La fiscalité européenne, dimension matérielle du politique européen

Compte rendu du séminaire « Théorie et économie politique de l’Europe », Cevipof-OFCE, séance n° 6 du 24 juin 2022

Intervenants : Vincent DUSSART (Université Toulouse-Capitole), Jacques LE CACHEUX (Université de Pau et des Pays de l’Adour et École Nationale des Ponts et Chaussées), Bastien LIGNEREUX (Représentation permanente de la France auprès de l’Union européenne)

Le séminaire « Théorie et économie politique de l’Europe », organisé conjointement par le Cevipof et l’OFCE (Sciences Po), vise à interroger, au travers d’une démarche pluridisciplinaire systématique, la place de la puissance publique en Europe, à l’heure du réordonnancement de l’ordre géopolitique mondial, d’un capitalisme néolibéral arrivé en fin du cycle et du délitement des équilibres démocratiques face aux urgences du changement climatique. La théorie politique doit être le vecteur d’une pensée d’ensemble des soutenabilités écologiques, sociales, démocratiques et géopolitiques, source de propositions normatives tout autant qu’opérationnelles pour être utile aux sociétés. Elle doit engager un dialogue étroit avec l’économie qui elle-même, en retour, doit également intégrer une réflexivité socio-politique à ses analyses et propositions macroéconomiques, tout en gardant en vue les contraintes du cadre juridique.

Réunissant des chercheurs d’horizons disciplinaires divers, mais également des acteurs de l’intégration européenne (diplomates, hauts fonctionnaires, prospectivistes, avocats, industriels etc.), chaque séance du séminaire donnera lieu à un compte rendu publié sur les sites du Cevipof et de l’OFCE.

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  1. La perspective publiciste : l’absence de réel pouvoir fiscal du Parlement européen

Vincent Dussart, professeur de droit public à l’Université Toulouse-Capitole, rappelle que l’impôt est intimement lié au fait constitutionnel. Le pouvoir fiscal s’exerce au nom du consentement à l’impôt (principe consacré par les articles 34 de la Constitution française[1] et 14 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen[2]). Georges Vedel disait que l’impôt est « la chose de l’homme ». Or avec l’Europe, nous avons un problème à ce sujet. Aux élections européennes, les citoyens votent pour un Parlement européen qui n’a pas de réel pouvoir fiscal. Or les parlements se sont construits par la fiscalité. Le Parlement européen n’a pas de légitimité fiscale ni de pouvoir de création de recettes fiscales. La célèbre maxime « no taxation without representation » se retrouve inversée pour l’Union européenne (UE) : « no representation without taxation ».

Qu’entend-on par fiscalité européenne ? Des ressources européennes qui peuvent être des impôts européens, mais également le droit européen appliqué au droit fiscal national. Il faut faire attention au langage fiscal qui crée de la confusion. Par exemple, ce qu’on appelle communément taxe carbone n’est pas une taxe à proprement parler, mais un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières extérieures de l’UE. L’impôt en Europe relève quasi-exclusivement des ressources étatiques (sauf pour l’impôt sur les revenus des fonctionnaires européens). De plus, le budget de l’UE est un budget de taille mineure, très loin des budgets nationaux. Il est abondé pour l’essentiel de contributions nationales (appelés « ressources RNB »), des ressources de la TVA, des droits de douane, et des ressources liées aux plastiques (qui n’est pas une taxe sur les plastiques, mais une contribution étatique, d’ailleurs non répercutée sur les entreprises et les consommateurs). La création d’impôts reste le quasi-monopole des États, cela en raison du fait que le consentement à l’impôt reste du domaine des démocraties nationales. L’UE n’a pas de compétence sur la fiscalité directe. Il reste la fiscalité des entreprises (mais cela ne contribuerait pas à la citoyenneté européenne) et la TVA.

Les récents sujets fiscaux au niveau de l’UE sont le paquet fiscal adopté par la Commission européenne le 15 juillet 2020[3], la lutte contre la fraude et l’évasion fiscale internationale, en lien avec l’OCDE, l’ajustement carbone, la redevance numérique (sur les GAFAM) et la taxe sur les transactions financières.

Ensuite, quid du rejet de l’impôt dans les États surfiscalisés ? Quid du risque de révolte fiscale dans la perspective d’une imposition européenne ? On parle du « moment hamiltonien » mais cela ressemble davantage au Boston Tea Party (événement de 1773 qui marqua la rupture des colonies américaines avec l’Angleterre sur une question fiscale). L’absence de constitution européenne, qui fait que l’UE n’est pas un État fédéral, rend difficile la mise en place d’une imposition européenne. Guy Carcassonne disait qu’il faut revenir au consentement à l’impôt qui donne naissance à la démocratie elle-même. Ainsi, la démocratie européenne passe par le consentement à l’impôt.

 

  1. La perspective économique : l’effet anti-redistributif de la « Constitution fiscale européenne »

Jacques Le Cacheux, professeur d’économie à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour, souligne que l’Union européenne met en place une concurrence fiscale entre les États membres. En raison de la « constitution fiscale européenne », les États membres sont en effet conduits à utiliser davantage certains impôts au détriment d’autres, produisant des injustices fiscales. Ce phénomène se nourrit de l’asymétrie structurelle entre une intégration économique et monétaire poussée et des institutions politiques européennes qui n’autorisent pas ce qu’un système parlementaire fait en principe. L’intégration européenne génère ainsi des externalités fiscales en renforçant la mobilité intra-européenne des assiettes fiscales au sein de l’UE. (Il est à noter que la mobilité des assiettes fiscales est également due à des raisons technologiques : l’essentiel de la valeur aujourd’hui réside dans la propriété intellectuelle, qui est très mobile.) Ainsi, chaque État membre de l’UE joue un rôle de paradis fiscal pour les autres. Par exemple, la France ne cesse de mettre en œuvre des dispositifs dérogatoires pour attirer les assiettes fiscales mobiles.

De manière générale, la conséquence de ce mouvement est la réduction inédite des taux d’imposition des bénéfices des sociétés : les taux dans l’UE sont plus bas que dans tout le reste des pays de l’OCDE. Plus que la globalisation, c’est l’intégration européenne qui empêche la puissance publique de taxer les entreprises. Les assiettes les plus mobiles (les entreprises qui ont la possibilité de délocaliser leurs bénéfices imposables, ce qui n’est pas le cas des PME) sont ainsi très peu taxées en Europe, ce qui contraint les États membres à reporter le poids de la fiscalité sur les assiettes fiscales les moins mobiles : la consommation (hausse de la TVA de 19,5% à 21,6% en moyenne dans l’UE) et les revenus du travail – en contradiction avec les recommandations européennes soit dit en passant. Les termes de l’arbitrage fiscal ont changé : il est plus coûteux de redistribuer (perte d’efficacité économique) et, de ce fait, les systèmes fiscaux sont devenus moins redistributifs partout en Europe. Ainsi, même si les préférences des partis politiques peuvent être en faveur de la redistribution, la « constitution fiscale européenne » contraint les majorités politiques à diminuer la redistribution fiscale du fait de son coût économique structurel.

Enfin, sur la “taxe plastique”, là encore, il ne s’agit pas à proprement parler d’une ressource fiscale européenne propre, car en réalité seul l’Etat membre paie cette “taxe”[4]. Du côté de l’impôt sur les sociétés européen, aucun progrès significatif n’a pu se faire du fait de la règle de l’unanimité en matière fiscale au niveau de l’UE.

 

  1. La perspective « interne » : la permanence et l’évolution des objectifs de l’UE sur la fiscalité dans le contexte du plan de relance et de son remboursement

Bastien Lignereux, conseiller fiscal à la Représentation permanente de la France auprès de l’UE, revient sur les réalisations de l’UE en matière fiscale au regard des objectifs différents poursuivis, depuis les années 1970. Historiquement, l’UE a deux grands objectifs sur la fiscalité. Le premier objectif est la réduction des distorsions de concurrence (c’est l’approche économique du Livre blanc de 1985 sur l’achèvement du marché intérieur), qui conduit à trois conséquences : 1/ l’harmonisation des impôts indirects sur la consommation de produits circulant dans l’UE (essentiellement la TVA et les droits d’accises tabac/alcool dans les années 1970, ainsi que les produits énergétiques dans les années 1990) ; 2/ l’élimination des obstacles fiscaux aux opérations financières transfrontalières (notamment les fusions intraeuropéennes de groupes multinationaux avec la directive « fusions »), puis le projet d’assiette consolidée (les propositions de directives sur le sujet en 2011 et 2016, non adoptées par le Conseil) ; 3/ l’action non législative, avec en 1997 l’adoption d’un code de conduite (via une résolution du Conseil ECOFIN) au travers duquel les Etats membres s’engagent politiquement à ne plus introduire de nouveaux régimes fiscaux (et de mettre fin aux régimes fiscaux existants) dommageables pour l’assiette fiscale des autres Etats membres. Le deuxième objectif est la lutte contre la fraude fiscale, avec la mise en œuvre d’une coopération entre les administrations fiscales et d’une assistance au recouvrement (quand le contribuable se situe dans une autre Etat membre). Depuis 2010, de nouveaux objectifs ont émergé : 1/ la lutte contre l’évasion fiscale (l’optimisation fiscale internationale), avec l’adoption de deux directives dites « ATAD » en 2016 et 2017[5] qui visent à transposer en droit de l’UE les nouveaux standards de l’OCDE (clauses anti-abus contre la diminution artificielle de l’assiette fiscale des grandes entreprises), 2/ l’échange automatique d’informations fiscales (avec une directive de 2011) et 3/ l’établissement d’une liste européenne des États et territoires non coopératifs.

Sur l’écologie, la directive sur les taux réduits de TVA adoptée en 2021 prévoit des évolutions dans un but environnemental, telles que l’extinction des taux réduits sur les énergies fossiles, les pesticides et engrais. La Commission européenne a également proposé en juillet 2021 la révision de la directive relative à la taxation de l’énergie afin de la mettre en conformité avec les objectifs du « Green Deal ».

Les perspectives sont multiples, avec tout d’abord la poursuite de l’objectif historique du marché intérieur : la révision de la directive sur les accises tabac pour encadrer la pratique des consommateurs d’aller acheter leur tabac de l’autre côté de la frontière et la révision du code de conduite de 1997 afin d’étendre le champ des mesures fiscales nationales soumises au code de conduite ; le projet d’harmonisation de l’impôt sur les sociétés (nouveau projet dit « BEFIT ») ; la poursuite de l’objectif de lutte contre la fraude fiscale avec le projet de directive sur les sociétés écrans et sur les échanges d’informations relatives aux revenus cryptoactifs. Il est à noter que l’objectif d’une directive mettant en œuvre le taux minimal effectif d’imposition sur les sociétés de 15% (« le pilier 2 » OCDE) n’a pas abouti à ce stade dans le cadre de la dernière présidence française de l’UE.

Enfin, on observe l’émergence de nouveaux objectifs, comme le financement de projets européens sur ressources fiscales propres, à la suite du plan de relance de 2020. Le Conseil européen de juillet 2020 a en effet décidé que la Commission européenne devra proposer des ressources fiscales propres pour financer le plan de relance (via une taxe sur le numérique, les transactions financières ou autres). Un accord interinstitutionnel sur les ressources propres a été entériné en décembre 2020.

Toutefois, le mode de décision à l’unanimité en matière fiscale (articles 113 et 115 TFUE) complique la donne. Par exemple, la Pologne et la Hongrie ont successivement bloqué l’adoption de la direction transcrivant l’objectif de l’OCDE d’un taux d’imposition minimum sur les sociétés de 15%. Des outils existent pour fluidifier le processus de décision, tels que la coopération renforcée, mais ils sont parfois lourds (l’enlisement du projet de taxe sur les transactions financières l’illustre). Enfin, le rôle du Parlement européen demeure faible : un simple avis sur les directives fiscales (qui toutefois influence les débats au Conseil) et l’adoption de résolutions (qui influencent les propositions de la Commission européenne). Le Parlement européen cherche ainsi à se doter de nouveaux outils comme l’idée d’un Observatoire européen de la fiscalité.

Sur la position de la France au sein de l’UE, la France soutient le principe d’une harmonisation fiscale et le passage à la majorité qualifiée en matière fiscale, une position qui est, sur le second point, très minoritaire au sein de l’UE. Beaucoup d’Etats membres jugent en effet légitime de jouer sur l’attractivité fiscale. Ils sont donc particulièrement attentifs aux effets potentiels des directives fiscales sur leurs modèles économiques. Malte et l’Estonie se sont montrés par exemple très rétifs à l’idée d’une imposition minimale sur les sociétés, de même que le parlement suédois vis-à-vis des directives fiscales, comme le montrent les débats publics lors des Conseils « Ecofin » sous présidence française.

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[1] Article 34 de la Constitution de la Ve République : « La loi fixe les règles concernant : (…) l’assiette, le taux et les modalités de recouvrement des impositions de toutes natures ; (…) »

[2] Article 14 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 : « Tous les Citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement d’en suivre l’emploi, et d’en déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée. »

[3] Commission européenne, Plan d’action pour une fiscalité équitable et simplifiée à l’appui de la stratégie de relance, 15 juillet 2020, COM(2020) 312 final.

[4] La contribution plastique est en vigueur depuis 2021, en vue de contribuer au remboursement du plan de relance européen. Chaque kilogramme de déchet d’emballage plastique qu’un Etat membre n’a pas recyclé lui coûte 80 centimes d’euros. (Cette règle vaut pour les dix pays les plus riches de l’UE, les autres bénéficient de réductions forfaitaires annuelles.)

[5] Directives UE/2016/1164 du 12 juillet 2016 et UE/2017/952 du 29 mai 2017 sur la lutte contre les pratiques d’évasion fiscale (dites « ATAD 1 » et « ATAD 2 »).

 





Le marché européen de l’électricité sur la sellette : leçons d’une crise

Jean-Luc Gaffard (GREDEG-CNRS Université Côte d’Azur, OFCE Sciences-Po)

L’un des aspects saillants de la crise énergétique actuelle est l’envolée du prix de l’électricité qui porte gravement atteinte au pouvoir d’achat des ménages et pèse de façon insupportable sur les coûts de production d’un très grand nombre d’entreprises. Le mécanisme de marché qui avait été conçu pour stimuler la concurrence et l’investissement dans de nouvelles sources d’énergie s’avère défaillant. Cette défaillance conduit à envisager, non seulement, un autre mécanisme de marché, mais aussi la mise en œuvre d’une nouvelle organisation du secteur de l’électricité.



Les conditions de libéralisation du marché

Le marché européen de l’électricité a été créé dans la perspective de stimuler une concurrence devant bénéficier en tout premier lieu au consommateur en faisant baisser les prix. La spécificité du bien concerné s’est traduite par la fixation du prix par le gestionnaire du réseau au niveau du coût de production de la centrale la plus onéreuse suivant en cela un mécanisme dit d’ordre de mérite consistant à appeler successivement les centrales de la moins chère à la plus chère jusqu’à satisfaction de la demande.

La création de ce marché européen de l’électricité est allée de pair avec une restructuration du tissu industriel. En dépit des vicissitudes de cette adaptation liées en particulier aux résistances des acteurs historiques, le schéma qui s’est peu à peu imposé a consisté en une séparation entre la production, la distribution et la gestion du réseau. La gestion du réseau (longue distance et local), monopole naturel, est restée entre les mains de l’opérateur historique, la production et la distribution ont été ouvertes à la concurrence dans le but de faire baisser les prix pour le consommateur.

Les entorses restantes au principe de libre concurrence, notamment celles liées à la volonté de protéger les entreprises placées en situation d’infériorité vis-à-vis de l’opérateur historique, étaient considérées comme transitoires. Les effets sur les comportements d’investissement des uns et des autres étaient laissés dans l’ombre d’autant qu’il était supposé que les signaux du marché guideraient ces derniers dans la bonne direction.

Un mécanisme de marché défaillant

Aujourd’hui, la dernière centrale appelée est une centrale à gaz dont le coût est impacté par une hausse vertigineuse du prix du gaz résultant de la pénurie d’offre accrue avec le déclenchement de la guerre en Ukraine. Cette hausse intervient alors que les capacités de production sont limitées à la suite des fermetures ou arrêts de nombreuses centrales (nucléaires, à charbon et à gaz). Ni la hausse du prix du gaz, ni la hausse induite du prix de l’électricité ne peuvent conduire à une hausse rapide de leur offre, ni de la part de nouveaux fournisseurs de gaz, ni de la part des producteurs d’électricité au moyen de nouvelles centrales nucléaires, éoliennes ou solaires.

La forte volatilité des prix enregistrée sur les marchés ‘spot’ crée une incertitude telle que les marchés à terme sont fortement perturbés et ne donnent aucune indication fiable pour investir. Les comportements spéculatifs à court terme prennent de l’ampleur et les investissements sont en recul venant aggraver la pénurie attendue de l’offre.

La coordination de l’offre et de la demande censée stabiliser les prix ne fonctionne pas. La raison en est le coût et le temps nécessaires à la construction de nouveaux équipements de production et de transport dans un contexte où il est difficile pour les entreprises de formuler des anticipations fiables justifiant des investissements à long terme.

Les entorses au libre marché dictées par les enjeux de politique environnementale visant à stimuler les énergies renouvelables avaient déjà créé des difficultés. L’injection d’électricité renouvelable rémunérée hors marché par des prix d’achat garantis très élevés avait, dans un contexte de stabilité de la demande d’électricité, engendré une chute des prix de gros partout en Europe, qui avait fragilisé les centrales classiques (thermiques à combustible fossile et nucléaires), financées, à la différence des renouvelables, par ces prix de gros et impacté les investissements à long terme et le renouvellement du parc.

Plus généralement, la concurrence introduite au moyen de règles particulières en réponse à un héritage historique, contrevenant de fait au libre fonctionnement du marché, n’a abouti, ni à la baisse des prix pour le consommateur final, ni au développement de nouveaux investissements, faute d’avoir permis un calibrage de l’offre future en rapport avec une demande dont l’expansion était mal évaluée.

Les difficultés dans lesquelles se trouve aujourd’hui un système dont le fonctionnement est subordonné exclusivement au mécanisme des prix ne sont guère surmontées en recourant à des taxes imposées aux entreprises qui font des profits « anormaux » et en utilisant le produit de cette taxation pour atténuer l’impact de la hausse du prix sur le pouvoir d’achat du consommateur final. Il n’est pas évident, en effet, de mettre en œuvre ce mécanisme, ni de garantir son efficacité aussi bien en termes d’investissement à réaliser que de compensation au bénéfice des ménages les plus touchés. Sans compter que l’impact sur les entreprises victimes de la hausse du prix de l’électricité n’est pas considéré.

La nécessité de revoir l’organisation industrielle

La crise du marché européen de l’électricité est survenue du fait d’un événement extérieur d’ordre géopolitique. Elle a pourtant un fondement qui tient à son architecture et, plus généralement à l’organisation de l’industrie. Les mêmes errements ont d’ailleurs été observés dans le passé dans d’autres circonstances, en l’occurrence en Californie (voir encadré). Dans les deux cas, les incitations à investir se sont avérées insuffisantes révélant la défaillance de la capacité d’anticiper faute d’une bonne coordination entre les différents acteurs de la filière. L’on devrait pourtant savoir qu’en situation d’incertitude relative au marché et aux technologies, le système des prix n’est pas suffisant comme source d’information, et qu’il faut recourir à des formes spécifiques d’organisation signifiant que l’économie de marché, n’obéissant pas seulement à un signal prix, n’est pas réductible à de pures relations d’échange entre acteurs indépendants [1]. La coordination requise n’est rendue possible que grâce à l’existence de codes de conduite, en fait d’imperfections de marché, qui structurent les relations entre les acteurs du secteur et de la filière, et dont l’objet est la transmission et la création de l’information pertinente afin de tirer avantage d’actions conjointes [2].

Aussi, la crise appelle-elle une révision de l’organisation, certes du marché européen de l’électricité, mais aussi de l’organisation industrielle. Plusieurs solutions peuvent être envisagées (Percebois J. 2022 ‘Flambée des prix de l’électricité : quelle réforme structurelle du marché européen ?, Connaissances des énergies, 11/09/22). Parmi elles, deux retiennent plus particulièrement l’attention. L’une consisterait à mettre en place un mécanisme d’acheteur unique. Celui-ci négocierait des contrats à long terme avec les différents producteurs de telle sorte que les prix s’alignent sur le coût marginal à long terme et non sur le coût variable de court terme. L’autre solution consisterait à revenir à un monopole (intégré ou non) adossé à une planification à long terme des investissements de production dont la conséquence est que le tarif pourrait se faire au coût moyen. L’objectif est de créer les conditions d’un investissement massif dans de nouvelles capacités de production en écartant tout système à flux tendus. Dans un cas comme dans l’autre, c’est bien d’une nouvelle organisation industrielle dont il est question, bien différente de celle imposée par la libéralisation telle qu’elle a été conduite, calquée sur celle réussie des télécommunications alors que la nature du bien et la nouvelle donne technologique étaient, dans ce dernier cas, totalement différentes (voir encadré).

Le cas français

Dans le contexte français, restructurer l’organisation industrielle conduit à s’interroger sur le statut et le périmètre des activités de l’opérateur historique EDF. Il a un moment été question de scinder celui-ci en trois entités : une entreprise publique pour les centrales nucléaires ; une autre cotée en Bourse pour la distribution d’électricité et les énergies renouvelables ; et une troisième qui coifferait les barrages hydroélectriques dont les concessions seraient remises en concurrence. Le projet de scission s’appuyait sur l’idée que l’intégration des activités de production d’électricité à base de nucléaire – sur lesquelles EDF est en situation de monopole – avec les activités de fourniture représentait une distorsion importante de concurrence. Implicitement, seule était considérée la structure du marché des fournisseurs d’électricité qui devaient être placés à égalité avec le producteur historique. C’était faire financer par la puissance publique les coûts non immédiatement recouvrables (sunk costs) de la construction de centrales nucléaires, construction dont la durée est particulièrement longue dans des conditions technologiques jamais totalement maîtrisées au départ. Un tel schéma, qui ne faisait qu’entériner les atermoiements de la stratégie nucléaire, n’est plus à l’ordre du jour.

L’objectif devrait, désormais, être de permettre à EDF de poursuivre le développement de différents types de centrales, nucléaires, solaires ou éoliennes. L’efficacité de cette stratégie repose sur un renforcement de son contrôle sur les différents segments des filières technologiques concernées ainsi que sur les différentes qualifications de main d’œuvre requises. Elle devrait passer, à tout le moins, par la mise en œuvre de contrats à long terme en amont comme en aval et avec les salariés.

Une telle option n’implique pas de renoncer au principe de concurrence. Celle-ci doit avoir pour objet d’adapter structure et technologie aux nouvelles conditions de marché et s’exercer par l’investissement et l’innovation entre entreprises similaires, au lieu de s’exercer par des prix, qui devraient plutôt être relativement stables en étant basé sur les coûts de longue période. Ces entreprises ne peuvent pas être uniquement des fournisseurs d’électricité. Elles doivent être aussi des producteurs investissant dans leurs propres centrales et leurs propres filières. L’une de ces entreprises est aujourd’hui TotalEnergies engagée, entre autres, dans le solaire et l’éolien. Par ailleurs, il est souhaitable que joue la sélection et disparaissent du marché les acteurs, acheteurs et vendeurs d’électricité, qui agissent en tant que simples traders et se livrent à la spéculation. Le fait que ces acteurs soient actuellement victimes de la hausse vertigineuse du prix va dans ce sens. Une évolution de même nature devrait permettre un assainissement du marché des installations d’équipements solaires et éoliens aujourd’hui soumis à des comportements erratiques de la part de certains offreurs faisant face aux collectivités territoriales.

Une telle évolution du secteur est subordonnée à la possibilité pour les entreprises de bénéficier d’un capital patient. Seul, en effet, un tel engagement, de banquiers ou d’actionnaires (y compris publics), favorisant la maîtrise du temps nécessaire à la réalisation des investissements, leur permettra de disposer d’un montant élevé des capitaux pendant une longue durée[3]. Le propre d’un tel engagement est de n’être vulnérable, ni au surgissement de conjonctures difficiles, ni aux tentations de changement brusque d’orientation. Il ne peut que favoriser la stabilité nécessaire.

L’organisation stable de l’industrie de l’électricité apparaît ici comme le complément nécessaire d’une politique publique si l’on veut que celle-ci ne soit pas assujettie à ces aléas électoraux qui ont pu venir, dans un passé récent, perturber la cohérence temporelle des choix d’investissement des entreprises.

Certes la réorganisation requise dont les effets attendus sont à long terme, ne résout pas à court terme le problème de l’envolée des prix. Aussi est-il nécessaire, pour réguler rapidement le marché de l’électricité, de réguler celui du gaz. La solution passe par la mise en place de prix plafonds administrés grâce à une intervention publique forcément délicate dans un contexte international impliquant de passer par des accords entre pays acheteurs de l’Union Européenne et pays vendeurs au premier rang desquels la Norvège et les États-Unis.

Un enseignement de portée générale

Les situations extrêmes sont souvent celles au cours desquelles apparaît la vraie nature des problèmes et prend corps une analyse donnant les moyens de les résoudre. Ainsi, la Grande Dépression a-t-elle révélé l’existence de défauts de coordination entre l’offre et la demande à l’échelle macroéconomique, que ne pouvaient pas résoudre des baisses de prix et de salaires, et la nécessité pour y pallier d’une action publique globale visant, non pas à se substituer au marché, mais à aider à son bon fonctionnement. La crise énergétique révèle aujourd’hui que le bon fonctionnement du marché de l’électricité n’est pas assuré par un mécanisme de formation des prix conduisant à leur volatilité excessive, mais exige que prennent place des formes de coordination et de coopération – une organisation industrielle – qui créent les incitations nécessaires à investir sans remettre en cause l’économie de marché. Cette leçon est de portée générale en économie industrielle jusqu’à présent trop focalisée sur une logique de choix et délaissant la question de la coordination.

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Encadré 1 : Californie 2001 : un précédent occulté

Les interrogations sur le fonctionnement du marché de l’électricité ne sont pas nouvelles. Le black-out de l’électricité observé en Californie en 2001 était déjà exemplaire des défaillances attribuables à la volatilité excessive des prix. La réforme qui avait été mise en place visait à créer un marché de l’électricité aussi proche que possible d’une concurrence parfaite. Dans une première étape, il s’était agi d’imposer aux firmes en place — les utilities — d’acheter de l’électricité à de nouveaux producteurs, utilisant de nouvelles technologies, dans le cadre de contrats à long terme. Cela a eu pour effet positif de favoriser l’émergence de ces nouvelles technologies, mais dans le cadre d’un contexte contraignant qui n’a pas permis aux clients de faire pression sur les producteurs pour qu’ils baissent les prix de l’énergie. Aussi, dans une deuxième étape, un véritable marché de gros de l’électricité, centralisé, fonctionnant suivant un mécanisme d’enchères, a été mis en place, afin de mettre véritablement en concurrence producteurs et distributeurs. Par souci de protéger le client final, les prix de détail sont restés réglementés. L’intégration verticale a été proscrite de telle sorte que les utilities qui possédaient leurs propres centrales, ont été amenées à les vendre et à recourir davantage au marché. Dans ces conditions, le marché a, très rapidement, été déséquilibré. Les producteurs, anticipant notamment l’insolvabilité des distributeurs, ont réduit leur offre relativement à une demande en forte croissance et largement inélastique par rapport aux prix. Les règles suivies (dé-intégration verticale, création d’un marché de gros de l’électricité, prix plafond à la distribution) ont engendré des contraintes et des comportements qui se sont traduits par cette forte volatilité des prix sur le marché de gros et, par suite, par la faillite des entreprises de distribution. Cette situation prévisible a découragé les décisions d’investissement et créé des distorsions dans la structure de la capacité productive. Elle a aussi créé les conditions pour que de nouvelles firmes – des ‘traders’ en électricité comme Enron – entrent sur le marché et prennent avantage de la volatilité des prix avec la conséquence de l’exacerber. La manière de se protéger de la volatilité excessive aurait dû être de s’assurer qu’une large fraction de la demande serait couverte par des contrats de long terme à prix fixes. “Ces contrats permettent à la fois de protéger les consommateurs contre la volatilité des prix (ils agissent comme une police d’assurance) et de réduire les incitations des fournisseurs à exercer leur pouvoir de marché lorsque l’offre se restreint. Ces contrats peuvent également faciliter le financement de nouvelles centrales électriques.” [4]. En fait, la réforme de la régulation menée à l’époque en Californie avait trop mis l’accent sur les gains à court terme d’une électricité à bas prix quand la situation de capacité excédentaire prévalait, alors qu’elle avait négligé d’introduire des mécanismes de régulation qui aurait réellement empêché la volatilité des prix et soutenu les investissements dans les nouveaux établissements de production et de transport de l’électricité. La libéralisation du marché s’est faite dans des conditions qui ne permettaient pas à ce marché de jouer son rôle d’amortisseur des déséquilibres et des fluctuations erratiques des prix.

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Encadré 2 : L’industrie des télécommunications : une analogie trompeuse

L’industrie des télécommunications telle qu’elle existait jusque dans les années 1990, qui était verticalement intégrée, était innovatrice, mais elle avait uniquement développé des innovations de processus dont l’objectif était des baisses de coûts et une extension des réseaux. Il n’y avait aucune incitation pour de nouveaux offreurs de développer de nouveaux biens d’équipement qui auraient rendu possible de fournir de nouveaux produits et de nouveaux services de télécommunications. Cet état de choses était largement dépendant de l’absence d’investissements complémentaires de la part de monopoles qui contrôlaient l’activité de réseaux. En introduisant la concurrence entre les opérateurs de réseaux, la déréglementation a rendu crédibles, et surtout viables, la naissance et le développement de nouveaux offreurs, apparaissant ainsi comme le moyen de rendre le processus d’innovation viable plutôt que comme le moyen de rendre les prix optimaux. En retour, l’apparition de nouveaux offreurs a significativement abaissé les barrières technologiques. Elle a ainsi favorisé l’entrée, désormais autorisée, de nouveaux opérateurs en capacité d’embaucher des employés qui avaient accumulé de l’expérience et des connaissances chez les offreurs de biens et services et en achetant les équipements et logiciels offerts par ces offreurs (Fransman M., 2002, Telecoms in the Internet Age, Oxford, Oxford University Press).


[1] Arrow, 1959 « Toward a Theory of Price Adjustment » in Abramovitz M. et alii, The Allocation of Economic Resources, Stanford, Stanford University Press, p. 46-47

[2] Arrow, 1974, The limits of organization, New York, Norton, p. 50-59

[3] C. Mayer, 2013, Firm Commitment, Oxford University Press.

[4] Joskow P., 2001, « California’s Electricity Crisis », NBER Working Paper, n° 8442 p. 43-44, reproduit dans Oxford Review of Economic Policy, vol. 17, n° 3, pp. 365-388.