIB. Les effets de long terme sont plus difficiles à estimer car ils dépendent du niveau des taux d’intérêt et de la vitesse de rétablissement du PIB. Dans tous les cas, la réduction de la dette publique dépendra d’une stratégie plus vaste d’évolution des dépenses et recettes à long terme.

Les quatre questions sur le bouclier tarifaire

L’analyse macroéconomique précédente est une défense modérée du contrôle partiel des prix. Cependant, quatre questions principales sont maintenant importantes.

La première, évoquée plus haut, concerne la nature des outils fiscaux ou réglementaires afin de maîtriser les effets sur les inégalités d’une part et d’inciter les gros consommateurs d’énergie à réduire leur consommation d’autre part. Ces derniers sont plus nombreux parmi les ménages aisés pour lesquels un signal prix en hausse de 15% sera insuffisant. Ensuite, le chèque de 100 euros, augmenté de 100 euros, va générer des effets de seuils qu’il faudra lisser. Des dispositifs additionnels sont donc nécessaires sinon il y a un risque que le bouclier tarifaire soit perçu comme une subvention partiellement financée par le gain issu du mécanisme de compensation et du prix de rachat des énergies renouvelables.

La deuxième question tout aussi importante concerne les entreprises. Le bouclier tarifaire concerne les ménages et les petites entreprises, PME et TPE. Dans le cadre du budget 2023 une enveloppe de 3 milliards semble reportée pour aider les entreprises énergie-intensives. Qu’en est-il des autres entreprises ? Ne risque-ton pas une déstabilisation du tissu productif par une hausse brutale du prix de l’énergie. Cette question a créé un vif débat parmi les économistes. Des travaux d’économistes sur le cas allemand, repris par un focus du CAE, conduisaient à un effet faible sur les entreprises, soit parce qu’elles pouvaient reporter la hausse des prix sur les prix de vente, soit parce qu’elles pouvaient substituer d’autres sources aux énergies concernées. Les travaux récents de François Geerolf nuancent cette estimation optimiste. Ainsi, des outils de suivi des entreprises et la réflexion sur des outils spécifiques doivent être menés pour identifier les zones de faiblesse sans dépenses inutiles d’argent public.

La troisième question concerne la stratégie de sortie du boulier tarifaire. Ce contrôle partiel des prix ne peut durer indéfiniment car le coût budgétaire est élevé. Cette stratégie de sortie dépend bien sûr de l’anticipation des prix de l’énergie pour laquelle la plus grande incertitude prévaut. Si ces derniers reviennent à des niveaux plus modérés, ce que l’on observe pour les prix du pétrole, alors l’intérêt du bouclier tarifaire disparaîtra de lui-même. Par exemple, le soutien à la réduction du prix des carburants a disparu du PLF 2023 du fait de la réduction des prix du pétrole. Ensuite, si les prix restent élevés, une augmentation progressive et annoncée du prix de l’énergie permettra de donner de la visibilité aux ménages pour investir dans la réduction de la consommation énergétique tout en réduisant le coût budgétaire.

La quatrième question est bien évidemment la question de la politique pour faire rapidement évoluer l’offre énergétique. Le bouclier tarifaire conduit à un possible maintien de la demande énergétique à un niveau élevé par rapport à l’offre énergétique domestique. Les politiques en faveur de la hausse des capacités électriques et énergétiques nette (renouvelable, nucléaire) et de la réduction de la consommation dans le cadre de la stratégie de notre stratégie nationale bas-carbone (SNBC) demandent des investissements évalués entre 1 et 2 points de PIB. Á long terme, c’est l’investissement le plus rentable. 




Compte rendu du séminaire « Théorie et économie politique de l’Europe », Cevipof-OFCE, séance n° 5 du 20 mai 2022

Intervenants : Clément FONTAN (Université catholique de Louvain et Université Saint-Louis), Francesco MARTUCCI (Université Paris-II Panthéon-Assas), Christian PFISTER (ancien conseiller à la Banque de France)

Banque centrale européenne, monnaie et démocratie

Le séminaire « Théorie et économie politique de l’Europe », organisé conjointement par le Cevipof et l’OFCE (Sciences Po), vise à interroger, au travers d’une démarche pluridisciplinaire systématique, la place de la puissance publique en Europe, à l’heure du réordonnancement de l’ordre géopolitique mondial, d’un capitalisme néolibéral arrivé en fin du cycle et du délitement des équilibres démocratiques face aux urgences du changement climatique. La théorie politique doit être le vecteur d’une pensée d’ensemble des soutenabilités écologiques, sociales, démocratiques et géopolitiques, source de propositions normatives tout autant qu’opérationnelles pour être utile aux sociétés. Elle doit engager un dialogue étroit avec l’économie qui elle-même, en retour, doit également intégrer une réflexivité socio-politique à ses analyses et propositions macroéconomiques, tout en gardant en vue les contraintes du cadre juridique.

Réunissant des chercheurs d’horizons disciplinaires divers, mais également des acteurs de l’intégration européenne (diplomates, hauts fonctionnaires, prospectivistes, avocats, industriels etc.), chaque séance du séminaire donnera lieu à un compte rendu publié sur les sites du Cevipof et de l’OFCE.



1. La perspective politiste : la BCE face au dilemme réputationnel posé par l’enjeu climatique

Clément Fontan, professeur en politiques économiques européennes à l’Université catholique de Louvain et l’Université Saint-Louis et co-directeur de la revue Politique européenne, rappelle le rôle fondamentalement politique et distributive des politiques monétaires qui font l’objet de nouvelles demandes de la part de la société. Les banquiers centraux, eux-mêmes, loin d’être imperméables à ces demandes sociétales, suivent des stratégies réputationnelles. La Banque centrale européenne (BCE) se voit ainsi le réceptacle de tensions fortes entre les conséquences distributives de ses politiques monétaires et la question de sa légitimité politique.

La crise financière des années 2010 a mis sous pression le modèle jusqu’alors dominant de l’indépendance de la banque centrale, dont les missions essentielles se résumaient à la garantie de la stabilité et de l’inflation en jouant sur les taux interbancaires. À partir de la crise des dettes souveraines, on observe une série d’éléments en forte dissonance avec ce modèle d’indépendance : explosion des balances comptables des banques centrales (multipliée par neuf pour la BCE), l’adoption de nouvelles mesures « non conventionnelles » aux conséquences explicitement distributives. Ce nouveau contexte constitue-t-il une menace pour le principe d’indépendance des banques centrales ?

Ainsi, par exemple, au travers de son programme CSPP (« Corporate Sector Purchase Programme », lancé en 2016 et visant à acheter des obligations privées), la BCE a commencé à racheter des dettes d’entreprises, selon une stratégie de neutralité de marché (selon laquelle le panier d’achat est représentatif de la structure du marché) qui, de manière mécanique, favorise les grandes entreprises à forte empreinte carbone (comme Volkswagen, Total, Shell ou Ryanair), soulevant immanquablement des contestations émanant de la société civile et de partis politiques.

La question écologique confronte la BCE à des dilemmes réputationnels inédits: poursuivre la neutralité de marché au risque de ne pas agir sur la lutte contre le changement climatique ou bien sortir de son portefeuille les entreprises carbonées au risque de la neutralité de marché, avec deux grandes options : d’une part, celle de la raison prudentielle de mitigation des risques de l’impact écologique sur l’économie (selon une logique de stress test) et, d’autre part, celle de la raison promotionnelle du changement de paradigme économique. Si les ONG poussent pour un changement de paradigme par un verdissement assumé de la politique monétaire, certains cercles économiques et politiques traditionnels (à l’instar des conservateurs allemands) défendent le maintien du paradigme de la neutralité de marché.

Il semble néanmoins se dégager un consensus autour de motifs prudentiels en matière de changement climatique, selon l’idée que la politique monétaire est cyclique tandis que le risque climatique est structurel et que par conséquent les banques centrales ne devraient pas être les acteurs principaux de la lutte contre changement climatique. Au sein des banquiers centraux, le débat s’organise entre les ordolibéraux, qui soulignent les problèmes liés aux conséquences distributives de politiques monétaires vertes, et les tenants d’une ligne progressistes selon lesquels la BCE peut jouer un rôle actif face au changement climatique. Si la BCE rencontre de réels problématiques de légitimité pour aborder les enjeux climatiques, elle ne peut pas pour autant les ignorer.

Se pose alors la question de comment construire des nouveaux canaux de coordination. L’économiste et historien Éric Monnet[1] propose deux pistes : d’une part, a minima une procédure de « comply or explain » au Parlement européen et, d’autre part, a maxima l’institution d’un comité du crédit européen. Mais il semblerait, toutefois, qu’une fois passé le pic de la crise (des dettes souveraines, du Covid-19), la BCE retrouverait ses réflexes de stabilité de l’inflation.

2. La perspective juridique : le passage du paradigme de l’union de droit à celui de la démocratie ?

Francesco Martucci, professeur de droit public à l’Université Paris-II Panthéon-Assas, souligne que la BCE se situe au cœur de la réflexion des valeurs de l’UE, celles de l’État de droit qui conduit à la démocratie, qui sont les prémisses du principe d’indépendance constitutionnelle des banques centrales nationales et de la BCE. Ce modèle d’indépendance fonde sa légitimité sur le mandat conféré par les États membres consacré par l’article 127 § 1 TFUE[2], dont l’objectif principal est la stabilité des prix et l’objectif secondaire le soutien de l’économie. L’action de la BCE est justiciable devant la Cour de justice de l’UE (CJUE), en conformité avec le principe de la communauté de droit, dans le respect du principe d’indépendance de la BCE[3]. La BCE se trouve ainsi pleinement intégrée à l’ordre juridique de l’UE. Les mesures dites « non conventionnelles » de la BCE entrent ainsi dans ce cadre et ont été soumises à l’épreuve de la question de leur conformité avec les traités européens, mais aussi au regard des ordres juridiques nationaux.

Ainsi, le programme OMT (« Outright Monetary Transactions » pour opérations monétaires sur titres) de la BCE de 2012, qui envisage l’achat de titres de dette publique sur le marché secondaire, a soulevé une importante contestation venue d’Allemagne. Mais la contestation commence dès 2010 au sein du débat entre juristes, avec en particulier un article remarqué de l’universitaire allemand Matthias Ruffert[4] qui conclut que les mesures de la BCE violent les traités européens. La controverse sur les OMT donne lieu à l’arrêt Gauweiler de la CJUE de 2015[5], à la suite d’un recours devant la Cour constitutionnelle allemande sur le fondement de l’article 38 de la Loi fondamentale allemande (droit de vote) qui elle-même a posé une question préjudicielle à la CJUE. Cette dernière répond que les OMT relèvent de la politique monétaire, compétence de la BCE, et non de la politique économique. Les OMT ne constituent pas un financement monétaire, en raison du délai entre l’achat de titres. Enfin, la politique monétaire se définit par un objectif (stabilité des prix), davantage que par des instruments. La CJUE se limite à un contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation de la BCE. La Cour constitutionnelle allemande se range à la solution de la CJUE.

Mais le parti eurosceptique Alternative für Deutschland (AfD) attaque devant la Cour constitutionnelle allemande le programme PSPP (« Public Sector Purchase Programme » pour Programme d’achat de titres publics) de la BCE, recours qui conduit à l’arrêt Weiss de la CJUE de 2018[6] dans lequel la Cour réitère sa jurisprudence Gauweiler : le programme PSPP relève bien de la politique monétaire et ne viole pas le principe de proportionnalité. Mais la Cour constitutionnelle allemande ne l’entend pas de cette oreille et déclare, dans une décision du 5 mai 2020, que la CJUE a statué ultra vires (qu’elle a outrepassé ses compétences attribuées par les traités européens), que son contrôle des mesures de la BCE est insuffisant car ne permettant pas de s’assurer que la BCE n’a pas empiété sur le domaine de la politique économique. La Cour constitutionnelle allemande enjoint aux autorités allemandes de ne pas appliquer les mesures décidées par la BCE tant que celle-ci n’a pas justifié la conformité de ses mesures au regard des traités européens.

Cette crise juridique majeure au sein de l’UE marque le passage du paradigme de l’union de droit à celui de la démocratie : la BCE a dû expliquer sa politique monétaire devant le Bundestag allemand (et la Cour constitutionnelle allemande finit par rejeter définitivement en 2021 le recours contre le PSPP). On peut y voir un progrès, car il est finalement assez logique qu’une banque centrale réponde de sa politique monétaire devant le parlement (logique qui correspond d’ailleurs à l’esprit initial des traités européens qui portaient l’idée d’un dialogue entre la BCE et les parlements nationaux, mais qui n’a jamais été mis en œuvre).

Sur le débat autour du verdissement de la politique monétaire de la BCE, la question se pose de savoir si on est encore dans le mandat de la BCE tel que défini par les traités européens. La réponse est positive si l’on se fonde sur l’article 11 TFUE selon lequel « les exigences de la protection de l’environnement doivent être intégrées dans la définition et la mise en œuvre des politiques et actions de l’Union, en particulier afin de promouvoir le développement durable. » Une autre possibilité serait de recourir aux objectifs secondaires du mandat de la BCE (soutien aux politiques économiques générales) mais cette piste se heurte au refus constant du service juridique de la BCE de répondre à ces objectifs secondaires.

Sur la perspective de l’euro numérique, l’arrêt Dietrich de la CJUE de 2021[7] confirme que la notion de cours légal (des billets de banque libellés en euros) relève bien de la politique monétaire (préfigurant ainsi le positionnement de la BCE vis-à-vis des monnaies virtuelles et de la monnaie digitale de banque centrale).

Enfin, le retour de la question de l’inflation semble conduire à un recentrement de la BCE sur l’objectif principal de stabilité des prix.

3. La perspective économique : le risque de politisation de la BCE

Christian Pfister, économiste et ancien directeur général-adjoint à la Banque de France, observe que la BCE n’est pas une institution politique, mais une institution publique d’intérêt public. Par conséquent, son action ne peut que s’insérer dans le débat démocratique, selon deux manières. D’une part, par son statut consacré par les traités européens, qui sont donc difficiles à modifier, ce qui assure à l’action de la BCE une forte crédibilité. Selon ces statuts, les dirigeants de la BCE participent à des auditions devant le Parlement européen. La BCE intervient dans le débat public au moyen de conférences de presse et de publications de ses prévisions économiques.

Comment améliorer l’insertion de la BCE dans le débat démocratique ? Davantage d’auditions et de dialogue, en particulier avec le monde universitaire, contribueraient utilement à cet objectif en infusant dans le champ académique une meilleure connaissance des questions monétaires, aujourd’hui assez faible en Europe, contrairement aux États-Unis. Cela serait d’autant plus utile que la BCE se voit imposer d’élargir ses missions : soutien aux politiques économiques et lutte contre le changement climatique.

Que faire si les institutions politiques ne remplissent pas leur mission, et que la BCE a les moyens d’agir via son « bazooka monétaire » ? En effet, les règles du pacte de stabilité, censées coordonner les politiques budgétaires des États membres, ne sont plus appliquées. La recapitalisation des banques par les États est insuffisante. Ces derniers ne mettent pas davantage en place des politiques fiscales (qui sont pourtant le principal instrument) en vue de lutter contre le changement climatique[8]. Mais l’action de la BCE soulève un problème d’efficacité économique (est-elle la mieux placée pour juger de l’allocation des facteurs ?), de même qu’un problème de légitimité (le Système européen de banques centrales doit, selon les traités, agir en conformité avec le principe de la libre concurrence).

Deux scénarios peuvent être envisagés. Le premier scénario, celui du statu quo juridique (donc à traités constants), autoriserait en principe le retour spontané aux pratiques d’avant-crise, ce à quoi les bénéficiaires du fonctionnement actuel (les États et les banques) risquent de s’opposer fermement. Le second scénario est celui d’une codification des mesures non conventionnelles de la BCE (modifications des traités), qui comporte le risque d’écarter les ajustements des marchés, de faire de la BCE une institution proprement politique, donc non-indépendante, et de lui faire faire perdre de sa crédibilité, rendant la politique monétaire moins efficace. La question du choix entre ces deux scénarios renvoie, en toile de fond, à un débat de société sur le type de démocratie que nous souhaitons et le rôle des diverses institutions.


[1] Cf. Éric Monnet, La Banque Providence. Démocratiser les banques centrales et la monnaie, Seuil, 2021.

[2] Article 127 TFUE : « 1. L’objectif principal du Système européen de banques centrales, ci-après dénommé “SEBC”, est de maintenir la stabilité des prix. Sans préjudice de l’objectif de stabilité des prix, le SEBC apporte son soutien aux politiques économiques générales dans l’Union, en vue de contribuer à la réalisation des objectifs de l’Union, tels que définis à l’article 3 du traité sur l’Union européenne. Le SEBC agit conformément au principe d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre, en favorisant une allocation efficace des ressources (…). »

[3] Cf. Arrêt de la CJUE du 10 juillet 2003, OLAF, C-11/00.

[4] Matthias Ruffert, « The European Debt Crisis and European Union Law », Common Market Law Review, vol. 48, 2011, p. 1777-1806.

[5] Arrêt de la CJUE du 16 juin 2015, Gauweiler, C-62/14.

[6] Arrêt de la CJUE du 11 décembre 2018, Weiss, C-493/17.

[7] Arrêt de la CJUE du 26 janvier 2021, Dietrich, C-422/19 et C-423/19.

[8] Cf. William D. Nordhaus, « Climate change: The ultimate challenge for economics », American Economic Review, 2019, vol. 109 (6), p. 1991-2014.




La retraite : une question d’âge ou de température ?

Comme on le sait, le financement du système de retraite est potentiellement fragilisé par le vieillissement démographique qui se traduit par une dégradation régulière du nombre d’actifs par retraité. Pour contrôler ce ratio de dépendance démographique, l’âge moyen de liquidation des pensions est un des facteurs clés et il repose sur de nombreux paramètres d’ajustement : durée de cotisation, décote/surcote, âge minimum, âge d’équilibre, etc.Á l’horizon de 2070, la viabilité financière, à législation inchangée, repose principalement sur les hypothèses de croissance de la productivité. Les scénarios récents présentés par le COR, un peu moins optimistes que ceux du rapport de juin 2021, envisagent quatre évolutions possibles comprises entre 0,7 et 1,6% de croissance annuelle de la productivité par habitant. Au regard des estimations proposées, il apparaît que la soutenabilité financière à long terme du système de retraite serait particulièrement compromise avec une croissance de la productivité du travail inférieure à 1,3%.

Un concours de circonstances veut que, tandis que le COR abaisse ses hypothèses de productivité du travail, le GIEC relève ses prévisions de températures, désormais comprises entre 1 et 5,7 degrés d’ici à la fin du siècle (avec un scénario médian qui va de 1,4 à 4,4).Mais le COR ne prend pas en considération les hypothèses du GIEC. Or il n’y a aucun doute quant à l’influence du climat sur la productivité du travail et plus particulièrement sur le fait que la crise climatique va dégrader celle-ci, c’est déjà le cas dans la réalité.De même, l’espérance de vie en bonne santé est un paramètre important à considérer quand on fixe l’âge légal de départ à la retraite. Or la crise climatique dégrade aussi l’espérance de vie en bonne santé. Ainsi les canicules de 2022 auraient causé selon les données encore partielles et provisoires de l’INSEE 11 000 morts prématurés, sans doute davantage, très majoritairement des plus de 65 ans, deuxième catastrophe naturelle la plus meurtrière depuis 1900, derrière la canicule de 2003[1] et devant celles de 2015 et de 2020.Les questions de solidarité générationnelle vont bien au-delà des transferts monétaires entre actifs et retraités qu’intermédie le système de retraite dès lors que l’habitabilité de notre planète est désormais en jeu sous l’effet des points de bascule. Greta Thunberg indique sur son compte Twitter qu’elle est née « en 375 ppm », c’est-à-dire en 2003 lorsque la concentration des gaz dans l’atmosphère provoquant l’effet de serre à l’origine de la crise climatique atteignait 375 parties par million (elle atteint aujourd’hui près de 418 ppm). Comme l’explique sans détour une étude parue dans Science l’an dernier : « une personne née en 1960 subira en moyenne environ 4 ± 2 vagues de chaleur au cours de sa vie…en revanche, un enfant né en 2020 connaîtra 30 ± 9 vagues de chaleur dans un scénario déterminé par les engagements climatiques actuels, qui pourraient être réduites à 22 ± 7 vagues de chaleur si le réchauffement est limité à 2°C, ou à 18 ± 8 vagues de chaleur s’il est limité à 1,5°C. En tout cas, c’est respectivement sept, six ou quatre fois plus que pour une personne née en 1960 ».Il est donc légitime de s’interroger sur le réalisme des scénarios du COR au regard des enjeux planétaires. Sur la page de son simulateur, le COR indique trois paramètres : l’âge, le niveau de cotisation et le niveau des pensions. Pourquoi ne pas ajouter la température ?Il n’est en tout cas pas raisonnable de formuler en 2022 des hypothèses sur l’avenir d’un système de retraite à moyen et long termes sans prendre en considération une batterie d’indicateurs traduisant la qualité de l’environnement en lien avec la santé, à commencer par des hypothèses climatiques, ainsi que des scénarios de croissance soutenable. C’est toute la protection sociale qui doit désormais évoluer vers une protection sociale-écologique, comme le propose un récent rapport du Sénat.

Comme on le sait, le financement du système de retraite est potentiellement fragilisé par le vieillissement démographique qui se traduit par une dégradation régulière du nombre d’actifs par retraité. Pour contrôler ce ratio de dépendance démographique, l’âge moyen de liquidation des pensions est un des facteurs clés et il repose sur de nombreux paramètres d’ajustement : durée de cotisation, décote/surcote, âge minimum, âge d’équilibre, etc.

Á l’horizon de 2070, la viabilité financière, à législation inchangée, repose principalement sur les hypothèses de croissance de la productivité. Les scénarios récents présentés par le COR, un peu moins optimistes que ceux du rapport de juin 2021, envisagent quatre évolutions possibles comprises entre 0,7 et 1,6% de croissance annuelle de la productivité par habitant. Au regard des estimations proposées, il apparaît que la soutenabilité financière à long terme du système de retraite serait particulièrement compromise avec une croissance de la productivité du travail inférieure à 1,3%.

Un concours de circonstances veut que, tandis que le COR abaisse ses hypothèses de productivité du travail, le GIEC relève ses prévisions de températures, désormais comprises entre 1 et 5,7 degrés d’ici à la fin du siècle (avec un scénario médian qui va de 1,4 à 4,4).

Mais le COR ne prend pas en considération les hypothèses du GIEC. Or il n’y a aucun doute quant à l’influence du climat sur la productivité du travail et plus particulièrement sur le fait que la crise climatique va dégrader celle-ci, c’est déjà le cas dans la réalité.

De même, l’espérance de vie en bonne santé est un paramètre important à considérer quand on fixe l’âge légal de départ à la retraite. Or la crise climatique dégrade aussi l’espérance de vie en bonne santé. Ainsi les canicules de 2022 auraient causé selon les données encore partielles et provisoires de l’INSEE 11 000 morts prématurés, sans doute davantage, très majoritairement des plus de 65 ans, deuxième catastrophe naturelle la plus meurtrière depuis 1900, derrière la canicule de 2003[1] et devant celles de 2015 et de 2020.

Les questions de solidarité générationnelle vont bien au-delà des transferts monétaires entre actifs et retraités qu’intermédie le système de retraite dès lors que l’habitabilité de notre planète est désormais en jeu sous l’effet des points de bascule. Greta Thunberg indique sur son compte Twitter qu’elle est née « en 375 ppm », c’est-à-dire en 2003 lorsque la concentration des gaz dans l’atmosphère provoquant l’effet de serre à l’origine de la crise climatique atteignait 375 parties par million (elle atteint aujourd’hui près de 418 ppm). Comme l’explique sans détour une étude parue dans Science l’an dernier : « une personne née en 1960 subira en moyenne environ 4 ± 2 vagues de chaleur au cours de sa vie…en revanche, un enfant né en 2020 connaîtra 30 ± 9 vagues de chaleur dans un scénario déterminé par les engagements climatiques actuels, qui pourraient être réduites à 22 ± 7 vagues de chaleur si le réchauffement est limité à 2°C, ou à 18 ± 8 vagues de chaleur s’il est limité à 1,5°C. En tout cas, c’est respectivement sept, six ou quatre fois plus que pour une personne née en 1960 ».

Il est donc légitime de s’interroger sur le réalisme des scénarios du COR au regard des enjeux planétaires. Sur la page de son simulateur, le COR indique trois paramètres : l’âge, le niveau de cotisation et le niveau des pensions. Pourquoi ne pas ajouter la température ?

Il n’est en tout cas pas raisonnable de formuler en 2022 des hypothèses sur l’avenir d’un système de retraite à moyen et long termes sans prendre en considération une batterie d’indicateurs traduisant la qualité de l’environnement en lien avec la santé, à commencer par des hypothèses climatiques, ainsi que des scénarios de croissance soutenable. C’est toute la protection sociale qui doit désormais évoluer vers une protection sociale-écologique, comme le propose un récent rapport du Sénat.



Comme on le sait, le financement du système de retraite est potentiellement fragilisé par le vieillissement démographique qui se traduit par une dégradation régulière du nombre d’actifs par retraité. Pour contrôler ce ratio de dépendance démographique, l’âge moyen de liquidation des pensions est un des facteurs clés et il repose sur de nombreux paramètres d’ajustement : durée de cotisation, décote/surcote, âge minimum, âge d’équilibre, etc.

Á l’horizon de 2070, la viabilité financière, à législation inchangée, repose principalement sur les hypothèses de croissance de la productivité. Les scénarios récents présentés par le COR, un peu moins optimistes que ceux du rapport de juin 2021, envisagent quatre évolutions possibles comprises entre 0,7 et 1,6% de croissance annuelle de la productivité par habitant. Au regard des estimations proposées, il apparaît que la soutenabilité financière à long terme du système de retraite serait particulièrement compromise avec une croissance de la productivité du travail inférieure à 1,3%.

Un concours de circonstances veut que, tandis que le COR abaisse ses hypothèses de productivité du travail, le GIEC relève ses prévisions de températures, désormais comprises entre 1 et 5,7 degrés d’ici à la fin du siècle (avec un scénario médian qui va de 1,4 à 4,4).

Mais le COR ne prend pas en considération les hypothèses du GIEC. Or il n’y a aucun doute quant à l’influence du climat sur la productivité du travail et plus particulièrement sur le fait que la crise climatique va dégrader celle-ci, c’est déjà le cas dans la réalité.

De même, l’espérance de vie en bonne santé est un paramètre important à considérer quand on fixe l’âge légal de départ à la retraite. Or la crise climatique dégrade aussi l’espérance de vie en bonne santé. Ainsi les canicules de 2022 auraient causé selon les données encore partielles et provisoires de l’INSEE 11 000 morts prématurés, sans doute davantage, très majoritairement des plus de 65 ans, deuxième catastrophe naturelle la plus meurtrière depuis 1900, derrière la canicule de 2003[1] et devant celles de 2015 et de 2020.

Les questions de solidarité générationnelle vont bien au-delà des transferts monétaires entre actifs et retraités qu’intermédie le système de retraite dès lors que l’habitabilité de notre planète est désormais en jeu sous l’effet des points de bascule. Greta Thunberg indique sur son compte Twitter qu’elle est née « en 375 ppm », c’est-à-dire en 2003 lorsque la concentration des gaz dans l’atmosphère provoquant l’effet de serre à l’origine de la crise climatique atteignait 375 parties par million (elle atteint aujourd’hui près de 418 ppm). Comme l’explique sans détour une étude parue dans Science l’an dernier : « une personne née en 1960 subira en moyenne environ 4 ± 2 vagues de chaleur au cours de sa vie…en revanche, un enfant né en 2020 connaîtra 30 ± 9 vagues de chaleur dans un scénario déterminé par les engagements climatiques actuels, qui pourraient être réduites à 22 ± 7 vagues de chaleur si le réchauffement est limité à 2°C, ou à 18 ± 8 vagues de chaleur s’il est limité à 1,5°C. En tout cas, c’est respectivement sept, six ou quatre fois plus que pour une personne née en 1960 ».

Il est donc légitime de s’interroger sur le réalisme des scénarios du COR au regard des enjeux planétaires. Sur la page de son simulateur, le COR indique trois paramètres : l’âge, le niveau de cotisation et le niveau des pensions. Pourquoi ne pas ajouter la température ?

Il n’est en tout cas pas raisonnable de formuler en 2022 des hypothèses sur l’avenir d’un système de retraite à moyen et long termes sans prendre en considération une batterie d’indicateurs traduisant la qualité de l’environnement en lien avec la santé, à commencer par des hypothèses climatiques, ainsi que des scénarios de croissance soutenable. C’est toute la protection sociale qui doit désormais évoluer vers une protection sociale-écologique, comme le propose un récent rapport du Sénat.


Comme on le sait, le financement du système de retraite est potentiellement fragilisé par le vieillissement démographique qui se traduit par une dégradation régulière du nombre d’actifs par retraité. Pour contrôler ce ratio de dépendance démographique, l’âge moyen de liquidation des pensions est un des facteurs clés et il repose sur de nombreux paramètres d’ajustement : durée de cotisation, décote/surcote, âge minimum, âge d’équilibre, etc.

Á l’horizon de 2070, la viabilité financière, à législation inchangée, repose principalement sur les hypothèses de croissance de la productivité. Les scénarios récents présentés par le COR, un peu moins optimistes que ceux du rapport de juin 2021, envisagent quatre évolutions possibles comprises entre 0,7 et 1,6% de croissance annuelle de la productivité par habitant. Au regard des estimations proposées, il apparaît que la soutenabilité financière à long terme du système de retraite serait particulièrement compromise avec une croissance de la productivité du travail inférieure à 1,3%.

Un concours de circonstances veut que, tandis que le COR abaisse ses hypothèses de productivité du travail, le GIEC relève ses prévisions de températures, désormais comprises entre 1 et 5,7 degrés d’ici à la fin du siècle (avec un scénario médian qui va de 1,4 à 4,4).

Mais le COR ne prend pas en considération les hypothèses du GIEC. Or il n’y a aucun doute quant à l’influence du climat sur la productivité du travail et plus particulièrement sur le fait que la crise climatique va dégrader celle-ci, c’est déjà le cas dans la réalité.

De même, l’espérance de vie en bonne santé est un paramètre important à considérer quand on fixe l’âge légal de départ à la retraite. Or la crise climatique dégrade aussi l’espérance de vie en bonne santé. Ainsi les canicules de 2022 auraient causé selon les données encore partielles et provisoires de l’INSEE 11 000 morts prématurés, sans doute davantage, très majoritairement des plus de 65 ans, deuxième catastrophe naturelle la plus meurtrière depuis 1900, derrière la canicule de 2003[1] et devant celles de 2015 et de 2020.

Les questions de solidarité générationnelle vont bien au-delà des transferts monétaires entre actifs et retraités qu’intermédie le système de retraite dès lors que l’habitabilité de notre planète est désormais en jeu sous l’effet des points de bascule. Greta Thunberg indique sur son compte Twitter qu’elle est née « en 375 ppm », c’est-à-dire en 2003 lorsque la concentration des gaz dans l’atmosphère provoquant l’effet de serre à l’origine de la crise climatique atteignait 375 parties par million (elle atteint aujourd’hui près de 418 ppm). Comme l’explique sans détour une étude parue dans Science l’an dernier : « une personne née en 1960 subira en moyenne environ 4 ± 2 vagues de chaleur au cours de sa vie…en revanche, un enfant né en 2020 connaîtra 30 ± 9 vagues de chaleur dans un scénario déterminé par les engagements climatiques actuels, qui pourraient être réduites à 22 ± 7 vagues de chaleur si le réchauffement est limité à 2°C, ou à 18 ± 8 vagues de chaleur s’il est limité à 1,5°C. En tout cas, c’est respectivement sept, six ou quatre fois plus que pour une personne née en 1960 ».

Il est donc légitime de s’interroger sur le réalisme des scénarios du COR au regard des enjeux planétaires. Sur la page de son simulateur, le COR indique trois paramètres : l’âge, le niveau de cotisation et le niveau des pensions. Pourquoi ne pas ajouter la température ?

Il n’est en tout cas pas raisonnable de formuler en 2022 des hypothèses sur l’avenir d’un système de retraite à moyen et long termes sans prendre en considération une batterie d’indicateurs traduisant la qualité de l’environnement en lien avec la santé, à commencer par des hypothèses climatiques, ainsi que des scénarios de croissance soutenable. C’est toute la protection sociale qui doit désormais évoluer vers une protection sociale-écologique, comme le propose un récent rapport du Sénat.